1 - Google et la politique
2
- Quel est le poids politique de la culture ?
3
- Le contrat entre la ville de Lyon et Google
4
- Le texte du contrat et la mise en scène du transport
5
- Les capitales éditoriales d'aujourd'hui
6
- Un secret de polichinelle
7
- Google et la justice française
8 - La querelle des investitures des modernes
9
- La Société des Gens de Lettres et les éditeurs
10
- Petite histoire des éditions du Seuil
11
- La civilisation des négociants et la planète de Gutenberg
12
- Le génie littéraire dévoré par le roman
13
- Les visionnaires-nés
14
- Suite des aventures au pays d'Alice de la Société des
gens de lettres
15
- Qu'est-ce que le " droit moral " d'un auteur?
16 - L'avenir culturel et éditorial de la
numérisation
17
- Sus à l'obésité de Gutenberg
18 - Retour à la géopolitique
1 - Google
et la politique
Que se serait-il passé si le contenu des deux bibliothèques les
plus riches et les plus illustres du monde antique, celle d'Alexandrie
et celle de Pergame, avaient été numérisées par les Romains de
l'époque, qui auraient disposé non seulement de logiciels et de
moteurs de recherche suffisamment puissants pour mener à bien
une tâche aussi titanesque , mais également les montagnes de sesterces
nécessaires au financement d'une entreprise à l'échelle de l'empire?
La civilisation hellénique aurait-elle dû juger suspect de confier
à un souverain étranger les années de travail nécessaires au sauvetage
ou à la sauvegarde de son trésor philosophique, littéraire et
scientifique d'Homère à Eschyle et de Pindare à Lucien de Samosate,
ou bien devait-il, bien au contraire, juger flatteuse et de surcroît,
payante à long terme, l'ambition coûteuse d'une civilisation de
guerriers et d'exécutants de mémoriser un trésor étranger au génie
tout pragmatique de ses légions et de ses juristes?
La question mérite une pesée politique et philosophique des relations
que les civilisations entretiennent avec leur propre gloire. Car
il est passé en proverbe que le monde hellénique aurait "conquis
son farouche vainqueur". Un demi siècle avant notre ère, il
n'était pas de citoyen romain amoureux des Lettres et du savoir
qui ne fût conquis en ce sens qu'il parlait et écrivait de préférence
dans la langue d'Homère plutôt que dans la sienne. Les lettres
de Cicéron à Atticus fourmillent de citations d'auteurs de l'Hellade.
On sait que le célèbre orateur était aussi prodigue d'éloges de
son Consulat que d'attestations de sa culture. Il a même rédigé
un panégyrique en grec de sa carrière à la tête de l'Etat et de
l'immortalité de sa victoire sur la conjuration de Catilina, parce
que l'œuvre qu'il avait demandé à son ami Atticus de rédiger en
grec lui avait paru d'une tiédeur affligeante.
Mais si la conversion de toute l'intelligentsia de l'empire
romain à la langue et à la culture de la Grèce n'a pas permis
à Athènes de reprendre en mains les rênes de l'histoire du monde,
ce n'est pas en raison de l'aliénation culturelle féconde pour
eux-mêmes d'Hadrien et de Marc-Aurèle, mais parce que seules la
souveraineté des nations et la liberté des peuples donnent aux
civilisations leur élan, leur autonomie et leur grandeur. De même,
la numérisation, quatre années durant et par les bons soins d'un
géant californien des quelque cinq cent mille ouvrages que compte
le fonds ancien de la grandiose bibliothèque municipale de la
ville de Lyon viendra illustrer un naufrage bien plus politique
que culturel de la civilisation occidentale. Evitons que la focalisation
de l'attention du public et de l'Etat sur la provincialisation
à laquelle la décentralisation administrative conduira irrémédiablement
la France joue aux yeux des Français le rôle des arbres destinés
à cacher la forêt: la municipalisation de la culture n'est pas
exclusivement symbolisée par une régionalisation ravageuse des
nations depuis 1945, mais par le feu nourri des éloges prodigués
à la gloire de l'occupant par des gouvernements dont les mains
sont couvertes d'ampoules par soixante cinq ans d'applaudissements
aux exploits d'un glaive étranger. La question est de savoir,
si, à l'heure où Google aura digéré une première tranche du passé
de la France, les troupes américaines stationneront encore dans
une Europe endormie et livrée aux délices de Capoue de son asservissement
- donc livrée aux blandices de la vassalisation attachée depuis
l'aube de l'histoire au stationnement des troupes d'une nation
sur le territoire d'une autre.
2 - Quel est le poids
politique de la culture ?
L'analyse anthropologique des négociations entre Lyon et Google
est riche d'enseignements politiques et psychologiques sur la
nature des assujettissements auxquels l'espèce humaine se trouve
livrée de naissance et sur son besoin viscéral de se soumettre
au César du moment et à l'omnipotence parallèle de son double
projeté dans le ciel. Qu'en est-il de l'autonomie psychique et
intellectuelle des civilisations et de leur volonté, soit de se
défendre, soit de s'auto-domestiquer à titre linguistique et cérébral?
Si Pergame et Alexandrie avaient décrété que leurs rouleaux de
papyrus méritaient d'occuper le rang d'un trésor national inaliénable
et qu'il n'appartenait qu'à eux de les numériser à grands frais,
ces deux villes auraient-elles, pour autant, démontré la profondeur
de leur connaissance des ultimes ressorts des civilisations vivantes
ou mourantes et faudrait-il saluer leur science de l'âme et du
souffle des nations respirantes ou agonisantes, ou bien n'en auraient-elles
pas moins démontré l'irréversibilité de leur chute dans un vicariat
culturel paresseusement étranger à toute connaissance raisonnée
des vrais ressorts de l'histoire de l'esprit? Car enfin, les Anachréon
ou les Callimaque ont pris la relève asthénique des Eschyle et
des Sophocle; et ce sont précisément leurs réactions d'avares
aux yeux fixés sur l'or de leur cassette qui témoignent le plus
cruellement de l'agonie des cultures couchées sur leur lit de
mort par les bibliothécaires et les archivistes qui auront succédé
à leurs troubadours.
Certes, Rome aurait fourni à Pergame et à Alexandrie l'éclat d'une
vitrine mondiale de l'ancienne brillance d'une civilisation moribonde.
