*
Les
linguistes s'interrogent sur l'origine du fléau mystérieux
qui, aux environs de 1980, avait frappé soudainement et
de plein fouet la langue française à l'exclusion de toute
autre dans le monde et l'avait ravagée un quart de siècle
durant. Pourquoi la maladie avait-elle non moins inexplicablement
disparu aux alentours de 2008 pour redoubler ses assauts
aujourd'hui?
M.
Alain Rey : Il me semble que l'énigme soit devenue plus
indéchiffrable encore du fait que la guérison s'est révélée
une simple rémission: la maladie vient de s'abattre pour la
seconde fois et avec la rapidité de l'éclair sur toute la classe
dirigeante du pays.
L'étudiant
: De plus, la malignité de la rechute laisse tous les
observateurs plus pantois que jamais.
M.
Alain Rey : J'observe que l'assainissement trompeur
de la victime qu'on s'imaginait proche d'un rétablissement définitif
a renforcé en secret la toxicité du virus: son retour foudroyant
lui a permis de contaminer en quelques jours seulement jusqu'au
futur président de la République.
L'étudiant
: Cette fois-ci, pas de doute, Maître: puisque le sommet
de l'Etat ânonnera et hoquètera à son tour sur la scène internationale,
comment expliquez-vous que chaque vocable de notre langue se
terminera sur une flatulence verbale dont le cours ininterrompu
revêtira Ronsard et Montaigne d'un bêlement boueux?
M. Alain Rey : On sait que cette incontinence
phonique est née dans le plus proche entourage phraséologique
de M. Mitterrand. Mais si, en 1980, cette monosyllabe hébétée
s'était, certes, propagée avec la célérité de la lumière au
sein de la classe dirigeante de droite à son tour, elle avait
néanmoins pris le plus grand soin de ménager le larynx et les
cordes vocales des Présidents de la République: les poumons
de MM. Chirac et de Nicolas Sarkozy avaient résisté à l'éructation
pathologique du rot bébête. Or, le jeudi 27 octobre, l'épidémie
a frappé le chef de l'Etat à son tour.
L'étudiant
: Si la timidité du microbe de la première génération
lui faisait encore épargner l'Olympe de gauche comme de droite
et si la seconde cuvée force les portes d'airain de la forteresse
élyséenne, comment organiserons-nous la résistance à une nosologie
aussi redoutable?
M. Alain Rey : Puisqu'il ne s'agissait, hélas,
que d'un répit illusoire, nous devons découvrir l'antidote qui
interdira aux Jupiter successifs de la France de lancer dans
l'atmosphère des e e e e e e tout leur content ; mais si nous
n'isolons pas le microbe en laboratoire, comment voulez-vous
fabriquer le vaccin?
L'étudiant
: Vous ne sauriez ignorer pourquoi le plus haut représentant
de l'Etat succombera à son tour au trébuchement de la voix de
la France. Vous êtes l'Hippocrate de notre langue. Comment combattrez-vous
le blocage empâté du pays ? Il y va de notre crédibilité diplomatique.
Que dira-t-on d'une République hoquetante sur la scène internationale
? Certes, dès 1980, le mal avait allègrement franchi quelques
frontières au sein de la francophonie. Les cantons suisses de
Neuchâtel et de Vaud lui avaient accordé son visa d'entrée avec
un empressement coupable, mais la République de Genève avait
limité les dégâts de la piteuse complaisance de ses voisins
et le Québec avait résolument fermé sa porte à l'intrus. Mais
cette fois-ci, tout nous avertit que nous serons durement touchés,
tout nous laisse présager qu'on rira dans le monde entier de
nos ambassadeurs bégayants, tout nous annonce que nos chancelleries
deviendront un objet de risée des étudiants étrangers qui voudraient
s'initier à notre langue, mais qui ne trouveront que des interlocuteurs
trébuchants parmi les héritiers de Voltaire. Je suis impatient,
Maître, de connaître votre diagnostic et votre médication.
M.
