1
- La balance à peser le génie littéraire
2
- Qu'est-ce que " l'épaisseur " d'un personnage ?
3
- Esquisse d'une balance à peser les géants du langage
4
- La philosophie et la littérature
5
- Brève histoire de l'enseignement scolaire de la littérature
6
- Une espèce vocalisée
7
- Le retour d'Ulysse
1
- La balance à peser le génie littéraire
En 1985,
L'Express publiait un article selon lequel Claude Simon,
prix Nobel de littérature, faisait honte aux lettres françaises
; le 20 octobre 2008, Le Monde publiait sous la
plume d'un professeur de lycée une analyse de l'écriture de J.M.G.
Le Clézio pour conclure à la pauvreté stylistique de cet auteur
et pour juger, en conséquence, foncièrement imméritée la distinction
suprême dont les académiciens de Stockholm avaient eu le grand
tort de l'honorer. Il faut admirer la perfection du moule professoral
républicain . Son excellence dans la pesée des copies des élèves
dont il garantit la formation lui permet d'appliquer sans frémir
des critères scolaires infaillibles à la pesée du génie de Sophocle
ou de Shakespeare . A ce titre, Balzac était-il le premier de
sa classe? Quant à Ionesco et à Beckett , le critique littéraire
irréfutable de l'époque avait jugé sans intérêt Les Chaises
et Rhinocéros du premier, En attendant Godot
du second.
Comment
juger un grand écrivain sans s'interroger sur la nature et sur
la spécificité du génie d'Homère ou de Cervantès, de Sophocle
ou de Shakespeare, de Molière ou de Balzac ? Mais s'il n'existe
aucun champ de la réflexion plus déserté que celui de la pesée
du génie humain en général et du génie littéraire en particulier,
sans doute faut-il en attribuer la cause à la difficulté de fabriquer
dans nos écoles les plateaux et le fléau de la balance qui pèserait
la densité et le poids d'Eschyle, de Molière ou de Swift.
Et pourtant,
le grand écrivain, lui, reconnaît le génie littéraire de ses pairs
au premier coup d'œil; et il n'en revient pas de vivre parmi des
aveugles. Comment, se demande-t-il, une évidence si aisée à constater
ne leur saute-t-elle pas aux yeux? Victor Hugo salue en Balzac
l'un des plus grands génies de la littérature mondiale, Voltaire
s'incline devant le génie de Shakespeare, bien que l'œuvre de
l'auteur de Candide ne ressemble en rien à celle
du grand Anglais, Anatole France, l'ironiste raffiné de Thaïs,
consacre une tournée de conférences en Amérique du Sud à seule
fin d'expliquer le génie de Rabelais aux Argentins, alors que
l'auteur du Gargantua n'était nullement compris
de tous en France au début du XXème siècle, Valéry théorise le
génie de Léonard de Vinci et de Mallarmé et introduit la notion
d' "univers mental" dans la critique littéraire à l'occasion de
son éloge d'Anatole France, auquel il a succédé à l'Académie française.
Bien plus : le talent littéraire, même moyen, a les narines suffisamment
fines pour flairer l'odeur des géants: André Gide salue le génie
romanesque de Simenon, André Maurois renonce au genre romanesque
- malgré les éloges unanimes que Climats lui a valus
- parce que, dit-il, ses personnages n'ont pas "l'épaisseur"
de ceux de Balzac. Qu'est-ce que "l'épaisseur" en littérature?
Pourquoi d'Artagnan ou Portos, ces personnages imaginaires en
diable, ont-ils l'épaisseur de la vie qui font saluer à Victor
Hugo le génie d'Alexandre Dumas un siècle avant qu'il n'entre
à la Pléiade? Sans doute faut-il un regard transprofessoral pour
distinguer "l'épaisseur" de la minceur d'un héros de fiction.
A quoi la "compacité" du Quichotte ou de
Hamlet tient-elle donc ?
