I
Dès
1973, des stratèges évoquaient la panique générale des populations
qui, à l'annonce d'un conflit nucléaire, fuiraient les " régions
urbaines et la proximité des objectifs militaires " [1]
. C'était déjà poser la question de savoir comment la guerre pourrait
être conduite si la nation se trouvait dispersée sur les routes
de France, non pas comme en 1940 à la suite de l'invasion ennemie,
mais avant même le début de la bataille.
A
quoi donc faudrait-il attribuer cette ruine préventive de tout
fidéisme atomique, sinon à l'incrédibilité du courage que le commandement
exige des civils? Un chroniqueur militaire écrivait récemment
: " Les deux seules réalisations satisfaisant réellement aux
normes de protection, celles de Taverny et de Mont Verdun, sont
destinées à abriter des organes gouvernementaux et le haut commandement
", ce qui fait dire à un esprit quelque peu caustique comme Pierre
Sudreau : " En cas de guerre nucléaire le peuple survivrait
en la personne de ses chefs " .[2]
On pourrait aisément ironiser sur des chefs qui, seuls survivants,
n'auraient plus à craindre les représailles de la population...
Mais l'ironie n'est plus de mise quand le débat conduit au problème
militaire fondamental : celui du rapport de l'éthique à
la vraisemblance de la dissuasion nucléaire. Il faut se rendre,
en effet, à cette première évidence philosophique : la crédibilité
originelle de la dissuasion est d'ordre moral, et cela
au point que la pensée militaire risque de perdre tout réalisme
si elle n'intègre pas à sa réflexion l'aspect éthique de la dissuasion.
Imagine-t-on
une classe politique et militaire composée d'une infime minorité?
Imagine-t-on cette minorité animée d'une volonté inverse de celle
de Hitler dans son bunker : survivre à tout prix dans des abris
bétonnés au milieu des décombres universels de la patrie? Où serait
le courage d'une telle élite? Et en quoi son courage serait-il
suicidaire? Ne conviendrait-il pas plutôt d'appeler altrocidaire
ce courage-là ? Ne pourrait on parler d'un type tout nouveau
et moderne d'abandon de poste ? A Volux fils du roi du Maroc Bocchus,
qui proposait à Sylla de s'enfuir secrètement avec lui et d'abandonner
en pleine nuit sa troupe vouée à un massacre certain par Jugurtha,
Salluste raconte que le chef romain fit cette réponse . " Même
si l'anéantissement était certain, je resterais plutôt que de
trahir ceux que j'ai conduits et de protéger par une fuite honteuse
une vie incertaine et destinée à une très prochaine mort."
Mutatis mutandis, l'altrocide répond à ce schéma. Quand
le " courage stupide " est altrocidaire, est-il encore
politique ? L'adversaire serait-il assez stupide pour prêter foi
aux paroles de chefs qui se présenteraient urbi et orbi comme
des hommes prêts à offrir leur propre patrie en holocauste à leur
survie inutile ? Où est la crédibilité d'une volonté de défense
qui constituerait un peuple et une nation en otage ? Est-il besoin
de souligner que le haut niveau moral et l'idée que se fait encore
du vrai courage militaire une civilisation comme la nôtre enlève
pratiquement tout crédit à une dissuasion ainsi conçue ?
En
revanche, l'éthique élémentaire qui consisterait à protéger non
seulement les chefs militaires et les dirigeants politiques, mais
également la population civile contre les effets de l'arme atomique,
modifierait en retour la notion de dissuasion ellemême. En effet,
la raison militaire ne se verrait plus contrainte d'invoquer un
"courage " mythique et altrocidaire des chefs : mais, du
coup, elle fonderait à nouveau la guerre sur une rationalité de
type classique, c'est-à-dire sur un calcul raisonnable du rapport
entre le prix d'une guerre en hommes et en matériel et l'avantage
qu'on espère en tirer. Ainsi, l'immoralité monstrueuse de la dissuasion
altrocidaire n'est pas plausible à cause de sa lâcheté évidente.
Mais peut-on revenir à l'éthique de l'honneur militaire et réduire
la puissance apocalyptique de l'atome au point de rendre " rationnelle
" la guerre nucléaire, ce que toute la dialectique de la dissuasion
tend à rendre impossible ?
