I
Le
mois de juin 1980 comptera dans l'histoire de la théorie de la
dissuasion nucléaire en France : pour la première fois, un institut
de sondages de l'opinion publique a eu l'idée et l'audace de soulever
le sujet, tabou entre tous, de la crédibilité de la doctrine officielle
de l'armée française. Le résultat de l'enquête a surpris tous
les augures : 60 % des Français ne croient pas que cette arme
serait utilisée par notre commandement militaire même en cas d'attaque
nucléaire contre notre pays.
L'hypothèse
proposée à la réflexion par ce sondage n'est pas celle qu'a développée
Esprit: dans deux articles publiés ici même [1]
la question soulevée était de savoir ce que nous ferions en cas
d'attaque classique de notre territoire - cas de figure qui semble
le plus probable, parce que le plus économique, donc le plus rationnel.
Armés seulement de 965 vieux chars et pénétrés d'horreur pour
l'entraînement sur le terrain, nous arracherions-nous subitement
aux délices de Capoue pour lancer les premiers des ogives thermonucléaires
sur les grandes villes russes, avec la certitude de voir Paris,
Lyon, Marseille, Bordeaux et Strasbourg - pour ne pas dire bien
plus - anéanties dans les secondes qui suivraient ? Ferions-nous
subitement succéder à la paresse la folie suicidaire de Numance
et de Sagonte ? Gageons qu'à cette question, plus de 98 % des
Français répondraient par la négative. Nous ne croyons même pas
que 2 % de la population soit composée de candidats convaincus
au trépas, mais dépourvus seulement du courage de mettre fin à
leurs jours de leurs propres mains, et qui verraient dans l'holocauste
de la nation entière un moyen de se faire délivrer de la vie par
un tiers armé d'une machine infernale.
Dans l'émission Le téléphone sonne du 12 juin sur France-Inter,
un auditeur et une auditrice ont posé une question simple, fondamentale
et de franc bon sens. L'auditrice a insisté sur le peu de crédibilité
du chantage matamoresque français, alors que la réplique de l'adversaire
nous mettrait à sa merci, du seul fait que nous n'avons même pas
imité la Suisse ou la Suède : par un effort de trente cinq ans,
ces pays ne sont du reste parvenus à construire des abris que
pour 40 % de leur population, livrant ainsi les 60% restant à
l'holocauste. C'est sans doute que les Français sont cartésiens
: ils jugent la guerre nucléaire globalement absurde, puisque
ce n'est en rien une solution rationnelle d'accepter l'anéantissement
des trois cinquièmes de la population. Mais comment se fait-il
que, vulnérables à 99,80 %, nous possédions en même temps l'élite
de théoriciens les plus absolus de l'irrésistibilité de notre
propre extermination autopunitive ?
Les spécialistes engagés par France-Inter pour répondre aux auditeurs
étaient M. Laulan et le général Buis. M. Laulan a repris les images
d'Esprit, notamment celle des deux boxeurs qui monteraient
avec un revolver sur un ring et celle de la dissuasion anti-cités
conçue comme une ligne Maginot devenue mentale et fascinatoire.
Il est vrai qu'une évolution se dessinait depuis quelques mois
dans les milieux officiels. M. Bourges, Ministre de la Défense,
avait repris, lui aussi, à son compte, la critique d'Esprit
: " Nous ne saurions enfermer la France dans une nouvelle ligne
Maginot, même nucléaire et, face aux périls et aux problèmes du
monde, nous résigner à une France aux bras croisés." [2]
M. Laulan a donné pleinement raison aux intervenants, allant même
jusqu'à déclarer que la dissuasion est un caramel dur à froid
et mou à chaud, et qu'on ne s'en servirait jamais.
Ces
faits devraient nourrir une réflexion approfondie de notre intelligentsia
sur le fonctionnement de la raison et de l'esprit critique dans
nos démocraties libérales ouvertes, en principe, à toutes les
libertés de la pensée. En effet, si nous observions en savants
ethnologues une tribu de primitifs dans laquelle la population
demeurerait obstinément bouche cousue pendant des années au chapitre
d'un défi général au sens commun le plus élémentaire que ses chefs
militaires adresseraient à la raison de chacun ; si nous découvrions
avec intérêt une peuplade si étrange qu'elle se proclamerait collectivement,
officiellement et vigoureusement suicidaire par la voix de tous
ses organes politiques, nos conclusions sur la mentalité de cette
ethnie seraient assurément enrichissantes pour la Science des
surmois nationaux sacralisés. Nous apprendrions avec plaisir des
" sauvages " ce qui fait la force des croyances aussi bien
politiques que religieuses et pourquoi elles sont unanimement
soutenues mais unanimement démenties in foro conscientiae.
