Alice au pays des merveilles
Il
était une fois un pays dont le niveau de vie faisait saliver d'envie
les habitants du reste de l'univers . Si leur consommation et leurs
dépenses avaient égalé ceux des sujets de son Altesse impériale Picrochole
II (voir
chapitre I),
les richesses produites par huit planètes auraient été insuffisantes.
Ce
pays entassait les armes les plus complexes et les plus coûteuses, il
construisait des flottes de navires marchands, des armadas de sous-marins,
de porte-avions, de destroyers, de corvettes qui sillonnaient toutes
les mers du globe , des escadrilles innombrables d'aéronefs furtifs
, bombinants, percutants, il achetait du pétrole et du gaz à gogo, consommait,
gaspillait l'énergie sans le moindre souci d'économie, faisant fi des
avertissements éplorés du Reste du monde sur le réchauffement
climatique .
Les
entreprises et les établissements financiers de cet Etat miraculeux,
le nez au vent à la recherche de l'affaire juteuse, achetaient
partout où c'était loisible, des stocks de matières
premières, des immeubles, des sociétés , des secteurs
entiers dans lesquels elles possèdent maintenant un quasi monopole:
télécommunications, presse, télévision,
cuivre, zinc, or, uranium, agroalimentaire, semences transgéniques,
sucre, cacao, bananes, café.
Au moindre tremblement de terre, tsunami ou famine dans quelque recoin
que ce soit du globe terrestre, des colonnes de Picrocholiens se lançaient
à l'abordage des victimes accompagnés d'une troupe de photographes et
de cameramen. Avec
une générosité ostentatoire, ils distribuaient
des piles de couvertures et de tentes . Bombant le torse, ils en profitaient
pour écouler les quintaux de leurs surplus de grains de blé, de riz
ou de maïs que les victimes étaient dans l'impossibilité
d'utiliser et les étourdissaient de promesses de dons vertigineux .

Ce
pays avait tissé un fabuleux et onéreux réseau d'espionnage appelé
Echelon, qui lui permettait d'intercepter le moindre murmure aux
quatre coins de l'univers. Ses sept cents deux garnisons officielles
quadrillaient le globe de l'Arctique à l'Antarctique, et je ne compte
pas celles, officieuses, que l'empire louait dans pratiquement tous
les pays de la planète - à l'exception d'une petite poignée de très
grands Etats sourcilleux de leur indépendance - et les six mille bases
localisées sur son propre sol.
L'empire achetait, corrompait, soudoyait, sous couvert d'aide au développement,
des industriels, des ministres, des chefs d'Etats et des gouvernements
entiers ainsi que toute personne ou organisme dont l'activité pouvait
favoriser ses bénéfices . Ainsi, les Picrocholiens ont soutenu et souvent
mis en place toutes les dictatures militaires apparues dans le monde
depuis Seconde Guerre mondiale - et donc dévouées corps et âme à l'empire
- en Indonésie, en Grèce, en Uruguay, au Brésil, au Paraguay, en Haïti,
en Turquie, aux Philippines, au Guatemala, au Salvador, et personne
n'a oublié leur action particulièrement horrifique au Chili en 1973.
Et
les dollars valsaient , et les Picrocholiens riaient et se gavaient
tandis que le Reste du monde, la mine déconfite et le moral en
berne, bavait d'envie.
De
quelle caverne d'Ali Baba peuvent bien sortir tous ces dollars se demandaient
les sous-développés frustrés, eux qui trimaient, calculaient sou à sou,
économisaient , répartissaient laborieusement les dépenses et les recettes
? Même s'il n'a que des notions rudimentaires d'économie, le Rowien
de base ( habitant du Rest of the
Wold , ou ROW selon la terminologie utilisée par l'empire)
n'ignore pas qu'on ne peut dépenser davantage que ce qu'on produit -
même si de plus en plus d'Etats s'endettent au delà du raisonnable.
Est-ce
en vertu de son " destin manifeste ", se demande le piteux et
candide Rowien, que la " nation indispensable ", comme
la qualifiait un prédécesseur de notre Picrochole II , échappe aux lois
universelles de l'économie ? Car enfin, se chuchote-t-il en son for
intérieur, même si l'économie de cet Etat a été florissante il y a quelques
lustres, notamment lorsque les autres nations industrielles étaient
ravagées par la dernière guerre mondiale et importaient massivement
les produits d'outre-Atlantique , cela lui crevait les yeux que ce ne
sont pas quelques beaux restes qui permettaient de financer de pareilles
dépenses .
Il y a donc un truc, finit-il par conclure, en se grattant l'occiput.
Il y a sûrement quelque part une source intarissable qui alimente un
fleuve de billets verts et se déverse aux frontières de l'UsPicrocholand
pour former un limon fertile, puis un mur plus compact, plus résistant
et plus infranchissable que le mur de Berlin, que celui de Sharon ou
même que la muraille de Chine.
Sur
le chemin de ronde de la forteresse de papier monnaie, il voit déambuler
fièrement, nez au vent, des Picrocholiens arrogants et repus. Il les
entend railler narquoisement le reste de l'univers pour la pauvreté
de leurs Universités, la médiocrité de leur armement, la gestion minable
de leurs économies, l'indigence de leur programme spatial. Il devine
qu'ils tournent en dérision les lourdauds chaussés de semelles de plomb
qui se traînent dans la fange d'un quotidien laborieux pendant qu'en
athlètes aux pieds agiles ils galopent en tête dans le délectable marathon
de la piraterie intercontinentale appelée mondialisation.
Sur
la piste de la toison d'or
En
Argonaute téméraire je me suis donc lancée sur la piste d'une Toison
d'or tapissée de billets verts. J'ai découvert que je ne m'engageais
pas dans un cabotage balisé par les paisibles règles monétaires d'une
apparente scientificité et d'une neutralité séraphique, cautionnées
par d'éminents théoriciens bardés de diplômes de mathématiques, de récompenses
officielles et même de prix Nobel , mais dans une circumnavigation périlleuse
où la seule loi est celle de la jungle . Et cette loi dit que la raison
du plus fort est toujours la meilleure comme le démontrait le grand
psychologue et connaisseur de l'âme humaine appelé Jean de La Fontaine.
Il
s'agit donc d'ouvrir l'œil afin de ne pas se laisser charmer, endormir
ou égarer par les sirènes d'une pseudo "science économique" qui partage
avec l'astrologie et la théologie de n'être " scientifique " que dans
les déductions logiques qui résultent d'axiomes péremptoires. J'ai découvert
que les principes sur lesquels fonctionne le système monétaire international
ne sont qu'une variante monétaire actualisée du coup de massue
sur le crâne par lequel la brute velue Aghoo, un des personnages
de la Guerre du Feu, terrasse ses adversaires .
Les
rochers et les tourbillons de Charybde et Scylla qui se sont dressés
sur la route de l'ingénieux Ulysse font donc figure d'aimables puérilités
face aux masques et aux astuces d'institutions financières internationales
qui ont un intérêt puissant à passer comme chat sur braise sur le principe
politique sur lequel elles reposent et qui saoulent les Béotiens ignorants
de courbes, de graphiques, d'équations et de certitudes fondées sur
des théories subalternes qui ne remettent jamais en question la loi
de la force qui est le pivot central du système.
A
suivre