1 - Un grand lamento mondial
2 - Qu'est-ce que
le " marché " ?
3 - Une histoire
de "bulles"
4 - Les subprimes
5 - Les monolines
6 - Fannie et Freddie
7 - La main bien
visible d'un Zorro de la finance mondialisée
8 - Les racines
philosophico-théologiques de la " loi du marché " et de sa "
main invisible "
1 - Un grand
lamento mondial 
Tout va très
mal , Madame la Marquise, tout va très très mal, se lamentent aujourd'hui,
en chœur, dans toutes les langues de la terre, financiers et économistes
. La planète financière tremble sur ses bases et ses fondations
font entendre de sinistres craquements.

Et
pourtant, les très fameuses " lois du marché " ne devaient-elles
pas , non seulement régler harmonieusement l'ensemble de la vie économique
du monde, mais accroître la richesse de toutes les nations de la terre?
Les prophètes du " marché " proclamaient urbi et orbi
que le rôle de l'Etat serait progressivement grignoté et allait finir
par devenir si spectaculairement inutile qu'il disparaîtrait dans
les poubelles de l'histoire. Le marché, nouveau Dieu planétaire, allait
conduire l'humanité à la prospérité universelle et à la félicité.
Après
la mort politique du marxisme, les dirigeants des groupes capitalistico-mondialisés,
enfin libérés de la concurrence idéologique d'un adversaire qui rêvait
d'établir le paradis sur terre n'avaient-ils pas inventé la société
de leurs rêves, celle dans laquelle les profits de la croissance étaient
presque exclusivement redistribués aux actionnaires? La société
du capitalisme pur et dur était en marche dans un grand mouvement
de rétropédalage en direction du XIXè siècle.
Disposant de capitaux considérables et recherchant une rentabilité
maximale, les maîtres du monde inventèrent une sorte de casino
financier , déconnecté de l'économie réelle, dans lequel des manipulations
financières sur des sommes vertigineuses circulaient en vase clos
. C'est ainsi, par exemple, qu'un simple courtier, donc un employé
subalterne, a pu faire perdre cinq milliards d'euros à la banque qui
l'employait, alors qu'il avait misé sur 50 milliards d'euros .
Question
candide : d'où vient cet argent, alors que, dans le même temps, les
banques osent imposer aux particuliers et aux petites entreprises
des frais de gestion considérables pour la moindre opération?

Comment la belle machinerie a-t-elle déraillé ?
2 - Qu'est-ce que le " marché " ? 
M. Martin est maraîcher . Toutes les semaines il vend ses poireaux
et ses carottes sur le marché de la petite ville toute proche. Mais
depuis trois jours, le sol gelé l'empêche de déterrer autant de poireaux
qu'il le souhaiterait. Il y a donc, ce jour-là, peu de poireaux en
vente, justement au moment où le froid incite les ménagères à mitonner
des potages.
Peu d'offre, grosse demande: immédiatement, la " loi de l'offre
et de la demande " fait son apparition et se met en mouvement
sous la forme d'une décision de M. Martin d'augmenter fortement le
prix de ses poireaux. Tant pis pour Mme X dont le budget ne lui permet
pas d'acheter des poireaux au prix du caviar puisque Mme Y et Mme
Z sont prêtes à se fournir au nouveau prix.
Première découverte : C'est dans le cerveau de tous les M.
Martin de la terre que loge la fameuse " loi du marché, dite loi
de l'offre et de la demande ", dont nous savons qu'elle est l'axiome
fondamental et la pierre d'angle sur laquelle est bâtie l'église de
l'économie libérale .
Loin de trôner dans un ciel des idéalités objectives dont les oukazes
seraient aussi impérieux que les déductions de la géométrie euclidienne,
il s'agit d'une formule-valise et dépersonnalisante qui recouvre pudiquement
le désir égoïste de M. Martin de gagner le plus d'argent possible
en vendant ses poireaux.
- Il est certes légitime, se dit M. Martin en son for intérieur,
que je
conserve le même revenu avec moins de marchandise vendue. Je n'ai
pas vocation à devenir un bon samaritain et à me soucier des conséquences
de ma décision.
Il
est difficile de lui donner tort.
Traduite
dans le langage savant et abstrait de l'économie politique , cette
réalité s'exprime ainsi :
"
Ce n'est que dans la vue d'un profit qu'un homme emploie son capital.
