"
Le plus
petit marchand est savant sur ce point,
Pour sauver son crédit, il faut cacher sa perte."
Jean
de La Fontaine,
La chauve-souris, le buisson et le canard .
*
1 - Un
grand lamento mondial
2
- Qu'est-ce que le " marché " ?
3 - Une
histoire de "bulles"
4 - Les
subprimes
5
- Les monolines
6 - Fannie et Freddie
6
- La main bien visible d'un Zorro de la finance mondialisée
7 - Les
racines philosophico-théologiques de la " loi du marché " et de sa "
main invisible "
*
1 - Un grand lamento
mondial 
Tout va très
mal , Madame la Marquise, tout va très très mal, se lamentent aujourd'hui,
en chœur, dans toutes les langues de la terre, financiers et économistes
. La planète financière tremble sur ses bases et ses fondations font
entendre de sinistres craquements.

Et
pourtant, les très fameuses " lois du marché " ne devaient-elles
pas , non seulement régler harmonieusement l'ensemble de la vie économique
du monde, mais accroître la richesse de toutes les nations de la terre?
Les prophètes du " marché " proclamaient urbi et orbi
que le rôle de l'Etat serait progressivement grignoté et allait finir
par devenir si spectaculairement inutile qu'il disparaîtrait dans les
poubelles de l'histoire. Le marché, nouveau Dieu planétaire, allait
conduire l'humanité à la prospérité universelle et à la félicité.
Après
la mort politique du marxisme, les dirigeants des groupes capitalistico-mondialisés,
enfin libérés de la concurrence idéologique d'un adversaire qui rêvait
d'établir le paradis sur terre n'avaient-ils pas inventé la société
de leurs rêves, celle dans laquelle les profits de la croissance étaient
presque exclusivement redistribués aux actionnaires? La société
du capitalisme pur et dur était en marche dans un grand mouvement
de rétropédalage en direction du XIXè siècle.
Disposant de capitaux considérables et recherchant une rentabilité maximale,
les maîtres du monde inventèrent une sorte de casino financier
, déconnecté de l'économie réelle, dans lequel des manipulations financières
sur des sommes vertigineuses circulaient en vase clos . C'est ainsi,
par exemple, qu'un simple courtier, donc un employé subalterne, a pu
faire perdre cinq milliards d'euros à la banque qui l'employait, alors
qu'il avait misé sur 50 milliards d'euros .
Question
candide : d'où vient cet argent, alors que, dans le même temps, les
banques osent imposer aux particuliers et aux petites entreprises des
frais de gestion considérables pour la moindre opération?

Comment la belle machinerie a-t-elle déraillé ?
2 - Qu'est-ce
que le " marché " ? 
M. Martin est maraîcher . Toutes les semaines il vend ses poireaux et
ses carottes sur le marché de la petite ville toute proche. Mais depuis
trois jours, le sol gelé l'empêche de déterrer autant de poireaux qu'il
le souhaiterait. Il y a donc, ce jour-là, peu de poireaux en vente,
justement au moment où le froid incite les ménagères à mitonner des
potages.
Peu d'offre, grosse demande: immédiatement, la " loi de l'offre et
de la demande " fait son apparition et se met en mouvement sous
la forme d'une décision de M. Martin d'augmenter fortement le prix de
ses poireaux. Tant pis pour Mme X dont le budget ne lui permet pas d'acheter
des poireaux au prix du caviar puisque Mme Y et Mme Z sont prêtes à
se fournir au nouveau prix.
Première découverte : C'est dans le cerveau de tous les M. Martin
de la terre que loge la fameuse " loi du marché, dite loi de l'offre
et de la demande ", dont nous savons qu'elle est l'axiome fondamental
et la pierre d'angle sur laquelle est bâtie l'église de l'économie libérale
.
Loin de trôner dans un ciel des idéalités objectives dont les oukazes
seraient aussi impérieux que les déductions de la géométrie euclidienne,
il s'agit d'une formule-valise et dépersonnalisante qui recouvre pudiquement
le désir égoïste de M. Martin de gagner le plus d'argent possible en
vendant ses poireaux.
- Il est certes légitime, se dit M. Martin en son for intérieur,
que je conserve
le même revenu avec moins de marchandise vendue. Je n'ai pas vocation
à devenir un bon samaritain et à me soucier des conséquences de ma décision.