II est en effet singulier qu'il suffise que l'opinion ait parlé
par le canal de cette Pythie consultée en tapinois qu'est un sondage
pour que non seulement les langues se délient subitement, comme
délivrées par une catharsis socratique, mais pour qu'on s'aperçoive,
de surcroît, que le roi se promenait tout nu sur la place publique.
Il
est cependant réconfortant qu'après trente ans d'une censure ouverte
ou occulte, on découvre que la grande majorité des Français n'en
raisonnait pas moins, in petto, avec beaucoup de calme et de raison.
Comme le disait avec une netteté insurpassable un auditeur non
spécialisé dans l'émission rappelée ci-dessus : " Un ennemi
nous attaque avec des armes classiques. Nous lui adressons un
message ainsi rédigé : " Si vous faites un pas de plus, nous détruisons
Moscou, Léningrad, Kiev et Smolensk ". Une minute plus tard, nous
recevons en retour le message suivant : " A votre aise, mais alors,
nous pulvériserons toutes vos villes en trois minutes ". C'est
nous qui serions dissuadés."
Il ne nous manque qu'un Molière de la dissuasion, dont le génie
littéraire rendrait terrifiant le comique bon enfant du Soldat
fanfaron de Plaute. La scène dans laquelle un docteur
Diafoirus de la pulvérisation universelle tenterait de démontrer
à ses futures victimes la logique invincible de sa théorie, rivaliserait
assurément, au chapitre de l'humour noir, avec les célèbres Modestes
propositions .... du grand Jonathan Swift sur " la
meilleure manière de servir les enfants des pauvres à l'étouffée,
à la broche, au four ou en pot-au-feu " ? simple amuse-gueule,
au demeurant, en regard de la fricassée nucléaire mondiale que
nous préparaient les fieffés technocrates de la folie.
Cruellement dépourvu moi-même du génie des auteurs susnommés,
je me rabattrai sur de modestes propositions philosophiques au
chapitre du fonctionnement de la peur de penser dans une nation
soumise à un interdit cérébral puissant. Quand je considère une
certaine idée de la France, entité subsistante en soi dans la
stratosphère après son sacrifice sur l'autel de la Théorie, je
m'efforce de comprendre comment il se fait que des soldats de
grand mérite et des hommes politiques qui ne sont ni des sots
ni même des hommes d'une mauvaise foi entière, délibérée et continuelle,
ont pu soutenir et soutiennent encore des raisonnements qui ne
résisteraient pas à la critique d'un enfant de dix ans dirigé
par un bon pédagogue de la logique.
II
II
serait puéril de faire valoir une bêtise globale et qui serait
en quelque sorte connaturelle au métier des armes. Car toute "sottise"
comporte une rationalité psychologique et une manière de logique
interne. La schizophrénie à son tour est super logique. C'est
la rationalité et la logique de la déraison elle?même qu'il importe
de tenter de bien comprendre si l'on veut rendre compte du refus
spectaculaire de réfléchir sainement et simplement qui caractérise
aussi bien, en l'espèce, des soldats éminents par leurs faits
d'armes anciens que des responsables politiques de haut rang.
C'est qu'un contentieux très lourd a existé de tous temps dans
l'armée entre le courage et l'intelligence. Platon l'a démontré
avec un humour macabre dans le Lachès, ce dialogue
peu lu, où le courage d'un vieux général baroudeur entre en conflit
avec l'intelligence critique de Nicias, général théoricien. Lachès
: " Il me semble que le courage est une certaine force de l'âme
si nous considérons sa nature en général". A quoi Socrate
répond en faisant remarquer que " le courage étant une belle
chose, il ne saurait être stupide, donc laid", et qu'il
faut le définir comme "une force d'âme intelligente".
Là-dessus on découvre que si " un homme de guerre tient bon
et s'apprête à combattre par suite d'un calcul intelligent, sachant
que d'autres vont venir à son aide, que l'adversaire est moins
nombreux et plus faible que son propre parti, qu'il a en outre
l'avantage de la position", ce combattant sera moins courageux
que celui qui, " dans les rangs opposés, soutient énergiquement
son attaque " . Comme " l'énergie de ce dernier est moins
intelligente que celle de l'autre " , il faut en conclure
que " le courage militaire est cette chose laide : une force
d'âme déraisonnable ".
