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1 -
La chute de l'histoire dans le mythe
- 2
- Droit naturel, droit historique, droit spirituel et tutti quanti
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3 - Pourquoi David Grün a-t-il choisi de se baptiser fils de Gourion
?
1
- La
chute de l'histoire dans le mythe

Lorsque M. David
Ben Gourion lut à la radio la Déclaration d'indépendance du nouvel
Etat créé par l'ONU et qu'il la data du 5 iyar 5708 le monde
aurait dû comprendre que le 14 mai 1948 de notre calendrier, une théocratie
qui se situait dans la continuité directe de celle d'Esdras venait subrepticement
de renaître. Le mythe d'une histoire linéaire qui aurait commencé avec
la création du monde et l'apparition du couple adamique débarquait dans
la politique.

David Ben
Gourion (1886-1973)
De même qu'Esdras
revenant de Babylone, les quatre premiers rouleaux de la Thora rédigés
durant l'exil sous le bras, renouvelait, devant l'ensemble des Judéens
rassemblés au pied du temple et au cours d'une scène pathétique, l'alliance
du peuple avec son dieu et se présentait en nouveau Moïse, de même David
Ben Gourion, prononçant face à un peuple juif tout entier rassemblé
par la magie des ondes hertziennes, une Déclaration d'indépendance
dont la tonalité prophétique perçait sous chaque phrase, renouvelait
l'alliance du dieu local et du peuple revenu sur la terre qu'il aurait
reçue en héritage après avoir erré ici et là dans les déserts
de l'histoire durant deux mille ans et avoir décidé de faire demi tour,
un beau jour de la fin du XIXe siècle. Réincarnation des patriarches
du Pentateuque, le dirigeant sioniste fêtait le jour de
gloire d'un "peuple élu" retrouvant sa "terre promise"?
En ce premier jour
de célébration du départ de "l'Amalek britannique", le nouveau
prophète adressait urbi et orbi un message dépourvu d'ambiguïté.
Il signifiait à la ville et au monde que la fiction historique portée
par la communauté religieuse juive était devenue une réalité politique
et qu'à dater de cet instant, l'histoire universelle des hommes devrait
se plier à l'histoire singulière des adorateurs de Jahvé.
Le 5 iyar 5708 le
mythe devenait réalité. Ce jour marque la chute de l'histoire rationnelle
dans la fiction religieuse imposée par les porte-parole et les porte-sabre
de la théocratie biblique. Cette torsion du réel constituait un tremblement
de terre géopolitique d'une intensité telle que ses répliques n'ont
jamais cessé depuis lors de ravager la région et de se faire sentir
jusqu'aux confins de la planète, en des zones situées aux antipodes
de l'épicentre volcanique du séisme politique, philosophique et religieux
qui mit le Moyen-Orient cul par-dessus tête. Tel un gigantesque tourbillon,
il aspire depuis lors l'ensemble de la politique mondiale.
2
- Droit naturel, droit historique, droit spirituel et tutti quanti
La Déclaration
d'indépendance est un modèle d'habileté. Dans un texte court et
dense, l'orateur a réussi le prodige d'évoquer à la fois les mythes
bibliques classiques, notamment le mythe d'un peuple homogène consubstantiellement
lié à une terre - "La terre d'Israël est le lieu où naquit le peuple
juif" - et de décrire les principes étapes du mouvement sioniste:
le premier congrès sioniste de 1897 et la contribution de Théodore Herzl,
la lettre privée de Lord Arthur James Balfour à Lord
Lionel Walter Rothschild, représentant de la puissante Maison bancaire
Rothschild de Londres, par ailleurs sioniste militant, et "addressed
to his London home at 148 Piccadilly", du 2 novembre 1917 qualifiée
abusivement de "déclaration", puis le mandat de la Société des
Nations qui s'ensuivit, autorisant les juifs à immigrer en Palestine
et à y créer un "foyer national" et enfin la recommandation
de l'Assemblée générale des nations unies du 29 novembre 1947, rebaptisée
pompeusement "résolution".