Alain Rey : Je crois que la gauche auguste de 1980 rendait
encore un culte relativement apostolique à son enracinement
dans l'évangélisme politique des origines et que son langage
conservait inconsciemment l'empreinte d'un messianisme candidement
salvifique et chrétien. Aujourd'hui la catéchèse mourante de
la foi socialiste contraint les dernières légions de l'utopie
à s'agripper de toutes leurs forces à quelques bribes de la
parole rédemptrice. La France officielle subit une destitution
tellement traumatisante qu'elle étouffe de mauvaise foi et se
met à mentir avec une lenteur contrôlée, tellement elle craint
de mentir imprudemment.
L'étudiant: Vous savez que cette hypothèse a été
formulée par quelques linguistes de haut vol et qu'elle a été
soutenue par de nombreux spéléologues de la théologie de la
délivrance. Mais elle a été unanimement rejetée par le peloton
d'avant-garde des pithécanthropologues et des simianthropologues
du mythe de la rédemption et cela avec raison, me semble-t-il,
puisque vingt-quatre heures seulement après le premier exploit
en balbutiements, trébuchements, achoppements et titubements
de François Hollande, on a entendu M. Fillon, qui n'est pas
un esprit imprégné par le sacré, que je sache, rivaliser d'ardeur
et d'audace avec le futur Saint Père du discours entrecoupé
de la nation. Puis, le 21 octobre, Marine Le Pen a été frappée
du mal en pleine émission sur France-Inter, alors que la syntaxe
rieuse et moqueuse de son père avait diverti les connaisseurs
pendant un demi-siècle. Le même après-midi, Cohn-Bendit succombait,
lui aussi, à la paralysie et aux hachures du discours. Le 20
octobre, tous les journalistes qui ont commenté l'assassinat
du Colonel Kadhafi ont été percés des flèches du Parthe. La
semaine suivante et dans la foulée, le tour des ministres est
venu : leurs phalanges se sont ruées en rang serrés dans la
débâcle. Martine Aubry est accourue en queue de peloton se noyer
dans la marée des suffoqués de la voyelle à la mode - on s'explique
mal le retard de trois jours qu'a pris son gosier. Le lendemain
du sommet de Bruxelles du 26 octobre, qui a publié une liste
de cautères sur jambe de bois à l'usage de la Grèce, Mme Lagarde,
qui préside le fonds monétaire international, a récité une leçon
si mal apprise que sa langue est tombée à son tour dans une
semi-paralysie. Le 28 octobre, M. Fabius s'est exprimé
en clopinant sur France-Inter. Il n'est plus un invité qui n'égrène
des couplets hésitants. La classe dirigeante française, consciente
du gouffre vers lequel court le monde, imiterait-elle la marée
des malades qui, le printemps venu, se jettent en foule dans
les eaux du Gange guérisseur? Comment décryptez-vous plus avant
le mystère d'une peste et d'un choléra viscéralement enracinés,
dites-vous, dans le ciel des derniers séraphins slalommeurs
entre les poteaux du vocabulaire des démocraties?
M. Alain Rey : Pour tenter de comprendre l'instantanéité
de la catastrophe et le caractère foudroyant de sa propagation,
il faut nous demander pourquoi la papauté laïque de la voyelle
bêlante laisse stupéfaits et incrédules les peuples allemand,
italien, espagnol, portugais, anglais, russe, japonais, chinois
et le monde arabe tout entier et pourquoi la population française,
donc la multitude des sans grade est demeurée de sang froid
dans l'étêtement qui frappe les classes supérieures. Quel miracle,
n'est-il pas vrai, que la foule demeure tout entière à l'abri
des ravages de la voyelle pâteuse, tandis que toute la gent
directoriale du pays de Voltaire a perdu en quelques jours la
faculté de parler naturellement! Il faut donc, en tout premier
lieu, tenter de nous expliquer par l'effet de quel prodige seules
les élites de la nation sont devenues balbutiantes du jour au
lendemain; et pour cela, souvenez-vous de l'oubli du parler
naturel qui avait valu une raclée mémorable à l'étudiant limousin
dans Rabelais.
