I
Chaque
fois que, sous une dictature, un citoyen, soupçonné de quelque
méfait cérébral, est interrogé par la police, le plus difficile
pour lui est de trouver la bonne distance. Qu'il prenne les choses
de haut; qu'il se montre lointain, indifférent, flegmatique, on
dira qu'il cache habilement son jeu. Qu'il réfute son accusateur
point par point, tranquillement, avec force arguments, on dira
qu'il est malin et qu'il avait prévu toutes les questions; qu'il
se montre sarcastique ou même méprisant; qu'il s'indigne, s'échauffe,
se fâche tout rouge, crie, vocifère et tempête, on lui passera
les menottes. Quelle est donc la " bonne distance "? Il
se pourrait qu'il n'y en eût pas.
Il en est ainsi, peu ou prou, de l'imprudent qui voudrait défier
les théologiens de la défense nucléaire. Il n'y a pas de " bonne
distance " à l'égard des nouveaux policiers de la raison d'État
et de la raison militaire confondues. N'invoquez pas les droits
de l'homme ou l'Évangile devant ces froids mandarins. Ne montez
pas non plus sur vos grands chevaux. Ne trottez pas menu. Ne démontrez
pas, pièces en mains, que ce sont les loups qui sont devenus rêveurs.
De guerre lasse, ne prenez pas un air paisible. Ne parlez pas
en homme de bon sens, qui ne saurait prendre l'apocalypse au tragique.
Ne décochez pas quelques évidences mortelles d'un air propre à
rassurer tout le monde, car vous ne ferez fléchir d'aucune manière
les matamores nouveaux dont la poitrine resplendit des millénaires
de l'intrépidité.
Montesquieu
a écrit que l'homme doit désapprendre adulte tout ce qu'on lui
a enseigné enfant. Et que lui faut-il désapprendre d'abord? Que
la vérité est dite et écrite, alors que la parole et l'écrit servent
non seulement à cacher la pensée, mais encore à faire beaucoup
de bruit autour de tout autre chose que de la vérité. La parole
et l'écrit seraient-ils la garde prétorienne de l'erreur?
Tel
directeur d'une revue exclusivement consacrée aux problèmes de
la défense nationale vous avouera qu'un quarteron de généraux
est chargé de veiller dans son sein à ce qu'aucune question fondamentale
ne soit jamais réellement débattue dans ses colonnes. Tel journal
vous répondra que l'opinion publique, nouvelle vox dei,
n'est pas sensibilisée au problème et que les citoyens d'aujourd'hui
auraient perdu le bon sens de leurs ancêtres il ne serait plus
possible, désormais, de leur parler de la paix et de la guerre.
De tous les tabous politiques, le nucléaire est le plus important.
Le silence collectif y bétonne la fausse sécurité de la nation.
Jamais encore un tabou n'avait chu de cet astre obscur qu'on appelle
le futur. Explorer sa " rationalité ", c'est donc fouailler
notre inconscient national d'une manière prospective au lieu de
rétrospective. Alors que l'effraction des tabous historiques par
la cambriole iconoclaste - l'occupation, l'épuration, la guerre
d'Algérie - rouvre les plaies anciennes et qu'il n'est peut-être
pas sain de retourner le couteau dans la plaie, enfreindre un
tabou qui n'a pas de passé pourrait dérégler la balance même à
peser les valeurs. Que devient, en effet, le courage militaire
soudain éclairé par les feux arrière de cet explorateur de l'avenir?
Que devient le culte aveugle de la discipline? Que devient l'horreur
millénaire de la raison militaire pour l'introspection? Que devient
enfin cette pestiférée qu'on appelle la pensée quand c'est de
leur lucidité, et non plus de leur aveugle obéissance, que dépend
l'avenir des peuples?
On
comprend donc que devant l'atome, ce seigneur qui se retourne
sur ses minuscules suiveurs, l'intellect collectif se rétracte
sur sa peur et se fait de l'ensommeillement une vertu. Alors,
la " raison " ordinaire, déjà habituée à suivre comme une
intendance - cette raison revêche et pourtant si bien dans sa
vieille peau - se forme une carapace protectrice par le jeu conjugué
de l'oubli, de l'indifférence, de la mauvaise foi, de la légèreté,
de l'insouciance, de l'ennui, toutes armes conventionnelles des
sociétés. Mais il se trouve qu'à l'âge nucléaire la médiocrité
et la peur prennent à leur tour la dimension nucléaire. La bombe,
comme un Gulliver méchant, secoue ses lilliputiens.