voir Du
Système de la Réserve fédérale au camp de concentration de Gaza -
Le rôle d'une éminence grise: le Colonel House #10
Afin de tenter de fournir une argumentation juridique censée légitimer
l'installation des émigrés en Palestine, le nouveau prophète a évoqué
le "droit naturel"
et le "droit historique", comme si ces notions allaient de soi
et étaient superposables; mais il s'est prudemment abstenu d'avancer
ouvertement et officiellement l'argument religieux qui se trouve pourtant
à la source de toute l'entreprise. Cependant cette motivation principale
est bien là, omniprésente, tapie dans l'invocation à une "identité
spirituelle, religieuse et nationale". Il faut parvenir à la conclusion
du texte pour que le projet sioniste rejoigne son cadre religieux: "Confiant
en l'Éternel tout-puissant, nous signons cette déclaration sur le sol
de la patrie".
Il est intéressant
de confronter chaque fois que c'est possible l'idéologie officielle
du prophète d'Eretz Israël telle que la renvoie le miroir du conte de
Grimm , La Belle au bois dormant, avec les déclarations
ou les confidences du même Ben Gourion lorsqu'il s'exprime un peu plus
sincèrement .
"Si j'étais un leader Arabe, je ne
signerais jamais un accord avec Israël. C'est normal ; nous avons
pris leur pays. Il est vrai que Dieu nous l'a promise, mais comment
cela pourrait-il les concerner ? Notre dieu n'est pas le leur.
David Ben-Gourion , Cité par Nahum Goldmann dans Le Paradoxe
Juif, page 121 |
Voir : Le
sionisme, une chutzpah cosmique
Aucun historien scientifique
non-sioniste n'admet depuis longtemps, comme vérité, qu'il existerait
un "peuple juif" ethniquement homogène, surgi in illo tempore
de la "terre d'Israël" avec sa "judéité" en bandoulière,
comme le zèbre naît avec ses rayures et le rhinocéros avec sa corne.
L'ouvrage de Shlomo Sand, Comment le peuple juif fut inventé,
a donné le coup de grâce à cette idéologie, réfutée par des milliers
de documents historiques qui révèlent le patchwork de nationalités et
d'ethnies qui, au fil des siècles et des conversions, se sont ralliées
au judaïsme.
M. Ben Gourion évoqua
également l'argument émotionnel de la "Shoah qui anéantit des millions
de juifs en Europe", alors que le projet sioniste est antérieur
d'un demi siècle à ce drame et il revint plusieurs fois avec insistance
sur le fait que la naissance de l'Etat n'était qu'un simple et légitime
"retour" des juifs "au pays de leurs ancêtres", assimilant
la colonisation massive de la Palestine à l'exercice d'un droit "naturel"
et "historique".
L'argument émotionnel
de la Shoah largement utilisé en 1948 afin de légitimer une colonisation
de peuplement commencée plus d'un demi-siècle auparavant, n'est pas
exempt de cynisme puisque l'éloquent orateur de la Déclaration d'indépendance
n'avait pas hésité à écrire longtemps avant cet événement
:
"Il y a eu l'antisémitisme, les
Nazis, Hitler, Auschwitz, mais était ce leur faute ? Ils [les
Palestiniens] ne voient qu'une seule chose : nous sommes venus
et nous avons volé leurs terres. Pourquoi devraient t-ils accepter
cela ?" (Ibib. Réf. ci-dessus) |
M. Ben Gourion sait
parfaitement que le droit naturel qu'il invoque n'est pas si naturel
qu'il le dit, puisqu'il avait reconnu, dès 1938, que les juifs étaient
des agresseurs et des spoliateurs :
"Ne nous cachons pas la vérité…. Politiquement
nous sommes les agresseurs et ils se défendent. Ce pays est le leur,
parce qu'ils y habitent, alors que nous venons nous y installer
et de leur point de vue nous voulons les chasser de leur propre
pays. " David Ben-Gourion : Cité page 91 du Triangle Fatidique
de Chomsky qui est paru le livre de Simha Flapan Le Sionisme
et les Palestiniens - page 141-2, citant un discours de
1938. |
Pour qu'il y ait "retour",
il faut qu'il y ait eu départ. C'est pourquoi le nouveau Josué qui venait
d'ouvrir au "peuple juif" les portes de la "terre promise"
justifiait l'absence de ce dernier dans ce territoire pendant deux mille
ans par le fait qu'il aurait été "contraint à l'exil".
On comprend que M.