Il tâchera toujours d'employer son capital dans le genre d'activité
dont le produit lui permettra d'espérer gagner le plus d'argent. "
(Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des nations , paru en 1776)
Revenons à nos poireaux et à M. Martin méditant sur le niveau d'augmentation
de son prix. Certes, il aimerait bien doubler, tripler et, pourquoi
pas, telle une Perrette avec son pot-au-lait, multiplier par dix le
prix de sa botte. Comme c'est un homme calculateur, mais prudent,
il craint, d'une part, de ne plus trouver d'acheteur et, d'autre part
, il redoute la venue sur la place d'un concurrent moins gourmand.
Du coup, il se contente d'un simple doublement de son prix qui lui
permet encore de trouver des acheteurs .
M. Martin et sa cliente ont trouvé un compromis et c'est cet équilibre
que les économistes qualifient de "fonctionnement harmonieux de
la société".
Et voilà comment, dit Adam Smith, notre évangéliste du libéralisme,
" l'homme se trouve conduit par une main invisible à remplir une
fin qui n'entre nullement dans ses intentions ".
Deuxième
découverte : La "main du marché" n'est pas du
tout invisible. C'est la main bien visible et bien concrète d'un éventuel
concurrent , ainsi que la peur de ne pas écouler ses poireaux, qui
ont freiné l'appétit de M. Martin .
Ayant été contraint de brider sa propre cupidité et son égoïsme ,
M. Martin démontre , involontairement, que le système économique libéral
fondé sur l'appât du gain , et dont il est un représentant éminent
, est néanmoins capable de s'auto-organiser et de s'auto-réguler.
Car, comme l'énonce sentencieusement la théorie, "tout en ne cherchant
que son intérêt personnel , l'homme travaille souvent d'une manière
beaucoup plus efficace pour l'intérêt de la société que s'il avait
réellement pour but d'y travailler " . (Adam Smith, op. cit.)
Certes,
ce n'est pas de gaieté de cœur que M. Martin s'est résolu à faire
preuve d'une certaine modération. Sa capacité d'auto-régulation a
été fortement encouragée par la mauvaise humeur des acheteurs devant
la valse des étiquettes et par la pression de la concurrence. Adam
Smith l'énonce en ces termes : " A la vérité, son intention n'est
pas en cela de servir l'intérêt public, et il (l'homme) ne
sait pas jusqu'à quel point il peut être utile à la société. "
(Adam Smith, op. cit.)
Troisième
découverte : L'équilibre sur lequel se fonde l'économie libérale
de marché est celui des vices . Ma liberté s'arrête où commence celle
des autres disent les moralistes. Ma rapacité et la poursuite de mes
intérêts égoïstes s'arrêtent lorsqu'elles se heurtent à ceux des autres,
répondent les libéraux . Et c'est l'équilibre des vices et des passions
considéré comme étant " utile à la société " qui, qu'une poigne
invisible, est appelé à guider fermement et d'un même élan la vie
des l'hommes et l'économie en vue d'une harmonie sociale naturelle
.
Conclusion : La " loi du marché " n'est nullement une
loi économique , mais un avatar de la psychologie. Elle est
la résultante de la somme des désirs et des intérêts divergents des
différents acteurs de l'économie.
La
somme des égoïsmes individuels est donc censée produire une société
dont le fonctionnement idéal ferait le bonheur de l'humanité. On aboutit
à un mélange curieux de pessimisme sur la nature humaine
qui n'est pas sans rapport avec l'épître aux Romains dont
il y a fort à parier qu'en bon Anglais du XVIIIe siècle nourri de
la Bible, elle constituait l'arrière-monde d'Adam Smith, et d'optimisme
sur le fonctionnement de la société mystérieusement auto-régulée
par les vices de ses participants qui rappelle la satire que fait
Voltaire dans son Candide de la Théodicée
de Leibniz parue en 1710 . J'y reviendrai.
3
- Une histoire de "bulles" 
M. Martin a abandonné les poireaux et l'économie réelle, celle où
l'on se salit les mains dans la production de biens concrets. Il ne
jure plus que par l'économie virtuelle. Transporté dans la patrie
de l'économie libérale , là où la " main du marché" s'est
si bien camouflée dans les ruses des banquiers et le nouveau monopoly
libéral que les apprentis-sorciers de tout poil ont inventés qu'elle
est devenue indétectable même à la loupe , il s'est livré aux montages
financiers plus astucieux les uns que les autres. Il en a profité
pour orner son nom d'un s terminal, qui le baptisa anglo-saxon.
