Le 27 de la lune de Maharram, 2007
Rica
à Rhedi
Je
trouve les caprices des Français étonnants. Il y a près de trois
siècles que l'un des plus illustres de leurs ancêtres, le baron
Charles de Secondat de Montesquieu, leur racontait les parures
des femmes de Paris. Quelquefois, écrivait-il, leurs coiffures
montent insensiblement, le lendemain, une révolution les fait
descendre d'un seul coup. Tantôt, ajoute-t-il, leur ascension
met leur visage au milieu de leur corps, tantôt, ce sont leurs
pieds qui occupent cette place, tellement leurs talons les tiennent
en l'air. Faut-il croire ce philosophe quand il soutient que les
architectes de sa nation ont bien souvent haussé, abaissé ou élargi
les portes des maisons et des châteaux du pays " selon que les
parures de leurs femmes exigeaient ces changements " ?
Aujourd'hui, les Gauloises portent à leur gré la redingote citoyenne
ou la robe de cour ; et comme elles ont l'intelligence de changer
sans cesse de toilette afin de plaire aux spectateurs au gré des
lieux et des saisons, leur garde-robe leur donne un grand avantage
politique tous les cinq ans, quand elles briguent le trône transitoire
que les démocraties ont établi dans leur sein ; car elles s'habillent
pour tous les publics de France et de Navarre, tandis que leurs
maris, leurs frères, leurs cousins, leurs oncles, leurs pères
ou leurs grand-pères se voient réduits à la portion congrue. Aussi
est-ce un bien triste spectacle que celui de leurs cohortes impatientes,
qu'on voit se bousculer dans le sillage des déguisements habiles
et superbes de leurs femmes. Mais pour l'étranger, c'est un grand
amusement d'accompagner dès le matin un cortège hilare ou ronchonneur
.
L'événement le plus extraordinaire de la représentation est le
rassemblement, à la fin de chaque lustre, des Français de tout
âge et de toutes conditions condamnés à ne jamais changer jabots
et dentelles pour désigner le directeur du théâtre pour le
lustre suivant. Cette année, douze acteurs de haut vol, dissemblables
à souhait par leur prestance, leur dégaine et leur débit se pressent
aux portes du palais de leur République ; et c'est le peuple tout
entier qui choisit dans un grand rire ou avec des mines austères
le personnage mal ficelé ou revêtu d'une parure éclatante, dont
la fonction sera de guider sans sourciller sur la scène de l'histoire
du monde une nation tour à tour enjuponnée et pantalonnée . Il
faut savoir que ce mode de pilotage des Etats modernes est tellement
hasardeux que le gouvernement actuel des Français s'est hâté,
quelques jours seulement avant de remettre au peuple souverain
le sceptre de son destin , de modifier la Constitution avec toute
la sagesse des Lycurgue et des Solon, afin de permettre à leur
Parlement et à leur Sénat de se constituer précipitamment en haute
cour de justice et de voter à toute allure la destitution d'un
président de pacotille qu'une foule égarée par le chant des Sirènes
de la démocratie aurait élu par inadvertance, ignorance, négligence
ou malencontre ; car les candidats aux suffrages majoritaires
de la folie ou de la raison diffèrent entre eux comme le lapin
de la belette et l'aigle du passereau, de sorte que le sceptre
de la félicité ou du malheur fait changer à la nation de voix
et de plumage au gré des cahots et des soubresauts du vote populaire.
Hélas, celui-ci se révèle le plus puissant et le plus instable
des monarques ; et c'est en tremblant que les philosophes du pays
le voient côtoyer les précipices en sifflotant et tomber dans
des coupe-gorges par surprise.
Il se trouve
que les Français sont encouragés à persévérer dans l'insouciance
et la frivolité par la prudence même de leur Etat ; et plus la
sagesse de leurs législateurs est avertie, plus leur pharmacopée
des catastrophes convainc les citoyens à prendre leur destin en
mains d'un cœur d'enfant jouant à la marelle. Il est assurément
raisonnable de disposer de chirurgiens du suffrage universel dont
l'habileté et l'expérience permettent de remonter le cours de
l'histoire et de remettre sur ses jambes une patrie à demi ensevelie
sous les décombres de sa gloire et de sa grandeur passées. Mais
j'éprouve quelqu'étonnement de ce que la miséricorde d'Allah le
tout puissant bénisse des millions de rieurs et de joyeux lurons
que le tragique de la légèreté met à la fête tous les cinq ans.
La frivolité des Français est-elle donc invétérée au point de
défier le sens commun ? A-t-on jamais vu un peuple se rendre sur
le forum pour y désigner non point le chef serein, le chef d'expérience,
le chef au cerveau tranquille qui pilotera l'Etat d'une lune de
Saphor à une lune de Rebiab, d'une lune de Gemmadi à une lune
de Chahban, d'une lune de Zilcadé à une lune de Maharram
, mais seulement le pitre qui aura distribué le plus de sucreries
à la foule ? La France est-elle un Pactole qui déverse sans fin
les plus riches présents dans le boîte de Pandore de la crédulité
publique ? La France sera-t-elle dirigée d'une main de fer dans
un gant de velours au profit de l'étranger ou d'une main de velours
dans un gant de fer pour la grandeur et la souveraineté de la
nation ?
Je te
raconterai la pièce au fur et à mesure de son déroulement ; car
le drame s'annonce cornélien et racinien tout ensemble. En vérité,
tout le répertoire du théâtre français sera de la fête . Mais
je crains fort que, dans les coulisses , des géants plus anciens
tirent les ficelles de l'histoire de la France ; je crains, mon
cher Rhedi , qu'Eschyle et Shakespeare ne viennent réduire au
rang de figurant un peuple qui n'aura pas appris à défier la mort.
3
avril 2007