" C'est arrivé et tout cela
peut arriver à nouveau : c'est le noyau de ce que nous avons à
dire. " Primo Levi
" D'abord ils vous ignoreront,
puis ils se moqueront de vous, ensuite ils vous combattront ,
enfin vous gagnerez." (First they ignore you, then they
laugh at you, then they fight you, then you win.) Gandhi
Portrait d'un Président
Dans son ouvrage Les naufragés et les rescapés Primo Levi
raconte l'histoire édifiante de Chaim Rumkowski, le "Président" du ghetto
de Lodz.
Avant la guerre , Chaim était un honorable notable juif de cette ville
du sud de la Pologne, aujourd'hui rattachée à l'Ukraine. Président de
multiples œuvres de charité de sa communauté, il avait la faiblesse
d'aimer passionnément le pouvoir et surtout les honneurs et les avantages
qui en sont le corollaire. Non seulement ses talents furent très rapidement
détectés et appréciés par les nazis , mais il sut les mettre en valeur
et se pousser si habilement qu'il fut pompeusement nommé "Président
du ghetto".
Voilà donc notre homme "Président" d'une prison, mais peu
lui importait le contexte, l'essentiel était le titre et la fonction
. Chaim se trouvait ainsi, par la grâce des maîtres nazis, en situation
d'exercer un pouvoir quasi illimité sur ses subordonnés.
Ce ghetto, le plus important numériquement après celui de Varsovie,
fut ouvert dès 1940 . Il eut, grâce à l'excellente gestion de son "
Président " et aux relations harmonieuses que celui-ci entretenait
avec les Allemands, la plus longue existence de tous les ghettos de
Pologne et dura jusqu'en automne 1944 .
Le portrait hallucinant que le grand Primo Levi dresse de ce personnage
ambigu permet de comprendre combien est ténue la frontière qui sépare
le bourreau de la victime et les oppresseurs des opprimés.
En
effet, si la "présidence" d'un ghetto assure certes, à son
" heureux bénéficiaire " le plaisir d'exercer un pouvoir absolu en oubliant
que ses sujets forment une population misérable et captive et qu'il
n'est lui-même qu'un des rouages de la machine concentrationnaire à
laquelle il ne peut échapper, cette fonction permet néanmoins de jouir
dans l'instant de quelques privilèges matériels et psychologiques .
Mais, comme le montre par ailleurs Kafka , les machines pénitentiaires
même les plus finement organisées, finissent par se détraquer, par happer
ceux qui croyaient en contrôler les engrenages et par planter un pieu
mortel dans le front de leurs arrogants mécaniciens. Lorsque
le vent de l'histoire redouble ses efforts le chêne le plus imposant,
"celui de qui la tête au Ciel était voisine, et dont les pieds touchaient
à l'Empire des Morts " ne résiste pas à la tempête .
Chaim était un original d'une espèce particulière. Outre diverses anecdotes
grotesques , comme l'autorisation obtenue des nazis de battre monnaie
afin payer les ouvriers faméliques de l'industrie textile du ghetto,
astreints à des quotas de production de plus en plus en plus élevés,
avec des pièces en cartons, les hymnes composés en son honneur et célébrant
sa "main ferme et puissante " capable de faire régner l'ordre
dans cet enfer, ou bien ses promenades dans un char traîné par une haridelle
aussi squelettique que la foule des adulateurs amassés sur les bords
de la route et auxquels il jetait des quignons de pain, Primo Levi relève
deux points particulièrement éclairants propres au fonctionnement
de toute société concentrationnaire .