D'un côté, c'est à peine si, chaque année, une centaine de savants
et de lettrés grecs auraient demandé à lire l'Iliade
sur Internet. De l'autre, la planète romaine tout entière aurait-elle
appris avec avidité à rédiger superbement et à penser droit à
l'école des écrits rassemblés en rouleaux bien cadencés à Pergame
et à Alexandrie? Nullement: j'ai déjà dit qu'il y aurait fallu
le tremplin de la résurrection politique des Démosthène du monde
hellénique, qu'il y aurait fallu le miracle d'un retour de la
volonté et de l'audace dans les veines de la première civilisation
des libertés publiques. Cela ne s'apprend pas dans les traités
de style et de grammaire d'une langue nationale, cela ne s'enseigne
pas à la lecture des trésors d'Alexandrie d'aujourd'hui, mais
seulement à l'écoute du sang vivant et du sang séché de l'Histoire.
3
- Le contrat entre la ville de Lyon et Google
Mais l'Europe du naufrage de sa mémoire n'est pas plongée dans
les mêmes affres du vieillissement que le monde hellénique de
l'époque. Non seulement elle dispose encore des crics et des leviers
nécessaires au soulèvement du couvercle de plomb de son tombeau
, mais si elle bondissait allègrement hors de son sépulcre, sans
doute tirerait-elle, à l'école de Molière et de Courteline, un
profit littéraire non négligeable d'avoir mis un instant les trésors
de son génie d'autrefois sous la surveillance d'autrui, et même
sous sa garde bienveillante, parce que non seulement les nouveaux
Romains sont devenus relativement respectueux des cultures épuisées
et vigilants à les placer sous respiration artificielle, mais
attentifs à nourrir leur fierté toute neuve à donner leur dernier
éclat aux flambeaux en voie d'extinction du Vieux Monde. Ce sont
les professeurs de Princeton qui s'attristent de la décérébration
politique des élites dirigeantes de l'Europe d'aujourd'hui, ce
sont les élites intellectuelles d'outre - Atlantique qui s'indignent
de la lâcheté d'une civilisation de valets privés de cervelle.
"Vu de Washington, il y a quelque chose de presque infantile
dans la manière dont les gouvernements européens se comportent-
on y voit le mélange d'une quête de considération avec un art
d'esquiver ses responsabilités." (Le Monde
, 5 nov. 2009, La relation "infantile et fétichiste" des Européens
à l'égard des Etats-Unis)
Mais pour descendre dans les arcanes du drame de l'engloutissement
tant de la virilité politique d'une civilisation que des fleurons
de sa fierté d'autrefois, il faut analyser de près les clauses
ridiculement incultes et aussi provinciales dans leur esprit que
pathétiquement incorrectes dans leur rédaction de l'accord de
compte à demi, dirait-on, que la ville de Lyon a conclu avec Google,
ce qui nous permettra de mieux comprendre pourquoi les séquelles
de l'étatisme viscéral de Paris ont engendré un climat irrespirable
à la suite de trente ans seulement d'une décentralisation condamnée
d'avance à un échec culturel seulement de plus en plus manifeste
d'année en année.
On sait que la provincialisation de la France a été hâtive et
incontrôlée, donc manquée et que sa précipitation a entraîné une
régionalisation catastrophique de la vie politique de la nation
jusqu'au cœur de l'appareil judiciaire d'un Etat censé être demeuré
unifié sous le triomphe en tapinois de ses Raminagrobis et de
ses Bridoison.
- La France
et sa justice, 15 décembre 2008
Exemple:
si un huissier de province sournoisement acheté par son client
le fait bénéficier d' un constat de complaisance dont l'irréalité
aura été dûment démontrée, pièces à l'appui, aux instances de
l'Etat appelées à en connaître, ni le parquet, ni le parquet général,
ni la place Vendôme, ni l'Elysée ne se risqueront désormais à
déclencher pour si peu le scandale social de mettre en cause l'honorabilité
de principe d'une corporation nécessairement honnête à titre statutaire,
puisque composée de notables respectables par nature et par définition.
- Un désastre
politique - La provincialisation de la justice expliquée aux
enfants, 14 septembre 2009
J'ai démontré, pièces en mains, que des pans entiers du code de
procédure civile, notamment des articles fondateurs de l'Etat
de droit et concernant le contrôle effectif des agents ministériels
par les procureurs, sont devenus lettre morte en raison du retour
aux prestiges locaux des honorabilités notabiliaires de l'Ancien
Régime, qui sont redevenues aussi intouchables que sous la Monarchie.
Le
regretté Philippe Seguin avait bien en vain tenté d'alerter l'Etat
sur l'absurdité sociologique de demander à des notables locaux
de porter sur des confrères le regard souverain d'un Etat transcendant
l'horizon politique des provinces - la croyance que les Cours
des Comptes régionales contrôleraient effectivement les finances
de l'endroit est une vue de l'esprit que seules des têtes habitées
par un Etat centralisé peuvent s'imaginer .
L'affaire de Lyon se révèle à son tour une illustration dramatique
des autonomies imméritées. Lisez attentivement le Cahier des
clauses techniques particulières pour la numérisation et la mise
en ligne sur internet du fonds ancien de la bibliothèque municipale
et vous remarquerez que les dispositions prises entre la ville
de saint Irénée et Google témoignent d'une entente préalable et
discrète entre les parties, celle d'accorder une prééminence culturelle
de façade à la province, ce qui donnera lieu à des scènes dignes
du théâtre comique. Naturellement, l'inégalité de rang entre les
interlocuteurs s'inverserait aussitôt si Lyon avait négocié avec
Paris. Mais les relations des régions avec le pouvoir central
sont devenues tellement ambigües et flottantes que l'Etat se trouve
à la fois marginalisé par l'autarcie artificielle des mégapoles
de province et dressé sur ses anciens ergots, à la fois déconfit
sur place et demeuré régalien en esprit, à la fois incapable de
préciser les prérogatives respectives d'un Etat encore réputé
souverain à titre formel sur son territoire et celles des villes
un peu moins incultes que sous la IIIe et la Ive République, mais
d'autant plus maladroitement ambitieuses d'affirmer leur séparatisme
au cœur d'un Etat, certes, d'ores et déjà devenu naïvement girondin
de la tête aux pieds et dans tous les recoins de ses somptueuses
Préfectures, mais néanmoins soucieux d'afficher ses anciennes
prérogatives jacobines. D'où des scènes courtelinesques.