Mr.
Martins, comme tous ses semblables de ce côté-ci de l'Atlantique,
est un grand optimiste. Il avait, certes, perdu quelques plumes à
la fin des années 1990 dans l'effondrement de la première bulle spéculative
sur les valeurs technologiques liées à l'informatique et aux télécommunications,
mais de nouvelles opportunités se sont ouvertes à son imagination
financière.
La
bulle internet lui rappelle des souvenirs excitants . C'était le temps
heureux où les start up fleurissaient comme les jolis champignons
appelés petits rosés dans les pâturages après la pluie. L'ouverture
à la concurrence du marché des télécommunications et la création de
stocks-options avaient permis à la rapacité des spéculateurs
de s'en donner à cœur joie.
Le
syndrome observé dans la vente des poireaux avait joué à plein : grâce
à la fameuse " loi de l'offre et de la demande", le prix des
actions de toutes ces entreprises, notamment des plus récentes, qualifiées
bucoliquement de " jeunes pousses ", avaient atteint des sommets
vertigineux . La spéculation sur les logements privés et commerciaux
battait son plein. Une enivrante euphorie avait gagné tous les acteurs
à la perspective d'un enrichissement immédiat accompagné de l'illusion
que la progression serait sans fin. Et la bulle grossissait, grossissait
avec une montée du prix des actions déconnectées de la valeur réelle
des entreprises .
Des manipulations comptables visant à doper la valeur du cours de
bourse afin de réaliser une plus-value immédiate et maximale sur la
vente des stocks-options - ces gros paquets d'actions généreusement
distribués aux dirigeants et aux principaux cadres de l'entreprise
- vinrent s'ajouter au grossissement naturel de la bulle .
Elles
rappellent la récente opération juteuse réalisée par la centaine de
dirigeants d'EADS , tant français qu'allemands, qui spéculèrent
à la baisse en vendant leurs actions avant la chute prévisible du
cours liés à leur gestion calamiteuse, l'égoïsme privé primant dans
leur esprit sur le souci du bien public et la santé de l'entreprise
. Comme le disait si justement Adam Smith l'homme " tâchera toujours
d'employer son capital dans le genre d'activité dont le produit lui
permettra d'espérer gagner le plus d'argent ". Mais les conséquences
de la rapacité des dirigeants loin d'avoir eu un effet d'équilibre
harmonisateur tel qu'annoncé par la théorie ont été, au contraire,
désastreuses pour l'entreprise et pour la société.

Picsou
Les
bulles sont faites pour éclater et la bulle spéculative des années
1990 n'a pas échappé à son destin . Elle était due à une classique
crise de surproduction de matériels impossibles à écouler , à une
survalorisation des sociétés ajoutées à des carnets de commande en
berne. L'atterrissage dans le monde réel fut douloureux. Des faillites
en cascade s'ensuivirent , accompagnées d'une chute des loyers de
bureaux et des logements des particuliers. Des licenciements et le
chômage des employés des entreprises en faillite ont accéléré la spirale
du désinvestissement et de la dégringolade des valeurs boursières.
Une vilaine gueule de bois n'a pas tardé à succéder à l'ivresse des
résultats mirobolants .
Actionnaires
et spéculateurs professionnels ont alors, d'un seul mouvement, abandonné
la spéculation boursière sur les valeurs technologiques et, aidés
et encouragés par la baisse des taux d'intérêt décrétée par M. Alan
Greenspan, alors responsable de FED (Federal Reserve System)
, ils se sont rués sur l'immobilier considéré comme le seul placement
sûr et rémunérateur.
- Sur la création
et le fonctionnement de la FED , voir : Voyage
circummonétaire à la recherche du roi dollar et découverte
de la caverne d'Ali-Baba
Cette
ruée sur l'immobilier, amorcée au début des années 2000, n'a pas manqué
de réveiller et de mettre en branle , une fois de plus , la célèbre
" loi de l'offre et de la demande " , laquelle a immédiatement
provoqué une faramineuse augmentation du prix des maisons par tous
les heureux propriétaires.
C'est
ainsi qu'inexorablement une nouvelle " bulle " s'est mise à
gonfler et une nouvelle fatalité s'est mise en marche.