II
Pour
enlever la forteresse qu'est un tabou, il est sage de se trouver
quelques alliés discrets. Il ne nous a pas été impossible de confesser
tel général, tel universitaire illustre, tel grand journaliste
spécialisé dans les affaires militaires, tel grand industriel.
Ces hommes ont quelquefois réfléchi aux problèmes nucléaires.
Pourquoi se taisent-ils?
Les uns prétendent qu'il est entièrement inutile de dire la vérité,
parce que la fatalité serait en marche. Mais d'autres gardent
le silence parce qu'ils pensent encore, au fond d'eux?mêmes, que
le chantage nucléaire serait politiquement payant. Si un perturbateur
enfantin n'était pas venu, disent-ils, proclamer candidement,
sous la plume d'Andersen, que le roi est nu, il aurait été possible
à la cour de conduire pendant de longues années encore, et peut-être
de faire pleinement réussir dans tout l'univers, une politique
certes infantile, mais fondée sur les pouvoirs bien réels et bien
visibles d'un roi prétendument habillé. Ce que Nietzsche appelait
le "mensonge utile " a toujours été la substance même de
la politique. Toute société se fonde sur la décision de " faire
comme si ". Les généraux feignent de croire que leurs armées
sont invincibles; et s'ils parviennent à communiquer cette illusion,
ils remportent quelquefois la victoire. Les vieux Romains faisaient
comme si les dieux existaient, à l'image du Ferrante de La
reine morte de Montherlant, qui feignait de croire à cette
" armure vide " qu'était le pouvoir royal à ses yeux.
En politique, c'est la croyance, non la vérité,
qui possède la, force. Quelques-uns gardent donc un silence qu'ils
croient patriotique en se disant que la grande politique est l'art
de bien user de l'aveuglement volontaire plutôt que de la "
servitude volontaire " des hommes. Mais qu'en est-il de l'efficacité
du mensonge en politique, quand la politique véritable est devenue
celle de la survie? Car la révolution nucléaire révolutionne aussi
la dialectique du grand sociologue allemand Max Weber, qui avait
cru pouvoir " théoriser " le conflit entre la " morale
de la responsabilité ", qui serait propre à l'homme politique,
condamné, par son office, à mentir s'il veut réussir, et la "
morale de la conviction ", qui serait propre au seul savant,
donc à l'homme dont la vérité est la vocation naturelle.
Mais dire la vérité devient la seule attitude réellement responsable,
donc réellement rationnelle au sens politique, quand la vieille
politique du silence ou du mensonge se révèle irresponsable, irrationnelle
et proprement a-politique. Pour nous en convaincre pleinement,
voyons, en premier lieu, comment fonctionne la dialectique du
" mensonge utile " à l'âge nucléaire; et donnons, à cette
fin, la parole à ses partisans. Je résumerai leurs arguments "
en m'efforçant de me tenir aussi près que possible des paroles
réellement prononcées ", comme disait cet ironiste de Thucydide.
III
"
Aucun esprit vraiment sérieux, équilibré, informé - dit, en privé,
tel général intelligent -? ne croit que le président de la République
appuierait sur le bouton suicidaire pour anéantir, tel Ubu, sinon
" la France ", du moins les Français. Mais le véritable
débat est ailleurs. Que faites-vous de la force politique immense
que représente la conviction de centaines de milliers, ou peut-être
de quelques millions de Français moyens, aux yeux desquels un
tel acte est concevable de la part d'un chef d'État normalement
constitué, parfaitement équilibré et même remarquablement civilisé?
Et que faites-vous de la conviction, plus forte encore, de la
majorité des Français, aux yeux desquels une totale autodestruction
de la nation était entièrement évidente par la volonté solitaire
du général de Gaulle? Que faites-vous de l'abîme qu'ouvre à la
recherche psychologique et à la connaissance véritable de l'homme
la question de la plausibilité politique aux yeux des masses,
de l'anéantissement nucléaire ?
