*
Note
liminaire
1
- Un joug libérateur
2
- Le débarquement de l'infini dans la mécanique
3
- Le coût d'un rendez-vous manqué
4
- Les centrales à vapeur
5
- La locomotive sédentarisée
6
- L'humanité vogue sur un volcan
Note
liminaire 
L'actualité mondiale me contraint de remettre à la semaine prochaine
la continuation de ma modeste réflexion philosophique sur le
débarquement de l'anthropologie critique dans la géopolitique.
Néanmoins, elles ne sont pas sans portée anthropologique les
difficultés scientifiques que rencontrent les savants de l'atome
face aux dangers nouveaux que l'énergie nucléaire pacifiée fait
courir à une espèce belliqueuse. Il faut donc s'interroger sur
les relations que la production de l'électricité à l'uranium
volatile entretient avec les futures centrales à vapeur, tellement
ces apories illustrent la lenteur avec laquelle le cerveau simiohumain
connecte entre elles des inventions que l'histoire ne lui a
pas fournies à la cadence requise.
Mais pour traiter de la matière fissile, il faudrait ressusciter
l'encéphale de Tacite, dont Montesquieu disait: "Il abrège
tout, parce qu'il voit tout". Je ne puis que convier le
lecteur à se coller à l'œil ma modeste lorgnette - on
attend que notre évolution enfante des cervelles plus panoptiques
que les nôtres.
1
- Un joug libérateur
Depuis
l'invention du moteur à explosion et de son rival, le moteur
électrique, la planète de la production d'énergie et celle de
l'industrie se posent une seule et même question : comment produire
massivement de la force à partir d'une source d'approvisionnement
inépuisable et peu coûteuse, sinon gratuite, alors que nos ressources
en pétrole sont tarissables et que nos barrages hydrauliques,
nos centrales au charbon, au mazout ou au gaz et nos usines
marémotrices ne suffisent plus à répondre aux besoins quotidiens
du genre humain?
Par
bonheur, un fournisseur riche d'avenir s'était présenté en 1904:
l'équation e=mc² d'Einstein nous avait informés de ce que l'uranium
peut se désintégrer et métamorphoser sa masse en un nouvel Hercule.
Le cosmos prenait soudainement les traits d'un Titan dont l'explosion
contenue et astucieusement ralentie pouvait se trouver contrôlée
et nous obéir au doigt et à l'œil. Mais la matière radioactive
n'a pas tardé à nous imposer ses conditions.
Du
coup, on se demande ce qui se passerait-il si nos physiciens
se souvenaient opportunément d'un vieux domestique que nous
avions mis à la retraite sans ménagements et dont la force était
infinie, la vapeur. Jamais personne n'égalera la puissance de
la marmite de Papin, ce Huguenot qui avait trouvé refuge en
Allemagne à la suite de la révocation de l'Edit de Nantes et
qui mit en marche la première machine à vapeur en 1707.
2
- Le débarquement de l'infini dans la mécanique
L'enflure
d'une goutte d'eau changée en vapeur occupe un volume mille
sept cent fois supérieur à celui du liquide dont elle est partie.
Essayez de la comprimer dans une cuve d'acier aux parois de
deux mètres d'épaisseur, vous ferez exploser la cuve si vous
en portez le contenu à ébullition sans laisser à la vapeur la
porte de sortie d'une soupape de sûreté que les cocottes-minutes
font gentiment tourner; et vous aurez beau porter l'épaisseur
des parois de la marmite à une cinquantaine de mètres ou davantage,
le pétard de la bombe d'Hiroshima, puis celui de la bombe thermonucléaire
se trouveront réduites à des jouets d'enfant en regard de votre
eau colérique; car la puissance du nucléaire en fureur demeure
calculable, donc limitée, tandis que votre H2O vaporisé n'est
pas domptable. La locomotive fut la première machine dont le
combustible modérément chauffé a fait débarquer l'infini dans
la mécanique.
Il
résulte de ce principe de la physique élémentaire qu'une proportion
infime de l'énergie produite par la compression de la vapeur
pourrait être utilisée pour alimenter des batteries électriques
destinées à porter l'eau à évaporation. Ce fonctionnement en
circuit fermé serait copié sur celui qui, depuis plus d'un siècle,
assure la propulsion des automobiles. On sait que l'explosion
d'un litre d'essence au compte-gouttes, si je puis dire, résulte
de la succession calculée de microscopiques décharges électriques
fournies par le courant stocké dans une modeste batterie. Sitôt
mis en marche par des étincelles chronométrées, le moteur remplit
une double fonction : d'un côté, il assure le déclenchement
des explosions qui font progresser le véhicule, de l'autre,
il recharge sans relâche la pile nécessaire à la combustion
violente et régulière de l'essence - et également à l'alimentation
de phares suffisamment puissants pour assurer la sécurité de
la conduite de nuit.
3
- Le coût d'un rendez-vous manqué
Si
ce principe avait été appliqué aux locomotives à vapeur, on
aurait aisément remplacé le charbon, qui est pesant et coûteux,
par le rechargement automatique de puissantes batteries destinées
à chauffer le combustible liquide, de sorte qu'aucune dépense
supplémentaire n'en serait résultée, puisque comme il est rappelé
ci-dessus, la disproportion entre la fabuleuse quantité d'énergie
produite par la compression de la vapeur d'eau en ébullition,
d'un côté et l'alimentation de la batterie chauffante de l'autre,
cette disproportion, dis-je, dépasse infiniment celle de la
masse d'énergie produite par l'explosion de l'essence de celle
que réclame le rechargement constant de la batterie de votre
voiture.