L'étudiant : Je crois me souvenir qu'il se promenait
du dilicule au crépuscule par les compites et les quadrivies
de l'urbe et qu'il faisait le prétentieux avec son latin de
pédant de Sorbonne. Si je vous ai bien compris, le trépas dramatique
de la diction claire, ferme et sans accroc de la langue française
s'inscrit dans le déclin des élites qu'un réflexe de survie
fait s'agripper à leur faux savoir. Le ton empêtré dans le doctoral
trébuchant qu'affichent désormais les cardinaux de la Liberté
serait l'ultime avatar de la scolastique parmi les modernes
et le signe de la chute des Saints de la démocratie dans l'illettisme.
M.
Alain Rey : Comprenez bien, jeune homme, que tout pouvoir
humain répond au modèle clérical. Chassez les tiares, les mitres
et les chasubles et vous verrez les hiérarchies sociales se
reconstituer selon un modèle sacerdotal un peu aménagé et retouché,
mais intact. C'est pourquoi le flux interrompu à chaque pas
de la langue française de Curie de notre temps s'accompagne
du silence complice d'une seconde élite des obédiences de la
crosse, celle des hommes-liges et des courtisans du pouvoir
en place. La surdité des serviteurs de la légitimité du moment
n'a jamais surpris personne: la presse, la radio et la télévision
se taisent, ainsi que la foule complaisante des semi-intellectuels
de gauche et de droite qui quadrillent le pays d'une armée de
flatteurs. Mais le peuple français, lui, demeure loquace de
naissance, parce qu'il n'accompagne pas les princes dans leurs
déplacements. Il s'agit donc d'une collusion qui souligne le
parallélisme, sinon l'endogamie entre la classe dirigeante et
les médias qui servent de porte-voix et de mégaphones à la cour.
Il en résulte qu'un phénomène aussi nouveau, spectaculaire et
ahurissant que la cessation du flux de la parole vivante au
sein de l'oligarchie d'une grande puissance tombée en décadence
nous offre un spectacle historique et politique extraordinairement
riche à déchiffrer à l'école de ses hauts parleurs.
L'étudiant:
Les planches de ce théâtre devraient laisser l'univers entier
aussi interloqué que le furent les Athéniens à la première représentation
des Oiseaux d'Aristophane, qui faisaient de la cité de Pallas
une cité des nuées. Aurions-nous retrouvé les machinistes des
cintres qui faisaient descendre les dieux de l'époque sur la
scène?
M.
Alain Rey : Bien plus: si Paris était demeuré le Parthénon
de l'univers de la pensée, une alerte générale des linguistes,
des philologues, des sociologues, des anthropologues, des psychologues,
des psychanalystes, des historiens, des politologues de Néphélococcygie
leur donnerait une occasion inespérée de témoigner du sérieux
de leur savoir. Mais il se trouve que, sur les cinq continents,
aucune des disciplines sus-nommées ne s'interroge sur les causes
d'un évènement plus inouï que la grève des autels qui affama
les dieux de l'Olympe dans une autre comédie du Molière de la
Grèce antique: la chute d'une langue littéraire dans un débit
précautionneux, craintif et angoissé.
L'étudiant: Vous êtes le premier politologue,
psychanalyste, sociologue et historien de la langue française
qui ait lancé un pont large comme les Champs Elysées entre les
dictionnaires et l'anthropologie critique de demain. Avant vous,
les linguistes, les philologues, les grammairiens, les stylistes
et les historiens de la langue campaient sur leurs arpents et
leurs lopins en Diafoirus du monde moderne. Vous êtes le synthétiseur
qui a compris que la pluridisciplinarité n'est pas un puzzle
des problématiques déjà présentes sur l'échiquier, mais qu'elle
englobe Ptolémée dans la physique de Copernic et Copernic dans
un univers qui a fait exploser la forteresse du sens commun.
M. Alain Rey : Vous attendez de moi seul ce que
les Athéniens attendaient de tous leurs dieux réunis sur l'Olympe!
