A Monsieur le Premier Ministre,
A Madame le Garde
des Sceaux,
Savez-vous
que, bien avant la réforme de la carte judiciaire, des
particuliers désireux de s'enrichir aux dépens d'un voisin pouvaient
s'acheter les services d'un huissier prêt à leur rédiger de faux
constats réputés démontrer un dommage imaginaire?
Savez-vous
que, bien avant la réforme de la carte judiciaire, l'huissier
acheté à un prix variable s'érigeait en un pouvoir judiciaire
auto-accrédité à réclamer sur place de sa victime des dommages
et intérêts dont son autorité fixait souverainement le montant
et auxquels il ajoutait, naturellement, le paiement rubis sur
l'ongle de son exploit?
Savez-vous
que, bien avant la réforme de la carte judiciaire, et en
cas de récalcitrance inattendue de son pigeon, l'huissier corrompu
s'engageait auprès de son " client " à lui obtenir les services
d'un avocat de l'endroit, qui lui rédigeait aveuglément une assignation
à comparaître devant le Tribunal de grande Instance de l'endroit?
Savez-vous
que, bien avant la réforme de la carte judiciaire,
les barreaux locaux et les bâtonniers du cru se montraient étroitement
solidaires des huissiers-rabatteurs, de sorte que la victime ne
trouvait aucun avocat dans le Département qui fût disposé à mettre
en cause l'huissier palermitain et ses complices au sein de l'appareil
de la justice de la France, ce qui permettait d'engager les procédures
les plus incongrues ?
Vous vous frottez les
yeux , vous croyez rêver , vous vous demandez si le signataire
de ces lignes a bien toute sa tête. Mais savez-vous qu'en raison
de la menace de retirer à l'armée des avocats français l'abondante
clientèle des divorces par consentement mutuel - la simple formalité
de faire signer ces accords par le Président du tribunal en coûte
mille cinq cents euros au couple séparé - le moment est venu,
pour les Parquets, de se rendre complices à leur tour de l'avidité
des huissiers et des gens de robe et qu'ils se chargent de classer
par un non lieu les plaintes éventuelles des citoyens spoliés?
M. le Premier Ministre
et Mme le Garde des sceaux, je m'adresse à votre autorité conjointe,
parce que la survie même de l'Etat de droit se trouve menacée
par une provincialisation de la justice française inaugurée il
y a trente ans et conduite à son terme à un rythme précipité par
un Etat que des siècles de centralisation administrative monarchique,
puis démocratique avaient plongé dans l'ignorance des mentalités
locales. Le devoir de tout citoyen est désormais de vous dire
qu'il vous appartient de prendre à bras le corps la tragédie judiciaire
qu'entraînera fatalement la pléthore actuelle des avocats sur
le territoire national. Savez-vous que le maigre troupeau de quatre
millions seulement de citoyens bien rentés ne saurait faire vivre
décemment une armée de quarante sept mille légionnaires de la
chicane? Savez-vous que les guerriers des prétoires viennent d'engager
dans les médias une campagne d'incitation systématique des citoyens
à faire tomber une grêle serrée de procédures sur le pays?
Dans les pages qui suivent, je vais tenter de vous démontrer
l'étroite connaturalité entre les mentalités ecclésiales et les
mentalités provinciales que la France a héritées de la Restauration
et du Second Empire.
*
1 - Le génie de la France et le théâtre de sa
justice
2 - La déesse Liberté
3 - La souveraineté du peuple français et les
verdicts de la logique
4 - La physique des liquides et la théologie
du Parquet
5 - Un huissier miraculé
6 - Les prêtres assermentés des faits
7 - La nouvelle universalité de la France
8 - Monsieur le Procureur, ne souillez pas les
hosties de la République
9- La souveraineté du peuple de l'esprit
10 - Où le droit pur rencontre le péché
11 - Le mort saisit le vif
12 - Antigone
*
1
- Le génie de la France et le théâtre de sa
justice
Vous écrivez
à mon client, M. Lambda, que si un huissier de justice rédige
un faux constat à la demande d'un " client " désireux de se procurer
quelque argent au détriment d'un voisin, il sera bien inutile
au citoyen lésé de porter plainte pour faux et usage de faux en
écritures publiques , parce que les Parquets de la République
ont pour mission de protéger le clergé de la justice de toute
atteinte à sa sacralité naturelle, donc à toute mise en cause
de son statut para-ecclésial. Il en résulte que votre vocation
de défendre et d'illustrer les intérêts de l'Eglise de la justice
au sein de votre diocèse vous contraint de classer sans suite
la plainte que mon paroissien a déposée en bon Français entre
vos mains.
