Il était une fois Picrocholand...
Il
était une fois un pays qui avait fabriqué des armes si puissantes
qu'il rêvait de faire la guerre aux étoiles.
De
même qu'une grosse colonie de fourmis envoie des éclaireuses puis un
détachement, puis un groupe entier dirigé par une nouvelle reine, fonder
une colonie reliée à la maison mère, le paradis des Picrocholiens a
été fondé par un détachement de colons du paradis des déiphages sur
une terre choisie par la providence et bénie par elle qu'ils
disaient vierge et pure de toute souillure.
Il y avait bien sur place quelques bipèdes emplumés, mais les éclaireurs
avaient rapidement nettoyé le terrain et les colons avaient immédiatement
proclamé que le territoire était vide avant leur arrivée. Se référant
à un éminent fabuliste, ils se déclarèrent les premiers occupants, et
donc les propriétaires des lieux.

Ils ont d'abord baptisé leur Nouveau Monde Eden, mais depuis peu, sous
l'impulsion de leur nouvel Empereur, son Altesse impériale Picrochole
II, cette région a pris le nom de Picrocholand.
Comme il arrive souvent, la prospérité de la colonie a dépassé celle
de la maison-mère. Les Pïcrocholiens en furent tellement fiers, et même
tellement bouffis d'orgueil, que leur tête s'est mise à enfler. La petite
bulle d'air et de folie qui permet à chacun de flotter légèrement au-dessus
du sol a grossi, grossi et a fini par envahir leurs lobes frontaux.
Désormais,
tous les Picrocholiens sont affligés d'une grosse tête dans laquelle
se loge commodément leur bonne conscience, leurs illusions sur eux-mêmes
et leur indifférence à tout ce qui grouille au-delà de leurs frontières.
Ils sont persuadés qu'ils représentent, comme le proclamait
leur Jefferson, "the world's best hope" - c'est-à-dire
un fanal pour les autres peuples - et que la terre conquise sur les
emplumés est le lieu idéal où se réaliseront
les desseins divins .
C'est donc en ce lieu béni, laboratoire d'un futur mirobolant,
que le retour du Christ coïncidera
avec un avenir glorieux dont ils seront les heureux bénéficiaires.
En conséquence, ils se sont donné pour devise: Per
aspera ad astra.
La
Rowiens
Pour
faire court, ils appellent ROW - abréviation de Rest of
the World - les territoires mystérieux , barbares et effrayants, que
la "nouvelle Jérusalem" ou le "nouveau
Canaan" , ainsi qu'ils se proclament, devront sauver des maléfices
de Satan. Ces territoires qui
clapotent à leurs frontières
occupent-ils 98% de la superficie de la machine ronde? Qu'à cela
ne tienne, les vaillants missionnaires de la démocratie , messagers
du progrès, sont sur le pied de guerre . Brandissant l'étendard
du "Manifest Destiny" qui leur permet de débouler
sur le monde , ils en profitent pour s'approprier terres et richesses
sous couleur de délivrer le monde de l'oppression des tyrans.
L'opinion de cet amas exogène et indistinct possède pour eux aussi peu
d'importance que celle du vermisseau qu'ils écrasent d'un gros orteil
dédaigneux.
Il faut dire que leur orteil, les Picrocholiens l'ont vraiment gros.
En effet, leur silhouette a, elle aussi, subi des modifications morphologiques
spectaculaires. Comme la plupart d'entre eux mangent habituellement
de grosses miches de pain fourrées de mélanges gras et sucrés, beaucoup
ressemblent aux beignets soufflés que nous cuisons dans l'huile ou aux
vers blancs qui se cachent sous les pierres plates.
Les Picrocholiens prétendent que leur empereur possède une ligne téléphonique
directe avec le créateur et que celui-ci non seulement veille sur l'
empire d'une manière toute particulière, mais qu'il a chargé ses habitants
de la mission de civiliser les Rowiens en leur faisant avaler, de gré
ou de force, les règles et les lois picrocholines. Leur Dieu tout-puissant
n'est pas, ils en sont sûrs, un Grand Trompeur comme un de ces Frenchies
honni, gardien des portes de l'enfer, avait voulu l'insinuer.
Premiers
regards sur la démocratie picrocholienne
Or
donc, assurés que leur dieu bénit leurs motivations et leurs actions,
excellentes par essence et quintessence, ils marchent d'ordinaire d'un
pas martial , le nez orgueilleusement dressé vers l'azur, écrasant
tout sur leur passage. D'ailleurs sa Majesté Picrochole II n'a
pas hésité à claironner récemment, afin
que nul n'en ignore : "Nous sommes exceptionnellement bons.
Nous sommes le peuple élu."
Comme
leur surgissement dans les affaires de la planère date de la
dernière pluie, leur assurance et leur arrogance sont inversement proportionnelles
à l'épaisseur de leur histoire collective et à leur expérience
de la politique, si bien que leur compréhension du monde se résume au
binôme noir-blanc, Bien-Mal.