Le
premier concerne le pilier central d'un système totalitaire : pas
de camp de concentration sans police, sans kapos, sans milice. Ainsi,
dans le ghetto de Lodz, hermétiquement clos, sans relations avec le
reste du monde, Chaim Rumkowski , autocrate régnant sur des "sous-hommes
", avait trouvé le moyen de mettre sur pied et d'armer de gros gourdins
une police pléthorique à sa dévotion et une armée d'espions et de mouchards
. Grâce à l'efficacité de leur action et à leur zèle,
l'ordre de l'occupant régnait et le " Président " pouvait livrer
aux nazis les fauteurs de désordre et les insoumis, les communistes
et les révoltés de tout poil. Il réprimait avec dureté toute résistance
aux ordres des Allemands et fournissait sans barguigner et sans le moindre
sentiment de culpabilité, de remords ou d'empathie avec ses victimes,
le contingent de "bouches inutiles " - enfants, vieillards, malades
- qui remplissaient les convois en direction des crématoires d'Auschwitz.
Le second point important que Primo Levi met en lumière concerne
la psychologie complexe de ce personnage . Tout méprisé et ridiculisé
par les nazis qu'il l'ait été et tout en étant soumis à leur poigne
de fer, Chaim Rumkowski ne se sentait ni un esclave , ni un traître.
Les Allemands étaient les plus forts et il s'était adapté à cette réalité,
voilà tout. Aussi vivait-il sa fonction de chef et de "père"
de sa communauté comme une vocation messianique, persuadé qu'il était
que les circonstances étant ce qu'elles étaient en ce lieu-là et à ce
moment-là, son action d'homme d'ordre était la meilleure possible pour
lui et surtout pour ses administrés. D'ailleurs ne s'était-il pas courageusement
interposé face à des violences qu'il jugeait inutiles des maîtres nazis
contre certains de ses administrés ? Action qui lui avait valu des gifles
et des quolibets qu'il avait endurés avec la dignité qui convient à
un chef .
Mais
lorsque l'avance du front russe contraignit les Allemands à décider
, en septembre 1944, de liquider le ghetto de Lodz , le "Président
Chaim" redevint ce qu'il n'avait jamais cessé d'être aux yeux des
nazis qui l'avaient cyniquement utilisé : un esclave parmi les esclaves
. Il fut expédié à Auschwitz avec le dernier convoi .
Chaim
Rumkowski n'était pas un monstre exceptionnel. C'était un de ces personnages
typiques que sécrète un univers concentrationnaire et qui évolue dans
ce que Primo Levi appelle la zone grise , celle des collaborateurs.
"Plus l'oppression est dure, plus la disponibilité
à collaborer avec les oppresseurs est répandue parmi les
opprimés" , écrit-il.
Et surtout, plus l'oppression dure faudrait-il ajouter. Le ghetto
de Lodz a duré quatre ans, le ghetto de Gaza s'est progressivement
mis en place depuis plus quarante ans et il n'est pas loin d'avoir
atteint le stade ultime du perfectionnement de son fonctionnement.

Comment
devient-on un " collaborateur " ?
On
peut, d'après les théories de notre bien-aimé nouveau Président de la
République, naître collaborateur. Peut-être existe-t-il un gène de la
traîtrise. Quand on voit avec quelle impudence et crânerie s'affichent
aujourd'hui les retournements de veste, alors que nous vivons dans une
époque paisible et un état de droit, où personne n'est menacé dans sa
vie et dans ses biens, on comprend que l'attraction du pouvoir est si
puissante que beaucoup d'esprits, tels des phalènes attirés
par la lumière, ne résistent pas à la douceur de pactiser
avec lui.
Si une République réputée reposer sur la vertu n'hésite
pas aujourd'hui à récompenser sans vergogne, donc à ériger
implicitement en modèles, des revirements spectaculaires que
d'aucuns qualifient de félonies, on comprend mieux que des Chaim Rumkowski
naissent comme champignons après la pluie dans les époques troublées.
A la poubelle de l'histoire, les Roland et les Olivier au grand cœur.
Fi des vaillants et preux chevaliers, et gloire aux Ganelon, perfides
girouettes que "le vent charrie " .