4
- Les subprimes 
C'est
à cet endroit précis de l'histoire des aventuriers de la bourse que
j'ai donné rendez-vous à mon héros .
Mr. Martins est un courtier renommé . Grâce au crédit tombé à 1% en
2003 , ses affaires sont florissantes . Tous les biens immobiliers
qu'il proposait à la vente se sont arrachés comme des petits pains.
Les clients fortunés et ceux qui disposaient de revenus stables et
suffisants ont été pourvus en premier et pouvaient jouir d'un bien
dont la valeur augmentait presque à vue d'œil .
Restaient les pauvres. Ils sont les plus nombreux, même au paradis
du libéralisme, mais présentent l'inconvénient d'être manifestement
insolvables et de plus, déjà endettés par une acquisition à crédit
d'une voiture ou d'un équipement pour la maison.
Mais
Mr. Martins, s'il n'est pas Dieu tout-puissant en personne, est néanmoins
un magicien : il peut proposer à tous les Dupont-Smith d'outre-Atlantique
un Mortgage Securities, c'est-à-dire un " crédit non refusable
" sur trente ans à des conditions très avantageuses pendant les trois
premières années durant lesquelles ils ne paieront que les intérêts
, étant bien entendu qu'ensuite le taux variable serait indexé sur
le loyer de l'argent. Cela sous-entend que les familles aux revenus
insuffisants avaient obtenu une manière de droit à devenir propriétaire.
Tous
les Smith sans le sou ou avec des revenus modestes qui se sont rués
sur l'aubaine étaient d'autant plus persuadés d'avoir fait l'affaire
de leur vie que le prix des maisons n'ayant cessé de grimper, leur
capital potentiel se trouvait naturellement réévalué et leur permettait
même d'adosser à cette valorisation virtuelle un nouveau crédit à
la consommation .
L'inflation en est résultée qui a amené la FED à augmenter ses taux
qui, entre 2003 et 2006 sont passés de 1% à 5,25%.
C'est précisément à ce moment-là que la majorité des souscripteurs
pauvres est entrée dans la phase de remboursement du capital à taux
variable , ainsi que le stipulait le contrat . Ils se retrouvaient
avec des mensualités au moins doublées , si ce n'est triplées dans
certains cas, qu'ils étaient incapables d'honorer. C'était donc la
faillite personnelle pour des centaines de milliers de familles, l'expulsion
et la mise en vente des maisons.
Notre fameuse " loi de l'offre et de la demande " est sortie
du bois et d'un vilain coup de massue a fait baisser le prix des maisons
qui ne trouvaient plus preneur.
Cette situation était, certes, très malheureuse pour chacune des victimes,
mais comment ces catastrophes individuelles sont-elles parvenues à
provoquer un tremblement de terre monétaire mondial ?
C'est
là qu'il convient d'observer l'autre extrémité du mécanisme du crédit.
Imaginons
que M. Martin redevenu un marchand de fruits et légumes vendrait des
paquets de poires en lots bien ficelés . Il aurait pris soin d'envelopper
chaque fruit dans un joli papier d'aluminium hermétiquement clos .
Comme il possède dans sa cave quelques caisses de poires presque blettes
et d'autres complètement pourries, il en profite pour les mélanger
avec des fruits sains et les écoule tranquillement dans ses lots en
conformité avec la théorie libérale qui stipule
que "l'homme cherche toujours son intérêt personnel".
Découvrant
la supercherie, certains clients vont se rebeller et porter plainte
pour escroquerie, d'autres vont soigneusement réemballer les
fruits pourris et les proposeront à la vente. Un cycle des
escrocs - appelons-les par leur nom - est amorcé.
C'est
ce que Mr. Martins ainsi que toute la chaîne des décideurs bancaires
ont pu tranquillement réaliser avec les emprunts des pauvres à cette
différence près que non seulement personne ne les a traités de délinquants
et de voyous, mais que ce qui est interdit aux marchands de fruits
fut non seulement autorisé, mais encouragé pour les produits financiers.
Tous
les Mr Martins de la planète avaient conscience , en financiers-boursicoteurs
avisés et rusés, du risque de non-remboursement à long terme que représentaient
ces opérations. Mais outre qu'ils espéraient pouvoir expédier
la patate chaude à quelqu'un d'autre, l'appât du gain aidant,
ils inventèrent et imposèrent un système astucieux qui leur permettait
de faire commerce avec les dettes des pauvres, c'est-à-dire
avec les prêts à risque qu'ils avaient eux-mêmes consentis
.