Mais savez-vous
que vous plongez le pauvre homme dans des difficultés doctrinales
dignes de rouvrir la querelle à laquelle les Conciles de Nicée
et de Constantinople avaient mis un terme ? Je me permets donc
d'interroger votre science des Ecritures de la République sur
le point précis de savoir comment M. Lambda trouvera un avocat
suffisamment hérétique pour réfuter votre non-lieu sans se rendre
coupable d'une profanation bien connue de l'Eglise, celle d'ouvrir
les yeux des fidèles sur des faits qu'elle leur a ordonné d'ignorer.
2 - La déesse Liberté
Mais avant
d'en venir à l'examen anthropologique de votre dogmatique tour
à tour universelle et casuiste, je tiens à vous annoncer qu'une
révolution des barricades vient d'éclater : figurez-vous que des
moyens de communication et de diffusion ultrarapides de la foi
républicaine des Français ont jailli du pavé de toutes les capitales
démocratiques du monde. Je dois donc vous signaler les méthodes
de pesée nouvelles et instantanées du contenu cérébral de croyances
politiques des citoyens au sein d'une nation devenue laïque à
souhait.
Ce n'est
pas un progrès politique et civique de peu de portée, croyez-moi,
que celui dont la radiographie des principes de 1789 a commencé
de faire aboyer des Voltaire de la justice au sein des démocraties
modernes; car, pour la première fois, les autochtones formés dans
les séminaires des théologiens de la Liberté, de l'Egalité et
de la Fraternité disposent d'un moyen non seulement de s'initier
rapidement aux secrets juridiques, politiques, anthropologiques,
sociologiques et psychologiques de la trinité des concepts sacrés
qui règne sur la France, mais de scanner les décisions de leurs
grands prêtres du salut républicain quand elles bafouent la souveraineté
du nouveau dignitaire de leur ciel, qu'on appelle maintenant la
nation et devant laquelle toute puissance temporelle se prosterne
; car la légitimité politique du monde profane se fonde désormais
sur les verdicts infaillibles du peuple. Mon Calas, M. le Procureur,
se présente devant vous la bible des pauvres à la main. Mon devoir
est de l'arracher aux bûchers qu'allume votre Dieu de justice.
De quel déguisement l'avez-vous affublé ?
L'avantage
de déshabiller en public l'idole des prétoires que vous avez habillée
en Thémis répond au vieil esprit gaulois, tellement le peuple
français tient le sceptre de la logique juridique entre ses mains,
tellement ce peuple de souverains de la raison sélectionne les
circonstances juridiques dont la signification illustrera la solidité
de sa tête, tellement un peuple de l'intelligence est nécessairement
composé de guerriers de l'esprit de justice de la France. Pourquoi
cela ? Non seulement parce que l'éthique du droit civil exprime
la voix de la conscience universelle, mais parce que l'équité
est l'âme de l'intelligence. Si, de Rabelais à Racine et de La
Fontaine à Molière, la littérature française s'est exercée à mettre
en scène la défroque de la justice au pays des Bridoison et des
Raminagrobis, c'est parce que l'enceinte des tribunaux est le
théâtre naturel où l'esprit de la nation met en scène son acuité
, sa gaieté et son tour sarcastique, mais aussi la profondeur
rieuse de son éthique. Je vais
tenter de vous initier quelque peu à la connaissance de l'inconscient
religieux qui pilote votre jurisprudence
3 - La souveraineté du peuple français et les
verdicts de la logique
C'est dans
cet esprit, Monsieur le Procureur , que je vous écris en qualité
de bien modeste avocat du peuple de " l'esprit des lois ", celui
d'un certain baron de la Brède de Montesquieu, afin que nous nous
mettions à l'écoute de son génie et que nous interrogions ensemble
la France de l'esprit de justice. Car il se trouve que mon client
se trouve réduit à l'état vaporeux dans la stratosphère du droit
pénal tel que vous le concevez - et pourtant, je vous assure que
M. Lambda existe en chair et en os, je vous assure que vous trouverez
son nom inscrit en toutes lettres au registre de l'état civil
de son village, je vous assure qu'il vient de recevoir le certificat
de son identité christologique , celle de sa double nature de
fils du ciel de la République et de fils d'un menuisier de la
Dordogne; car il lui a été communiqué sous votre plume de juriste
de l'Etat que les faits dûment démontrés et dont les preuves visuelles
avaient fondé sa plainte contre un huissier de justice coupable
de faux ne sauraient se trouver soutenues ni sur la terre de France,
ni dans le Royaume des principes de 1789, de sorte qu'il n'y aurait
pas lieu d'enquêter sur une éventuelle trace de leur réalité physique
en ce bas monde ou théorique dans l'Empyrée du droit pur.