Il
est difficile de lui donner tort.
Traduite
dans le langage savant et abstrait de l'économie politique , cette réalité
s'exprime ainsi :
"
Ce n'est que dans la vue d'un profit qu'un homme emploie son capital.
Il tâchera toujours d'employer son capital dans le genre d'activité
dont le produit lui permettra d'espérer gagner le plus d'argent. "
(Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse
des nations , paru en 1776)
Revenons à nos poireaux et à M. Martin méditant sur le niveau d'augmentation
de son prix. Certes, il aimerait bien doubler, tripler et, pourquoi
pas, telle une Perrette avec son pot-au-lait, multiplier par dix le
prix de sa botte. Comme c'est un homme calculateur, mais prudent, il
craint, d'une part, de ne plus trouver d'acheteur et, d'autre part ,
il redoute la venue sur la place d'un concurrent moins gourmand. Du
coup, il se contente d'un simple doublement de son prix qui lui permet
encore de trouver des acheteurs .
M. Martin et sa cliente ont trouvé un compromis et c'est cet équilibre
que les économistes qualifient de "fonctionnement harmonieux de la
société".
Et voilà comment, dit Adam Smith, notre évangéliste du libéralisme,
" l'homme se trouve conduit par une main invisible à remplir une
fin qui n'entre nullement dans ses intentions ".
Deuxième
découverte : La "main du marché" n'est pas du tout
invisible. C'est la main bien visible et bien concrète d'un éventuel
concurrent , ainsi que la peur de ne pas écouler ses poireaux, qui ont
freiné l'appétit de M. Martin .
Ayant été contraint de brider sa propre cupidité et son égoïsme , M.
Martin démontre , involontairement, que le système économique libéral
fondé sur l'appât du gain , et dont il est un représentant éminent ,
est néanmoins capable de s'auto-organiser et de s'auto-réguler. Car,
comme l'énonce sentencieusement la théorie, "tout en ne cherchant
que son intérêt personnel , l'homme travaille souvent d'une manière
beaucoup plus efficace pour l'intérêt de la société que s'il avait réellement
pour but d'y travailler " . (Adam Smith, op. cit.)
Certes,
ce n'est pas de gaieté de cœur que M. Martin s'est résolu à faire preuve
d'une certaine modération. Sa capacité d'auto-régulation a été fortement
encouragée par la mauvaise humeur des acheteurs devant la valse des
étiquettes et par la pression de la concurrence. Adam Smith l'énonce
en ces termes : " A la vérité, son intention n'est pas en cela de
servir l'intérêt public, et il (l'homme) ne sait pas jusqu'à
quel point il peut être utile à la société. " (Adam Smith, op. cit.)
Troisième
découverte : L'équilibre sur lequel se fonde l'économie libérale
de marché est celui des vices . Ma liberté s'arrête où commence celle
des autres disent les moralistes. Ma rapacité et la poursuite de mes
intérêts égoïstes s'arrêtent lorsqu'elles se heurtent à ceux des autres,
répondent les libéraux . Et c'est l'équilibre des vices et des passions
considéré comme étant " utile à la société " qui, qu'une poigne
invisible, est appelé à guider fermement et d'un même élan la vie des
l'hommes et l'économie en vue d'une harmonie sociale naturelle .
Conclusion : La " loi du marché " n'est nullement une
loi économique , mais un avatar de la psychologie. Elle est la
résultante de la somme des désirs et des intérêts divergents des différents
acteurs de l'économie.
La
somme des égoïsmes individuels est donc censée produire une société
dont le fonctionnement idéal ferait le bonheur de l'humanité. On aboutit
à un mélange curieux de pessimisme sur la nature humaine
qui n'est pas sans rapport avec l'épître aux Romains dont
il y a fort à parier qu'en bon Anglais du XVIIIe siècle nourri de la
Bible, elle constituait l'arrière-monde d'Adam Smith, et d'optimisme
sur le fonctionnement de la société mystérieusement auto-régulée
par les vices de ses participants qui rappelle la satire que fait
Voltaire dans son Candide de la Théodicée
de Leibniz parue en 1710 . J'y reviendrai.