4
- Le texte du contrat et la mise en scène du transport
Lisons:
"Le titulaire s'engage à effectuer la numérisation en dehors
[hors] des murs de la bibliothèque de la Part Dieu sur
un site unique [et] qui doit être [devra se trouver]
impérativement situé dans un rayon de 50 kilomètres à vol d'oiseau
autour [pourquoi " autour " ?] de cette dernière. Il reste
[demeure] entièrement libre du choix du lieu à l'intérieur
de ce périmètre [ ;] et les parties s'engagent à ne pas en communiquer
la localisation précise. "
(…)
" Une fois les livres placés sur les étagères, s'il existe
un risque de conditions météorologiques défavorables lors du chargement
ou du déchargement, le titulaire s'engage à placer [sur l'étagère]
une couverture spécialement conçue à cet effet sur l'étagère.
C'est [Ce sera] au moment où le titulaire prend [prendra]
possession des livres sur le quai de livraison de la bibliothèque
que cette précaution supplémentaire dans l'emballage des livres
est [sera] prise. Ces couvertures en polyéthylène sont
conçues pour pouvoir [pouvoir est superfétatoire] s'enfiler
[se poser] facilement par le dessus de [sur] l'étagère
tout en maintenant [conservant] une [la] circulation
de l'air et [de manière à ] prévenir une augmentation de
l'humidité ou toute condensation." (Voir d'autres extraits
piquants à la fin du présent texte)
On
voit que si la rédaction défectueuse est de province, c'est évidemment
Google et lui seul qui a conçu et fabriqué un matériel de transport
spécialisé - des armoires roulantes - et qui a proposé en douce
et astucieusement à la ville un contrôle minutieux des opérations
effectuées sous sa propre autorité, afin de valoriser en retour
les compétences culturelles supposées suréminentes de son hôte
dans ce domaine et surtout de magnifier la valeur inestimable
du trésor à transporter sous bonne garde. La ville feindra ensuite
d'imposer ses conditions au Titan, afin que le contrat, bien que
rédigé dans un français approximatif ou inapproprié grandisse
flatteusement une municipalité supposée composée de fins lettrés,
ce qui eût été irréalisable si l'opération avait été confiée aux
fonctionnaires d'un pouvoir central de la République trop sûr
de lui et aux attitudes hégémoniques maladroitement affichées.
5
- Les capitales éditoriales d'aujourd'hui
Trente
ans après la provincialisation de la République, le climat intellectuel
des grandes villes de l'hexagone n'est nullement devenu culturel.
On y trouvera un opéra, des théâtres, des libraires, mais aucun
éditeur de renom national ou mondial ne saurait s'épanouir dans
un climat demeuré balzacien et aucun écrivain ne saurait y respirer.
Pourquoi les métropoles régionales de la France demeurent-elles
si éloignées de jamais conquérir le rang culturel de Bâle au temps
de Froben et d'Erasme, puis de Burckhardt, de Nietzsche, de Bachhofen,
de Jaspers, le rang de Francfort et de sa foire annuelle du livre
depuis le XVIe siècle, le rang de Florence et de Venise du temps
des Pic de la Mirandole, des Marsile Ficin et des Alde Manuce?
C'est qu'il faut des siècles de déniaisement pour qu'un public
d'esprit municipal devienne suffisamment surréel pour ne plus
chercher dans un roman le portrait du boucher du coin ou d'un
notable de la ville - pour ne rien dire de la comédie de moeurs.
A
cela s'ajoute que, depuis le XVIIIe siècle, seules de rares capitales
sont demeurées en mesure de donner une assise planétaire à leur
monde éditorial; car il y faut l'effervescence politique et culturelle
singulières réservée aux grandes démocraties. Rome et Madrid ne
deviendront jamais des capitales mondiales de l'édition, parce
que le poids de la pensée doctrinale, qu'elle soit religieuse
ou politique de nature, n'est pas près d'y effacer des siècles
de prééminence de la pensée dogmatique, qui ne supporte pas un
regard distancié à l'égard d'elle-même. Berlin ne retrouvera que
lentement son rôle de capitale intellectuelle d'une Allemagne
dont la victoire de 1870 sur la France n'a pas réussi à porter
la capitale à l'éclat d'un soleil culturel de renom mondial. On
sait que Nietzsche se moquait des Macédoniens allemands : "On
n'a jamais vu, disait-il, une victoire militaire démontrer
la supériorité d'une civilisation sur une autre". Londres
n'est pas une cité du livre, mais d'Oxford et de Cambridge, Tokyo
demeure trop enracinée dans son passé impérial, Pékin ne débarquera
pas de sitôt dans le siècle de Voltaire et Paris est sur le point
de prendre une place modeste sur l'orbite des satellites politiques
de l'empire anglophone.
6 - Un secret de polichinelle
C'est
ce contexte qui donne son sens à l'ascension continue du provincialisme
culturel de la France sur la scène internationale. Car il ne faut
pas se faire d'illusions : si la nation dont le débarquement en
force sur la planète du génie littéraire remonte à Louis XIV perdait
définitivement ses droits sur la numérisation de son fonds ancien,
Lyon ne pourra plus mémoriser que quelques exemplaires à l'usage
de ses lecteurs du cru . "Le titulaire [c'est-à-dire Google]
est propriétaire, sans limitation dans le temps, des fichiers
numériques qu'il a produits. Le titulaire a l'exclusivité de la
numérisation des ouvrages imprimés objets du marché pendant
toute la durée du marché. En conséquence, la ville de Lyon
s'interdit de confier à un tiers la numérisation des ouvrages
imprimés objets du marché. Toutefois, la Ville de Lyon
conserve la possibilité de numériser certains ouvrages imprimés
objet du marché à l'unité [et] dans le cadre de ses activités
habituelles de service aux usagers."
Voyez comme le contrat passé entre Google et la ville de Lyon
respire le marchandage privé de souffle et de vision politique.
Le maire, M. Colomb, socialiste, confie l'établissement d'un inventaire
soupçonneux à un étranger fort habile, de son côté, à prendre
des mines de M. de Pourceaugnac de la culture. Mais le nouveau
bourgeois gentilhomme est un malin qui prend soin d'entretenir
un faux mystère sur les termes de son accord avec la ville, ce
qui flatte les mentalités notariales de la province - mais il
s'agit d'un secret de polichinelle puisque le voici sous la loupe!
Mais
que demeure-t-il de caché sous la tapisserie? "La ville de
Lyon s'engage à ne pas révéler des informations confidentielles
du titulaire sans son consentement préalable et écrit . Cette
obligation s'applique également aux informations confidentielles
comprenant notamment : tous les logiciels, technologies, programmations,
spécifications techniques , éléments, consignes et documentations
du titulaire liés à la numérisation ; toute information désignée
par écrit par le titulaire comme étant confidentielle ou toute
autre désignation équivalente."