L'étudiant
: Je vois également en vous le premier philosophe de
la parole qui ait compris que les langues sont des personnages
de théâtre au plein sens du terme et que la scène sur laquelle
elles débarquent est celle de la nation dont elles illustrent
la gestuelle et la tournure d'esprit. Mais pensez-vous vraiment
que les faux-pas continus de la langue guetteraient tout soudainement
les seuls déconfits français et les seuls naufragés gaulois
du salut politico-religieux de la planète des démocraties?
M. Alain Rey : Une démence nationale de ce type
ne saurait se glisser seulement par malencontre ou inadvertance
dans un vocabulaire catéchisé en sous-main par les idéaux de
la République de 1793. Si c'était le cas, des remontrances bien
senties de nos derniers hussards de la laïcité nous permettraient
d'éduquer avec rudesse nos hommes politiques scolarisés de travers
et peu initiés à la logique interne du discours. Mais si la
règle de l'instituteur disposait encore de l'autorité de frapper
le bout de leurs doigts et si, dans nos écoles, notre classe
politique demeurait à la merci de la baguette souveraine des
éducateurs d'autrefois, nous n'aurions pas à emménager à Néphéloccygie.
Mais ce serait accorder bien trop de crédit à l'instruction
publique décérébrée de notre temps de supposer que le ministre
de l'éducation nationale nous forgerait une citoyenneté réfléchie
et la mettrait en sentinelle au cœur de la nation. Notre scolarité
ne nourrit plus qu'une foi toute abstraite en la démocratie.
Une laïcité privée de philosophie de la raison, donc d'une réflexion
sur la valeur de la réflexion, donc d'une pesée de la cervelle
de notre espèce n'est que le portrait en creux d'une France
acéphale.
L'étudiant
: Comment se fait-il que, deux siècles après 1789, la
carence proprement intellectuelle dont souffre la classe dirigeante
actuelle de la France ait jeté aux oubliettes une révolution
philosophique aussi décisive que celle qui devait terrasser
le mythe théocratique dans le monde entier?
M.
Alain Rey : Tout se tient. Comment voulez-vous nourrir
une ambition linguistique raisonnée si vous entendez vous passer
d'une conscience intellectuelle suraiguë et qui seule vous ferait
comprendre en profondeur la nature de l'enjeu? Il y faut une
rare pénétration d'esprit et une vigilance des cerveaux les
plus avertis de la nation.
L'étudiant
: Mais ne pensez-vous pas que le mal est plus caché
encore et que le naufrage du mythe de la liberté s'enracine
dans une débâcle philosophique qu'il appartient désormais aux
seuls anthropologues de décrypter?
M. Alain Rey : Il faudrait commencer par se souvenir
de ce que la philosophie est une anthropologie depuis Platon,
donc une balance à peser les neurones de l'humanité. C'est dire
que l'ignorance des illettrés n'est jamais que la conséquence
en aval du naufrage des boîtes osseuses en amont. Dans les décadences,
les incultes se méfient de la parole déliée, parce qu'ils s'imaginent
qu'il est facile de marcher droit dans une langue, alors qu'il
faut trente ans d'apprentissage pour qu'un idiome se mette à
penser comme on respire. Dans les époques tardives, il s'agit
de rendre songeuse en apparence une scolastique ahanante, il
s'agit de faire croire au petit peuple que les laborieux accouchements
cérébraux des hauts représentants de l'Etat seraient mûrement
réfléchis - ce qui les contraindrait de se donner des allures
entortillées, tellement la sottise veut se rendre sentencieuse
et se parer de savantisme.
L'étudiant:
Vous dites, en somme, que si le discours doctrinal qui
sous-tendait, hier encore, les grands principes d'une démocratie
des idéalités est tombé en lambeaux et que si le malade n'est
plus qu'un efflanqué à la fois prétentieux, privé de souffle
et réduit à cacher ses vêtements troués dans des récitatifs
idéologiques exténués, c'est que la classe d'Etat y trouve secrètement
son compte.