" Le plus grave, ce n'est même pas que des millions de Français
croient sincèrement que le général de Gaulle était un homme plus
forcené et plus fou que Hitler; le plus grave, ce n'est même pas
que des millions de Français s'imaginent que ce grand patriote
aurait été également le Jim Jones virtuel et tranquille d'un holocauste
national qui rayerait de la carte du monde un pays de cinquante
millions d'habitants; le plus grave, ce n'est même pas que le
plus fabuleux dément de tous les temps aurait pu conduire les
affaires de la France pendant onze ans : le seul fait réellement
sans remède, c'est que les Français qui admettent une telle monstruosité,
aiment et admirent le Général précisément pour ces raisons-là.
"
Le comportement délirant des peuples à l'égard des grands chefs
militaires, tels que les Alexandre, les César, les Napoléon, révèle
donc, disait le " général intelligent ", que la véritable
efficacité politique appartient aux défis fabuleux et irresponsables
d'apparence, mais qui réussissent et qui, en ce sens, sont
donc responsables et rationnels. Pourquoi la rodomontade
nucléaire ne deviendrait-elle pas crédible par l'effet d'une autosuggestion
collective que les techniques modernes sont capables de provoquer?
Pourquoi le matamorisme militaire, dont l'efficacité demeurait
autrefois limitée, faute d'ubiquité de ses moyens, ne réussirait-il
pas infiniment mieux, désormais, à devenir planétaire? Et que
dire de la fascination trouble qu'exerce l'apocalypse sur la "
raison "? Le grand chef n'est-il pas devenu, de nos jours,
un comédien cosmique - un homme capable, comme de Gaulle, de faire
croire à tout l'univers qu'il est fou, et d'obtenir la reculade
apeurée d'un adversaire terrorisé par un moyen de théâtre? Qui
vous prouve qu'il sera impossible d'appeler le suicide patriotisme?
Qui vous dit que cette notion traditionnelle n'est pas une grenouille
capable d'enfer réellement jusqu'à devenir un vrai bœuf ?
" Kennedy a fait retirer de Cuba les fusées nucléaires russes
par le seul subterfuge d'une énorme mise en scène. Mais il n'aurait
jamais réussi dans son chantage auprès de Khrouchtchev sans l'acceptation
spontanée et aveugle de l'holocauste final par l'opinion publique
américaine. On se souvient que des dizaines de millions de sages
puritains, devenus soudain des Jim Jones en miniature, se sont
mis à construire des fortins dérisoires dans leurs jardins à la
simple demande de la Maison-Blanche. Nul de ceux qui possédaient
quelque pouvoir de protester contre ce vent de folie n'était entendu.
Héroïsme tout apparent, certes : dans ce Voyage au bout de la
nuit que sont les grandes levées du " courage ", chacun
est persuadé que la mort est seulement pour le voisin. Les Églises
elles-mêmes donnaient les conseils les plus cyniques au milieu
de la mer en furie de l'opinion : un Jésuite avait démontré, dans
la grande presse américaine, la nécessité de laisser dehors, sous
les radiations mortelles, les malheureux qui avaient joué aux
cigales et qui demandaient, l'hiver nucléaire venu, un abri aux
fourmis de l'atome dans leurs fortins improvisés.
"
Et que dire de l'attitude payante des menaces nucléaires russes
contre Londres et Paris lors de la crise de Suez? Et de l'efficacité
des menaces de Nixon à l'égard du Kremlin? Cet homme-là savait
vous organiser un de ces bruits de bottes qui suffisait à terroriser
jusqu'à ses alliés. Brejnev, très inquiet, disait que ce dément
était capable de tout - mais ce " fou " savait, tel Hamlet,
laisser rôder le fantôme de sa folie et en entretenir savamment
le mythe chez l'adversaire. Toute politique moderne n'est-elle
pas devenue une question de nerfs? Quand le chantage au suicide
collectif est le dernier mot de la politique internationale, n'est-il
pas payant, pour une nation armée de mégatonnes, de jouer le jeu
mégatonnique et de placer à la tête de l'État un superman nucléaire?
D'autres,
qui rejoignent ces vues, usent d'un langage un peu différent,
et plus " technique ".