3
- Une histoire de "bulles" 
M. Martin a abandonné les poireaux et l'économie réelle, celle où l'on
se salit les mains dans la production de biens concrets. Il ne jure
plus que par l'économie virtuelle. Transporté dans la patrie de l'économie
libérale , là où la " main du marché" s'est si bien camouflée
dans les ruses des banquiers et le nouveau monopoly libéral que les
apprentis-sorciers de tout poil ont inventés qu'elle est devenue indétectable
même à la loupe , il s'est livré aux montages financiers plus astucieux
les uns que les autres. Il en a profité pour orner son nom d'un
s terminal, qui le baptisa anglo-saxon.
Mr.
Martins, comme tous ses semblables de ce côté-ci de l'Atlantique, est
un grand optimiste. Il avait, certes, perdu quelques plumes à la fin
des années 1990 dans l'effondrement de la première bulle spéculative
sur les valeurs technologiques liées à l'informatique et aux télécommunications,
mais de nouvelles opportunités se sont ouvertes à son imagination financière.
La
bulle internet lui rappelle des souvenirs excitants . C'était le temps
heureux où les start up fleurissaient comme les jolis champignons
appelés petits rosés dans les pâturages après la pluie. L'ouverture
à la concurrence du marché des télécommunications et la création de
stocks-options avaient permis à la rapacité des spéculateurs
de s'en donner à cœur joie.
Le
syndrome observé dans la vente des poireaux avait joué à plein : grâce
à la fameuse " loi de l'offre et de la demande", le prix des
actions de toutes ces entreprises, notamment des plus récentes, qualifiées
bucoliquement de " jeunes pousses ", avaient atteint des sommets
vertigineux . La spéculation sur les logements privés et commerciaux
battait son plein. Une enivrante euphorie avait gagné tous les acteurs
à la perspective d'un enrichissement immédiat accompagné de l'illusion
que la progression serait sans fin. Et la bulle grossissait, grossissait
avec une montée du prix des actions déconnectées de la valeur réelle
des entreprises .
Des manipulations comptables visant à doper la valeur du cours de bourse
afin de réaliser une plus-value immédiate et maximale sur la vente des
stocks-options - ces gros paquets d'actions généreusement distribués
aux dirigeants et aux principaux cadres de l'entreprise - vinrent s'ajouter
au grossissement naturel de la bulle .
Elles
rappellent la récente opération juteuse réalisée par la centaine de
dirigeants d'EADS , tant français qu'allemands, qui spéculèrent
à la baisse en vendant leurs actions avant la chute prévisible du cours
liés à leur gestion calamiteuse, l'égoïsme privé primant dans leur esprit
sur le souci du bien public et la santé de l'entreprise . Comme le disait
si justement Adam Smith l'homme " tâchera toujours d'employer son
capital dans le genre d'activité dont le produit lui permettra d'espérer
gagner le plus d'argent ". Mais les conséquences de la rapacité
des dirigeants loin d'avoir eu un effet d'équilibre harmonisateur tel
qu'annoncé par la théorie ont été, au contraire, désastreuses pour l'entreprise
et pour la société.

Picsou
Les
bulles sont faites pour éclater et la bulle spéculative des années 1990
n'a pas échappé à son destin . Elle était due à une classique crise
de surproduction de matériels impossibles à écouler , à une survalorisation
des sociétés ajoutées à des carnets de commande en berne. L'atterrissage
dans le monde réel fut douloureux. Des faillites en cascade s'ensuivirent
, accompagnées d'une chute des loyers de bureaux et des logements des
particuliers. Des licenciements et le chômage des employés des entreprises
en faillite ont accéléré la spirale du désinvestissement et de la dégringolade
des valeurs boursières. Une vilaine gueule de bois n'a pas tardé à succéder
à l'ivresse des résultats mirobolants .
Actionnaires
et spéculateurs professionnels ont alors, d'un seul mouvement, abandonné
la spéculation boursière sur les valeurs technologiques et, aidés et
encouragés par la baisse des taux d'intérêt décrétée par M. Alan Greenspan,
alors responsable de FED (Federal Reserve System) , ils se sont
rués sur l'immobilier considéré comme le seul placement sûr et rémunérateur.
- Sur la création
et le fonctionnement de la FED , voir : Voyage
circummonétaire à la recherche du roi dollar et découverte
de la caverne d'Ali-Baba
Cette
ruée sur l'immobilier, amorcée au début des années 2000, n'a pas manqué
de réveiller et de mettre en branle , une fois de plus , la célèbre
" loi de l'offre et de la demande " , laquelle a immédiatement
provoqué une faramineuse augmentation du prix des maisons par tous les
heureux propriétaires.