Vous comprendrez,
Monsieur le Procureur , que la nation de Descartes s'étonne de
ce que son sceptre , dont l'autorité règne sur tout le temporel,
puisse se trouver arraché de ses mains par la décision souveraine
d'un seul diocèse. Vous savez que la République est construite
sur la cohérence cérébrale d'un peuple de satanés raisonneurs.
On y enseigne que le propre de toutes les religions du monde est
d'interdire, tant aux enfants qu'aux adultes, tout examen de l'existence
ou de l'inexistence de certains faits pourtant avérés , afin de
soustraire leurs paroisses à une curiosité que l'Eglise juge de
mauvais aloi , parce que préjudiciable à la bonne santé de la
foi. Je crains fort, Monsieur le Procureur , que l'impertinence
du peuple français, dont vous savez qu'elle lui est inculquée
dès le berceau, soit devenue tellement invétérée au cours des
générations qu'il s'entêtera à confondre la bonne santé de ses
droits naturels et reconnus par la Constitution avec la bonne
santé des verdicts de la géométrie d'Euclide, et cela au point
qu'il se sentirait dépossédé de sa boîte crânienne si l'Etat démocratique
en venait à remplacer les diagnostics du sens commun par la médication
théologique des Parquets.
4
- La physique des liquides à l'école d'un Parquet de la République
Voyez-vous,
Monsieur le Procureur , ma modeste expérience de catéchète de
l'intelligence rebelle de la France me dit qu'il est imprudent
d'enseigner la rotondité de la terre à nos enfants , puis son
tournoiement obstiné sur elle-même , puis l'hérésie de sa course
éperdue autour d'une étoile si ces bavardages de la science astronomique
se trouveront réfutés à l'âge adulte par l'autorité ecclésiale
des Parquets, qui leur expliqueront que les Procureurs de la République
sont les archevêques du Ministère public et qu'à ce titre, ils
sont chargés d'enfermer le territoire national dans les rets de
leur orthodoxie; puis, qu'à ce titre, leur vocation de préposés
au culte républicain les contraint de trancher du vrai et du faux
sur le modèle en usage au sein de l'Eglise. Puisque les Français
sont nés d'une Révolution qui les a éduqués à la fois aux fins
de leur permettre d' exercer les droits attachés à leur citoyenneté
et ceux que revendique leur entendement naturel, comment l'Etat
les guérirait-il de leurs hérésies s'il ne leur enseignait à nouveau
que la terre est plate comme une galette et que le soleil fait
de ronds de jambe autour d'elle ?
Sans doute
me répondrez-vous que les axiomes de l'astronomie et de la physique
mathématique ne sont pas ceux de Thémis et qu'un gouvernement
est attelé à la tâche, triviale par définition, de tirer à hue
et à dia le char d'une justice toute cahotante et grinçante ;
sans doute ferez-vous valoir aux yeux des citoyens que le mariage
de raison de la science politique avec la science du droit rend
cette dernière serve du diable. Avant de peser l'orthodoxie de
votre théorème, Monsieur le Procureur , permettez-moi de vous
faire remarquer que le non-lieu réputé frapper d'inexistence théologique
les faits, assurément hérétiques, mais allégués, preuves matérielles
à l'appui, par mon client dans sa plainte contre un huissier corrompu
se situent quelque part entre les démonstrations de la physique
des liquides et la mythologie d'un droit public dansant dont vous
vous êtes fait le théoricien.
5
- Un huissier miraculé
Je ne vais
pas m'attarder à vous rappeler la loi que Torricelli, ami et continuateur
de Galilée, a établie en 1643 et dont Pascal a bouleversé la problématique
en 1647 par le calcul de la hauteur et du poids de la couche atmosphérique.
Certes, Monsieur le Procureur, si vous vous en teniez aux calculs
de Torricelli, vous pourriez soutenir , aux côtés du Père Noël
et des Jésuites de l'époque, qu'un verdict du ciel aurait fait
du jardinet de mon client une pompe aspirante et qu'une nature
demeurée la fidèle servante de son créateur aurait déposé à cet
endroit un lopin miraculé.