Bien
plus, la pseudo confidentialité hilarante des termes de l'accord
est censée s'étendre au monde entier: "Aucune des deux parties
ne pourra procéder à des déclarations publiques relatives à ce
marché (sic), à l'existence ou au contenu de l'accord entre
le titulaire et la Ville de Lyon sans l'accord exprès ,
préalable et écrit de l'autre partie."
7
- Google et la justice française
C'est
dans cet esprit que l'occasion inespérée est donnée aux anthropologues
de la politique internationale et aux philosophes de l'ascension
et de la chute des civilisations d'approfondir leur diagnostic
à la lumière du procès inattendu que le Seuil et le Syndicat national
des éditeurs ont intenté à Google et que les plaignants ont gagné
en première instance pour des raisons seulement collatérales et
étrangères au vrai débat, ce qui se révèlera précisément instructif
à souhait. Etudions de près ce que révèle justement l'absence
de toute réflexion approfondie sur l'opportunité de la numérisation
de la mémoire littéraire d'une nation par les soins faussement
attentionnés d'une autre; car le procès a exclusivement porté,
comme il fallait s'y attendre, sur les intérêts mercantiles des
industriels français du livre. De quoi s'agissait-il seulement?
De refuser à Google le droit de citer longuement des ouvrages
non encore tombés dans le domaine public, bien que la consultation
gratuite des ouvrages partiellement mémorisés par ce biais inoffensif
demeurât pleinement garantie par l'Hercule américain.
Mais
la pauvreté tant politique que culturelle du procès jettera une
lumière crue sur les relations humiliantes et souvent dégradantes
que les écrivains français se trouvent contraints d'entretenir
avec leurs éditeurs - chacun sait que ces derniers se comportent
depuis plus d'un demi siècle en maîtres et en propriétaires de
leurs valets de l'encrier. Comment la France des armes de l'écrit
déshonore-t-elle son identité culturelle à placer ses auteurs
sous le sceptre de ses marchands de l'imprimé? Comment la nation
de Descartes mobiliserait-elle les vrais hommes de plume de demain
pour la "défense et illustration" des droits de la pensée,
comment un Etat devenu le complice de l'asservissement, par le
canal de sa législation, des hommes de plume à la marchandisation
américaine de l'édition mondiale - et cela jusqu'au sein du Ministère
de la culture - comment un tel Etat faciliterait-il l'insurrection
d'une intelligentsia qui porterait sur le monde un regard souverain?
Pour tenter de comprendre le vrai débat, celui des relations que
les éditeurs entretiennent avec des auteurs en livrée, demandons-nous
en tout premier lieu quel est le contenu juridique du droit d'auteur
aux yeux de la loi et comment le pouvoir temporel a patiemment
appris à le bafouer.
Car l'art 1, donc inaugural, de la loi du 11 mars 1957 sur la
propriété littéraire et artistique s'est voulu révolutionnaire
à l'époque et il le demeure de nos jours dans le monde entier
pour avoir déclaré exclusive, inaliénable et imprescriptible la
propriété dont les auteurs jouissent de leur vivant sur leurs
écrits. Sait-on seulement qu'en France, la propriété dite littéraire
est fondée sur une interprétation spirituelle, donc universelle
des œuvres, sait-on seulement que, par la voix de la France ,
l'Occident chrétien tout entier reconnaît encore un statut intemporel
aux œuvres de l'esprit, sait-on seulement que la République de
la raison tient, sans s'en souvenir, les écrits de ses auteurs
pour une expression adjacente ou inconsciente de la vie surnaturelle
attachée aux textes révélés par la foi en une divinité?
8
- La querelle des investitures des modernes
Les éditeurs n'ont évidemment attendu que quelques semaines pour
détourner fort efficacement à leur seul avantage commercial une
"spiritualité" de l'écrit née de la Résistance, donc de
la révolte des hommes de plume face à la soumission générale,
un lustre durant, des éditeurs bourgeois aux ordres de l'occupant
et fondée, comme le droit canon, sur des privilèges certes proclamés
transcendants au monde, donc intemporels, mais abstraits et privés
de toute investiture en ce bas monde; aussi a-t-il suffi de l'habileté
des juristes de cour pour métamorphoser en un tournemain un droit
intellectuel qui réduisait les Maisons d'édition au rang de simples
exploitantes mandatées par les auteurs en une mise sous tutelle
astucieusement inversée. C'est ainsi que la monarchie surnaturelle
des rois de la plume s'est trouvée contrainte de signer des contrats
terrestres qui la dépossèdent radicalement de toutes les prérogatives
célestiformes inscrites dans la loi.
Savez-vous que nos catéchistes du calame républicain se voient
maintenant réduits au ridicule de confier à leur éditeur non seulement
le droit de leur dynastie d'exploiter leurs œuvres sur les arpents
de leur langue nationale, mais dans tous les autres idiomes de
la terre habitée et par tous moyens cinématographiques, audiovisuels
à la disposition de Babel ? Il s'agit de rien de moins, aux yeux
de la science juridique telle qu'on l'enseigne dans nos facultés
de droit, d'une expropriation des pouvoirs inscrits dans l'art
1 de la loi sur les droits de l'esprit, et cela jusqu'à l'extinction
de la propriété littéraire, qui bascule dans le domaine public,
donc dans l'expropriation légale soixante-dix ans après la mise
en bière de l'immortalité de l'auteur - hier un demi siècle seulement.
Malheureusement
pour le Panthéon de leurs lopins, les mandataires dolosifs des
auteurs n'ont pas prévu la révolution du numérique qui soulève
le couvercle du sépulcre où reposent les morts-vivants sur lesquels
ils entendent mettre la main. Il leur a donc fallu tenter de faire
croire en toute hâte aux enfants de chœur qu'on appelle des écrivains
que leur contrats antérieurs à cette invention ressuscitative
comportaient implicitement l'extension automatique de leurs droits
d'exploitation matérielle à tout support physique de diffusion
ultérieur, si inattendu et extraordinaire qu'il fût; et c'est
sur ce fondement juridique tout imaginaire, même au pays d'Alice,
que les négociants ont intenté à Google le procès de marchands
parfumeurs rappelé ci-dessus et qui a fait grand bruit dans la
boutique des César Birotteau de l'édition en 2009.