II
Est-il réellement possible de protéger la population contre les
armes nucléaires et de faire rentrer la guerre moderne dans le
giron de la raison ? On estime que la sauvegarde du peuple exige
des moyens hors de la puissance financière des États. La nation
la mieux protégée du monde, la Norvège, ne pourrait mettre que
40 % de sa population à l'abri. La Suède, qui la première a commencé
de s'enterrer (deux ans après la dernière guerre) n'a pas atteint,
en 1977, un taux de survie plus élevé. Dès lors, le problème fondamental
de la crédibilité éthique du cornage ne reste-t-il pas entier
? Cette question se pose-t-elle toujours dans le cadre de la problématique
proposée récemment par Raymond Aron : " On suppose que le petit
a les meilleurs nerfs et qu'il arrive à convaincre le grand que
c'est lui qui commencera à frapper les villes adverses. Je ne
dis pas que cette menace soit totalement incrédible, mais véritablement,
pour la rendre crédible, il faut supposer chez le Président de
la République du petit des nerfs d'acier et une volonté de fer,
car dans ce jeu, mortel malgré tout, en dépit du pouvoir égalisateur
de l'atome, il y a, d'un côté, le petit qui risque presque toute
son existence et, de l'autre, le grand qui risque quelque chose,
mais non pas tout. Or, sans vouloir faire preuve de mauvais esprit,
je persiste à croire que l'atome n'a pas encore totalement effacé
la différence entre la partie et le tout . " [3]
Deux
schémas peuvent donc être esquissés:
1) Si l'on prend son parti de l'impossibilité de parvenir à une
protection civile vraiment efficace, la tentation est grande de
préparer seulement la guerre conventionnelle, en se fondant sur
l'expérience du Vietnam, par exemple, dans laquelle la plus puissante
armée de la plus grande nation du monde n'a pas osé employer l'arme
absolue contre une petite nation qui en était dépourvue. On se
fonde alors sur le sens ultime qu'il faut peut-être attribuer
au pari dangereux contenu dans cette déclaration du chef de l'Etat
: " On ne peut pas ne pas être frappé par le fait que tous
les conflits qui se sont produits depuis la dernière guerre, conflits
fort nombreux et mettant en cause presque toujours, directement
ou indirectement, une puissance nucléaire, n'ont jamais comporté,
jusqu'ici, non seulement l'usage du dispositif nucléaire, mais
même l'éventualité de son usage. " [4]
Cependant,
il serait excessif et, à la limite, irresponsable, d'en conclure
que l'arme nucléaire serait politiquement dépassée. Nul ne peut
prendre le risque de parier qu'une puissance nucléaire n'aura
jamais la tentation d'utiliser sa panoplie de la terreur et de
la mort contre une puissance dépourvue de toute capacité de riposte
équivalente. La guerre du Vietnam fut une guerre locale dont l'univers
entier était le spectateur et qui engageait l'éthique - donc le
destin politique mondial - de l'agresseur en temps de paix devant
la galerie des nations. Une guerre dans laquelle de grandes puissances
joueraient leur rang serait sans commune mesure avec cette guerre,
dont la portée fut mondiale, certes, mais dont le théâtre périphérique
en a fait une sorte de test idéologique. Par ailleurs, la France
possédant l'armement nucléaire, tout retour en arrière serait
utopique. On peut faire l'économie d'une révolution, non d'une
logique des armes de son temps.
Mais
toute saine logique ne vaut que si elle va à son terme et jusqu'à
son épuisement naturel. Une demi logique est pire que l'illogisme,
car l'illogisme réserve les chances du hasard alors que les demi
logiques obéissent à la fatalité inscrite dans toute pensée contradictoire.
Ne vient-il pas un moment, en effet, où le déséquilibre entre
l'épée et la cuirasse est tel qu'une sorte de priorité, au moins
momentanée, au renforcement de la cuirasse s'inscrit dans une
logique rigoureuse de la dissuasion, puisque l'armement atomique
le plus fabuleux n'est plus plausible au milieu d'une nation d'hommes
nus ? Si un parallélisme des priorités n'est pas accepté par l'opinion,
l'écart entre l'épée et la cuirasse ne fait-il pas tomber la politique
de la dissuasion dans la paralysie générale, qui résulte de son
incrédibilité éthique, fondement de la dissuasion en dernier ressort
? Puisque la dialectique de la dissuasion repose sur la psychologie
humaine, on ne saurait la fonder sur la seule forfanterie.
La prudence n'est-elle pas complémentaire d'un certain matamorisme
militaire ?
- 2) Dès lors, une problématique très complexe apparaît : si la
protection civile pouvait un jour devenir totale, la guerre atomique
deviendrait possible parce qu'elle serait " rationnelle
" - au sens de " non suicidaire " et la dissuasion aurait
alors manqué son but, qui est d'en démontrer l'irrationalité,
afin de la rendre impossible. Mais comme nous venons de le voir,
jamais la cuirasse ne rejoindra l'épée, ni la défense l'attaque,
et jamais elles n'y parvinrent au cours de l'histoire anténucléaire.
Faut-il donc en conclure que la dissuasion reposant, par définition,
sur une dialectique du suicide crédible, demeurera toujours et
nécessairement fondée sur une pointe de matamorisme ? Le matamorisme
est lié, depuis la nuit des temps, au génie même des combats ?
les guerriers d'Homère se ruaient déjà à l'assaut en poussant
des hurlements effroyables sous des masques destinés à terrifier
l'ennemi. Comme dit l'historien latin Salluste : " In victoria
vel ignavis gloriari licet " (dans la victoire, il
est permis même aux lâches de se vanter). Mais, avec l'arme
nucléaire, le matamorisme aurait atteint un seuil où il s'épuiserait
à convaincre, à cause de son invraisemblance éthique. Faut-il
donc commencer d'esquisser une problématique de la guerre post-nucléaire
entre des adversaires - des milites gloriosi - également protégés
contre les extrêmes par des panoplies apocalyptiques équivalentes
? Faut-il garder présente à l'esprit la nécessité politique de
persévérer dans la logique du matamorisme nucléaire tout en se
souvenant de cette remarque prophétique - le bon sens est toujours
prophétique - d'un commentateur : " Le duel n'est pas un suicide
à deux"? [5]
Cette
problématique nouvelle se demanderait par quelle voie et sous
quelle forme le besoin atavique et immémorial de l'homme de faire
la guerre effectuera nécessairement sa percée.