Du coup,
cet arpent béni par une théologie de la physique mathématique
provoquerait l'ascension spontanée et irrésistible de l'eau de
pluie vers l'amont. Vous soutenez, de surcroît, que cette eau
miraculée escaladerait avec ardeur la forte pente de la propriété
de M. Lambda , en raison de la succion irrésistible que la scolastique
du Moyen Age faisait exercer au néant - thèse que Torricelli soutenait
encore à l'appui de l'exactitude de ses calculs . Mais vous savez
que ce sont les problématiques des physiciens qui donnent leur
sens à leurs équations et que l'auteur des Provinciales a eu l'impertinence
de démontrer que la puissance aspirante attribuée à la vacuité
du cosmos n'était pour rien dans cette affaire de pompage de l'eau
la plus ordinaire dans les puits ; et que la montée pseudo miraculeuse
des liquides dans un espace subitement privé d' air par un artifice
mécanique résulte seulement de la poussée qu'exerce la pesanteur
de toute la masse atmosphérique accumulée au-dessus du globe terrestre.
L'apparent défi aux lois de la nature qu'allègue un huissier de
votre for que vous tenez tellement à innocenter n'est-il pas coupable
d'hérésie manifeste aux yeux de la République de la raison? Mais
alors, votre autorité de chorégraphe de la physique des liquides
serait-elle celle d'un Saint Office inversé en ce qu'au lieu de
traquer le péché en inquisiteur de la démocratie, vous absoudriez
les délits des huissiers en casuiste au service d'un clergé judiciaire
de la République?
Songez,
M. le Procureur, combien le modeste herbage de mon client a montré
de complaisance à défier les lois de la nature à seule fin d'honorer
les sortilèges d'un sorcier de village, songez à l'empressement
de cette eau innocente à bondir de toutes ses forces et à contre-pente
par-dessus un remblai ! Comment se fait-il que la piété éhontée
de cet huissier de ses propres dévotions n'ait pas été le moins
du monde ébahie par le prodige qu'elle est réputée avoir constaté?
Permettez-moi, Monsieur le Procureur , de soutenir avec obstination
que l'eau coule dans le sens que la déclivité du sol lui impose
et que si l'hérésie d'un magicien à l'écoute de ses propres prouesses
a fait escalader une rude pente à cette eau, j'opposerai à ses
patenôtres l'autorité de l'Ecclésiaste, qui a déclaré, il y a
belle lurette , que " les fleuves ne remontent pas à leur source
" .
Comment
se fait-il, Monsieur le Procureur, que mon client vous ait demandé
plusieurs fois en vain qu'un officier de la police judiciaire
vînt constater de visu que sa propriété n'est pas soustraite
aux lois de la pesanteur , sinon parce que votre Hercule des constats
a confondu sa messe avec celle de l'Eglise, qui opère ex opere
operato? C'est pourquoi je vous rappelle la portée doctrinale
du litige : il s'agit bien davantage de l'exploit truqué d'un
faux saint du droit civil que d'un exploit au sens juridique
du terme.
6
- Les prêtres assermentés des faits
J'en viens,
Monsieur le Procureur , aux négociations que vous avez inaugurées
entre les lois qui régissent la physique actuelle des liquides
sur les cinq continents et celles qui commandent la politique
judiciaire de la France au sein de d'un Etat de droit dans lequel,
pour l'heure, la souveraineté du peuple exprime encore celle d'une
pensée rationnelle partagée par le monde entier. Mais seule la
France a fondé une civilisation de la justice universelle ; et
si sa démocratie est devenue la garante des droits de la pensée
logique , quel sera le sceptre incontesté de toute éthique, sinon
celui d'un droit civil construit sur la dignité cérébrale du genre
humain? Et quelle sera l'armature planétaire du droit de l'intelligence
à conquérir sa dignité , sinon une loi aussi universelle que la
valeur qu'elle sera chargée d'illustrer? Et quels seront les hommes
de peine qui, les premiers, porteront la cuirasse du droit et
de la loi de la France ? Les sherpas de cette France-là, Monsieur
le Procureur, seront ceux que leur honneur, leur droiture et leur
serment appelleront à planter dans les marécages de l'histoire
les pilotis qui donneront un appui inébranlable aux jugements
des peuples civilisés .
Que
se passerait-il donc si ces piliers se révélaient friables ? Que
se passerait-il s'ils se fissuraient au premier regard des juges?