On
touche ici au fondement éthicomythique du courage militaire tel
qu'il a été conçu depuis vingt?quatre siècles : le courage intelligent
passe pour bien proche de la lâcheté. C'est que l'ignorance et
l'irréflexion furent longtemps plus efficaces sur les champs de
bataille qu'une raison habile à peser et à soupeser précautionneusement
les chances et qui peut paralyser la volonté en faisant naître
la peur. Lachès le soutient avec fougue. Il salue comme des modèles
de courage des bêtes d'une férocité stupide, telles que le tigre
et le lion, tandis que Nicias s'efforce, non sans déchaîner la
fureur aveugle de son interlocuteur, de prouver que " seul
le courage réfléchi est digne de l'homme" . [3]
Or, le courage armé d'inconscience de Lachès rencontre évidemment
sa perfection naturelle dans le courage suicidaire. Que ce courage-là,
sommet de l'héroïsme classique, soit nécessairement privé de tout
jugement rationnel, le général Buis le démontre comme à plaisir.
Car, au raisonnement de ceux qui lui font remarquer qu'on ne saurait
opposer les à poitrines nues des citoyens à la bombe thermonucléaire
comme celles des soixante-cinq légionnaires de Camerone au feu
des Mexicains, ni livrer la France entière à l'anéantissement
à titre d'autopunition sadomasochiste, donc obscurément désirée
dans une conduite d'échec, le général Lachès - pardon, le général
Buis - répond que la question lui paraît mal posée : si la guerre
nucléaire a lieu, dit-il, c'est que la dissuasion aura échoué.
Mais quant à méditer précisément cet échec et ses conséquences,
ce qui fait toute la question aux yeux de la raison, le général
Buis s'y refuse obstinément.
On
se heurte soudain au mur d'un refus absolu de seulement entrer
dans le débat sur l'après, comme si l'intelligence
se cabrait et refusait tout net d'avancer d'un seul pas sur ce
terrain. En effet, il faut alors se décider à choisir entre la
capitulation et les funérailles - et comme il est impossible d'échapper
aux tenailles de cette dialectique, il vaut mieux se taire que
de paraître ridicule.
On se rend bien compte qu'un blocage mental et psychologique total
au chapitre de cela même qui fait la pierre de touche de la théorie
n'est pas un mystère aussi impénétrable que celui de la Trinité.
La logique de l'absurde comporte sa rationalité propre. Constatons
par conséquent la contradiction significative qui résulte d'une
dialectique non interrogatrice de la subjectivité qui la sous-tend.
Car le général Lachès déplore, mais en s'y résignant très vite
et presque avec soulagement, que les crédits affectés aux armes
classiques soient trop faibles en France en temps de paix tout
en répétant que l'armée conventionnelle est devenue entièrement
inutile. Il demande donc la suppression pure et simple du service
militaire. Rien de plus logique : pourquoi s'entraîner quand on
a décidé de se suicider ? Dichotomie mentale : l'holocauste officiellement
exorcisé par le matarmorisme irréfléchi est cependant secrètement
souhaité par l'inconscient. Quand on demande au général Lachès
de dessiner un arbre, il vous trace un paysage de désolation :
on y voit des poteaux téléphoniques brisés dont les fils traînent
sur le sol. Un désert d'apocalypse s'étend à perte de vue.[4]
Ceci dit, comme les civils se trouvent pour la première fois en
première ligne, cela ouvre un nouvel abîme à la psychanalyse de
l'irrationnel.
La
paralysie de la raison ne tombe pas du ciel. Tout se passe comme
si l'image millénaire et glorieuse du courage militaire était
profanée dans l'inconscient à l'heure où la témérité aveugle n'est
plus ni flatteuse ni payante. Il est douloureux de se voir condamné
à penser pour demeurer un vrai soldat. Il existait une tradition,
non pas de la sottise militaire, mais de la cécité en quelque
sorte conquise, parce que ce moyen était réellement le meilleur,
depuis des siècles, pour empêcher la carcasse de trembler. Que
soudainement le verrou devenu viscéral de l'auto?sécurisation
physique par l'irréflexion volontaire vienne à sauter, il en résulte
un désarroi traumatisant pour des chefs nourris par l'imaginaire
guerrier d'autrefois. On tombe de Courteline en Jarry comme de
Charybde en Scylla.