Les
enseignants vont devoir mettre cul par dessus tête les programmes archaïques
dans lesquels les Lancelot, les Perceval, les Tristan symbolisaient
des vertus jugées aujourd'hui démodées . A la bourse des valeurs
politiques, les cotes du courage, de la constance, de la fidélité sont
en berne. Place aux glissades spectaculaires en direction des ors et
des pompes du pouvoir et à l'étalage de jouissances ostentatoires. Même
un vaillant adolescent qui a su regarder la mort en face comme Guy Môquet,
devient, dans la bouche des boursicoteurs de la communication médiatique
frelatée, un gamin pleurnichard qui a fait de la peine à sa maman .
Versons en chœur une larme télégénique.
Dans
les pas de Kafka
La métamorphose du résistant en collaborateur est l'affaire d' une seconde
: on se jette dans la félonie comme on se jette dans le vide au saut
à l'élastique. " Un matin, au sortir d'un rêve agité, Grégoire Samsa
s'éveilla transformé en une véritable vermine " nous apprend Kafka
dans La Métamorphose.
Le
plus étonnant dans le changement d'état, c'est qu'une fois devenu vermine,
c'est avec des yeux de vermine qu'on voit le monde et qu'on juge les
humains. C'est avec des mâchoires de vermine " très robustes
" - il n'avait pas de vraies dents - que Grégoire Samsa essaie de tourner
la clé qui ouvrira la porte de sa chambre qu'il avait fermée, comme
tous les soirs, lorsqu'il était un homme . Loin d'être effondré ou accablé
par son nouvel état , il s'adapte à ses nouvelles fonctions et à sa
nouvelle apparence : " Je me suis passé de serrurier, se dit-il avec
un soupir de soulagement ".
L'état
de vermine devient donc instantanément la norme et la vermine n'a plus
que des problèmes , des soucis et des objectifs de vermine , à savoir,
comment maîtriser des petites pattes nombreuses, mais grêles et toujours
en mouvement, un dos dur comme une carapace et un gros postérieur difficile
à traîner et qui a du mal à passer inaperçu . Impossible de franchir
discrètement les portes et de se glisser incognito d'un endroit à un
autre. Que de mouvements d'escarpolettes, d'esquives prudentes, d'aller
et retour pour réussir à se déplacer !
Mais
la gourmandise est la plus forte et , malgré tous les obstacles, la
vermine ne résiste pas à l'odeur de nourriture. De l'autre côté, " il
y avait là un bol de lait sucré où nageaient de petits morceaux de pain
blanc ". La jouissance des satisfactions immédiates emporte dans
une grande vague scrupules, sentiments, réflexes de loyauté si de tels
sentiments avaient survécu au changement d'état: " Il
en aurait presque ri de plaisir tant son appétit avait augmenté depuis
le matin. "
On sait combien le pouvoir exerce un pouvoir fascinateur sur certains
esprits. Ebloui, le collaborateur est entraîné insensiblement, imperceptiblement,
insidieusement là où il ne voulait peut-être pas se rendre au
départ en toute conscience et en toute lucidité. Comment se comporter
quand on est poussé par la nécessité et en même temps sollicité, alléché
et tenté par des promesses ? Comment ne pas céder à la tentation d'améliorer
son présent quand l'avenir semble bouché ? Une vermine se trouve mille
et une excuses . Comme Chaim Rumkowski, elle se convainc que son action
est bénéfique à sa famille, à sa communauté,
à sa nation.
C'est ainsi que de petites compromissions en grosses soumissions, le
collaborateur complaisant met en mouvement ses innombrables petites
pattes de vermine et finit dans la peau d'un traître .
Avoir séjourné une dizaine d'années dans les geôles de l'occupant israélienne,
comme Mohammed Dahlan , avoir accompagné l'agonie du Président Arafat
à Paris et être resté dans la chambre de l'hôpital de Clamart où il
a agonisé préserve-t-il de la tentation de jouer le rôle d'un Chaim
Rumkowski ?
Un
Vieux Maréchal de France, le héros de Verdun tout couvert de médailles
et de gloire qu'il était , n'a pas su quitter le pouvoir avant que la
" substance collante " que "sécrète le bout des pattes"
de toutes les vermines de la terre le fixe pour l'éternité au poteau
d'infamie.