M. Alain Rey : Assurément. Apprenez qu'un discours
en perdition, exténué et qui accouche laborieusement d'une phrase
après l'autre n'est que le masque protecteur d'une ecclésiocratie
démocratique devenue un fruit blet.
L'étudiant
: Je vous entends, Maître: si la vérité politique, qui
était si franche du collier dans La Fontaine, a définitivement
cessé d'aller crûment de soi, c'est parce que les mythologies
fatiguées enfantent les sacerdoces boitillants.
M.
Alain Rey : Imaginez seulement un instant que la liturgie
catholique et son clergé vogueraient à la dérive au point que
les litanies traditionnelles de l'Eglise seraient psalmodiées
d'une voix étranglée.
L'étudiant : Le discours des sermonnaires de la
démocratie vous paraît donc moribond.
M.
Alain Rey : Evidemment. L'éloquence oubliée d'une liberté
trépassée s'applique à mettre des semelles de plomb à un peuple
demeuré aussi privé de brioche que sous Marie-Antoinette. L'Etat
actuel s'imagine creuser des sillons moins illusoires s'il les
trace au cordeau. Le civisme administratif paraît plus seigneurial
d' extraire les mots un à un de l'oracle des instances bureaucratiques.
On paraît plus appliqué d'extirper des comédons du salut. Les
souverains émaciés d'une démocratie censée distribuer du pain
aux pauvres ficellent la nation à des dogmes couchés sur un
lit de Procuste, ce qui exige que les gouvernements déversent
dans le crâne d'une population aux oreilles rebelles des indulgences
à distribuer contre monnaie sonnante et trébuchante aux guichets
d'une foi publique portant patente. Il faut force guipures à
une classe dirigeante proche de tomber en catalepsie. Ne vous
y trompez pas, jeune homme, l'expérience vous apprendra que
les ânonnements appris et de convention des Etats leur servent
de broderies et de blasons et que parler péniblement vous protège
du sauve-qui-peut politique. Apprenez, mon jeune ami, que balbutier
le français, c'est encore tenter de débiter les recettes éculées
d'un trésor perdu, mais qu'on voudrait mettre à l'abri et au
frais, c'est encore distiller goutte à goutte un savoir réputé
intact, c'est encore chercher désespérément à donner une contenance
à des accoucheurs de la République qui ont mangé leur pain bénit
depuis belle lurette.
L'étudiant : Que pensez-vous de la thèse plus
optimiste, mais qui voudrait se préserver de la candeur et dont
la rumeur se répand en ce moment? On prétend, ici ou là, que
le débit informe, contourné et d'une difficile parturition dont
use notre République témoignerait, au contraire, et fort paradoxalement,
il est vrai, pour la survivance têtue, tenace et lucide de la
raison bien plantée sur ses jambes dont nos ancêtres avaient
le secret. Notre classe dirigeante, quoiqu'en plein désarroi
, aurait colloqué à la hâte des vigiles de secours aux points
les plus élimés du tissu social. Habilement cachés derrière
les décors d'un Etat effaré par sa propre déroute, ces veilleurs
seraient chargés de jouer le rôle de garde-fous bénévoles d'une
France à la débandade.
M. Alain Rey : Ce serait donc à leur corps défendant,
n'est-ce pas, que ces malheureux sauveteurs improvisés provoqueraient,
en retour, le douloureux trébuchement des élites au bord de
la fosse et qu'affoleraient mille embûches dont l'Etat tenterait
de cacher le spectre à leurs yeux censés se trouver dessillés.
L'étudiant : Nos derniers pédagogues, quoique
terrorisés en leur for intérieur et se sachant voués à la crémation,
assistent en tremblant au déroulement inexorable de la pièce
à la manière des spectateurs effarés de la fatalité à Athènes,
qui voient la mort en marche dans les tragédies d'Eschyle et
de Sophocle.
M.
Alain Rey : Décidément, Aristophane est au rendez-vous
des démocraties modernes. C'est lui qui, le premier, nous a
montré la cité casquée de Minerve vouée à la descente inévitable
de sa démocratie au tombeau, c'est lui qui a placé une ultime
garde armée au sein de la langue hésitante des mourants de l'époque.