2
- Qu'est-ce que "l'épaisseur" d'un personnage ?
En 1901,
le sens olfactif des académiciens de Stockholm leur a fait préférer
Sully Prud'homme à Tolstoï , parce qu'à leurs yeux la grandeur
littéraire tenait exclusivement à l'esthétique de la langue et
non point à un "engagement", comme on ne dit que depuis
Jean-Paul Sartre, c'est-à-dire à l'enregimentation aveugle dans
une "cause" totémique jugée digne d'éloge à telle époque,
mais dont l'uniforme et les galons demeurent indignes de "l'engagement"
des grands écrivains. Car le premier trait des Titans de l'écriture
n'est pas de se trouver ficelés à la manière des écrivains marxistes
au tissu et aux coutures de telle ou telle chasuble, mais d'empoigner
à bras le corps une Clio aux décorations douteuses, afin de changer
son blason maculé en la substance même de leur œuvre.
Le génie
littéraire se rend reconnaissable à la chair de la langue qui
charriera le monde et le fera marcher à son pas. Balzac inspecte
la fourmilière, Shakespeare met son lecteur à l'école du tragique
des peuples et des nations, mais tous deux observent l'humanité
réfléchie dans le miroir de l'histoire et de la politique. L'"épaisseur"
enfante une voix dont le souffle et la respiration semblent non
seulement épouser la grandeur et la fatalité du temps simiohumain,
mais en accoucher . Guerre et Paix est engagé dans
le surplomb tolstoïen, Crime et Châtiment dans le
surplonb dostoïevskien, Antigone dans le surplomb
sophocléen, et ces surplombs-là, comment seraient-ils une "matière
d'enseignement" dans les lycées de la République, comment
mettrait-on l'éducation nationale à l'école du génie littéraire?
La
Visite de la vieille dame, La Peste, Le
Voyage au bout de la nuit, quelle "épaisseur" de
leur surplomb face à la minceur de Les Prisonniers d'Altona,
Les Mains sales, Le Diable et le bon Dieu,
Les Chemins de la liberté ! Le Hamlet
de Benjamin Constant s'appelle Adophe, l'enfer de
Gide, Les Caves du Vatican, seul le d'Artagnan d'Edmond
Rostand, Cyrano, soutient la comparaison avec son
archétype. Qu'on me cite une seule grande œuvre qui ne soit l'expression
d'un pacte mémorable de la planète des singes avec une parole
qui transporte cette espèce schizoïde dans un ailleurs vertigineux!
3
- Esquisse d'une balance à peser les géants du langage
Le génie
littéraire est né avec Homère. Voilà le fiat lux de l'alliance
de l'animal dichotomisé avec l'amour et la guerre, de la politique
avec le théâtre des dieux, de l'orgueil avec le sacre de la mort,
du poète avec les Nausicaa, les Béatrice, les Isé qui présenteront
à leur Orphée l'offrande de leur immortalité. Mais imagine-t-on
un Eschyle qui ne se collèteront pas avec l'histoire et la politique
de tous les temps, un Sophocle qui ne plongerait pas Antigone
dans le sang immémorial des cités, un Aristophane qui ne ferait
pas débarquer le sarcasme sur les autels, un Cervantès qui ne
ferait pas accoucher le christianisme d'un Quichotte et d'un Sancho
Pança de la sainteté, un Molière dont le Tartuffe ne radiographierait
pas le chimpanzé au masque d'ange, un Swift qui ne décrirait pas
la guerre des géants et des nains, un Shakespeare sans Hamlet
sur les terrasses d'Elseneur de l'Histoire, un Balzac sans son
microscope d'entomologiste des diverses espèces d'insectes dont
les sociétés font leur carapace, un Rabelais qui n'aurait pas
élevé la langue française au rang de rivale du démiurge de l'Iliade?