" Il n'existe encore, disent-ils, aucune analyse vraiment scientifique
qui nous permettrait de connaître le degré exact de faiblesse
naturelle de la raison politique humaine et la profondeur de la
pénétration des mythes héroïques dans ce type de rationalité.
Une étude de ce genre serait pourtant bien nécessaire à une époque
où seule une pesée de la sérénité de l'esprit humain pourrait
conduire à une réflexion véritable sur le degré de débilité mentale
qui rendrait décidément la force nucléaire dangereuse pour la
survie de l'espèce humaine. Mais il est à remarquer que nous possédons
des tests de débilité - si je puis ainsi m'exprimer - pour les
siècles passés, puisqu'il a été possible de gouverner les peuples
- et aussi de les civiliser - par l'utilisation politiquement
terrorisante de la croyance à l'existence de l'enfer. Quand le
pape Grégoire VII excommunia l'Empereur d'Allemagne Henri IV,
il le réduisit à merci à Canossa cet extraordinaire résultat politique,
par pestifération instantanée de l'adversaire ne fut pas obtenu
parce que Henri IV croyait aux pouvoirs du successeur de Pierre
sur son destin dans l'éternité, mais parce que le petit peuple,
effrayé par la foudre de l'au-delà, abandonna d'un seul coup son
Empereur. Il n'était plus possible aux chefs des armées de se
faire obéir au-dessous du rang de colonel ou de capitaine - et
même quelques princes trahirent au nom de la foi.
"
Rien ne prouve que 1a raison moyenne des nations ait réellement
progressé en profondeur; or, le destin se joue plus que jamais
au niveau des réflexes fondamentaux des masses. La faiblesse naturelle
et collective de l'esprit humain peut se manifester aujourd'hui
par la puissance persuadante et fascinatrice d'une théologie et
d'une scolastique nucléaires qui inspireront tantôt la croyance
à une vaillance délirante de la nation, tantôt la croyance toute
contraire et non moins irraisonnée, qu'une débandade complète
de la population serait la conséquence inévitable de la menace
nucléaire. "
IV
Enfin, quelques ethnologues tiennent à peu près le discours que
voici:
"
Ce que l'inconscient national a ressenti obscurément à l'annonce
du massacre de Guyana, c'est qu'il s'agissait d'un modèle réduit
de suicide nucléaire - celui que les nations modernes sont prêtes
à demander demain à chacun de nous et auquel elles nous préparent
déjà par un endoctrinement patient et quotidien - bien que nous
soyons bien moins des candidats volontaires au trépas que les
disciples de Jim Jones. Le meurtre proprement religieux, de collectif
qu'il était chez les Incas, les anciens Gaulois, les Gabaonites
et tous les peuples primitifs, a été canalisé peu à peu et dilué
à l'aide des rites sacrificiels, et réduit progressivement aux
vocations autoimmolatoires extrêmement minoritaires, et consentantes,
des saints; ou encore à l'exécution figurativement répétée, donc
affadie, d'une seule victime, autrefois offerte une fois pour
toutes, pour acquittement définitif d'une rançon sanglante à
la divinité sauvage, comme dans le christianisme de certains théologiens.
L'holocauste politique, par contre, est collectif et rageur. Les
dieux qu'il invoque sont désormais des entités indifférentes aux
individus, telles que la Justice, la Liberté et autres idéalités
sacralisées.
"
Or, il se produit, aujourd'hui, un dangereux déséquilibre en profon.
deur entre l'holocauste religieux, devenu homéopathique, et l'holocauste
militaire, devenu gigantal comme les personnages de Rabelais :
alors que les sacrifices raréfiés et dûment ritualisés maintenaient
dans les temps anciens la cohérence interne du groupe et conservaient
intacte son agressivité guerrière en la déviant vers l'extérieur,
l'holocauste proprement militaire devient seul réellement fascinatoire,
au point d'attirer tout à lui et vers les seuls champs de bataille
l'instinct sacrificiel, cet exutoire religieux, devenu inefficace,
de l'" instinct de mort ". Dans un tel contexte, une classe
dirigeante intellectuellement supérieure conduira à l'affolement
nucléaire et vaincra inévitablement l'adversaire dont la classe
dirigeante sera moins lucide et moins déterminée.