C'est
ainsi qu'inexorablement une nouvelle " bulle " s'est mise à gonfler
et une nouvelle fatalité s'est mise en marche.
4
- Les subprimes 
C'est
à cet endroit précis de l'histoire des aventuriers de la bourse que
j'ai donné rendez-vous à mon héros .
Mr. Martins est un courtier renommé . Grâce au crédit tombé à 1% en
2003 , ses affaires sont florissantes . Tous les biens immobiliers qu'il
proposait à la vente se sont arrachés comme des petits pains. Les clients
fortunés et ceux qui disposaient de revenus stables et suffisants ont
été pourvus en premier et pouvaient jouir d'un bien dont la valeur augmentait
presque à vue d'œil .
Restaient les pauvres. Ils sont les plus nombreux, même au paradis du
libéralisme, mais présentent l'inconvénient d'être manifestement insolvables
et de plus, déjà endettés par une acquisition à crédit d'une voiture
ou d'un équipement pour la maison.
Mais
Mr. Martins, s'il n'est pas Dieu tout-puissant en personne, est néanmoins
un magicien : il peut proposer à tous les Dupont-Smith d'outre-Atlantique
un Mortgage Securities, c'est-à-dire un " crédit non refusable
" sur trente ans à des conditions très avantageuses pendant les trois
premières années durant lesquelles ils ne paieront que les intérêts
, étant bien entendu qu'ensuite le taux variable serait indexé sur le
loyer de l'argent. Cela sous-entend que les familles aux revenus insuffisants
avaient obtenu une manière de droit à devenir propriétaire.
Tous
les Smith sans le sou ou avec des revenus modestes qui se sont rués
sur l'aubaine étaient d'autant plus persuadés d'avoir fait l'affaire
de leur vie que le prix des maisons n'ayant cessé de grimper, leur capital
potentiel se trouvait naturellement réévalué et leur permettait même
d'adosser à cette valorisation virtuelle un nouveau crédit à la consommation
.
L'inflation en est résultée qui a amené la FED à augmenter ses taux
qui, entre 2003 et 2006 sont passés de 1% à 5,25%.
C'est précisément à ce moment-là que la majorité des souscripteurs pauvres
est entrée dans la phase de remboursement du capital à taux variable
, ainsi que le stipulait le contrat . Ils se retrouvaient avec des mensualités
au moins doublées , si ce n'est triplées dans certains cas, qu'ils étaient
incapables d'honorer. C'était donc la faillite personnelle pour des
centaines de milliers de familles, l'expulsion et la mise en vente des
maisons.
Notre fameuse " loi de l'offre et de la demande " est sortie
du bois et d'un vilain coup de massue a fait baisser le prix des maisons
qui ne trouvaient plus preneur.
Cette situation était, certes, très malheureuse pour chacune des victimes,
mais comment ces catastrophes individuelles sont-elles parvenues à provoquer
un tremblement de terre monétaire mondial ?
C'est
là qu'il convient d'observer l'autre extrémité du mécanisme du crédit.
Imaginons
que M. Martin redevenu un marchand de fruits et légumes vendrait des
paquets de poires en lots bien ficelés . Il aurait pris soin d'envelopper
chaque fruit dans un joli papier d'aluminium hermétiquement clos . Comme
il possède dans sa cave quelques caisses de poires presque blettes et
d'autres complètement pourries, il en profite pour les mélanger avec
des fruits sains et les écoule tranquillement dans ses lots en conformité
avec la théorie libérale qui stipule que "l'homme
cherche toujours son intérêt personnel".
Découvrant
la supercherie, certains clients vont se rebeller et porter plainte
pour escroquerie, d'autres vont soigneusement réemballer les
fruits pourris et les proposeront à la vente. Un cycle des escrocs
- appelons-les par leur nom - est amorcé.
C'est
ce que Mr. Martins ainsi que toute la chaîne des décideurs bancaires
ont pu tranquillement réaliser avec les emprunts des pauvres à cette
différence près que non seulement personne ne les a traités de délinquants
et de voyous, mais que ce qui est interdit aux marchands de fruits fut
non seulement autorisé, mais encouragé pour les produits financiers.