Connaissez-vous cette plaisanterie d'Aristophane qui, dans l'une
de ses comédies demande à un homme descendu du ciel ce qu'il
a vu là-haut: "Des poètes, dit-il, courant à travers les nuages
et les vents pour y trouver des vapeurs et des tourbillons à
introduire dans leurs prologues". Comment voulez-vous que la
France, qui a perdu ses vapeurs et ses tourbillons ne se traîne
pas à genoux sur les cailloux du chemin?
L'étudiant
: Connaissez-vous M. Jean-Luc Pujo, qui préside les
clubs "Penser la France" et qui sait, me semble-t-il,
que l'instrument de la raison d'une nation, c'est sa langue
et qui se demande, lui aussi, si l'intelligence d'une nation
vivante peut couler dans une langue dont on a brisé le creuset?
M. Alain Rey : Je sais que , d'un moule en miettes,
il observe les morceaux: si une gauche chancelante et à l'élocution
tâtonnante conduit ses brebis pâturer les ultimes promesses
électorales de sa folie et si, de son côté, une droite desséchée
ne sait pas davantage comment piloter les restes d'une France
contrefaite, le Président actuel n'est-il pas à bout de simulacres,
faux-fuyants, subterfuges et simagrées? Voyez-le agiter sur
la scène du monde sa crécelle de mendiant aux prérogatives évaporées.
L'étudiant : Et pourtant, vous écoutez encore
les derniers nautoniers soucieux de séparer distinctement le
vrai du faux, le juste de l'injuste et le franc du masqué .
Ceux-là ne parlent-ils pas couramment notre langue?
M. Alain Rey : Peut-on dire pour autant qu'ils
habitent le plus joyeusement du monde le français élégant et
sûr de son pas des générations d'autrefois? Peut-on soutenir
qu'ils ne se contorsionnent pas pour un sou? Diderot nous rappelle
qu'au début du XVIIIe siècle, un public de connaisseurs applaudissait
encore un beau vers au théâtre. Puis, un parterre d'ignorants
a cessé d'entendre la manière dont une langue est parlée et
écrite pour ne plus écouter que sa lettre. A Athènes, Euripide
avait mis trois jours à rédiger trois vers. Un rival se vantait
d'en rédiger trois cents dans le même temps. "Les vôtres
dureront trois jours", lui répondit l'auteur d'Iphigénie
en Tauride. Nous avons les vingt-neuf versions de La
jeune Parque de Valéry, nous avons les treize moutures
de César Birotteau de Balzac. Comment voulez-vous
que nos ânonneurs cisèlent une langue qui tombe en lambeaux
de leur bouche!
L'étudiant
:Mme Buffet y va encore tout d'un trait.
M. Alain Rey : Il est facile de marcher droit
dans l'utopie; mais les cités des nuées trébuchent ici bas.
Quand une classe dirigeante est devenue trébuchante dans sa
langue et sourde au rythme du discours, quand elle ignore que
"la forme, c'est le fond", comme disait Valéry, quand
elle ne sait plus que la langue véhicule en tout premier lieu
son esthétique, son souffle, son élan, son âme, parce qu'une
pensée n'est vivante et respirante qu'à charrier l'esprit des
grandes nations, comment voulez-vous qu'elle survive avec le
cadavre d'une civilisation sur les bras ? Notre classe bureaucratique
porte sur son dos la dépouille mortelle de la France.
L'étudiant : Mais M. Montebourg ne me semble pas
un enfant de chœur de la politique; et pourtant, il se tient
debout dans un parler dru et bien frappé.
M. Alain Rey : Je vous concède que le vocabulaire
de ce jeune homme est tranquille, je vous accorde que le regard
de cet acteur porte au loin, j'irai jusqu'à admettre qu'il se
veut fidèle à la droiture de la pensée rationnelle de la France.