Toute
démocratie nucléaire doit donc avoir le courage de tirer les conséquences
de ce fait évident depuis Platon : à savoir qu'un soldat n'est
jamais un penseur et qu'il ne l'a jamais été. Il n'y a pas et
il ne saurait y avoir de véritables intellectuels dans l'armée.
Le conditionnement à l'obéissance collective anéantit puissamment
l'esprit critique. Freud a comparé de ce point de vue l'armée
à l'Église. Seul un homme libre - un véritable anachorète de la
raison - est en mesure de réfléchir sans entraves. Ce sont des
intellectuels libres qui ont démythologisé la dissuasion aux États-Unis
comme en France. Le général Buis le confessait d'une manière touchante
: " Depuis lors, les intellectuels ont étudié la question ".
III
Mais je n'ai pas répondu à l'autre difficulté, celle de comprendre
pourquoi des hommes politiques responsables ont pu refuser, eux
aussi, pendant deux décennies et avec une apparence d'honnêteté
intellectuelle, de penser effectivement la dissuasion. J'y vois
trois raisons principales : la mythologie de la résistance,
la subordination de la réflexion militaire à l'électoralisme
et le prestige qu'exerce l'esprit de système sur la raison
française.
Au
lendemain du sondage qui révélait le bon sens persistant, souterrain
et galiléen des Français, M. Pierre Charpy écrivait encore sans
rire que la morale politique oscillerait toujours entre les pôles
opposés de l'esprit de résistance et de l'esprit de démission.
Mais "résister" à un holocauste qu'on déclenche délibérément
soi-même en prenant l'initiative de l'offensive nucléaire, c'est
évidemment refuser de résister réellement, c'est-à-dire à la yougoslave
- puisque c'est prétendre "résister" en tant que trépassé.
Devenue un dogme abstrait, la résistance mythologisée n'est rien
de plus qu'une manière de se cacher la tête dans le sable sans
rien perdre de sa forfanterie. Refus viscéral des autruches d'entrer
dans la problématique de l'adversaire - elles se contentent de
l'ignorer comme le croyant ignore l'incroyance.
La
seconde raison, c'est que l'homme public est souvent un animal
incapable de se poser la question de la vérité, mais seulement
celle de l'"opportunité". Cette espèce vit à court terme,
car elle est accoutumée à ne prendre rien d'autre en considération
que les rapports de force qui conditionnent son propre destin.
Il est déjà tragique de penser qu'un homme responsable de la nation
jugerait très sot de dire la vérité de manière à nuire à sa carrière.
Mais il est plus grave encore qu'il ait appris depuis l'enfance
à appeler vérité ce qu'il juge politiquement profitable
de dire. S'il arrive pourtant qu'il profère une vérité, c'est
seulement parce que celle-ci s'est trouvée coïncider par hasard
avec son intérêt. La cause en est que la survie même de l'homme
public dépend de sa capacité de se battre ; et se battre c'est
précisément dire uniquement ce qu'il est utile de dire aux dépens
d'adversaires qui en décousent exactement de même avec lui. On
ne saurait ambitionner à la fois la conquête du pouvoir et la
conquête de la vérité.
Le
vocabulaire lui-même devient alors le théâtre d'une inversion
radicale de la hiérarchie des valeurs : on appelle " responsable
" le langage menteur, et "imprévisible ", c'est-à-dire
peu sûr, l'homme qui dit le vrai. En France, on se coalise pour
ce genre de complot ; c'est la faction qui " pense " ,
non l'homme. Jules César remarquait déjà que les Gaulois se rassemblaient
en partis et qu'ils mettaient " tout leur honneur à servir
aveuglément le chef de leur parti " . Or, les chefs des partis
jugent infiniment plus payant - électoralement - de brandir une
foudre irréelle et capable de flatter l'orgueil national que d'appeler
chaque Français à l'exercice du soldat. Chaque fois qu'on évoque
la dimension onirique et fantasmatique de la dissuasion, les chefs
des factions évoquent en choeur la volonté de tous les Gaulois
de se jeter dans le feu plutôt que de se livrer à Hannibal - ce
qui leur permet de ne pas réclamer les crédits militaires qu'exigerait
une volonté de résistance adaptée à la guerre réelle de demain.