Tous
les Mr Martins de la planète avaient conscience , en financiers-boursicoteurs
avisés et rusés, du risque de non-remboursement à long terme que représentaient
ces opérations. Mais outre qu'ils espéraient pouvoir expédier
la patate chaude à quelqu'un d'autre, l'appât du gain aidant,
ils inventèrent et imposèrent un système astucieux qui leur permettait
de faire commerce avec les dettes des pauvres, c'est-à-dire avec
les prêts à risque qu'ils avaient eux-mêmes consentis .
Cela
signifie que par un tour de passe-passe, une dette devint un crédit
négociable et porteur d'un intérêt alléchant. Mais malins et afin de
donner meilleure mine à leur offre, ils procédèrent à ce qu'ils appelaient
un " saucissonnage " , c'est-à-dire qu'ils mélangèrent des titres-dettes
avec de vrais titres correspondant à des valeurs réelles ou à des bons
du trésor - donc des poires saines et des poires pourries. Ils appelèrent
titrisation cette opération et ils mirent tranquillement ces
" titres " adossés à un intérêt très élevé sur le marché .
C'est ainsi que le passif des ménages américains figurait dans
la colonne des actifs des banques soigneusement camouflé
dans les fonds communs de placement .
La rentabilité élevée de ces valeurs appelées " subprimes " aiguisa
les appétits et les banques les plus célèbres succombèrent à la tentation
d'une forte et rapide rentabilité .
Comme
ces achats de dettes se faisaient également à crédit , il était également
loisible aux banquiers de titriser les dettes qui permettaient d'acheter
des dettes .
Un effet boule de neige s'ensuivit , d'autant plus dangereux que plus
personne n'était capable de discerner, dans les "paquets " achetés
par les banques , les valeurs sûres et les dettes pourries.
Après
avoir édifié une sorte de monde surréel dans lequel les dettes se métamorphosent
en crédit par la magie d'un carburant appelé " confiance ", la
montgolfière monétaire s'est dégonflée brutalement et les passagers
de la nacelle sont retombés durement sur la terre ferme où ils ont retrouvé
le principe de réalité qui leur demande de solder les comptes
avec un argent réel .
On
voit donc une fois de plus que, contrairement à la théorie libérale
attribuée à Adam Smith, lorsqu'il ne " cherche que son intérêt personnel
" , l'homme ne travaille pas du tout pour l'intérêt et l'harmonie
de la société.
L'optimisme
béat en l'efficacité régulatrice de la " main invisible du marché
" prend des allures de dérision qui nous rappelle Voltaire et son
Candide. A moins que, par ironie, on appelle " intérêt
de la société " la série de catastrophes financières en chaîne issues
de la rapacité et du désir égoïste de s'enrichir qui constitue un des
moteurs de l'action des hommes et qui, comme les coups de marteau sur
le crâne, finiraient par faire rentrer dans leur cervelle l'honnêteté
et la sagesse.

5 - Les monolines

La " crise des subprimes " n'est que le premier étage de l'effondrement
du système monétaire . Car les financiers n'avaient pas seulement "
structuré ", c'est-à-dire collationné en gros paquets et vendu
en rondelles sous forme de " titres " - le fameux saucissonnage
- les dettes immobilières des particuliers notamment des pauvres, ils
avaient soumis au même type de "structure " - c'est-à-dire de
paquets mélangés - les crédits revolving adossés aux cartes bancaires,
les prêts aux entreprises, les prêts aux promoteurs immobiliers , aux
étudiants, aux ménages , etc. ainsi que les prêts consentis pour le
rachat d'entreprises .
Aujourd'hui
, chaque maillon de la chaîne exerce une pression au remboursement sur
le maillon dont il détient les créances. Comme ce maillon faible vivait
d'emprunts , qu'il est sans fonds propres, qu'aucune banque n'accepte
de renouveler le crédit, il demeure incapable de rembourser quoi que
ce soit , si bien que le risque est considérable de voir se déclencher
une "spirale d'insolvabilité " dévastatrice pour le système bancaire
mondialisé tout entier.
Ne
restent plus que les prières et les invocations afin que la " main
invisible du marché " vienne miraculeusement mettre de l'ordre dans
la gabegie, et surtout qu'elle injecte de l'argent frais qu'elle cueillerait
dans les étoiles afin de lubrifier un meccano financier que la folie
et la gloutonnerie de ses concepteurs et de ses utilisateurs est en
passe de faire exploser.