V
"
Telle est donc la philosophie de certains défenseurs de l'usage
proprement et exclusivement diplomatique de la terreur nucléaire.
Leurs arguments ne sont-ils pas significatifs en ce qu'ils démontrent
qu'il existe désormais une réflexion française d'un genre nouveau,
qui a pris acte de l'impossibilité de recourir réellement à l'arme
atomique? La critique nouvelle porte donc seulement sur la nature
et sur les possibilités d'une crédibilité imaginaire, fondée sur
des composantes strictement psychologiques. Quelle est la spécificité
politique du " bluff " dissuasif à l'âge nucléaire et quelles
sont les chances, à long terme, d'une grande nation qui aurait
décidé de s'y livrer systématiquement? That is the question.
On
ne saurait trop souligner l'importance d'une réflexion stratégique
qui a dépassé, du moins dans ses profondeurs, le stade de la fantasmagorie
politique pour entrer dans l'analyse réaliste d'une situation
psychologique où les chefs d'État, nourris d'une réflexion philosophiquement
cohérente, sont invinciblement conduits à réaffirmer l'importance
de la raison critique alliée à la sagesse politique. On remarquera
en effet que, parmi les arguments rappelés ci-dessus, le plus
frappant est bien qu'il ne s'agit plus du tout, pour le vrai chef
d'État, de croire lui-même à ce qu'il dit dans l'afrontement
atomique, mais de savoir jusqu'à quel point il parviendra
à faire croire à l'adversaire ce qu'il lui dit. La seule fin réellement
poursuivie est de l'impressionner au maximum, en mobilisant, au
besoin, l'" instinct de mort " de l'humanité pour accroître
sa crédibilité.
C'est
dans cette perspective qu'on souligne le faible niveau mental
des masses, lequel fournit un secours considérable au chef lucide,
capable de troubler la raison même de la classe dirigeante de
l'ennemi par sa détermination apparente et par la mobilisation,
si cela se révèle utile, de la " folie " dont il prétend
que son peuple est capable. On ne croit donc plus un instant que
Kennedy, Nixon ou de Gaulle, extraordinaires Talma de l'atome,
auraient réellement déclenché des Guyana à l'échelle intercontinentale
si l'adversaire ne s'en était pas laissé accroire - on dit seulement
qu'ils possédaient effectivement de formidables moyens psychologiques
de se faire prendre au sérieux, parce que les foules, comme les
élites au faible quotient intellectuel, sont animées d'un "
instinct suicidaire", mais imaginaire et théâtral, dont l'expérience
a démontré qu'il est politiquement exploitable.
La
nouvelle réflexion française - encore souterraine - sur la spécificité
politique du chantage nucléaire anéantit donc les élucubrations
anciennes de quelques spécialistes du " tout-ou-rien
". Personne, à l'exception de quelques rêveurs attardés, dont
les fantasmes ubuesques traînent encore, par-ci, par-là, ne compare
plus la France aux Sagonte et aux Numance, dont les habitants
se jetèrent dans les flammes plutôt que de se livrer à Hannibal
- lequel les aurait, du reste, passés aussitôt par le fil de l'épée,
de sorte qu'ils n'avaient rien à perdre.
VI
Dans un précédent article (Crédibilité
de la dissuasion, Esprit, novembre 1977) j'ai
déjà tenté de démontrer à quel point l'hypothèse d'une mise à
mort des Français par les soins de leurs chefs " héroïques
" réunit l'irréalisme éthique à l'irréalisme politique, puisque
cet holocauste fabuleux ne garantirait que pour quelques instants
la survie physique d'une poignée de dirigeants tapis dans leurs
abris souterrains, mais ne saurait assurer leur survie politique
et morale. Qu'on les imagine surgissant de leur trou pour crier
dans le désert : " II n'y a plus de Français, vive la France
invaincue! " II faudrait bien qu'ils se résolvent à se tirer
une balle dans la tête, en victimes à retardement de leur Guyana
national. Le chef de l'État et les généraux qui prétendraient
échapper au sort de Hitler dans son fortin se feraient, sans cela,
assassiner par les quelques loques titubantes qui auraient survécu
au massacre.