Mais si
le génie littéraire ne s'éclaire qu'à la haute école d'une philosophie
spectrale de l'Histoire et de la politique, quels sont les pactes
secrets qu'il conclut avec les grands historiens, les grands chefs
d'Etats et les grands philosophes? Car enfin, les Tacite, les
Thucydide et même les Tite-Live se mesurent avec les convulsions
des empires et, les vrais hommes d'Etat regardent les nations
comme des personnages de théâtre divisés entre leur terre et leur
ciel. Quant aux philosophes, depuis vingt-cinq siècles ils observent
les entrelacs des corps avec les cerveaux. Qu'est-ce que Platon,
sinon le spéléologue dont la lanterne diogénique s'appelle la
dialectique et qui vous peint l'alliance des hommes avec
les symboles qu'ils incarnent, qu'est-ce que Descartes, sinon
l'Ulysse de la philosophie qui monta vaillamment sur l'esquif
du bon sens et qui crut piloter le ciel et la terre à la clarté
de ses "lumières naturelles", qu'est-ce que Kant, sinon
l'artisan qui vous présente le canevas des catégories innées de
l'entendement du simianthrope et qui vous articule les coutumes
imperturbables de la matière avec l'intelligibilité censée jaillir
de la rencontre des ritournelles de l'univers avec leurs propres
redites, qu'est-ce que Locke et Hume , sinon les premiers scrutateurs
des alliances suspectes que les routines du cosmos scellent avec
le régiment des causes locales ou universelles et qui se sont
demandé où la déesse Causalité peut bien cacher ses appas et ses
atours, sinon dans les encéphales, puisque aucun microscope et
aucun télescope n'ont jamais aperçu une cause en tant que telle
trottiner ou courir à bride abattue dans le cosmos.
4
- La philosophie et la littérature
Peut-être
commençons-nous de comprendre pourquoi l'Occident n'a pas de philosophie
des mystères et des arcanes du génie littéraire; car il n'est
pas de regard sur la politique et sur l'histoire, pas de regard
sur la condition des évadés de la zoologie, pas de regard sur
les peuples et les nations en route vers leur humanité sans un
globe oculaire qui embrasserait les aventures conjointes d'Homère
et de Platon , de Rabelais et de Kant. Mais pour cela, il faut
entrer dans la vision commune aux prophètes et aux grands
écrivains ; car tous deux se révèlent des messagers et des médiums
d'une espèce au cerveau biphasé.
Qu'est-ce
donc que la "vision"? Nous touchons ici le fond
du problème anthropologique que pose l'incapacité viscérale dans
laquelle se trouve l'enseignement français des Belles Lettres
de jamais comprendre goutte au génie littéraire : non seulement
nos professeurs de littérature n'ont pas reçu de "formation philosophique"
et nos apprentis-philosophes de "formation littéraire", mais il
leur faudrait apprendre une autre philosophie que celle qui se
trouve enseignée dans les écoles et qui se trouve amputée d'avance
de la connaissance des plus grands philosophes, qui s'appellent
Cervantès, Swift, Molière ou Sophocle. Mais sitôt que vous vous
attachez à étudier le cerveau de Rabelais, de Balzac, de Cervantès
, de Swift ou de l'auteur de La Colonie pénitentiaire,
vous provoquez une levée de boucliers des petits esthètes de la
langue, qui vous reprochent aigrement de vous éloigner de leur
définition de la littérature au sens linguistique du terme, alors
qu'un grand écrivain ne se rend intelligible que dans le miroir
du monde dont sa langue est porteuse et qui véhicule sa vision.
Or celle-ci n'est accessible qu'au regard d'une anthropologie
philosophique.