La stratégie
picrocholienne
C'est
pourquoi ils proclament haut et fort que ceux qui ne sont pas avec eux
sont contre eux et que les Picrocholiens investis de la mission de mener
le monde vers l'ère radieuse du bonheur, de la liberté , de la morale
et d'un gouvernement mondial idéal résolvent les problèmes en les écrasant.
En conséquence, la terre tournera rondement sur l'axe du Bien et ils
écraseront le Mal et les problèmes qui en découlent en écrasant les
habitants.
D'où
l'utilisation massive de la stratégie dite "du tapis
de bombes" , largement utilisée au Pays des mille et
une nuits et récemment reprise par le meilleur allié de
son Altesse Picrochole II , que six milliards d'humains ont vu ravager
le Pays du Cèdre pendant trente trois longues journées
avec la bénédiction et l'aide active du grand protecteur
. Ces deux "peuples élus"
censés divinement guidés par la Providence ont d'ailleurs
inventé et appliqué "the art of creative destruction"
, variante picrocholienne du très ancien: "Tuez
les tous, Dieu reconnaîtra les siens" .

Rites
picrocholiens
Tous
les matins, les Pirocholiens grands et petits, maigres et ventrus, vieillards
et bambins se réunissent dans les ateliers, les bureaux, les cours de
ferme, les écoles, les universités, les hospices, les écoles maternelles,
les temples et les Églises afin de célébrer les bienfaits de la picrocratie
et ils répètent en chœur à haute et intelligible voix, la main droite
posée à plat sur la poitrine à l'emplacement du cœur :
"
Dieu bénit notre cher Picrocholand. Nous lui rendons grâces de nous
avoir fait naître sur cette terre miraculeuse. Nous sommes les missionnaires
de sa parole et notre mission sacrée est d'étendre le Bien
à la planète entière. Peu importent les moyens. Nous sommes le pays
de l'homme libre et la maison du brave.
Aussi,
au nom du Bien que nous incarnons, nous donnons-nous tous les droits.
Nous écartons d'une pichenette et d'un Pftt méprisant les jaloux
qui s'avisent d'invoquer contre nos actions des lois internationales
ou toute autre foutaise appelée "morale universelle"
ou "loi internationale" . Notre nation est dotée
de qualités uniques; elle est moralement supérieure
à toutes les autres nations qui peuplent la machine ronde.
Nous
savons que la picrocratie est la quintessence de toutes les perfections
et que notre empereur bien-aimé est l'incarnation de la morale.
Il est la morale en marche . Dieu est d'ailleurs son conseiller
personnel.
Quand
il fait promulguer des lois légalisant la torture et les
traitements dégradants, seuls des esprits suspicieux ne voient
pas que les tortures que nous pratiquons sont d'une autre essence
que les tortures des infâmes tyrans que nous combattons.
Quand
nous envahissons ou bombardons un pays, nos bombes ne répandent
pas la mort et le désespoir, mais nos saintes valeurs : la
démocratie et la liberté car nous sommes une nation
qui connaît la "liberté et la justice pour tous".
C'est
pourquoi nous sommes les maîtres du langage et notre puissance
nous permet de rendre blanc le noir
et le Bien
est Bien quand nous le proclamons tel. C'est pourquoi nos troupes
vertueuses apportent le
bonheur aux autres peuples
à la pointe de nos saints missiles et de nos bombes séraphiques.
Amen"
Découverte
de la martingale
D'ailleurs,
les Picrocholiens ont le génie et la bosse du commerce. Ils peuvent
d'autant plus aisément accumuler des richesses qu'ils ont trouvé une
fabuleuse martingale qui leur permet de satisfaire tous leurs désirs
. Je reviendrai en détail sur cette trouvaille miraculeuse, que certains
malveillants appellent l'escroquerie du millénaire, et que d'aucuns
vont jusqu'à affirmer qu'on n'a rien vu de plus pervers et de plus néfaste
depuis l'apparition de l'homo erectus.

Grâce à cette ruse financière qui leur a permis, depuis la fin de la
seconde guerre mondiale, de vivre grassement en bénéficiant d'un jackpot
permanent , les Picrocholiens ont pu, d'abord subrepticement, puis ouvertement,
édifier un empire économique et militaire. Ils se sont alors imaginé
qu'ils étaient tout puissants et omniscients et qu'en conséquence, ils
jouissaient en tous domaines d'une impunité et d'une immunité qui leur
assuraient un statut suréminent par rapport à la masse des Rowiens.
Oublieux
des conditions monétaires exceptionnellement favorables que les Picrocholiens
avaient extorquées au reste du monde au fil des années, les Rowiens
leur ont longtemps voué une admiration béate et même un amour ardent
. Ils voyaient en eux l'hyperpuissance bienveillante chargée de régler
avec sagesse et lucidité tous les conflits internationaux. C'était leur
guide et leur modèle.
L'image
d'un de leurs ministres particulièrement flagorneur et quasi en extase
d'avoir pu toucher le bout des doigts de son Altesse impériale, même
s'il lui a fallu grimper sur un tabouret pour parvenir à sa hauteur,
a frappé tous les esprits.