9 - La Société des
Gens de Lettres et les éditeurs
Mais
pourquoi la Société des Gens de Lettres s'est-elle empressée de
se ranger aux côtés des Maisons d' édition plaignantes et comment
se fait-il que les auteurs aient pu se prêter à un subterfuge
judiciaire aussi grossier, alors qu'au regard des dispositions
actuelles du droit français, l'éditeur demeure dans l'obligation
légale d'avouer sa disqualification juridique aux auteurs et de
leur adresser un avenant aux termes duquel la future victime concèdera
de surcroît et expressément l'exploitation du numérique à son
mandataire?
C'est que la Société des Gens de Lettres est tombée entre les
mains des marchands quelques mois seulement après le décès de
son fondateur, Honoré de Balzac. Dans ces conditions, dira-t-on,
comment les mandataires abusifs ne disposeraient-ils pas des moyens
pratiques de réduire à un mutisme de survie les rares auteurs
qui se montreraient indociles?
Un écrivain américain, Lucien X. Polastron, l'a rappelé
dans le Monde des 20-21 décembre 2009:
"Si
une infinité de livres dorment dans les bibliothèques publiques
et si un nombre considérable d'autres ne sont guère plus présents
dans les mains des lecteurs, c'est bien que la majorité des éditeurs
ne s'est jamais sentie liée par un engagement primordial de leur
contrat : maintenir le livre en vente et le promouvoir.
"Quelques
jours après la parution, en effet, la "nouveauté" file au pilon
et il s'en publie une autre, tandis que les droits vendus à l'étranger
exsudent du profit sans travail; quant à l'écrivain, il craint
trop que son prochain manuscrit soit refusé pour ne pas se faire
le complice de son propre malheur."(Le Monde,
20-21 déc.09)
Mais si les auteurs craignent "d'indisposer" leurs éditeurs
, comme disent les avocats des juges devant lesquels ils plaident,
c'est que la profession a trahi depuis longtemps sa vocation première
de classe nobiliaire sur la planète de Gutenberg. Alde Manuce
se vantait de mieux savoir le grec qu'Erasme ; et c'est Froben
qui a convaincu le grand Hollandais de préparer une édition savante
de l'œuvre entier de saint Augustin. Gaston Gallimard était encore
tellement motivé qu'il avait confié à un comité de lecture composé
d'écrivains confirmés le choix des manuscrits qu'il éditait. Mais
son fils Claude croyait qu'épanouir figurait sur la liste des
verbes transitifs et qu'il "épanouissait ses auteurs".
Je l'ai entendu soutenir qu'on ne connaît la valeur d'un ouvrage
qu'après coup, quand le public et les critiques du moment ont
tranché - que dirait-on d'un ébéniste qui ne connaîtrait la valeur
des meubles de sa fabrication qu'après les avoir vendus fort cher
? Aujourd'hui le comité de lecture de Gallimard survit sur le
Mont Athos de l'édition: ces anachorètes se voient doublés par
un comité d'agents commerciaux qui décident seuls et en dernier
ressort des textes jugés publiables.
10
- Petite histoire des éditions du Seuil
M.
de la Martinière, actuel propriétaire des éditions du Seuil et
premier plaignant contre Google, est un éditeur d'albums de photographies
aériennes. Mais, vue d'avion, l'histoire du Seuil est particulièrement
instructive aux yeux des mémorialistes de la lente métamorphose
du ciel des Maisons d'édition en entreprises industrielles et
commerciales. Fondée sous l'occupation par un catholique fervent,
Paul Flamand, cette entreprise a connu son premier succès de librairie
avec un panégyrique du Maréchal Pétain rédigé par un certain Guy
de Larigaudie. A la Libération, le blanchiment de la Maison se
fit à l'aide de la traduction de Don Camillo, qui eut le succès
cinématographique que l'on sait. Puis Paul Flamand lança la célèbre
collection des Ecrivains par eux-mêmes, dont il
achetait les droits d'exploitation définitifs pour une somme de
deux mille francs, traductions et adaptations comprises jusqu'à
l'extinction de la propriété littéraire. Il est le seul éditeur
français qui ait combattu pendant des années pour l'abolition
pure et simple du droit d'auteur - mais comme ses collaborateurs
se marxisaient de plus en plus, il s'était résigné à signer des
contrats appesantis de 5% de droits d'auteur sur le prix de vente
au public.
Mais bientôt les deux égalitarismes, le marxiste et le chrétien
se sont retrouvés sur une ligne de front commune. L'illustre Maison
italienne Bompiani ayant proposé de traduire les quelques titres
devenus célèbres de la collection, il refusa aux malheureux auteurs
qui se distinguaient du lot une exploitation privilégiée de leur
œuvre, parce qu'il demandait à la Maison de Milan qu'elle traduisît
tout le monde. Puisqu'on ne saurait hiérarchiser les brebis du
Seigneur, comment hiérarchiserait-on celles du talent?
11 - La civilisation
des négociants et la planète de Gutenberg
Notre
civilisation colloque à un rang social plus digne de considération
que celui des plus grands auteurs le simple négociant dont tout
le génie se réduira à remettre La Peste ou La
Métamorphose entre les mains d'un imprimeur. Mais le coup
de massue qui allait officialiser la dévalorisation sociale des
écrivains aux yeux de l'Etat et de la loi a été asséné par M.
Giscard d'Estaing, qui a assimilé d'un trait de plume les auteurs
à des employés de leurs éditeurs et qui a ordonné aux successeurs
de Froben et des Maertens de déclarer chaque année au fisc le
montant des droits d'auteur qu'ils versent à leurs salariés du
stylo. Du coup, l'écrivain n'exerçait plus une profession libérale
aux yeux du Trésor public et ne se distinguait en rien du personnel
de la Maison. C'est pourquoi M. Paul Flamand ayant "embauché"
Hervé
Bazin disait :"Il va travailler pour nous".
Mais
chacun comprend qu'une production littéraire placée depuis 1976
sous le joug d'un renversement radical des hiérarchies sociales
en usage dans la civilisation depuis le monde antique ne sera
nullement inspirée par la vocation intérieure de comprendre dans
leur souveraineté et leur solitudele génie littéraire des grands
morts ; chacun comprend qu'une culture nationale mise cul par-dessus
tête projettera l'ombre maléfique des salariés de la plume sur
la funeste association de l'Etat et des marchands et que cette
ombre portée livrera au plus offrant des géants d'internet le
tombereau de ses morts illustres. Certes, le rouge de la honte
montera parfois au front de la République. On murmure déjà, dans
les coulisses de ce théâtre, que l'emprunt national de trente
sept milliards d'euros dont le gouvernement de M. Sarkozy vient
d'annoncer la manne aux Français aspergera le numérique français
Gallica de quelques gouttes de ce pactole. Mais il ne suffit pas
de quelques pépites d'or pour renverser les mentalités sécrétées
depuis la mort d'André Malraux par deux générations d'ignorants;
encore faut-il remonter à la source de la vassalisation des gens
de plume.