Passons donc outre à la répugnance qu'inspire le chantage politique
quand il devient un chantage à la fin de l'humanité, et gardons
la tête froide pour l'analyse critique du mensonge possible :
il s'agit de savoir à qui l'on fera peur irrationnellement, et
pendant combien de temps durera la comédie.
Car
la dissuasion est fondée sur une insurmontable contradiction interne.
L'heure sonnera inévitablement où chaque camp, sachant fort bien
que l'adversaire n'a pas manqué, de son côté, de pousser l'analyse
logique de la dissuasion jusqu'à son terme naturel, et qu'il a
conclu, lui aussi, à l'impossibilité de jamais terminer le duel
par le suicide à deux, se tournera à nouveau vers les possibilités
concrètes de la guerre dite " conventionnelle ". Alors
les choses prendront soudain une tournure bien différente de celle
dont font état les derniers théoriciens fantastiques de l'excommunication
majeure, censée politiquement payante.
Ces derniers omettent de rappeler quelle fut l'issue, sur les
champs de bataille, de l'affrontement entre l'arme " atomique
" d'autrefois - le chantage à l'enfer - dont usa le pape Grégoire
VII, et un Empereur d'ici-bas, maître d'une armée toute terrestre.
Après Canossa, Henri IV d'Allemagne sut rappeler aux princes un
instant ébranlés et à toute l'armée la faiblesse politique de
Dieu; et il en fournit la preuve la plus tangible par l'atroce
relais de ses juges militaires, qui châtièrent par la prison ou
par la mort les récalcitrants, selon les règles éprouvées des
Césars de ce monde-ci. L'obéissance fut si bien rétablie que l'Empereur
put marcher sur Rome sans que le chantage aux peines éternelles
pût arrêter, cette fois-ci, la ruée de ses troupes et protéger
le pape. Celui-ci dut s'enfuir assez piteusement de Rome et il
n'échappa que de justesse à la soldatesque.
Or, on remarquera que le pape avait alors le monopole de l'arme
psychologique absolue. Il jouissait donc d'un avantage comparable
à celui d'une nation nucléaire sur une nation sous-développée
dans l'ordre du maniement de la terreur. D'autre part, personne
ne doutait de l'existence de l'enfer de sorte que la dissuasion
se fondait sur l'unanimité des convictions. C'est cet avantage-là
qui, agissant par surprise, s'était concrétisé, dans un premier
temps, par une capitulation immédiate et extrêmement humiliante
pour l'empereur - au point que les conséquences politiques n'en
paraissaient pas réparables, tellement il semblait impossible
que le prestige impérial se remît jamais de trois jours terribles
pendant lesquels Henri IV, les pieds dans la neige, attendait
que son vainqueur consentît à couronner par le pardon du ciel
la suavité de sa vengeance. Quand il baissa enfin le pont-levis
" Frappez et l'on vous ouvrira " - il recevait un " cadavre
politique " selon la délicate expression répandue de nos jours.
On se rend compte qu'il fallut donc qu'Henri IV possédât des nerfs
bien plus solides, pour relever le défi que le pouvoir " spirituel
" lançait aux nations ambitieuses, qu'il n'en faudra aux dirigeants
lucides et sans scrupules d'une grande nation nucléaire pour se
ruer, avec un armement classique d'une supériorité écrasante contre
un adversaire mal armé sur le terrain et ne possédant que l'arme
théâtrale et toute théologale de la fanfaronnade suicidaire. Car
il est bien évident que si Dieu, qui ne fait pas le détail, selon
Malebranche, est bien obligé, dit ce philosophe, d'arroser les
routes quand il fait tomber la pluie sur les prés; si Dieu, dis-je,
avait dû excommunier de surcroît l'Italie afin d'accompagner la
foudre pataude de Grégoire VII, celui-ci y aurait regardé à deux
fois avant de la lancer.
Or,
telle est très exactement la situation de deux adversaires qui
en décousent avec des armes à l'échelle humaine sur le terrain,
tout en gardant en réserve l'argument suicidaire, à la manière
de deux boxeurs, dont chacun cacherait l'apocalypse dans sa poche,
afin de terminer éventuellement le pugilat par un trépas en commun
des combattants, des soigneurs et du public - jet de l'éponge
qui ne laisserait pas de témoins.