Mais l'inverse
n'est pas moins vrai . Si le philosophe n'est pas en mesure de
contempler le genre humain dans le caléidoscope de la grande littérature,
comment porterait-il un vrai regard sur l'espèce à laquelle il
appartient ? Du coup, il soustrait au champ philosophique tout
l'arpentage du véritable territoire de la pensée. Alors, ne voyant
plus les silhouettes de Platon ou de Descartes réfléchies sur
la rétine des grands visionnaires de l'humanité, il ne peut qu'ignorer
la portée anthropologique de leur pensée, alors que toute la philosophie
occidentale est née de l'anthropologie de Platon ; car non seulement
ce dramaturge des encéphales vous montre des personnages en chair
et en os, mais il vous les peint ficelés à leur manière de s'imaginer
qu'ils pensent . Le désastre d'une éducation nationale qui sépare
l'enseignement du génie de la philosophie de celui du génie de
la littérature et qui produit des professeurs privés de regard
sur l'homme et sur l'histoire est une maladie que l'Allemagne
se garde bien d'imiter : Goethe et Schiller étaient des lecteurs
assidus de Kant et la critique littéraire d'outre-Rhin continue
de peser avec les moyens du bord la philosophie des vrais écrivains
jusque dans la grande presse et dans les émissions radiophoniques.
5
- Brève histoire de l'enseignement scolaire de la littérature
Sous la
troisième République, le manuel scolaire le plus officialisé était
"le Lanson", qui s'inscrivait dans la politique de la laïcité
républicaine. On y apprenait que, depuis la Renaissance, la littérature
française était devenue le creuset mondial des progrès de l'esprit
critique, ce qui rendait difficile la lecture de Sous le
soleil de Satan ou du Partage de Midi. La
défaite de 1940 a vu les mille pages de Ch.M. Desgranges succéder
au huit cents du Lanson. Mais ce manuel, fort louable pour l'époque,
en était déjà à sa trentième édition, de sorte qu'il n'avait rien
de vichyste et de catholique - simplement, il portait sur la grande
littérature un regard de bourgeois à la fois incrédule, épaté
et de sens rassis: "Balzac est peut-être avec Molière, osons
le dire, avec Shakespeare lui-même, le plus grand créateur d'âmes.
(…) La correction de ses épreuves lui prenait plus de temps que
la rédaction de son roman; car ce roman, il l'augmentait, il le
surchargeait, il l'étouffait par des additions écrites aux immenses
marges de ses huit ou dix épreuves successives." On était
loin de l'édition des vingt-six rédactions de la Jeune Parque
et de l'examen à la loupe des manuscrits de Proust.
Après la
Libération, la critique littéraire s'est trouvée emportée dans
la sotériologie marxiste. Un Roland Barthes se dressait en Procureur
de la République des Lettres pour accabler, le bréviaire de Lénine
à la main, le laxisme idéologique de Michelet et son train de
vie petit bourgeois. Puis les procès de Moscou déplaçaient le
siège du Ministère public: il appartenait désormais aux esthètes
de l'écriture de rédiger le nouvel acte d'accusation. Aussi, en
1960, mon L'Ecrivain et son langage tombait-il dans
le piège d'un malentendu riche d'enseignements scolaires : d'un
côté, mon histoire critique de la critique, déclenchait un retour
unilatéral à la seule étude du style des grands écrivains, de
l'autre, j'inaugurais à mon corps défendant un nouveau tribunal,
celui d'une tiédeur qui ne tournait le dos à la politique et à
l'Histoire que pour fournir un bouclier à la dérobade craintive
des Ponce Pilate de la littérature. Cette école règne encore de
nos jours, parce que les déçus d'une eschatologie politique n'ont
pas retenu de ma modeste réflexion le souci d'étudier la démiurgie
linguistique des grands écrivains que j'avais développée la même
année dans mon Rabelais. Puis, en 1965 , mon Essai
sur l'avenir poétique de Dieu tentait de démontrer sans
davantage de succès que les grandes voix des Bossuet, des Pascal,
des Chateaubriand, des Claudel n'avaient pas de théologie commune
et que nos quatre mousquetaires du christianisme français cultivaient
quatre divinités aussi incompatibles entre elles que Zeus, Osiris,
Wotan et Mithra.