Que se passerait-il si un quidam désireux de soustraire quelque
argent à son voisin pouvait, de ce pas, aller trouver le premier
huissier venu , afin qu'il lui dresse un constat fictif , lequel
allèguerait un dommage imaginaire au détriment du demandeur ?
Que se passerait-il si cet huissier s'érigeait aussitôt en juridiction
et commençait par exiger de la victime qu'elle payât sur l'heure
, et sur un ton comminatoire, des indemnités unilatéralement fixées
par nos deux lascars? Que se passerait-il si, en cas de rébellion
de l'otage, l'huissier engageait un avocat complice, puis un Bâtonnier
complice et enfin un Parquet complice de son forfait ? Dans ce
cas, ne serait-ce pas tout l'appareil des lois, du droit et de
la justice de la France qui tomberait en poussière, ne seraient-ce
pas l'Etat et la République qui s'écrouleraient tout entiers ,
tellement il n'est pas de civilisation qui ne repose sur la solidité
des pierres d'angle qu'on appelle des faits ?
7
- La nouvelle universalité de la France
Vous savez
que Rivarol est l'auteur d'un Essai sur l'universalité de
la langue française. Mais l'universalité de la France
d'aujourd'hui est devenue celle de Platon. La République légitime
l'idée de justice à laquelle elle donne pour assise conceptuelle
l'universalité dont elle a décidé de couronner certains droits
tout philosophiques et abstraits , donc attachés à des entités
en soi - des principes. Parmi les droits fondés sur le pur concept
d'individu, il en est un qui permet à M. Lambda d'exercer
un type de liberté politique propre au régime démocratique - celle
dont le principe est d'accumuler les jugements des savants et
des ignorants dans un creuset commun, le suffrage universel, lequel
accouchera d'un oracle infaillible . Mais, en réalité, les droits
réels du citoyen demeurent campés hors de cette enceinte. Leur
temple s'appelle le droit civil et ses oracles ne sont ni illusoires,
ni abstraits.
Que reste-t-il
de ces droits-là si tous les citoyens, qu'ils soient sages ou
sots, se trouvent frappés de capitis deminutio devant les
Parquets en raison des prérogatives particulières qu'exerceraient,
sous les yeux bienveillants des Procureurs de la République, certains
personnages anoblis du titre d'huissiers, dont ils porteraient
le blason et auxquels leur Ordre de la Jarretière permettrait
de courir les champs, la bride sur le cou, à la recherche de dommages
imaginaires dont ils tireraient leurs prébendes?
Je vous
ai déjà dit que l'éminent dignitaire de la République de la Justice
dont le client achète les services s'érige ensuite de sa propre
autorité en une instance judiciaire dûment accréditée à réclamer
sur l'heure des dommages et intérêts à ses pigeons et qu'en cas
de récalcitrance inopinée de ceux-ci à payer rubis sur l'ongle
la somme demandée sur le terrain, l'huissier corrompu obtient
sans difficulté au profit de son " client " l'ardent concours
d'un avocat qu'il faudra payer sans barguigner, lui aussi, mais
qui, en échange, lui rédigera, contre les espèces sonnantes et
trébuchantes susdites, une assignation à comparaître devant le
tribunal de grande instance de son for? Mais savez-vous que la
complicité des barreaux de province avec vous est telle que les
huissiers prêts à monnayer leurs constats imaginaires sont censés
franchir sans encombre l'enceinte de barbelés de la propriété
de tous les Messire Lambda de France afin d'y constater , les
mains jointes sur leur missel, des faits qui, s'ils existaient
sur cette terre, réfuteraient les lois sur la physique des liquides
?
8
- Monsieur le Procureur, ne souillez pas les hosties de la République
M. le Procureur,
il me semble que la France n'honore pas suffisamment l'esprit
de loyauté et de probité de ceux de ses modestes serviteurs -
car il en reste - aux mains desquels elle confie le trésor des
preuves valides qui légitimeront les attendus des tribunaux et
les considérants des arrêts. Les prêtres de l'Etat de droit qui
déposent honnêtement l'hostie de leurs constats sur les autels
de la République ne sont-ils pas les vrais fondateurs des cités,
eux qui assujettissent à leurs serments les civilisations fondées
sur des preuves écrites ?
Mais si
les hosties sont souillées, Monsieur le Procureur, et si votre
Parquet les déclare néanmoins incontaminées, quelles seront vos
responsabilités de représentant de la souveraineté du peuple de
la justice ? L'Etat de droit ne vous a-t-il pas confié la responsabilité
de surveiller la tenue immaculée du clergé de la République ?