David Grün, alias Ben Gourion depuis 1910, originaire
de Plonsk, en Pologne, ait voulu rattacher sa lignée et celle des centaines
de milliers de ses co-religionnaires, à la terre mythique dont ils avaient
fait leur patrie intérieure, mais dans laquelle jamais aucun de leurs
ancêtres asiatiques ou est-européens n'avait mis les pieds.
3
- Pourquoi David Grün a-t-il choisi de se baptiser "fils de Gourion"
?
Le choix d'un nom
de remplacement correspond à un engagement profond de la personnalité
et n'est jamais le fruit du hasard. Ainsi, de nombreux immigrants ont
judaïsé leur patronyme, soit en le raccourcissant comme
Golda Meirson, devenue Golda Meir, soit en adoptant le nom d'un guerrier
figurant le Livre des Juges, comme Ehud Brog, devenu Barak
(le béni), soit en prenant le nom de sa région
de naissance comme Ariel Scheinerman (le bel homme en Yiddish),
devenu Sharon (du nom de la plaine de Sharon dans laquelle se trouvait
le Kibboutz de ses parents, originaires de Lituanie)
- voir le tableau : V
- La théocratie ethnique dans le chaudron de l'histoire, n°5
Or David Grün a choisi une autre voie: il
a abandonné le patronyme de son père selon la chair et
s'est choisi un père spirituel. Pour ce faire, il est allé
jusqu'à adopter un nom à consonnance arabe et à
se baptiser Ben (fils de) Gourion. Pourquoi un jeune adulte né
en Pologne s'est-il reconnu une filiation avec ce père-là?
Pour comprendre le
sens de ce choix, il faut remonter au Xe siècle et rapprocher
le destin du jeune David Grün de celui d'un éminent prédécesseur,
Yossef Ben Gourion, son père spirituel. En effet, ce dernier,
célèbre dans les milieux yiddish d'Europe de l'Est, est
l'auteur du Yossifon , une compilation hybride d'éléments
de la Guerre des Juifs et surtout de l'histoire mythologique
racontée par Flavius Josèphe dans ses Antiquités judaïques.
Paraphrasant l'auteur judéo-romain du temps de l'empereur Titus, le
Ben Gourion du haut Moyen Age raconte l'histoire des juifs en faisant,
comme son modèle Flavius Josèphe, remonter son origine
à la création du monde et à l'apparition du premier homme,
Adam, subrepticement amputé d'une côte dont le Créateur
eut besoin pour modeler la personne de sa douce moitié. A côté
des péripéties relatant les tribulations d'ancêtres
mythiques, on trouve également évoqués, chez Yossef Ben
Gourion, comme c'était déjà le cas dans l'histoire
fictive des Antiquités judaïques de Flavius Josèphe,
tous les évènements marquants de l'antiquité. Ainsi les grands héros
de l'histoire mondiale, tels l'empereur perse Cyrus ou le conquérant
grec Alexandre voisinent avec Adam, Noé, Josué, Abraham,
Moïse, tous censés dotés du même degré
de réalité historique que les rois et les empereurs de
l'antiquité grecque ou perse.
L'immense avantage
du texte de Jossef Ben Gourion par rapport à celui de son modèle,
Flavius Josèphe, vient de ce qu'il était rédigé
dans un hébreu qui reproduisait les archaïsmes de la langue biblique.
Yossef Ben Gourion a parfaitement su adapter les Antiquités judaïques
au public juif de la diaspora et l'a en même temps enrichi de
passages poétiques et de maximes philosophiques. Son succès ne
s'est jamais démenti durant tout le Moyen-Age et au-delà,
comme en témoignent les nombreuses rééditions dont il bénéficia
dans toute l'Europe à partir de la Renaissance - donc à
partir de la création des imprimeries - et notamment à Mantoue
(1476), à Constantinople (1510), à Bale (1541), à Venise
(1544), à Cracovie (1588 et 1599), à Frankfort (1689),
à Amsterdam (1723), à Prague (1784), à Warsovie(1845
et 1871), à Zhitomir (1851), à Lvov (1855). On remarque
qu'il y eut quatre rééditions dans la seule Pologne entre
1845 et 1871, c'est-à-dire dans le pays de naissance de David
Grün né en 1886 et mort en 1973.