Car, à partir du XVIII e siècle, la littérature mondiale s'est
massivement convertie au roman. Pourquoi cela, sinon parce que
les hommes de Lettres privés de rente ont déboulé sur l'agora.
Issus du tiers état, les nouveaux pauvres se trouvaient condamnés
à vivre de leur plume . Mais on ne forge pas ses titres de noblesse
aussi aisément à l'école de l'encrier qu'à celle des égorgements
sur les champs de bataille. La Révolution a autorisé le génie
de se manifester librement, mais sans accorder un liard à ses
armoiries, puisqu'à l'instar de l'homme de foi, l'homme de plume
vivra de l'air du temps.
12 - Le génie littéraire
dévoré par le roman
Par
malheur, le genre romanesque est un produit de masse. La qualité
de ce type d'écrits se pèsera de plus en plus nécessairement sur
la balance de la commercialisation d'une marchandise. La civilisation
grecque a connu le même modèle de dépérissement de la langue.
Le premier et le deuxième siècles ont produit les romans à succès
que l'on sait - Chéréas et Callirhoé de Chariton d'Aphrodise ou
Les Ethiopiques d'Héliodore d'Emèse. Du coup, le cœur de la littérature
n'a plus battu ni à l'écoute du théâtre dramatique ou comique,
ni à la voix de la philosophie, des grands historiens et des grands
poètes. En 1970, on élisait encore, pour la forme, un poète de
salon à l'Académie française - aujourd'hui, il n'y a plus de Lemerre
pour éditer un Mallarmé.
Pis que cela: sitôt que le génie littéraire, quoique réduit à
la portion congrue, parvient à introduire un style et une allure
jusque dans le récit romanesque, il y échoue à son tour face aux
marchands, qui ne cherchent jamais la densité d'un texte, mais
la rentabilité d'un produit à vendre sur un marché porteur. A
l'instar de Nietzsche, Proust s'est édité à ses propres frais.
Quant au public des grands connaisseurs, où est-il passé? Si La
Métamorphose n'a été éditée que plusieurs années après
la mort de Kafka, c'est seulement parce que son éditeur jugeait
trop longue de quelques pages la nouvelle devenue la plus célèbre
du grand Pragois. Mais lorsque l'auteur en avait lu le manuscrit
à ses meilleurs amis, seul un énorme éclat de rire avait salué
l' audition de cette "galéjade" ; et l'on sait que Max
Brod a mis vingt ans à faire comprendre le génie de son ami aux
lettrés de son temps. Aujourd'hui encore, qui comprend goutte
au génie anthropologique d'avant-garde des géants de la farce,
les Swift, des Cervantès, des Shakespeare, des Molière, des Kafka?
13
- Les visionnaires-nés
Une civilisation de l'écrit ne demeure digne de ce nom qu'aussi
longtemps que ses véritables éditeurs savent qu'ils n'atteindront
jamais qu'un public d'éveillés au tragique et au rire et qu'à
ceux-là, le génie leur crève les yeux. Par bonheur, les visionnaires-nés
passent d'une génération à l'autre, de sorte que les plus grands
livres ont accouché de leur public avec lenteur. A quelle école,
sinon à celle du dialogue secret que les hommes de génie entretiennent
entre eux et de siècle en siècle? C'est Platon qui a compris Socrate,
ce sont les mystiques chrétiens de l'école d'Antioche qui ont
compris Platon. Si le génie littéraire avait des lecteurs de génie
de son vivant, il ne sèmerait pas de graines appelées à germer.
Aurait-on oublié que Stendhal, mort en 1842, n' a été publié par
Calmann-Lévy qu'entre 1880 et 1890, alors qu'un concert de grands
hommes - Balzac, Mérimée, Hyppolite Taine , Zola et d'autres -
avaient salué de son vivant le génie de l'auteur de la Chartreuse
de Parme. Seul Sainte Beuve avait écrit des sottises sur
l'auteur de Le Rouge et le Noir.
Et voilà pourquoi Lyon a pu livrer son fonds éditorial ancien
à Google dans l'indifférence générale et dans l'impuissance d'un
Etat livré aux ignorants face à un exploit spectaculaire du régionalisme
culturel dont Mme Albanel s'est contentée de déclarer qu'elle
"prenait acte" du désastre.
14
- Suite des aventures au pays d'Alice de la Société des gens de
lettres
Le
Président de la Société des Gens de Lettres - élu pour un an seulement
- est toujours d'une médiocrité littéraire chevronnée, ce qui
présente des garanties en acier trempé au Syndicat des éditeurs
: depuis la mort de l'auteur de la Comédie humaine en
1850, les tentatives ont été nombreuses d'élire à la direction
de la Société des Gens de Lettres un auteur d'envergure balzacienne
; mais toutes ont été vouées à l'échec non seulement à la suite
du veto discret des éditeurs, mais également en raison du refus
de la piétaille de l'écritoire de se placer sous les ailes d'un
géant. La République des Lettres est encore plus égalitariste
et plus ennemie du génie que l'autre - et c'est pourquoi l'idée
de Balzac de fonder une Société des Gens de Lettres hiérarchisée
était aussi folle que celle de vendre les Jardies à la loterie
ou d'équiper la Sardaigne en traverses de chemins de fer.
Que dit M. Absire dans le Monde du 23 décembre 2009?
"Un procès? Oui, mais en désespoir de cause, car ce n'est pas
faute d'avoir cherché à discuter avec les représentants en France
de l'illustre société californienne." C'est dire que le président
actuel de la Société des gens de Lettres n'a même pas compris
où se trouve le "droit moral" des auteurs qu'il prétend
défendre et qui réside dans leur pouvoir de refuser de se laisser
publier, même partiellement, par une entreprise assurée d'avance
de bénéficier de la complicité des éditeurs surindustrialisés
et de l'Etat sarkozien, qui n'a pas fini, semble-t-il, de régler
ses comptes avec la Princesse de Clèves.
Aux
yeux de la Société des gens de lettres, la légitimité éditoriale
de l'ambition de Google va tellement de soi que la question n'est
même pas à soulever : il s'agit seulement de faire payer des droits
à un partenaire puissant et qui a le mauvais goût de se faire
un peu tirer l'oreille. Mais pour élire un Président de ce type,
encore fallait-il que son inculture allât jusqu'à le rendre aussi
étranger au bon usage de la langue française que les rédacteurs
du contrat de Lyon, puisqu'il titre son article : "Contre Google,
justice est faite DES droits des écrivains français",
ce qui signifie exactement le contraire de ce qu'on voudrait exprimer.