L'histrionisme est la forme post gaullienne de la résistance.
Mais
l'essentiel se cache bien au?delà de ces considérations, dans
un trait du caractère national hérité du Moyen-Age et qui n'a
fait que prendre des formes nouvelles à l'âge moderne : le dogmatisme
et la scolastique. Le dogmatisme militaire, le général de Gaulle
l'a bien caractérisé dans ces lignes si denses de son commentaire
de la guerre de 1870 : "
Une doctrine construite dans l'abstrait rendait aveugles et
passifs des chefs qui, en d'autres temps, avaient largement fait
preuve d'expérience et d'audace. Elle les conduisit à des désastres
dont la brutalité fut proportionnée à l'arbitraire de la théorie.
" [5]
L'analyse gaullienne de la bataille de 1870 s'applique d'avance
et presque mot à mot à la défense nucléaire. Je m'excuse de la
citer en entier, mais elle est hallucinante de force prophétique
:
" Modifier radicalement la forme et l'économie des procédés
de la défensive d'après les propriétés des armes nouvelles, organiser
la recherche et l'exploitation de champs de tir, faire une large
part dans les dispositifs à adopter, en particulier dans la densité
d'occupation du terrain, à la densité du feu des chassepots, cela
eût été logique et sage.
Mais on ne s'en tint pas là. On voulut déduire de la portée et
de la rapidité du tir des fusils et des mitrailleuses toute une
doctrine, celle des positions. On crut tenir par là le procédé
général applicable à toutes les circonstances. Quelles qu'elles
fussent, on prenait position sur un terrain choisi d'avance où
l'ennemi serait détruit par le feu dès qu'il prétendrait livrer
bataille. Choisir un seul fait, si considérable qu'il fût, les
propriétés des armes à tir rapide, pour en tirer une règle générale
d'action, c'était une exagération mortelle." [6]
Comment
expliquer le penchant de la raison française à se durcir invinciblement
en ces " exagérations mortelles " que sont les théologien
de l'action ?
Il semble que plusieurs siècles de formation de l'esprit à la
discipline théologique en soient la véritable cause. Au Moyen
Age, la Sorbonne, véritable État dans l'État, était la plus célèbre
Université du monde : on y rangeait les questions dans un ordre
si clair et si logique qu'on provoquait l'admiration de tout l'univers.
L'Italie se mettait à l'école du discours concis, froid et lucide
des " docteurs de Paris ". Mais on dépensait ces trésors
de rigueur sur des fondements mythiques du jugement. La théologie,
a dit Borgès, est une dimension de la littérature fantastique
: il suffit que l'esprit porte toute son attention à élaborer
des cohérences internes impeccables et sobres et à les ériger
en systèmes mentaux inébranlables, sans jamais se poser la question
de la valeur des prémisses de toute la construction.
La
raison d'Aristote greffée sur le mythe judéochrétien a permis
d'élaborer une logique de la rédemption, de la grâce, de la liberté
ou de la justice divines qui sont des monuments de mathématique
intellectuelle et, de parfaites idoles cérébrales. Les grandes
sommes théologiques du Moyen-Age étaient des cathédrales cartésiennes
édifiées sur un songe. Il semble que ce trait de l'esprit national,
fruit de sa formation grecque, romaine et chrétienne, se soit
transporté dans les idéologies autovénératrices et mères d'une
scolastique de l'Église nouvelle l'Administration animée par son
clergé de fonctionnaires. Les idéologies n'élaborent-elles pas
la gérance théorique du quotidien à partir d'une vision eschatologique
radieuse, d'une sorte de finalisme édénique descendu sur la terre
par la grâce de la doctrine ? La
rigueur interne des nouvelles orthodoxies n'est-elle pas insurpassable
- à condition que ne soient jamais examinés ni même suspectés
les fondements dogmatiques, donc sacrés, des théologien du temporel?
[7]
Or,
la dissuasion nucléaire offre un champ rêvé à la ratiocination
scolastique et systématisante : il suffit de ne pas se poser les
questions de fond qui conditionnent la solidité de toute la cathédrale
théorique, et surtout de ne pas s'interroger sur l'homme lui?même,
pour que le système autocogitant dresse dans les airs, au mépris
de toute pensée introspective, un champignon fumigène d'un très
bel effet. On aboutit alors au comble de la construction abstraite
et quichottesque, dans laquelle un Gaulois exemplairement suicidaire
dresse vers le ciel de la théorie ses fulminations rédemptrices
alors qu'à l'arrière Sancho ramasse sur le sol la lance rouillée
et le casque du chevalier des nuées.