Il m'a semblé que , pour appréhender d'une manière plus fine les événements
que la presse occidentale appelle pudiquement les affrontements inter-palestiniens
les analyses de Primo Levi et de Kafka pouvaient servir de fil d'Ariane.
Les
affrontements à Gaza
Tout a commencé avec le triomphe électoral du Hamas , vote qui, comme
chacun sait, était motivé par le dégoût qu'éprouvait la majorité du
peuple palestinien pour les dirigeants corrompus du Fatah.
Mais
Israël et son allié, protecteur et bailleur de fonds américain ne l'entendaient
pas de cette oreille. Avec la collaboration scandaleuse des Européens,
ils ont entrepris de contraindre les Palestiniens par la voix du Chaim
Rumkowski officiel du ghetto de Gaza - un dénommé Mahmoud Abbas ou Abou
Mazen - soit à un rétro-pédalage " démocratique " par lequel ils se
déjugeraient, soit à mourir de faim .

Condoleezza
Rice et Mahmoud Abbas
Sinon…
Sinon,
les cerveaux néocons de Washington , et notamment l'un des plus pervers
d'entre eux - l'un des derniers néocons encore au pouvoir, Elliot Abrams
- ont prévu une manière expéditive de régler la situation. Ils ont concocté
un plan destiné à créer le fameux " chaos constructif " dont
ils ont le secret et qu'ils ont expérimenté avec le succès que l'on
connaît en Irak et au Liban, à savoir des affrontements entre factions
dans l'espoir qu'ils dégénèrent en guerre civile inter-palestinienne.
Tous les enfants de la terre savent que si l'on enferme des hannetons
dans une boîte et que l'on ne jette que quelques miettes de nourriture,
les hannetons finissent par se dévorer entre eux.
Le joker des cyniques maîtres israélo-américains
était précisément Mohammad Dahlan, l'ancien si proche collaborateur
d'Arafat que Condoleezza Rice et les dirigeants israéliens avaient imposé
à Mahmoud Abbas comme " conseiller à la sécurité".
Mohammad Dahlan (à droite) rencontre
fréquemment des membres importants de l'establishment militaire israélien,
dont l'ancien ministre de la Défense et l'ancien chef d'Etat-Major,
Shaul Mofaz. (Photo AP)
Depuis lors, le monde a appris qu'Israel a autorisé l'entrée
à Gaza de 500 miliciens pro-Abbas directement placés sous le commandement
de Mohammad Dahlan. Ces troupes, entraînées dans des camps militaires
égyptiens sous supervision américaine, ont pour fonction de participer
à la lutte contre le Hamas. Dans le même temps, les Américains ont alloué
la coquette somme de 86, 4 millions de dollars aux représentants du
Fatah et livré, tant à Gaza qu'en Cosjordanie; un armement considérable
en vue du "renforcement de la garde présidentielle", laquelle
se trouve directement placée sous le commandement de Mohammad
Dahlan.
Dahlan est donc en passe de remplacer officiellement Mahmoud Abbas,
jugé trop mou, dans le rôle de Chaim Rumkowski afin de remplir
la glorieuse fonction de "Président aux destinées du ghetto de
Gaza" .
Grâce
aux bontés de ses protecteurs officiels israéliens et américains,
il pourra se délecter du "choix d'aliments comestibles étalés sur
un vieux journal " qui lui seront généreusement offerts : "des
trognons de légumes à moitié pourris, des os du dîner de la veille couverts
d'une sauce blanche figée, des amendes, un fromage jugé immangeable
quelques jours auparavant… un pain rassis…". (Kafka, La Métamorphose)
Mais
aujourd'hui, c'est le vieux fromage pourri qui "attire particulièrement
" la vermine. Comme Grégoire Samsa, il l'avalera "comme un goulu
", avec des yeux " mouillés de satisfaction " .
Peut-être
même le futur "Président" accèdera-t-il à la gloire
suprême de devenir le Pinochet de Gaza.
A
suivre : Une première approche de la spécificité de l'univers concentrationnaire
israélien en Palestine
Le 4 juin 2007