Mais la nouvelle logique du monde appelle une langue aussi nouvelle
que celle qui a fait basculer le latin de Cicéron ou d'Ambroise
dans celui des Confessions de saint Augustin. Et ceci est une
autre histoire.
L'étudiant : Peut-être le balbutiement,
la vacillation, le bégaiement et l'empêtrement vocaux de la
France illustrent-ils l'adage qu'à quelque chose malheur est
bon. Car si vous laissez tomber une voyelle flasque à la fin
de tous les vocables, ce matériau malade peut vous aider à conduire
d'une main ferme votre spéléologie linguistique vers les profondeurs
de l'histoire et de la politique. Vous ferez naître des nageurs
en eau profonde. Votre scannage d'un peuple et d'une nation,
quel instrument d'une faiblesse du genre humain à décoder! Les
pateaugeages actuels de la langue française vous enseignent
que les désertions vont bien au-delà des affichages d'une grammaire
et d'une syntaxe asphyxiées!
M.
Alain Rey: Rêvez, rêvez, jeune homme!
L'étudiant : Le bathyscaphe de l'anthropologie
critique dont vous avez posé les fondations enseigne qu'un discours
haché, tronçonné et bâillonné par la chute de la phrase dans
le grotesque se révèle, à sa manière, non seulement un document
à placer sur le billot, mais le plus éloquent témoignage du
comportement cérébral d'une société entière. L'agonie des civilisations
attend des décrypteurs abyssaux de votre trempe. Vous enseignez
que la coulée facile et rapide d'une langue véhicule sa joie
et que ses lenteurs charrient son affolement, vous dites qu'un
idiome sert de cortège funèbre ou en liesse aux tristesses et
aux espoirs d'une nation. Quelle leçon de vie que votre corbillard!
Des funérailles comme celles-là, on en redemande!
M. Alain Rey : Mais le poisson pourrit par la
tête. Comment une parole souffrante et qui faisandera le pays
préparerait-elle un vaccin?
L'étudiant
: Quel cerveau, quel cœur, quelle voix de la France que le cortège
funèbre d'une langue blessée et à la peine ! On fabrique les
antidotes à partir du poison. Quel laboratoire que la ciguë
socratique, quelle moisson que le venin de la pensée!
M.
Alain Rey : On murmure que les futures élections présidentielles
exprimeront le rendez-vous d'un homme avec le pays. Mais si
le langage du candidat est un esquif qui fait eau de toutes
parts, son plan de sauvetage de la voix de la France ne sera,
à son tour, qu'une barque embourbée. Qui soutiendra qu'un discours
en suspens entre deux voyelles superfétatoires servirait d'espoir
crédible à la renaissance de l' Etat!
L'étudiant
: Et pourtant, la France, toute salie qu'elle soit par
les barbouilleurs de sa langue est sur le point de vivre l'
aventure d'une saine fureur, celle d'une jeunesse en rage, parce
que ce sont la profondeur ou la superficialité, le verbiage
ou la raison, le balbutiement des désarçonnés du monde ou la
hauteur morale des bâtisseurs qui se sont donné rendez-vous
au cœur de la langue des armes et des lois. Les paraplégiques
de la parole de la France nous mettent hors de nous. Ayez confiance
en notre jeunesse, nous sommes la voix irritée de la France
ascensionnelle, nous sommes la France qui jettera à la voierie
les estropiés et les unijambistes du destin de la nation.
M. Alain Rey : Comment, dans six mois, mettrez-vous
le futur président de la République des funérailles de la langue
française en jugement? Nous verrons bien si vous nous le présentez
guéri par vos soins. Sinon, comment votre tribunal le mettra-t-il
en état d'arrestation?
L'étudiant: Nous le tirerons du marécage. Faute
de quoi, n'en doutez pas, la jurisprudence des débâillonneurs
sera sans appel.
M. Alain Rey :Que dira votre jeunesse? Comment
déficellera-t-elle la nation?
L'étudiant : Nous démontrerons que le premier
dépositaire de la souveraineté d'un peuple, c'est sa langue.
Le
30 octobre 2011