Dans
un contexte intellectuel où " le rationnel " est mythologisé
et sacralisé par la théorie comme dans la théologie du Moyen Age,
même les disciples du général de Gaulle ne cherchent pas à comprendre
la véritable pensée de leur chef spirituel, mais seulement à l'imaginer
fossilisée en telle ou telle doctrine absolue. Or, il est clair
que le général de Gaulle avait besoin d'une doctrine militaire
de rechange, qui lui servirait de paravent politique et qui lui
fournirait un alibi pour la construction de l'outil nucléaire,
moyen de prestige diplomatique indispensable, mais arme de combat
non utilisable sur le terrain. Dans ce contexte, une France isolée
dans son "sanctuaire " - encore un terme de théologie -
au milieu d'une Europe dirigée par des " garçons de café ",
répondait à un mépris non entièrement injustifié à l'égard d'un
continent alors démissionnaire ; et cela assurait un long répit
à la nation dans l'attente d'un mûrissement de nos alliés. Mais
une France qui jouerait en Europe le rôle d'une grande Suisse
ne serait précisément crédible que si elle s'armait comme les
Suisses de la dernière guerre. Sinon, pourquoi l'adversaire, sûr
d'éviter le suicide à deux, n'occuperait-il pas sans coup férir
un terrain mou et avachi, sur lequel des Gaulois aux articulations
rouillées invoqueraient leur foudre miraculeuse comme les habitants
de Constantinople attaqués par les Turcs levaient les yeux au
ciel dans l'attente de l'ange qui leur avait été annoncé ?
Ces considérations posent, comme il en fut de tous temps, la question
du statut de la raison et de ses idoles dialectiques. Puisse l'intellectuel
ne pas devenir le prêtre de la théorie. Car ce n'est pas pour
avoir oublié les enseignements de l'Évangile que la "pensée"
militaire et politique a élaboré des théories mythiques de la
dissuasion massive , c'est pour avoir oublié ce que c'est que
penser. Attendons de l'intellectuel qu'il soit une sentinelle
de l'intelligence. Celle-ci ne loge dans aucun temple et ne se
cache sous aucun tabernacle. A l'image de Démosthène qui demandait
aux cités grecques de s'unir face à Alexandre, que la raison jette
donc un dernier regard sur Sparte, qui resta solitaire et qui
périt solitairement pour n'être pas sortie de ses murs !
Manuel de Diéguez
[1]
: Crédibilité de la dissuasion nucléaire,
novembre 1977; Critique de la dissuasion
, De l'holocauste en politique, juin 1979 
[2]
Discours du 6 mars 1980 au Prytanée militaire de La Flèche. Depuis
que ces lignes ont été écrites, une conférence de presse du Président
de la République est allée dans le même sens. M. Rocard et M.Mitterrand
lui ont, en fait, emboîté le pas. M. Hernu, violemment dissuasif
en juillet sur les antennes de France-Inter, fait marche-arrière
pour suivre MM. Rocard et Mitterrand. M. Chevènement et M. Debré
restent ubuesques. M. Barre, totalement illogique, tire de la
" superficie réduite " et de la " forte densité de la
population " de la France, la conclusion que " toute action
atomique sur le sol français entraînerait automatiquement une
riposte nucléaire anti cités " (11 sept. 1980, Institut
des hautes études de défense nationale). Avec les " Directives
présidentielles 59", l'Amérique s'éloigne encore un peu plus
de la dissuasion anti cités. 
[3]
Erasme devait reprendre ce débat en l'appliquant au courage réfléchi
du Christ sur la croix sacrifice rationnel et modéré pour sauver
tout le genre humain.
[4]
Je tiens à souligner que ce n'est pas moi qui ai soumis le général
Lachès à ce test, mais je me porte garant du fait . 
[5]
Le fil de l'épée, p. 118. 
[6]
Ibid., p. 115-116. 
[7]
L'idéologie traite d'un citoyen universel et abstrait, issu des
cornues salvifiques des idéalités de 1789, comme la théologie
traite d'un homme universel issu des cornues de la création et
de la grâce divines. 
(texte mis en ligne le 1er septembre 2005)