Cela
signifie que par un tour de passe-passe, une dette devint un crédit
négociable et porteur d'un intérêt alléchant. Mais malins et afin
de donner meilleure mine à leur offre, ils procédèrent à ce qu'ils
appelaient un " saucissonnage " , c'est-à-dire qu'ils mélangèrent
des titres-dettes avec de vrais titres correspondant à des valeurs
réelles ou à des bons du trésor - donc des poires saines et des poires
pourries. Ils appelèrent titrisation cette opération et ils
mirent tranquillement ces " titres " adossés à un intérêt très
élevé sur le marché .
C'est ainsi que le passif des ménages américains figurait dans
la colonne des actifs des banques soigneusement camouflé
dans les fonds communs de placement .
La rentabilité élevée de ces valeurs appelées " subprimes "
aiguisa les appétits et les banques les plus célèbres succombèrent
à la tentation d'une forte et rapide rentabilité .
Comme
ces achats de dettes se faisaient également à crédit , il était également
loisible aux banquiers de titriser les dettes qui permettaient
d'acheter des dettes .
Un effet boule de neige s'ensuivit , d'autant plus dangereux que plus
personne n'était capable de discerner, dans les "paquets "
achetés par les banques , les valeurs sûres et les dettes pourries.
Après
avoir édifié une sorte de monde surréel dans lequel les dettes se
métamorphosent en crédit par la magie d'un carburant appelé " confiance
", la montgolfière monétaire s'est dégonflée brutalement et les passagers
de la nacelle sont retombés durement sur la terre ferme où ils ont
retrouvé le principe de réalité qui leur demande de solder
les comptes avec un argent réel .
On
voit donc une fois de plus que, contrairement à la théorie libérale
attribuée à Adam Smith, lorsqu'il ne " cherche que son intérêt
personnel " , l'homme ne travaille pas du tout pour l'intérêt
et l'harmonie de la société.
L'optimisme
béat en l'efficacité régulatrice de la " main invisible du marché
" prend des allures de dérision qui nous rappelle Voltaire et
son Candide. A moins que, par ironie, on appelle "
intérêt de la société " la série de catastrophes financières
en chaîne issues de la rapacité et du désir égoïste de s'enrichir
qui constitue un des moteurs de l'action des hommes et qui, comme
les coups de marteau sur le crâne, finiraient par faire rentrer dans
leur cervelle l'honnêteté et la sagesse.

5 - Les monolines 
La " crise des subprimes " n'est que le premier étage de l'effondrement
du système monétaire . Car les financiers n'avaient pas seulement
" structuré ", c'est-à-dire collationné en gros paquets et
vendu en rondelles sous forme de " titres " - le fameux saucissonnage
- les dettes immobilières des particuliers notamment des pauvres,
ils avaient soumis au même type de "structure " - c'est-à-dire
de paquets mélangés - les crédits revolving adossés aux cartes bancaires,
les prêts aux entreprises, les prêts aux promoteurs immobiliers ,
aux étudiants, aux ménages , etc. ainsi que les prêts consentis pour
le rachat d'entreprises .
Aujourd'hui
, chaque maillon de la chaîne exerce une pression au remboursement
sur le maillon dont il détient les créances. Comme ce maillon faible
vivait d'emprunts , qu'il est sans fonds propres, qu'aucune banque
n'accepte de renouveler le crédit, il demeure incapable de rembourser
quoi que ce soit , si bien que le risque est considérable de voir
se déclencher une "spirale d'insolvabilité " dévastatrice pour
le système bancaire mondialisé tout entier.
Ne
restent plus que les prières et les invocations afin que la " main
invisible du marché " vienne miraculeusement mettre de l'ordre
dans la gabegie, et surtout qu'elle injecte de l'argent frais qu'elle
cueillerait dans les étoiles afin de lubrifier un meccano financier
que la folie et la gloutonnerie de ses concepteurs et de ses utilisateurs
est en passe de faire exploser.
Car le deuxième étage de la fusée de la catastrophe monétaire est
également atteint. En effet , après la " crise des subprimes
", arrive la " crise des monolines ".
Que
sont les " monolines " ?