Car le deuxième étage de la fusée de la catastrophe monétaire est également
atteint. En effet , après la " crise des subprimes ", arrive
la " crise des monolines ".
Que
sont les " monolines " ?
La
" main invisible " du meccano financier censée réguler et garantir
tout le système était constituée par des entreprises appelées monolines
ou rehausseurs de crédit. Il s'agit , à l'origine, de mécanismes
bancaires complexes dont la solidité et la fiabilité sont garanties
par une note d'excellence attribuée par trois sociétés spécialisées.
A l'origine les monolines ne garantissaient que des investissement dits
" de père de famille " et elles étaient censées jouer le rôle
d'assureur en dernier ressort des seuls emprunts sûrs émis par les municipalités
ou l'Etat, mais à rentabilité modeste, d'où leur nom.
Or, alléchées par la rentabilité juteuse offerte par les emprunts hypothécaires,
et entraînées par l'euphorie d'un marché haussier, les monolines se
sont mises à assurer des produits à risque pour des sommes vertigineuses
- pour 45 000 milliards de dollars, ce qui correspond au double de la
capitalisation de toutes les places boursières américaines et au triple
du produit intérieur brut des Etats-Unis . Ces chiffres qui donnent
le vertige, signifient que l'assureur est désormais incapable d'assurer
quoi que ce soit et qu'il est lui-même en faillite.
Or, la défaillance de l'assureur affecte le fonctionnement des banques,
puisqu'elle les oblige à geler d'importantes provisions dans les bilans.
Par un effet de domino , cette défaillance des monolines aboutit à restreindre
le crédit aux entreprises et aux particuliers, ce qui revient à freiner
la production et la consommation et amorce une spirale de récession
de l'économie américaine avec des risques de propagation mondiale .
Fannie
et Freddie
Deux des plus célèbres monolines portant les jolis noms de , Fannie
Mae et Freddie Mac - en réalité Federal Home Loan Mortgage
Corporation et Federal National Mortgage Association - dont
les titres ont perdu entre 80 et 92% de leur valeur boursière en raison
des crédits pourris qui figurent dans leurs portefeuilles, viennent
d'être purement et simplement nationalisées par le gouvernement américain,
comme un vulgaire Crédit Lyonnais par le gouvernement de Pierre Mauroy
sous la présidence de François Mitterrand, afin qu'elles puissent continuer
à remplir leur mission . Garantissant les crédits, notammment hypothécaires,
des autres établissements , elles disposaient , depuis 1938 , sous la
présidence de Franklin Roosevelt, pour Fanny Mae et depuis 1970 pour
Freddie Mac, de la garantie du gouvernement américain , privilège qui
leur permettait d'emprunter sur le marché à des taux très faibles .
Elles
jouissaient d'un statut privé à but lucratif depuis 1968 pour Fannie
Mae et dès sa création en 1970 pour Freddie Mac et le rôle de ces deux
monolines consistait à racheter aux banques et autres entreprises de
prêt , les crédits immobiliers qu'ils avaient souscrits, puis de transformer
ces dettes en obligations - la fameuse titrisation - et enfin
de les vendre sous forme de titres à la bourse .
La
crise des subprimes a si bien gonflé leur portefeuille que leurs engagements
cumulés ont atteint la somme colossale de 5.300 milliards de dollars,
ce qui représente un tiers de la capitalisation de la Bourse de New
York , plus d'un tiers du PIB (Produit intérieur brut)
américain et 45 % de l'encours global de prêts immobiliers accordés
aux ménages américains.
Sachant que la proportion d'emprunteurs défaillants est considérable
et afin de sauver un pilier de son système financier, le pays du libéralisme
triomphant a été contraint , la mine défaite et les principes libéraux
en berne, de recourir à une nationalisation et de mettre à la charge
des citoyens américains le remboursement d'une dette des banquiers représentant
environ douze fois le montant du sauvetage du Crédit Lyonnais.
En
injectant ces millards de dollars dans le circuit monétaire,
le gouvernement américain contribue à une dévalorisation
du billet vert et opère, en fait, une dévaluation rampante
du dollar.
6 - La main
bien visible d'un Zorro de la finance mondialisée 
Le
discret milliardaire américain , Warren Buffet , courtier de son premier
état et qui se vante d'avoir fait fortune grâce à son bon sens et à
des " placements de père de famille " est alors entré dans la
danse d'une manière fracassante : mettant sur la table la modeste somme
de 800 milliards de dollars , il se propose d'assumer la fonction de
payeur en dernier ressort à la place des monolines défaillantes .