L'Etat de droit ne vous a-t-il pas demandé d'exercer vos responsabilités
morales à l'égard du peuple français ? Sinon, comment vous ferez-vous
le garant de l'accès de mon client à une justice équitable ?
C'est dans
cet esprit que je reviens un instant à la question des relations
que la vérité scientifique entretient avec l'appareil judiciaire
de la France. Est-il décent, M. le Procureur, qu'à l'aube du XXIè
siècle, la raison d'Etat puisse encore précipiter la physique
des liquides dans les ténèbres du Moyen-Age? Notre siècle autorise-t-il
les tribunaux de la République à récuser les verdicts de la logique
et les attendus des mathématiques ? Sur quels autels entendez-vous
sacrifier les véritables intérêts, de la liberté et de la souveraineté
du peuple français ? Encore une fois, de quel côté de la barre
les vrais droits politiques des Français se trouvent-ils représentés
et défendus , du côté d'un retour à la physique des scolastiques
ou du côté des considérants de Torricelli et de Pascal ?
9 - La souveraineté du peuple de l'esprit
Puisque
vous avez osé écrire à mon client et signer de votre main une
lettre selon laquelle le litige serait exclusivement civil, permettez-moi
de vous délivrer à mon tour une assignation à comparaître devant
le tribunal de l'Etat de droit, tellement la démocratie se fonde
sur une alliance entre la justice et la politique et tellement
le temporel et l'intemporel se partagent un seul et même royaume
du droit civil et pénal. C'est vous dire que votre véritable rendez-vous
avec la politique et avec la justice est un rendez-vous avec l'esprit
des lois ; c'est vous dire que l'esprit des lois est l'autorité
habilitée à vous faire comparaître devant une instance intemporelle
; c'est vous dire, M. le Procureur, que vous êtes assigné devant
un tribunal que personne d'autre ne préside que vous-même et qui
s'appelle votre conscience .
Quel est
le secours de vos prières dans cette solitude ? Celui que vous
accorde votre rendez-vous avec votre foi en la République. Que
vous dit-elle au plus secret de l'esprit de la France ? Que la
nation vous contraint tous les jours à distinguer entre le juste
et l'injuste, parce que cette distinction-là sépare la liberté
de la tyrannie. C'est cela, juger au nom de la souveraineté du
peuple français.
C'est dans
cet esprit que je vous convie à examiner à la loupe le point de
droit minutieusement cerné que votre autorité de plénipotentiaire
d'une République inspirée par le souffle de la justice est appelée
à trancher avec précision. En vérité, M. le Procureur, vous avez
confectionné une pièce d'orfèvrerie et vous l'avez exposée dans
la vitrine d'une scolastique du droit. Observons de près le joyau
théologique que vous avez ciselé, plaçons le faux éclat de ce
diamant artificiel sous la lentille du microscope électronique
des nouveaux philosophes et anthropologues du droit.
Comme il
est dit plus haut, M. le Procureur de la République, vous avez
écrit à mon client et de votre main que le Ministère public s'exprime
toujours et par définition au nom de l'Etat de droit et qu'à ce
titre, il se voit autorisé à constater qu'un litige est privé
par nature et par définition, quoi qu'il puisse arriver en chemin
à cet étrange constat. C'est pourquoi, avez-vous ajouté, il vous
est interdit de faire débarquer le pénal dans l'enceinte du privé
. Mais vous remarquerez que cet argument n'est nullement juridique,
tellement il répond en tous points au modèle d'un décret théologique.
Comment l'avez-vous promulgué ? Par la métamorphose subreptice
et bien connue de l'Eglise d'une procédure terrestre en une essence
et quintessence vaporisée dans le ciel du droit. Mais quel est
le statut anthropologique du droit pur dont vous avez accouché
de la sorte ? Qu'en est-il d'un droit qui ne règne que dans un
ciel mythique de la justice, de sorte qu'à l'instar de la virginité
de Marie, un litige serait civil ex opere operato et à
titre immaculé, indélébile et incorruptible ? Il suffira, pour
cela, de le transporter dans un royaume qui le soustraira par
miracle à toute contamination pécheresse.