Je m'excuse
de cette brève parenthèse : elle se trouve malheureusement indispensable
à la compréhension d'une critique littéraire réfugiée dans l'Abbaye
de Thélème de l'esthétisme. Mais notre siècle attend les Molière,
les Balzac, les Shakespeare, les Swift, qui raconteraient la vassalisation
larvée d'une civilisation européenne désormais placée sous le
sceptre d'un empire étranger.
- La
politique est-elle un emploi ou un appel ? Helmut Schmidt, Ausser
Dienst, eine Bilanz (éd. Siedler, Stuttgart 2008)
, 27 oct. 2008
Les langues
agonisent de ne plus empoigner l'histoire à bras le corps. Où
sont les écrivains grecs qui auraient raconté la tragédie d'un
hellénisme placé sous le joug de Rome, où sont les écrivains latins
qui auraient peint le naufrage de la civilisation de la Louve
sous les coups des barbares ? L'Occident se replie dans l'Eden
d'une démocratie mythique comme les Romains du IVème siècle dans
La Cité de Dieu de saint Augustin.
6
- Une espèce vocalisée
L'anthropologie
philosophique observe une espèce dont la boîte osseuse se trouve
dédoublée entre le réel et le spéculaire. Elle enseigne que la
haute écriture est l'arme que fourbissent les encéphales supérieurement
dichotomisés entre le monde tenu pour "réel" et la "vision"
médiatrice à laquelle on n'accède que par l'intercession d'une
langue d'une seule coulée ou cent fois remise sur le métier. Seul
Albert Thibaudet a tenté d'esquisser une réflexion sur cette question.
Mais sa distinction entre les "laboureurs" de l'écriture et ceux
dont la plume accouche toute seule et d'un seul jet de Lorenzaccio
ou de la Chartreuse de Parme ne disposait pas de
l'assise d'une problématique de la condition simiohumaine qui
seule aurait donné un sens anthropologique à cette scission. Pourquoi
le grand écrivain écoute-t-il une musique, pourquoi se met-il
à l'école d'un rythme, pourquoi son pas sonorise-t-il le monde?
Malraux
écrivait que le génie écoute les "voix du silence". Comprendre
Homère, Cervantès, Molière, Balzac ou Kafka, c'est se laisser
enseigner le tragique de la condition simiohumaine à l'école des
explorateurs et des expérimentateurs de la scission originelle
dont les fuyards de la mort se trouvent affligés et qui condamne
cette espèce à s'évader inlassablement de sa tombe. C'est pourquoi
les grands écrivains sont les artisans des rencontres spéculaires
du cosmos avec la parole gnostique que les Grecs tardifs appelaient
le logos. Les aéronefs de ce temps-là s'appelaient Icare ou Phaéton.
Les ailes du premier étaient de cire, les rêves du second dirigeaient
le char du soleil. Puis le christianisme a fait, pour un millénaire
et demi, des écrits d'une divinité le joug et l'étoile de l'humanité.
Mais les philosophes de la Renaissance ont commencé de désacraliser
les textes descendus du ciel ; et ils ont osé se demander pour
quelles raisons le simianthrope se fait apostropher en retour
par les idoles nées de ses mains et pourquoi il les fait
parler haut et fort dans le cosmos. Erasme , le premier, a osé
traduire la parole masquée "Au commencement était le logos"
par un rude "In principio erat sermo…", "Au commencement
était le langage". Du coup, il est apparu que le bûcheron
d'Isaïe ne se fabriquait plus son idole avec la moitié du bois
qu'il avait apporté pour se chauffer, mais avec la moitié de la
parole dont il se nourrit. Quel est donc le langage qui sert de
bois de chauffage à l'écrivain de génie?