Si
l'on se réfère à ses propres déclarations : " Achetez seulement des
choses que vous serez parfaitement heureux de posséder si le marché
s'effondre pendant 10 ans ", ou bien: " Notre but est de découvrir
des compagnies extraordinaires à des prix ordinaires et non des compagnies
ordinaires à des prix extraordinaires ", il faut en conclure que
notre généreux milliardaire et " sauveur " du système se prépare
, en réalité, à faire une opération très juteuse. En effet,
ce chiffre de 800 milliards est à rapprocher des 45 000 milliards que
les monolines s'étaient engagées à assurer et des 900 milliards qu'elles
garantissaient en 2000 , du temps de leur sagesse.
Cela
signifie que pour 100 milliards de dollars de moins que la réassurance
minimale de l'an 2000 , M. Buffett se prépare à se bâtir un quasi-monopole
de la réassurance du crédit en ne gardant que les " bonnes dettes
" , c'est-à-dire en revenant à la mission originelle des monolines de
ne garantir que les dettes des institutions . Quant aux autres dettes
, tant pis pour les imprudents. Il mettrait donc une nouvelle fois en
pratique son slogan : " Soyez craintif quand les autres sont avides.
Soyez avide quand les autres sont craintifs " .
C'est pourquoi la proposition du milliardaire n'écarte en rien la perspective
du " tsunami dévastateur " redouté par le directeur de la Deutsche
Bank .
7
- Les racines philosophico-théologiques de la " loi du marché " et de
sa " main invisible " 
Les théoriciens de l'économie libérale qui, depuis la chute du marxisme
est devenue la nouvelle religion planétaire, se réclament des principes
exposés par Adam Smith dans les Recherches sur la nature et les causes
de la richesse des nations . Mais Adam Smith n'a évidemment jamais
imaginé un marché dans lequel le bien principal des échanges serait
l'argent et surtout pas un argent virtuel. L'économie de marché
dans laquelle la poursuite égoïste des intérêts particuliers de tous
les membres de la société formerait miraculeusement une gerbe harmonieuse
appelée " intérêt général " ne se serait appliquée, dans l'esprit
d'un philosophe du XVIIIè siècle, qu'à des échanges de biens réels ou
de services.
Il
est impossible de ne pas évoquer, au sujet de l'harmonie des intérêts
et de l'équilibre heureux et spontané des sociétés, la Théodicée
de Leibniz parue en 1710. L'auteur y exposait déjà la théorie selon
laquelle des " lois naturelles " gouverneraient la vie des hommes.
Une théodicée (du grec, signifiant la " justice de Dieu ")
présente le projet de justifier la marche harmonieuse de l'histoire
conduite par un " Dieu totalement bon " et réputé "tout-puissant
" alors que, dans le même temps, chacun peut constater que la malice,
la méchanceté , l'avidité, et le malheur sous toutes ses formes sont
le lot quotidien de l'humanité.
Voltaire
s'est moqué de cette vision du monde dans son Candide
ou l'optimiste , paru en 1759, soit dix-sept ans avant
les Recherches sur la nature et les causes de la richesse des
nations d'Adam Smith.
On
se souvient que le héros , qui a " candidement " cru trouver
le bonheur avec Mlle Cunégonde, est brutalement expulsé hors du " paradis
terrestre " à "grands coups de pied dans le derrière" généreusement
distribués par le baron de Thunder-ten-tronckh. Il se trouve propulsé
dans un monde cruel, livré au hasard et au plus grand désordre. Loin
de découvrir un univers harmonieux , obéissant à des lois et conçu par
un Etre intelligent en vue d'une finalité heureuse, Candide subit le
froid, la maladie, les catastrophes naturelles , la pauvreté, la stupidité
de la guerre et de ceux qui la conduisent , le fanatisme religieux,
l'obscurantisme , la malhonnêteté des commerçants et " la justice
qui s'empare des biens des banqueroutiers pour en frustrer les créanciers".
Il
n'y a là rien de nouveau sous le soleil et cette description pourrait
parfaitement s'appliquer au monde d'aujourd'hui . Une formule lapidaire
d'un autre philosophe , Hobbes, résume la situation : " L'homme est
un loup pour l'homme ".