Observez
maintenant la grâce métamorphosante qu'exerce sur les faits votre
pensée de théoricien des pures idéalités de la République ! Car
le délit que M. Lambda a porté à votre connaissance, Monsieur
le Procureur - à savoir un faux en écritures publiques commis
par un huissier - fait l'objet d' une section entière du code
de procédure pénale. Il ne saurait donc s'agir d'une procédure
civile. C'est pourquoi vous tentez de substituer au destinataire
de la plainte de mon client - à savoir un huissier - le paysan
matois qui en a acheté les services, parce que notre droit ne
sanctionne pas les corrupteurs, mais seulement les corrompus.
Cela s'appelle un détournement de procédure.
10
- Où le droit pur rencontre le " péché "
Mais revenons
à l'anthropologie qui pilote votre interprétation du droit civil
et pénal : si le séraphin que nous appellerons provisoirement
une " procédure civile " faisait une mauvaise rencontre
- s'il trouvait, par exemple, un crime ou un délit sur son parcours
- que ferait-il du délinquant en chair et en os qui lui barrerait
le passage ? Ne croyez pas un instant que ses ailes s'en trouveraient
souillées pour autant , ne croyez pas un instant que son vol changerait
de qualification juridico-verbale pour si peu, ne croyez pas un
instant qu'une procédure née du Verbe du droit pur basculerait
alors du côté des tourments de l'enfer du pénal, ne croyez pas
un instant qu'une procédure civile cesserait, dans ce cas, de
traverser les airs à la manière d'un saint Gabriel.
Mais les
conséquences politiques d'une théologie du droit pur fondée sur
le mythe d'une immaculée conception de la loi sont bien connues
des historiens: ni l'Eglise en tant que telle ne saurait avoir
été maculée par les croisades, l'Inquisition ou les bûchers, ni
la République idéale souillée par l'astre de Vichy. Car de même
que le christianisme est une essence incontaminable et censée
traverser les siècles sur le modèle des anges, la République ignorera
le péché de corruption de ses serviteurs. Mais alors, il vous
faudra apprendre à comparer les privilèges et les procédés de
deux castes sacerdotales, celle de l'Eglise et celle de la République
.
Quelle sera
la science qui vous permettra de radiographier les personnages
pastoraux que les concepts purs seront devenus, sinon une anthropologie
du droit ? Voyez comme ces cariatides du ciel s'auto-sacralisent
à plaisir, voyez comme l'anthropologie juridique renvoie votre
sainteté républicaine aux entrailles de la politique et de l'histoire
: car si l'Etat dit " de droit " et l'Eglise ont rendez-vous avec
les viscères de l'humanité et si tel est le point qu'il vous appartient
de trancher en juriste et en moraliste de la République, direz-vous
que vous n'avez pas le pouvoir de décommander l'arbitraire théologique
qui se sera introduit comme un voleur dans le droit républicain
? Condamnerez-vous le Président du Tribunal de votre for à trancher
en simple d'esprit sur les fausses allégations de l'adversaire
de mon client, parce que votre scolastique du droit le condamnerait
à valider en toute innocence un constat imaginaire à l'audience
? Puisque, à vous entendre, la cause est trop pieuse pour choir
dans le pénal, puisque votre théologie du droit pénal vous transporte
dévotement dans l'Eden d'une démocratie sans péché, mon client
se trouvera frappé par votre scolastique de l'interdiction non
seulement de commettre le sacrilège de démontrer le délit d'un
huissier profanateur , mais de fournir des preuves qui violeraient
la sacralité de la République.
11 - Le mort saisit le vif
Comment
interpréterez-vous en juriste l'arbitraire d'un Etat dont vous
n'exprimez jamais que l'inconscient religieux refoulé ? Comment
réfuterez-vous en juriste l'évangélisme qui pilote en secret le
droit civil français et qui interdira à M. Lambda tout accès légal
à la barre du tribunal ? Comment légitimerez-vous en juriste qu'aucune
voix ne soit autorisée à démontrer , pièces en mains, l'hérésie
du délit de forfaiture d'un huissier saintement installé dans
le ciel du droit civil? Et si, de son côté, le Président du Tribunal
se révélait un Cujas ou un Bartole de la démocratie et s'il invoquait
l'argument de force majeure, qui remonte à Cicéron, puisque
mon client se trouvera empêché par la force du glaive - c'est-à-dire
par votre arbitraire subrepticement sanctifié - de se défendre
équitablement en justice, comment soutiendrez-vous la censure
inconsciemment religieuse que vous exercez au sein d'un Etat laïc
? Ne craignez-vous pas de provoquer une révolte de la magistrature
assise de la France ? Ne craignez-vous pas de la changer en fer
de lance d'un tout autre équilibre entre la société civile et
l'Etat ?