La
" main invisible " du meccano financier censée réguler et garantir
tout le système était constituée par des entreprises appelées monolines
ou rehausseurs de crédit. Il s'agit , à l'origine, de mécanismes
bancaires complexes dont la solidité et la fiabilité sont garanties
par une note d'excellence attribuée par trois sociétés spécialisées.
A l'origine les monolines ne garantissaient que des investissement
dits " de père de famille " et elles étaient censées jouer
le rôle d'assureur en dernier ressort des seuls emprunts sûrs émis
par les municipalités ou l'Etat, mais à rentabilité modeste, d'où
leur nom.
Or, alléchées par la rentabilité juteuse offerte par les emprunts
hypothécaires, et entraînées par l'euphorie d'un marché haussier,
les monolines se sont mises à assurer des produits à risque pour des
sommes vertigineuses - pour 45 000 milliards de dollars, ce qui correspond
au double de la capitalisation de toutes les places boursières américaines
et au triple du produit intérieur brut des Etats-Unis . Ces chiffres
qui donnent le vertige, signifient que l'assureur est désormais incapable
d'assurer quoi que ce soit et qu'il est lui-même en faillite.
Or, la défaillance de l'assureur affecte le fonctionnement des banques,
puisqu'elle les oblige à geler d'importantes provisions dans les bilans.
Par un effet de domino , cette défaillance des monolines aboutit à
restreindre le crédit aux entreprises et aux particuliers, ce qui
revient à freiner la production et la consommation et amorce une
spirale de récession de l'économie américaine avec des risques
de propagation mondiale .
6
- Exemple du triste destin de deux célèbres monolines:
Fannie et Freddie 
Deux des plus célèbres monolines portant les jolis noms de Fannie
Mae et Freddie Mac - en réalité Federal Home Loan Mortgage
Corporation et Federal National Mortgage Association -
dont les titres avaient perdu entre 80 et 92% de leur valeur boursière
en raison des crédits pourris qui figuraient dans leurs portefeuilles,
ont été d'être purement et simplement nationalisées
par le gouvernement américain, comme un vulgaire Crédit Lyonnais par
le gouvernement de Pierre Mauroy sous la présidence de François Mitterrand,
afin qu'elles puissent continuer à remplir leur mission . Garantissant
les crédits, notammment hypothécaires, des autres établissements
, elles disposaient , depuis 1938 , sous la présidence de Franklin
Roosevelt, pour Fanny Mae et depuis 1970 pour Freddie Mac, de la garantie
du gouvernement américain , privilège qui leur permettait d'emprunter
sur le marché à des taux très faibles .
Elles
jouissaient d'un statut privé à but lucratif depuis 1968 pour Fannie
Mae et dès sa création en 1970 pour Freddie Mac et le rôle de ces
deux monolines consistait à racheter aux banques et autres entreprises
de prêt , les crédits immobiliers qu'ils avaient souscrits, puis de
transformer ces dettes en obligations - la fameuse titrisation
- et enfin de les vendre sous forme de titres à la bourse .
La
crise des subprimes avait si bien gonflé leur portefeuille que leurs
engagements cumulés avaient atteint la somme colossale de 5.300 milliards
de dollars, ce qui représentait un tiers de la capitalisation de la
Bourse de New York , plus d'un tiers du PIB (Produit intérieur
brut) américain et 45 % de l'encours global de prêts immobiliers
accordés aux ménages américains.
Sachant que la proportion d'emprunteurs défaillants était considérable
et afin de sauver un pilier de son système financier, le pays du libéralisme
triomphant avait été contraint , la mine défaite et les principes
libéraux en berne, de recourir à une nationalisation et de
mettre à la charge des citoyens américains le remboursement d'une
dette des banquiers représentant environ douze fois le montant du
sauvetage du Crédit Lyonnais.
En
injectant ces millards de dollars dans le circuit monétaire,
le gouvernement américain contribuait purement et simplement
à une dévalorisation du billet vert et opérait,
en fait, une dévaluation rampante du dollar.
7 - La main
bien visible d'un Zorro de la finance mondialisée 
Le
discret milliardaire américain , Warren Buffet , courtier de son premier
état et qui se vante d'avoir fait fortune grâce à son bon sens et
à des " placements de père de famille " était alors
entré dans la danse d'une manière fracassante : mettant sur la table
la modeste somme de 800 milliards de dollars , il se proposait d'assumer
la fonction de payeur en dernier ressort à la place des monolines
défaillantes .