C'est
alors que la question du courage militaire se pose à nouveau en
termes fort simples et très éloignés de la scolastique nucléaire:
si la logique atomique enseigne que la guerre future sera classique
ou ne sera pas - comme toutes les guerres entreprises depuis trente
ans, et même par des nations atomiques contre des nations dépourvues
de cette arme - il en résulte que le chantage au néant n'égalise
que théologiquement les chances des petites nations devant les
grandes. Une nation moyenne, si elle est pourvue de l'arme atomique,
devra faire preuve d'une efficacité sur le terrain et d'un tempérament
combatif bien supérieurs à ce que l'histoire exigeait d'elle autrefois
: car au courage des intelligences que ses chefs devront déployer
afin d'exorciser la terreur nucléaire dans l'âme des soldats et
pour leur en démontrer l'irréalité quand il y a réciprocité de
menaces, il leur faudra ajouter l'ancien courage physique, celui
de combattre un ennemi supérieur en nombre.
Heureusement pour le sort des nations moyennes, ce courage-là
n'a pas été relégué dans le musée des légendes antiques, puisque
l'exemple du peuple vietnamien dans son combat contre un adversaire
gigantesque, et qui disposait de la panoplie nucléaire - un adversaire
qui a déversé sur son sol plus de bombes que n'en ont reçu ensemble
toutes les nations européennes engagées dans le dernier conflit
mondial - démontre que les guerres possibles auquel son instinct
guerrier semble, hélas, condamner l'humanité, laissent toutes
ses chances à la valeur militaire.
Or, ce courage-là, il n'est jamais démontré d'avance qu'il sera
payant. Quand le peuple vietnamien a relevé le défi, c'était,
aux yeux de l'opinion universelle, avec des chances infimes de
l'emporter. De même, la Suisse de 1940 - épisode peu connu de
la dernière guerre - transforma en une gigantesque forteresse
de granit tout l'intérieur du pays. Ce pari des chefs militaires
reposait sur la seule détermination nationale. Ce n'est qu'en
1942, quand les armées allemandes piétinèrent dans les montagnes
du Caucase, que l'idée selon laquelle les blindés et les stukas
ne pourraient forcer des rochers à pic, commença de devenir crédible
aux yeux de la plupart des théoriciens militaires suisses et allemands.
Mais
c'est aussi le moment de la démonstration où l'on commence de
voir où le bât blesse : ceux-là mêmes qui bombent un torse avantageux
et qui sont prêts à traiter de lâches les intellectuels qui se
refusent à entrer dans leur fausse logique de l'apocalypse, deviennent
soudain bien timides quand on leur démontre que démythifier la
bombe n'est pas une solution de facilité et que l'effort de préparation
au combat réel qui serait demandé à une nation frustrée de sa
croyance réconfortante à l'arme magique, sera bien plus astreignant
qu'aujourd'hui. On découvre alors que le quichottisme nucléaire
peut servir d'alibi à une démission cachée et secrète de la volonté
de combattre l'ennemi et qu'on peut se calfeutrer dans le cocon
apocalyptique comme dans un Toboso dialectique. On y entend le
ronron reposant d'une rengaine de la terreur, qui s'accorde à
merveille avec le relâchement musculaire et l'amollissement des
corps. Paradoxalement, les grands traités de scolastique atomique
flattent le confort intellectuel d'une armée de bureaucrates de
la foudre - quel brevet de bravoure physique on se délivre subrepticement
à menacer mentalement l'univers avec l'éclair, et sans sortir
de sa chambre! Comme il est facile de masquer à si bon compte
la mort du vrai courage! De plus, la préparation réelle - des
âmes et des corps - à une guerre réelle contre un envahisseur
en chair et en os, coûterait beaucoup plus cher que de jouer à
la guerre cérébrale. Le financier et le soldat s'entendent alors
tout soudainement pour donner à la nation des Tartarin de l'holocauste
le sommeil profond qu'elle réclame à cor et à cri. Sancho dort
sous don Quichotte. Le coq atomique, au sommet de tous les clochers
de nos villages, criera en vain que l'ennemi est en vue et qu'il
s'avance sur ses chars.
VII
Sommes-nous maintenant quelque peu réveillés à la question de
savoir où se trouve la véritable responsabilité politique - du
côté du silence prudent des coalisés de la myopie ou du côté du
sacrilège de la pensée?