Mais permettez-moi,
Monsieur le Procureur , de me livrer à une brève digression anthropologique
, parce que seule une anthropologie critique, donc hérétique,
vous permettra de radiographier le sacré dont la science juridique
occidentale demeure l'otage sans seulement s'en douter. Car si
vous ne constituez pas les théologies et les orthodoxies en illustrations
du fonctionnement cérébral des semi évadés de la zoologie, comment
interpréterez-vous jamais la scission entre le jardin d'Eden du
civil et l'enfer du pénal qui vous permet d'innocenter un huissier
corrompu et de le revêtir d'innocence dans un paradis de la justice
républicaine ? Puissent ces quelques prémisses méthodologiques
vous suffire à désacraliser l'astucieuse sanctification du droit
civil de la République à laquelle vous vous livrez et qui vous
permet d' assurer le blanchiment de constats truqués . Souvenez-vous
de ce que le peuple français est votre souverain ; souvenez-vous
de ce que sa souveraineté vous enseigne que le pénal saisit le
civil comme le mort saisit le vif.
12
- Antigone
Mais voici
, Monsieur le Procureur , que la notion de souveraineté du peuple
débarque dans l'enceinte des tribunaux français . Quel est le
rendez-vous de l'Etat avec la justice qui faisait rejeter au Sénat
romain les décisions prises par ses consuls injussu populi
romani, "sans que le peuple romain l'eût ordonné" ,
et qui lui a permis de délégitimer le passage sous le joug de
l'armée romaine placée sous le commandement du Consul Postumius
, vaincu par Pontius le Sammite?
Tout l'appareil
des lois pénales de la France vous rappelle que vous ne défendez
pas les intérêts supérieurs de la nation à conduire votre pays
à passer sous les fourches caudines de la Cour européenne de Justice
- Où
la justice française en est-elle ? Lettre ouverte à un Président
de Tribunal de grande Instance, 11
février 2008
Le vrai
courage politique du Ministère public de la France doit se confondre
avec celui du Sénat romain à l'heure où une condamnation de notre
démocratie devant le Tribunal international des droits de l'homme
serait interprétée par l'opinion démocratique mondiale comme un
désaveu de l'appareil judiciaire français tout entier.
Mais comment
ces considérations inspireraient-elles votre force d'âme et votre
éthique si l'interdiction dont vous frappez la justice de distinguer
clairement le vrai du faux, fermement le blanc du noir et souverainement
le juste de l'injuste n'encourait pas l'accusation de violer une
vérité plus haute ? D'où recevez-vous la lumière de l'intelligence
du droit ? Si ce feu-là n'émanait pas d'un soleil de justice,
quelle instance vous ferait-elle prononcer la sentence des savants
et des prophètes, qui soutiennent, depuis vingt-cinq siècles,
que la politique des Etats de droit est celle qui fait entendre
la voix d'Antigone dans tous les prétoires?
C'est au
nom de la première héroïne de la transcendance du droit, M. le
Procureur, que quelques huissiers de votre for ne contestent en
rien la charge qui vous revient d'épurer leur corporation au besoin.
Pourquoi ce noyau sain de la République demande-t-il ardemment
votre surveillance, sinon parce que l'honneur de leur profession
demeure le trésor d'Antigone à leurs yeux ? Je sais qu'ils n'ont
pas lu Sophocle, mais je sais que l'Etat de droit est leur frère
et qu'il demande à Créon de ne pas outrager son cadavre ; je sais
qu'ils entendent préserver la nation du naufrage de l'appareil
de Thémis. Ne ruinez pas leur apostolat, Monsieur le Procureur.
Que vous disent-ils dans leur supplique ? Que des rumeurs tenaces
ont trouvé le chemin de leurs oreilles, selon lesquelles des brebis
galeuses se seraient infiltrées dans leurs rangs. Toute leur profession
s'interroge avec angoisse sur l'étendue de la contamination dont
elle se trouve menacée. Les cancers, dit-elle, se propagent d'autant
plus rapidement que le refus de les localiser, donc de les éradiquer,
ébranle la confiance en l'Etat des citoyens de bonne foi et fortifie
les accusateurs .
C'est pourquoi,
Monsieur le Procureur, Antigone vous dit que vous engagez l'éthique
de tout l' appareil judiciaire de la France.
Le
31 mars 2008