Nous
assistons, en effet, aux efforts désespérés de la technique pour
tenter de rendra rationnelle cette guerre nucléaire que la logique
de la dissuasion s'efforce de rendre impossible. Tout système
de défense antimissiles est une cuirasse que réfute un nouveau
progrès de l'épée. Dans ce conflit entre le refus de l'apocalypse,
qui s'exprime par la logique de la dissuasion, et le génie inventif
du guerrier, toujours à la recherche de l'offensive, il se pourrait
que l'arme nucléaire atteignît, en effet, le degré de perfection
autodestructive qui la rendrait inutilisable.
Alors le vieil adage selon lequel la raison du plus fort est toujours
la meilleure ne fera-t-il pas jouer le rôle du pelé, du galeux
à la nation moyenne ou petite qui, au lieu de se battre " à
la loyale ", recourrait la première à l'arme atomique ? Goliath
semoncerait magnanimement David à la face de l'univers, il le
sommerait dans les règles de se battre "courageusement
" ; après l'avoir ainsi cloué au pilori de la " conscience
universelle " dont il serait naturellement le seul maître,
il poursuivrait son offensive classique jusqu'à son terme. Il
y aurait un ultime avertissement, aux termes duquel tout manquement
nouveau à l' " honneur militaire " serait un arrêt de mort.
Telle est l'éthique des sociétés - ceux qui ne respectent pas
les règles du jeu se mettent hors la loi. Même contre une décision
de justice arbitraire, le citoyen ne peut recourir à une violence
plus forte. Comme le remarquait un chroniqueur militaire dans
un autre contexte, l'adversaire pourrait " sacrifier un premier
échelon suffisamment étoffé, formé de troupes de moindre valeur,
pour forcer l'adversaire à prendre l'initiative nucléaire, ce
dont il pourrait tirer des avantages politiques concrets.
" [6]
Ce schéma n'est pas si invraisemblable, puisqu'il s'agit aujourd'hui,
pour la France et la Grande-Bretagne, de répondre à la proposition
soviétique d'un engagement de renonciation à l'usage, en premier,
de l'arme nucléaire. " Un tel engagement, dans l'état actuel
du rapport des forces, mettrait fin à toute dissuasion en Europe
et nous placerait dans un état de vulnérabilité militaire et politique
face à n'importe quelle pression que pourrait exercer l'Union
Soviétique. " [7]
On peut se demander si la démarche soviétique ne répond pas déjà
à une dialectique post-nucléaire de la raison militaire.
III
Tout cela ne démontre-t-il pas que la politique de dissuasion
doit être menée au terme de sa logique matamoresque, afin que
l'époque de la réflexion militaire post-nucléaire s'ouvre le plus
tard possible, lorsque l'époque nucléaire aura porté ses fruits
diplomatiques et de prestige ? La crédibilité d'une arme suicidaire
s'épuisera plus rapidement que la croyance à l'enfer.
Cependant,
elle aura assuré un demi siècle de paix relative, ce qui est sans
prix. Mais si l'on ne peut faire l'économie d'une logique sans
se faire éjecter de l'histoire, cela n'implique-t-il pas que le
chef d'Etat moderne devra être un penseur, c'est-à-dire un peseur
? Un jour, le courage redeviendra ce qu'il était pour Platon :
non pas un matamorisme, mais l'expression d'une sagesse. Est-il
encore possible de devenir un chef d'Etat à l'échelle de l'histoire
profonde de son temps si l'on n'est pas un philosophe capable
de peser le rapport de la raison présente à la sagesse future
du courage ? Le réalisme est désormais condamné à se doter d'une
longue-vue : il ne se confond plus avec la myopie. Comme dit Platon
dont le chef de l'Etat est un lecteur assidu, "il convient
donc que ce soit l'homme qui préside aux grandes affaires qui
soit pourvu de la plus grande sagesse ".
*
[1] Général B. Uzureau, Défense
civile et stratégie de dissuasion , in Défense
Nationale, août-septembre 1973
[2] Pierre Sudreau,
L'enchaînement, Plon 1967, cité par
Gérard Vaillant, in Défense Nationale, février
1977
[3] Raymond Aron ,
in Défense Nationale, janvier 1977
[4] Allocution de
Valéry Giscard d'Estaing, Président de la République,
à l'Institut des hautes études de Défense
nationale
[5] X. Sallantin,
in Défense Nationale, août-septembre
1976.
[6] Général
Périété, in Défense Nationale,
juillet 1975, p. 82
[7] François
de Rose, Le Monde, 4 mars 1977
Mis en ligne le 1er février
2005