Il fallait écrire : "Justice est faite AUX droits des
écrivains français", en ce sens que justice leur aurait été
rendue par le tribunal de Paris.
Il
en résulte que les escadrons serrés d'auteurs blasonnés et écussonnés
au titre de "membres" d'une Société placée sous la tutelle
de l'édition de masse ignorent purement et simplement que ni La
Martinière, ni les éditeurs, ni la Société des Gens de Lettres
ne jouissent du droit d' exploiter le numérique dont ils se croient
légitimés à ne contester que les clauses contractuelles face au
géant américain.
15 - Qu'est-ce que
le " droit moral " d'un auteur ?
Ce
serait donc d'office que le jugement se trouverait purement et
simplement frappé de nullité en appel dans le cas où, comme le
Président de la Société des Gens de Lettres s'en vante dans le
Monde du 2 décembre 2009, le tribunal de Paris avait validé un
droit tout imaginaire des éditeurs d'exploiter le numérique de
leur propre fait et sans s'y trouver autorisés par les clauses
contractuelles rappelées ci-dessus, quitte à partager ensuite
avec leurs mandants quelques miettes obtenues de force des profits
de leur extorsion de fonds inaugurale. J'ignore le dispositif
du jugement. Je dis seulement que, dans le cas où M. Absire dirait
vrai, il appartiendrait à Gallica et à l'Etat de droit d'expulser
sans ménagements d'un commun accord et d'office les maires du
palais dont le marché n'est inscrit dans aucune législation démocratique.
Quant à la plainte des éditeurs et de la Société des Gens de Lettres
pour "atteinte au droit moral des auteurs", elle est nulle
et irrecevable à son tour du seul fait que la pesée du "droit
moral" appartient exclusivement à l'auteur, qui en apprécie
souverainement le sens et la portée et qui, s'il s'opposait nommément
et de son propre chef au droit de citation de Google dans le présent
litige, il n'allèguerait assurément pas au premier chef les motifs
mercantiles qui motivent les éditeurs et leurs complices au sein
de la Société des Gens de Lettres: nous attendons que l'Etat charge
Gallica de mémoriser aux frais de la nation le trésor écrit que
l'humanité a accumulé depuis l'invention de Gutenberg - le droit
de citer demeurant d'une autre nature.
En
tant qu' aristocrates de la plume, les écrivains n'ont aucun intérêt
"spirituel", donc essentiel à leurs yeux, de confier l'exploitation
marchande de leurs écrits à des industriels exclusivement soucieux
de rentabiliser un marché à leur seul profit. A plus forte raison,
le jugement du tribunal de Paris ne saurait concerner les écrivains
qui ne se sont pas inscrits sur les registres de la Société des
Gens de Lettres et que M. Absire semble inclure d'office dans
son panégyrique d'une décision de justice biaisée.
L'étroite
dépendance de la Société à l'égard des marchands et des industriels
du livre apparaît du reste avec éclat dans l'allégation publique
de M. Absire selon laquelle le "travail éditorial doit demeurer
rattaché au relais indispensable des libraires de proximité hautement
motivés", alors que l'espace éditorial nouveau qui s'ouvre
entre le numérique et les vrais auteurs fera débarquer l'écrit
sur la planète de Gutenberg II. Les promesses du nouvel astéroïde
seront très brièvement exposées plus loin - ce qui mettra encore
davantage en lumière les motivations cachées qui expliquent que
la Société des Gens de Lettres soit la seule association d'auteurs
au monde suffisamment irréfléchie et domestiquée pour avoir attaqué
Google devant les tribunaux pour des raisons dont la bancalité
ne fait que renforcer niaisement la débâcle culturelle de la France
provincialisée.
16
- L'avenir culturel et éditorial de la numérisation
Une tempête créatrice s'annonce sur la planète de l'imprimé d'hier:
il existe maintenant une machine révolutionnaire, l'Espresso
Books Machine , qui permet de "sortir" en quelques minutes
des ouvrages avec couverture en couleur de plus de huit cents
pages en grand ou en petit format. Puisque les éditeurs n'exploitent
les livres qu'ils publient que quelques semaines ou, au mieux,
sur une durée réduite à deux ou trois ans, quelles brèches plusieurs
décennies de passivité illégale de leur part et de violations
de leurs obligations contractuelles à l'égard de leurs auteurs
ouvrent-elles à Gallica ? Les écrivains du monde entier découvriront-ils
que leurs éditeurs ne sont jamais que leurs hommes d'affaires
et en tireront-ils les conséquences?
Car
enfin, la République a tenu à graver sur son fronton le titre,
glorieux à ses yeux, de "protectrice des Lettres et des arts".
Pourquoi Gallica ne fonderait-elle pas, dans l'esprit de 1793,
la première Maison d'édition à vocation planétaire et multilingue?
Pourquoi le vide juridique qui s'étend entre l'heure matinale
où le mandataire actuel cesse de défendre les ouvrages qu'il a
édités et l'heure tardive de la chute de l'ouvrage dans le domaine
public, pourquoi ce vide, dis-je, ne permettrait-il pas à la rue
de Valois non seulement d'attirer l'attention de la République
des Lettres sur la spécificité de la propriété littéraire, mais
de combattre l' ignorance et la naïveté d'enfants des auteurs?
Supposons
que le Centre National des Lettres de la rue de Verneuil, qui
se veut solidaire des abus des marchands et qui s'est trouvé empêché
de justesse de leur livrer des auteurs en livrée et muselés d'avance,
supposons que le CNL se métamorphose en le premier moteur international
de la littérature et de la pensée françaises et devienne, en quelque
sorte, le Médicis d'une République du mécénat d'Etat. Certes,
il lui faudrait mettre en place un comité de lecture qui sélectionnerait
avec sévérité les auteurs dignes d'entrer de leur vivant dans
leur postérité. S'il en était ainsi, Nietzsche n'aurait pas attendu
1954 pour que ses œuvres complètes fussent publiées dans sa langue
chez Hanser et l'œuvre de Husserl et même de Kant ne seraient
pas encore en partie inédites.