Cette
attitude extatique quasi universelle a eu pour conséquence calamiteuse
de geler les neurones des Rowiens et de paralyser leur esprit critique.
Cependant, il est à remarquer que des tentatives de rébellion et de
sortie de l'hibernation mentale se manifestent de plus en plus ouvertement
. Il se peut que le réchauffement climatique ait produit un effet bénéfique
indirect et que les cervelles commençant à dégeler , les neurones redeviennent
alertes et se libèrent de la gangue glaciale de vénération, de soumission
et de passivité qui les emprisonnait.
Une
anecdote a si bien secoué de rire tous les Rowiens que l'axe de la rotation
du globe terrestre a failli en être dévié. La guerre, et notamment la
guerre pour le pétrole étant, comme chacun sait, l'occupation
principale de l'empereur Picrochole II, son ignorance a failli lui jouer
un tour pendable : se proposant d' envahir le Pays des Mille et une
Nuits, très fanfaron dans ses bottes de gardien de vaches et sa chemise
à carreaux et n'ayant que des notions approximatives des règles de l'orthographe
et de la géographie, il confondait allègrement l'Irak et l'Iran. Les
mollahs au pouvoir dans ce dernier Etat, ont failli avaler leur longue
barbe. Ils se sont mis à trépigner de joie dans leurs mosquées en levant
leurs bras maigrichons en direction de leur Allah miséricordieux qui
avait concocté une si savoureuse blague.
Petit
rappel généalogique
Je
renvoie à l'excellente étude d'un éminent spécialiste
des Picrocholiens, Manuel de Diéguez. Son analyse du grand ancêtre,
Picrochole 1er, qui s'est illustré dans la célèbre
"Guerre des fouaces" , fait autorité. J'en donne
ci-dessous un extrait et je renvoie le lecteur à l'étude
complète : Rabelais,
Encyclopaedia Universalis, t.XIII
"Dans Gargantua, la guerre permet de
mettre sur pied un massacre universel, c'est-à-dire un chaos absolu,
providentiel et gigantal, en vue d'une démiurgie nouvelle. C'est le
fruit, nous l'avons vu, d'un silence insuffisamment exploré. Les armées
de Picrochole, envahissant les terres de Grandgousier, passent "
sans épargner ni pauvre, ni riche, ni lieu sacré, ni profane ".
Le carnage gigantal est la fleur suprême
du retour au chaos originel. " C'était un désastre incomparable qu'ils
faisaient. "
Mais cette guerre est aussi le fruit du
langage planétaire des humanistes. " À quoi répondit qu'ils égorgetassent
ceux qui étaient portés par terre. À donc, laissant leur grande cape
sur la treille au plus près, commencèrent égorgeter et achever ceux
qu'ils avaient déjà meurtris. " Puisque ce massacre est opéré à
grands coups de croix par frère Jean des Entommeures - moine exemplaire
de Rabelais - , il est clair que notre géant efface tout et " recommence
la création ", selon le mot de Chateaubriand, saluant les " nautoniers
de l'abîme ".
Mais c'est évangéliquement que tout rentrera
dans l'ordre. Car Érasme avait montré, dans l'Enchiridion, que
la croisade étendra seulement l'empire du pape ou de ses cardinaux ;
que l'extension du pouvoir temporel réalise le " silène inverse
" que caractérise la croisade ; que le Christ n'est pas mort pour que
les prêtres deviennent les princes de la terre. Rabelais, fils fidèle
d'un père qu'il dépasse en taille littéraire, déclare, par la bouche
de Grandgousier, que l' " exploit sera fait à moindre effusion de
sang que possible ; et, si possible est, par engins plus expédients,
cautèles et ruses de guerre, nous sauverons toutes les âmes et les enverrons
joyeux à leurs domiciles ".
Mais Picrochole le colérique ne veut
rien entendre. Le voilà parti à la conquête imaginaire de l'univers.
Le recensement géographique de la planète, quel sommet de la parole
guerrière ! Description fantastique des armées inexistantes de Picrochole,
" conquêtant " toutes les nations, du ponant au septentrion ;
toutes armes et toutes terres passées en revue ; une prodigieuse manoeuvre
en tenaille, s'étendant de l'océan Arctique à la terre d'Afrique ; des
guerriers surgissant de partout, armés et casqués de pied en cap, et
par centaines de milliers ; des déserts traversés d'une seule chevauchée
; des pics escaladés et dévalés ; la faim et la soif terrassées autant
que les ennemis en tous lieux ; et la guerre conduisant à se reposer
enfin chez soi ; la liesse et l'humour se rencontrant en un crescendo
de la folie ; le langage de l'engrangement poussé à l'épopée du rire
: non, le rire n'est plus le rire, le rire est devenu chair et sang
de l'écriture. "
Voir
: Manuel
de Diéguez, Rabelais, Encyclopaedia Universalis
Ce
dernier paragraphe révèle, une fois de plus, la persistance
et la force du patrimoine génétique dans les comportements
humains. Picrochole II est bien le digne descendant de son ancêtre
Picrochole 1er , le célèbre héros de la Guerre
des fouaces .
A
suivre…