Si
l'on se réfère à ses propres déclarations : " Achetez seulement
des choses que vous serez parfaitement heureux de posséder si le marché
s'effondre pendant 10 ans ", ou bien: " Notre but est de découvrir
des compagnies extraordinaires à des prix ordinaires et non des compagnies
ordinaires à des prix extraordinaires ", il faut en conclure que
notre généreux milliardaire et " sauveur " du système se préparait,
en réalité, à faire une opération très juteuse. En effet,
ce chiffre de 800 milliards est à rapprocher des 45 000 milliards
que les monolines s'étaient engagées à assurer et des 900 milliards
qu'elles garantissaient en 2000 , du temps de leur sagesse.
Cela
signifie que pour 100 milliards de dollars de moins que la réassurance
minimale de l'an 2000 , M. Buffett se préparait à se bâtir un quasi-monopole
de la réassurance du crédit en ne gardant que les " bonnes dettes
" , c'est-à-dire en revenant à la mission originelle des monolines
de ne garantir que les dettes des institutions . Quant aux autres
dettes , tant pis pour les imprudents. Il mettrait donc une nouvelle
fois en pratique son slogan : " Soyez craintif quand les autres
sont avides. Soyez avide quand les autres sont craintifs " .
8
- Les racines philosophico-théologiques de la " loi du marché " et
de sa " main invisible " 
Les théoriciens de l'économie libérale qui, depuis la chute du marxisme
est devenue la nouvelle religion planétaire, se réclament des principes
exposés par Adam Smith dans les Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations .
Mais
Adam Smith (1723-1790) n'a évidemment jamais imaginé un marché dans
lequel le bien principal des échanges serait l'argent et surtout
pas un argent virtuel. L'économie de marché dans laquelle la
poursuite égoïste des intérêts particuliers de tous les membres de
la société formerait miraculeusement une gerbe harmonieuse appelée
" intérêt général " ne pouvait s'appliquer, dans l'esprit d'un
philosophe du XVIIIè siècle, qu'à des échanges de biens réels ou de
services.
Or,
la notion d'harmonie des intérêts et de l'équilibre heureux
et spontané des sociétés, évoque invinciblement la Théodicée
(1710) de Leibniz (1646-1716) . L'auteur y exposait déjà la théorie
selon laquelle des " lois naturelles " gouverneraient la vie
des hommes. Une théodicée (du grec theou dikè signifie
la " justice de Dieu ") présente le projet de justifier la
marche harmonieuse de l'histoire conduite par un " Dieu totalement
bon " et réputé "tout-puissant " alors que, dans le même
temps, chacun peut constater que la malice, la méchanceté , l'avidité,
et le malheur sous toutes ses formes sont le lot quotidien de l'humanité.
Voltaire
s'est moqué de cette vision du monde dans son Candide
ou l'optimiste , paru en 1759, soit dix-sept ans avant
les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
nations d'Adam Smith.
On
se souvient que le héros , qui a "candidement " cru trouver
le bonheur avec Mlle Cunégonde, est brutalement expulsé hors du "
paradis terrestre " à "grands coups de pied dans le derrière"
généreusement distribués par le baron de Thunder-ten-tronckh. Il se
trouve propulsé dans un monde cruel, livré au hasard et au plus grand
désordre. Loin de découvrir un univers harmonieux , obéissant à des
lois et conçu par un Etre intelligent en vue d'une finalité heureuse,
Candide subit le froid, la maladie, les catastrophes naturelles ,
la pauvreté, la stupidité de la guerre et de ceux qui la conduisent
, le fanatisme religieux, l'obscurantisme , la malhonnêteté des commerçants
et " la justice qui s'empare des biens des banqueroutiers pour
en frustrer les créanciers".
Il
n'y a là rien de nouveau sous le soleil et cette description pourrait
parfaitement s'appliquer au monde d'aujourd'hui . Une formule lapidaire
d'un autre philosophe , Hobbes, résume la situation : " L'homme
est un loup pour l'homme ".