Mais
on peut remonter beaucoup plus haut dans le temps. Dans son Epître
aux Romains l'apôtre des Gentils, Paul de Tarse, brossait déjà
un portrait peu flatteur de la condition humaine . Il y accusait les
hommes d'être " remplis de toute espèce d'injustice, de perversité,
de cupidité, de méchanceté ; pleins d'envie, de meurtre, de querelle,
de ruse, de perfidie ; rapporteurs, calomniateurs, ennemis de Dieu,
insolents, orgueilleux, fanfarons, ingénieux au mal, indociles aux parents,
sans intelligence, sans loyauté, sans cœur, sans pitié. " (1-28-31)
L'originalité
de la conception d'Adam Smith est qu'elle semble opérer une synthèse
entre le pessimisme des Voltaire, des Hobbes et des Saint Paul , d'une
part, et l'optimiste de Leibniz et de sa Théodicée , d'autre
part : les hommes sont certes méchants et surtout cupides, mais grâce
à une providentielle "main invisible" , l'ensemble de leurs vices
et de leurs malices mystérieusement malaxés dans on ne sait quels souterrains
d'un "psychisme de groupe" virtuel, serait censé "providentiellement
" aboutir à un fonctionnement harmonieux et prospère des sociétés.
Mais
on ne peut isoler les Recherches sur la nature et les causes de
la richesse des nations de l'ensemble de l'œuvre philosophique
d'Adam Smith.

Adam
Smith 1723-1790
Dans
son Histoire de l'astronomie , c'est au divin et notamment
au dieu grec Jupiter (ou Zeus) que se rapporte le pouvoir de disposer
d'une " main invisible " : " Dans toutes les religions polythéistes
(…) ce sont seulement les événements irréguliers de la nature qui sont
attribués au pouvoir de leurs dieux. Les feux brûlent, les corps lourds
descendent et les substances les plus légères volent par la nécessité
de leur propre nature; on n'envisage jamais de recourir à la " main
invisible de Jupiter " dans ces circonstances. Mais le tonnerre
et les éclairs, la tempête et le soleil, ces événements plus irréguliers
sont attribués à sa colère. "
On retrouve cette même expression dans sa Théorie des sentiments
moraux : " Les riches (…)ne consomment guère plus que les
pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle (…)
ils sont conduits par une main invisible à accomplir presque la
même distribution des nécessités de la vie que celle qui aurait eu lieu
si la terre avait été divisée en portions égales entre tous ses habitants
; et ainsi, sans le vouloir, ils servent les intérêts de la société
et donnent des moyens à la multiplication de l'espèce. "
Il
faut donc d'autant moins s'étonner que la " main invisible "
du marché soit impuissante à régler harmonieusement les sociétés , comme
le prouve l'état actuel de l'économie libérale, que pour Adam Smith
lui-même il ne s'agit nullement d'une notion économique - bien que d'innombrables
économistes se soient acharnés à essayer d'en préciser le sens et les
contours - mais d'une métaphore théologique servant à désigner une
force occulte, une vague et indistincte puissance divine.
Dans
sa Théorie des sentiments moraux , la " main invisible
" est un instrument de régulation et de maîtrise des passions, donc
le contraire même du laisser-aller moral aux vices et à la cupidité
tel que le pratique aujourd'hui le capitalisme financier débridé que
permet la dématérialisation de la finance actuelle .
Le
succès de cette expression religieuse s'explique par le confort
psychologique qu'elle offre à des thuriféraires atteint du syndrome
de l'autruche . Mais comme le dit un fin connaisseur de la rapacité
des spéculateurs et qui sait qu'en cas de difficulté, il vaut mieux
compter sur sa tête plutôt que sur une improbable " main invisible
" : " Si jamais vous vous retrouvez dans un bateau qui coule, l'énergie
pour changer de bateau est plus productive que l'énergie pour colmater
les trous. " (Warren Buffet)
L'increvable énergie des grands requins de la finance annonce leur départ
vers de nouvelles aventures dans une mer des Sargasses dont ils connaissent
par cœur toutes les chausse-trapes - mais après qu'ils se seront engraissés
à dévorer les petits poissons imprudents et naïfs qui se seront aventurés
en haute mer.
Les arêtes de leurs cadavres commencent d'ailleurs à tapisser les plages.

1er
mars 2008
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