Mais ce texte a également
joui d'innombrables traductions en yiddish, la langue des ghettos juifs
d'Europe centrale. Il se trouvait infiniment plus répandu que celui,
originel, de Flavius Josèphe, un auteur longtemps considéré par les
siens comme un traître et dont l'œuvre fut rédigée à Rome - c'est-à-dire
chez l'ennemi - et en grec, langue profane que les juifs de la diaspora
ne connaissaient pas .
Shlomo Sand baptise
du néologisme heureux de "mythistoire" biblique l'entreprise
de nier l'histoire réelle, telle qu'elle s'était déroulée dans le monde
durant vingt siècles, et de métamorphoser le mythe en histoire: "Ben
Gourion déclarait en toute occasion que le Livre des livres [la
Thora] était la carte d'identité du peuple juif et la preuve
de son mandat sur la terre d'Israël." (Shlomo Sand, p.213)
Le jeune David Grün
avait évidemment non seulement lu, dans sa ville polonaise de Plonsk
la mythe-histoire de Joseph Ben Gourion, mais il en avait été
si bien pénétré que c'est ce récit mythologique-là
qu'il a réussi à imposer comme histoire et qui est aujourd'hui
encore officiellement enseignée dans les écoles israéliennes.
La science historique n'existe pas dans cet Etat, sauf chez quelques
dissidents, dont Shlomo Sand est aujourd'hui le plus connu. Mais ils
sont marginalisés et violemment combattus - quand ce n'est pas
traités d'antisémites - par les thuriféraires de
la mythe-histoire héritée de Flavius Josèphe, via
Joseph Ben Gourion et David Grün-Ben Gourion.
On comprend mieux
pourquoi David Grün a choisi comme pseudonyme le nom d'un homme
dont l'œuvre mythologique correspondait à sa propre vision du destin
du pays qu'il rêvait de construire et d'imposer au monde, et pourquoi
sa déclaration d'indépendance est datée du 5 iyar 5708, c'est-à-dire
du jour attribué à la création d'Adam, le premier
homme apparu sur terre selon le calendrier mythologique hébreu, lequel
ne pouvait être que l'ancêtre des seuls juifs.

Le jeune
David Ben Gourion durant ses études de droit à Istamboul
La Déclaration
d'indépendance confirme, de plus, la montée en puissance d'un nouveau
mythe, celui d'un exil imposé durant lequel "le peuple juif
est resté fidèle à la terre d'Israël dans tous les pays où il s'est
trouvé dispersé".
Je me propose de montrer
dans la suite des textes de la section intitulée Aux sources
du chaos mondial actuel, que l'immense majorité des Judéens
de la diaspora ne sont pas les victimes d'un exil imposé. Les
ancêtres de juifs invités à venir repeupler et coloniser la Palestine
n'ont nullement été "contraints à l'exil". Ceux qui
ont quitté la Judée bien avant la destruction du temple d'Hérode
par les troupes de Titus, l'ont fait volontairement, parce qu'ils trouvaient
que l'herbe était plus verte ailleurs. Les conversions de royaumes entiers,
notamment de celui, immense et puissant à l'époque, des Kazars, mais
aujourd'hui totalement disparu du champ historique, notamment de la
mémoire occidentale, ont constitué le principal apport démographique
de la judéité, comme on le retrouve aujourd'hui dans la répartition
des populations de l'actuel Etat sioniste ou de celle de tous les dirigeants
qui se sont succédé depuis la création officielle de l'Etat israélien,
à commencer par M. Ben Gourion lui-même.
Voir: La
théocratie ethnique dans le chaudron de l'histoire#5
*
"Vous
qui passez parmi les paroles passagères,
Vous fournissez l’épée, nous fournissons le sang,
Vous fournissez l’acier et le feu, nous fournissons la chair,
Vous fournissez un autre char, nous fournissons les pierres,
Vous fournissez la bombe lacrymogène, nous fournissons la
pluie.
Mais le ciel et l’air sont les mêmes pour vous et pour nous.
Alors prenez votre lot de notre sang, et partez,
Allez dîner, festoyer et danser, puis partez.
A
nous de garder les roses des martyrs,
A nous de vivre comme nous le voulons.
"
Mahmoud Darwich , Passants parmi les paroles
passagères
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