Mais
on peut remonter beaucoup plus haut dans le temps. Dans son Epître
aux Romains l'apôtre des Gentils, Paul de Tarse, brossait
déjà un portrait peu flatteur de la condition humaine . Il y accusait
les hommes d'être " remplis de toute espèce d'injustice, de
perversité, de cupidité, de méchanceté ; pleins d'envie, de meurtre,
de querelle, de ruse, de perfidie ; rapporteurs, calomniateurs, ennemis
de Dieu, insolents, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, indociles
aux parents, sans intelligence, sans loyauté, sans cœur, sans pitié.
" (1-28-31)
L'originalité
de la conception d'Adam Smith est qu'elle semble opérer une synthèse
entre le pessimisme des Voltaire, des Hobbes et des Saint Paul , d'une
part, et l'optimiste de Leibniz et de sa Théodicée ,
d'autre part : les hommes sont certes méchants et surtout cupides,
mais grâce à une providentielle "main invisible" , l'ensemble
de leurs vices et de leurs malices, mystérieusement malaxés dans on
ne sait quels souterrains d'un "psychisme de groupe"
virtuel, serait censé "providentiellement " aboutir à un fonctionnement
harmonieux et prospère des sociétés.
La
situation actuelle de l'économie mondiale révèle
plutôt qu'en fait d'harmonie, les mains bien visibles des tenanciers
cupides de la finance internationale sont en train de conduire la
planète entière au bord du gouffre.
De
plus, on ne peut isoler les Recherches sur la nature et les
causes de la richesse des nations de l'ensemble de l'œuvre
philosophique d'Adam Smith.

Adam
Smith 1723-1790
Dans
son Histoire de l'astronomie , c'est au divin et notamment
au dieu grec Jupiter (ou Zeus) que se rapporte le pouvoir de disposer
d'une "main invisible " : " Dans toutes les religions
polythéistes (…) ce sont seulement les événements irréguliers de la
nature qui sont attribués au pouvoir de leurs dieux. Les feux brûlent,
les corps lourds descendent et les substances les plus légères volent
par la nécessité de leur propre nature; on n'envisage jamais de recourir
à la " main invisible de Jupiter " dans ces circonstances.
Mais le tonnerre et les éclairs, la tempête et le soleil, ces événements
plus irréguliers sont attribués à sa colère. "
On retrouve cette même expression dans sa Théorie des sentiments
moraux : " Les riches (…)ne consomment guère plus que
les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle
(…) ils sont conduits par une main invisible à
accomplir presque la même distribution des nécessités de la vie que
celle qui aurait eu lieu si la terre avait été divisée en portions
égales entre tous ses habitants ; et ainsi, sans le vouloir, ils servent
les intérêts de la société et donnent des moyens à la multiplication
de l'espèce. "
Il
faut donc d'autant moins s'étonner que la " main invisible
" du marché soit impuissante à régler harmonieusement les sociétés
, comme le prouve l'état actuel de l'économie libérale, que pour Adam
Smith lui-même il ne s'agissait donc nullement d'une notion économique
- bien que d'innombrables économistes se soient acharnés à essayer
d'en préciser le sens et les contours - mais d'une métaphore théologique
servant à désigner une force occulte, une vague et indistincte puissance
divine.
Dans
sa Théorie des sentiments moraux , la " main invisible
" est un instrument de régulation et de maîtrise des passions, donc
le contraire même du laisser-aller moral aux vices et à la cupidité
tel que le pratique aujourd'hui le capitalisme financier débridé que
permet la dématérialisation de la finance actuelle .
Le
succès de cette expression religieuse s'explique par le confort
psychologique qu'elle offre à des thuriféraires ignorants et atteint
du syndrome de l'autruche .
" Si jamais vous vous retrouvez dans un bateau qui coule, l'énergie
pour changer de bateau est plus productive que l'énergie pour colmater
les trous" proclamait le fin connaisseur de la rapacité des spéculateurs,
Warren Buffet, celui qui s'est illustré dans le sauvetage fructueux
des deux monolines citées ci-dessus. Ce qui prouve qu'il vaut
toujours mieux compter sur sa tête que sur une improbable et mystérieuse
main invisible.
L'increvable énergie des grands requins de la finance annonce leur
départ vers de nouvelles aventures dans une mer des Sargasses dont
ils connaissent par cœur toutes les chausse-trapes - mais après qu'ils
se seront engraissés à dévorer les petits poissons imprudents et naïfs
qui se seront aventurés en haute mer.
Les arêtes de leurs cadavres commencent d'ailleurs à tapisser les
plages. 