Les vers
de Sully Prud'homme sont mieux troussés que la prose de Tolstoï,
mais leur feu ne brûle pas. En revanche, quand Balzac écrit à
Mme Hanska qu'il est un forçat de la plume et qu'il a réécrit
"treize fois César Birotteau les pieds dans la moutarde",
ce travail de galérien "arrache - dit-il - des idées
à la nuit et des mots au silence" . Que se passe-t-il quand
Proust découvre qu'il a peiné en vain sur Jean Santeuil,
que se passe-t-il quand la torche de la parole habitée débarque
en lui, que se passe-t-il quand le Kafka du Procès
se situe soudain "avant Kafka", comme dira Max Brod ? Comment
se fait-il que le génie littéraire ne se manifeste que le jour
où une voix a rendu audible un monde qui attendait qu'on le dotât
de ses cordes vocales? Que se passe-t-il quand une langue a rencontré
sa chair et son sang? Que se passe-t-il quand le bûcheron d'Isaïe
entend parler le bois de l'idole? Comment se fait-il que le bois
prenne son vol?
L'humanité
est la seule espèce que la nature a condamnée à vivre dans deux
royaumes viscéralement incompatibles entre eux, l'un physique,
l'autre symbolique, de sorte qu'elle s'échine et s'épuise à jeter
des ponts de feu et de lave entre le rêve et le monde, l'imaginaire
et le réel, l'invisible et le charnel. Certes, la parole enflammée
n'est pas la seule médiatrice du singe enchanté - la musique ou
la peinture sont de hautes messagères de cette dramaturgie. Mais
seule la parole associe la pensée au chant des corps, la voix
aux squelettes, la raison à son support dans l'éphémère d'une
ossature.
7
- Le retour d'Ulysse
Ici encore,
Homère file la métaphore qui symbolise le génie propre à la grande
littérature . L'écrivain s'enchaîne à sa plume comme Ulysse au
mât de son navire. Les anneaux de cette chaîne sont suffisamment
sûrs pour qu'il refuse la cire qui protègerait ses oreilles du
chant dangereux des Sirènes. C'est pourquoi l'alliance que le
monde scelle avec sa propre voix rend sonore la condition bipolaire
d'une espèce condamnée à flotter entre ses songes et sa poussière,
mais capable d'amarrer son radeau à la flûte enchantée d'Orphée.
C'est cela que Balzac veut dire quand il arrache son soleil au
funèbre. L'écrivain est un acteur du symbolique et le monde est
sa prosopopée.
Décidément,
il faut une anthropologie critique pour courir sur les traces
d'Orphée . Ulysse habite le chant de vie et de mort des Sirènes,
Ulysse a appris d'elles que la parole est le domicile ensorcelé
de l'humanité et que le poète en est le vecteur. Mais pour que
les membres de l'Académie suédoise se demandent en poètes ce qu'est
le génie littéraire en sa demeure à lui, il faudrait que l'Occident
accouchât d'un humanisme suffisamment abyssal pour que sa balance
enseignât la pesée du chant des civilisations. L'Europe a jeté
les dieux à la ferraille. Mais elle n'a pas trouvé le courage
ulysséen de se demander pourquoi elle s'est armée de miroirs homériques,
pourquoi elle se regarde dans sa parole incarnée, pourquoi les
descendants d'un primate à fourrure s'agitent dans la cage de
verre de leur espèce de raison.
Peut-être
la planète ne produit-elle pas cent voix par siècle ; peut-être
est-il possible de millésimer les chimistes, les physiciens, les
économistes de grand cru, mais non une voix qui pense. Personne
ne songerait à porter chaque année un philosophicule au Panthéon
de la mémoire de l'humanité. Sans doute les sages de Stockholm
se souviendront-ils un jour de ce que l'une de leurs reines avait
attiré à sa cour un écrivain français qui soutenait que penser
est une affaire de méthode, donc de chemin; sans doute les Descartes
suédois rédigeront-ils un jour à leur usage un Discours
de la méthode nécessaire à la connaissance de la route
que le génie littéraire montre à l'humanité. Alors ils se diront
que le fléau de leur balance ne marque que tous les cinq ou dix
ans l'heure que Valéry appelait " midi le juste ".
le 3 novembre 2008