On
sait que la critique a toujours mauvaise presse aux yeux des contemporains.
Par compensation, elle jouit d'une brillante et inutile réputation
posthume. Il serait vain de croire que cet état de choses changera
un jour : la bataille de la lucidité est à recommencer à chaque
génération. Ceux qui se prennent pour de fins politiques cacheront
toujours leur irréflexion sous la taciturnité des champions de
la courte-vue-qui-en-sait-long. Il était malséant de douter
de notre aviation, de nos chars, et surtout de notre muraille
de Chine en 1940. C'est donc dans le désert que parlent ceux qui
disent aujourd'hui qu'une grande nation ne peut vivre longtemps
dans l'irréalité, comme un roi tout nu, et que le chantage est
irréel par définition quand le maître chanteur et sa victime sont
soumis au même péril; et que notre ligne Maginot est toujours
là, mais devenue toute mentale, ce qui ne la rend que plus trompeuse.
Il
faut pourtant le dire : le péril le plus mortel qui puisse menacer
une civilisation " faustienne " ou " prométhéenne "
comme la nôtre, c'est que l'intelligence critique batte en retraite
devant le tabou nucléaire. Que signifie, au plus profond, l'autocensure
diffuse à laquelle se complaît l'élite intellectuelle? Peut-être
signifie-t-elle que la décadence est la chute dans les " sociétés
closes " sur leurs rites culturels. Car les " sociétés
ouvertes ", au sens bergsonien, sont nées de l'esprit des
navigateurs grecs. Elles sont ulysséennes en leur volonté d'enfoncer
le pieu de l'intelligence et de l'astuce dans l'oeil unique du
Polyphème ancestral. Si le tabou nucléaire bloquait l'élan " prométhéen
" de l'Occident rationnel; s'il paralysait les droits de la
pensée politique au libre examen des malchances de la folie, il
serait, de toutes façons, trop tard pour Prométhée : celui qui
a dérobé le feu de la matière ne peut tourner le dos à sa propre
découverte, comme un sauvage qui prendrait piteusement la fuite
et se réfugierait dans la brousse, terrorisé d'avoir levé un animal
inconnu et énorme. L'élan nouveau de l'intelligence critique que
le feu exige désormais de son voleur est comme un onzième commandement
: que Prométhée viole le tabou le plus sacré de tous, celui du
dieu qui veut lui interdire de scruter le nouveau visage de la
peur et du courage de l'humanité.
La question banale et vieille comme la philosophie : " Qui
sommes-nous? " est devenue la question fondamentale de la
politique. Le vieux rêve de Platon se réalise : le politicien
gui n'interroge pas le philosophe devient un aveugle en politique.
Ce qui veut dire qu'il devient de bonne politique de savoir que
nous sommes des êtres que l'atome seul révélera enfin et définitivement
à eux?mêmes. L'analyse révèle que nous sommes, en réalité, capables
de nous prévoir nous-mêmes à l'échelle de l'interrogateur formidable
que nous nous sommes fabriqué et qui nous présente nos comptes,
non les siens. Mais aurons-nous le courage de dire que nous n'avons
pas le "courage" suicidaire?
Dans le Lachès, Platon posait déjà la question fondamentale
de notre temps : le courage militaire doit?il être stupide ou
doit-il être intelligent? Lachès prêchait pour la vaillance suicidaire
du tigre et du lion. Nicias défendait déjà le courage réfléchi,
qu'il jugeait seul digne de l'homme. La question était restée
sans réponse depuis vingt-quatre siècles, car la témérité aveugle
était souvent plus "payante", sur le champ de bataille, que
la vaillance calculée et responsable. Mais vient décidément l'instant
où la notion de courage militaire subit une mutation philosophique.
Alors la pensée guerrière redécouvre la valeur du courage propre
à la seule raison. "Ayons le courage intellectuel, dit Socrate
dans le Lachès, de nous poser la question de la
nature du vrai courage militaire, de crainte qu'on nous accuse
à notre tour, nous autres philosophes, de manquer de courage.
"
Le vrai courage dit que l'atome est socratique. Sur le fronton
du temple de Delphes, l'atome nous redit : " Connais-toi ".
mis en ligne le 1er septembre 2005