Mais
pour l'instant, seule la France dispose, avec la Pléiade d'un
panthéon d'auteurs immortalisés de leur vivant et dont plusieurs
le méritent. Je demande au Ministère de la Culture de commencer
de changer ces Immortels-là en fer de lance d'une République qui
se glorifierait à l'échelle mondiale de sa vocation de "protectrice
des Lettres et des arts".
17
- Sus à l'obésité de Gutenberg
La
planète de Gutenberg s'est fâcheusement appesantie. Son obésité
gêne sa giration autour du soleil de sa mémoire. La voici contrainte
de manier des objets à la fois lourds, encombrants, coûteux et
périssables. Un Google français les métamorphoserait en objets
aériens, photophores par nature, instantanément transportables
sur de grandes distances et miraculeusement appropriés à la définition
"spirituelle", donc universelle de la propriété intellectuelle
depuis plus de soixante ans.
Certes,
il faudrait veiller à protéger les auteurs contre les nouvelles
ecclésiocraties qui ne manqueraient pas de prospérer dans le sillage
de la défloration de Gallica. L'expérience des églises est riche
d'enseignements à cet égard: n'attribuent-elles pas un statut
inaliénable, surnaturel et virginal à la condition sacerdotale
pour soumettre ensuite étroitement son clergé à l'autorité hiérarchique
et doctrinale d'une foi institutionnalisée et grégarisante? On
sait qu'il est demandé à tout prêtre de "chanter dans le chœur",
et que les Bernanos, les Claudel, les Péguy sont traités par l'Eglise
comme les écrivains par l'Etat. Il faudra donc apprendre à déjouer
le piège des séraphismes frelatés, tellement rien d'humain ne
s'enracine longtemps dans le "spirituel". Mais on voit,
à cet exemple, combien la question de l'avenir éditorial du numérique
est riche de promesses qui transcendent le plat contrat de marchands
de tapis de la ville de Lyon avec Google. Certes, dans ce contrat,
le passé d'une riche bibliothèque est censé passer du cimetière
à l'ubiquité - mais à quel prix? Voyez comment une municipalité
de province y compte ses
sous, voyez comment elle y calcule seulement la valeur d'une marchandise,
voyez comment elle y négocie les clauses à la fois les plus avaricieuses
et les plus profitables aux deux parties, voyez comment la provincialisation
de la France décentralisée met en évidence le gigantesque retard
culturel des régions. Aussi seule une astronautique éditoriale
traduirait-elle l'ascension de l'écrit au ciel d'une mondialisation
de la diffusion, aussi seule la vocation nouvelle de Gallica lui
permettrait-elle de conquérir le prestige et l'autorité du premier
géant d'une culture planétaire. Verrons-nous l'ascension culturelle
de Gutenberg II placer le livre français sur l'orbite d'un astéroïde
capable de délivrer les écrivains vivants de leur statut d'évêques
de Parthenia de la littérature?
18
- Retour à la géopolitique
Mais revenons au cadre géopolitique hors duquel la question tomberait
dans le giron de la provincialisation de la culture.
C'est par nature que toute civilisation vivante se tourne vers
l'avenir, c'est par définition que toute vocation créatrice se
veut prospective: si l'Europe politique devait se réveiller en
sursaut, se frotter les yeux et se mettre du moins sur son séant,
ce serait par le canal de ses retrouvailles tempétueuses ou pacifiques
avec son propre territoire. Le Vieux Monde recourra-t-il à la
force armée pour chasser les troupes étrangères incrustées sur
son sol depuis soixante six ans? Dans ce cas, l'émigration passagère
de notre mémoire vers le continent américain aura-t-elle porté
un dommage durable et même irréparable à la renaissance de la
souveraineté de l'Europe sur la scène internationale ou bien l'épisode
de la mise en veilleuse du trésor culturel d'une civilisation
encore décidée à reprendre son destin en mains serait-il plus
déshonorant que le bref passage du Général de Gaulle par la radio
de Londres? La tache ne serait ineffaçable que si des élites politiques
provincialisées et ficelées à leur incapacité naturelle de porter
un regard sur la nation et sur le monde rendaient irréversible
la catastrophe culturelle de placer le livre français sur l'orbite
d'un astéroïde incapable de délivrer les écrivains vivants de
leur statut d'évêques de nulle part.
*
Notes
: Quelques extraits significatifs de l'esprit qui inspire le contrat
passé entre Google et la bibliothèque municipale de Lyon. (Les
maladresses de style y fourmillent. Seules les principales sont
placées entre guillemets)
" Avant de livrer les ouvrages imprimés au titulaire [ c'est-à-dire
à Google] - le personnel de la Ville de Lyon sélectionne ceux-ci
et les place dans les armoires roulantes que le titulaire a fournies,
conformément aux dispositions de l'article 5.2."
"
Les véhicules, "une fois" chargés, sont scellés en présence d'un
représentant accrédité de la Bibliothèque municipale de Lyon.
Le scellé est numéroté. Avant le départ du véhicule, le bordereau
est signé par le titulaire et le représentant de la BML."
"
Les ouvrages imprimés sont transportés à l'aide d'armoires roulantes
fournies par le titulaire, "où" ils seront "positionnés" par le
personnel de la Ville de Lyon de façon à respecter le classement
initial déterminé par la BML. Tout système de mise en carton est
prohibé."
" Les dimensions des armoires doivent garantir leur stabilité
pendant les opérations de chargement et de déchargement et permettre
une circulation aisée entre le lieu de conservation des ouvrages
imprimés et le lieu de chargement. "
"
Les étagères des armoires roulantes sont "profilées en angle"
de manière à stabiliser le livre "une fois calé". "Dans" la largeur
de l'étagère, les livres sont calés de manière à occuper au maximum
l'espace disponible et [à] empêcher "ains " les mouvements. Tout
espace vide sur l'étagère est comblé avec des matériaux de remplissage
doux. Enfin, une sangle en élastomère est attachée autour de chaque
étagère, prévenant "ainsi" le risque de chute."
" Le titulaire s'engage à caler toutes les armoires à l'intérieur
du véhicule de façon à éviter toute chute ou déplacement qui aurait
[auraient] pour conséquence une détérioration des ouvrages "imprimés
transportés."
" Lors du chargement, les armoires roulantes sont chargées une
par une dans le camion, de l'avant à l'arrière du camion. L'orientation
des armoires à l'intérieur du camion, de même que leur nombre,
varient en fonction des dimensions des armoires, des dimensions
du camion et du nombre d'armoires transportées à chaque trajet.
Des systèmes de maintien (barres, courroies spécifiques et sangles)
immobilisent fermement les armoires à l'intérieur du camion."
le
11 janvier 2010