De
nos jours, les locomotives ne sont pas encore des lions sous
pression vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Néanmoins le
chauffage de l'eau au départ serait un jeu d'enfant grâce
à l'appoint de batteries branchées dans les dépôts
sur un réseau de haut voltage étendu à tout le territoire.
Si
cette méthode de déclenchement du circuit calorigène
avait pu assurer la traction à vapeur dès 1937, il serait devenu
inutile de mettre en place des centaines de milliers de kilomètres
de lignes à haute tension, alors que le coût de l'électrification
du réseau ferroviaire de la planète a été titanesque. Car cette
année-là, le dernier modèle de la Mallard, mise en service entre
King Cross et Edimbourg, roulait déjà à deux cents kilomètres
à l'heure.
Si les locomotives à vapeur avaient bénéficié de l'énergie électrique
qu'elles auraient produite elles-mêmes, leur autarcie complète
en aurait fait des centrales à vapeur conçues sur le modèle
des centrales nucléaires, dont les réacteurs sont chargés progressivement
jusqu'à ce qu'ils accèdent à un fonctionnement continu et autonome.
Puis les progrès dans la fabrication des locomotives elles-mêmes
leur auraient permis d'atteindre ou de dépasser nos trains à
grande vitesse, tout simplement parce que la résistance des
parois de la chaudière à la pression de la vapeur aurait été
augmentée et l'ouverture de la soupape de sécurité retardée,
ce qui conduisait la puissance de la traction de la locomotive
jusqu'à un point de rupture plus tardif de la chaudière.
4 - Les centrales
à vapeur
Mais
ce n'est pas tout : pourquoi construire des barrages hydrauliques
ruineux et dont l'alimentation en pluie demeure tributaire des
caprices du climat de l'endroit - donc discontinue et relativement
aléatoire - alors qu'il était logique de fabriquer des cuves
d'acier à brancher sur le réseau électrique national, afin d'y
produire de la vapeur sous pression sur le même modèle en circuit
fermé qui aurait pu assurer la traction de locomotives de plus
en plus puissantes sur tout le territoire?
La
construction du barrage d'Assouan a duré des années. La masse
de terre déplacée a dépassé celle des pyramides et le cours
du Nil y a perdu la puissance fécondatrice qu'il exerçait en
majesté depuis des millénaires, alors que la construction d'une
seule centrale à vapeur auto-régénératrice et alimentée par
sa propre production d'électricité aurait fourni au Caire un
courant à bas prix, incontaminable et renouvelable à l'infini.
Voici
que les barrages hydrauliques se rompent et noient les populations,
voici que les centrales nucléaires porteuses de mort pour des
générations ne suffisent plus à fournir le courant nécessaire
au chauffage, à l'éclairage, à l'alimentation des cuisinières
électriques, des machines à laver, des réfrigérateurs et de
tout l'équipement ménager de six milliards d'habitants de notre
astéroïde. Pourquoi ne pas revenir à la source d'énergie infinie
qui a radicalement métamorphosé la mappemonde au XIXe siècle
sans menacer notre capital génétique? Avons-nous oublié que
la construction de voies ferrées a permis le transport de centaines
de milliers de tonnes de marchandises et de millions de voyageurs
sur des grandes distances et à la vitesse de 120 à 140 km à
l'heure, avons-nous oublié que cette invention ne fut pas seulement
une révolution pharaonique de la mécanique, mais qu'elle a entraîné
une mutations en profondeur de la civilisation mondiale, tellement
notre espèce a définitivement changé de taille avec la machine
à vapeur?
5
- La locomotive sédentarisée
Peut-être
les fruits qu'aurait dû logiquement récolter le perfectionnement
constant, deux siècles durant, de locomotives de plus en plus
performantes ont-ils été rendus blets par une avarie dans la
synchronisation entre les progrès du moteur à vapeur de 1707
à 1937 et l'irruption tardive de l'électricité dans l'univers
de l'eau en ébullition. Le destin s'amuse quelquefois à produire
des distorsions du cours naturel du monde: si les deux planètes
s'étaient rencontrées, les ingénieurs auraient aussitôt connecté
l'exploitation de l'énergie électrique avec celle du moteur
à vapeur et cela sur un modèle de branchement facile à comprendre
- celui des services réciproques que se rendent la batterie
et le moteur à explosion des voitures.
De
plus, une centrale à vapeur n'est autre qu'une gigantesque locomotive
sédentarisée. Son immobilisation conduira à des progrès techniques
qu'il ne m'appartient pas de détailler. Je dirai seulement,
primo, qu'il faudra mettre ces usines à l'abri des variations
de la température extérieure, ce qui exigera une climatisation
à l'air chaud d'une gangue protectrice de la centrale, secundo,
que la domiciliation des centrales à vapeur permettra de récupérer
la vapeur propulsive et de la réintroduire bouillante dans la
cuve, ce qui évitera l'alimentation à l'eau froide qui handicapait
les locomotives.
6 - "L'humanité
vogue sur un volcan"
Si
la phrase célèbre de Sully Prud'homme:
"L'Etat navigue sur un volcan" devait s'appliquer au
genre humain et à la mappemonde sur laquelle nous tressautons
et si l'explosion des centrales nucléaires qui fournissaient
l'électricité à une mégapole de trente cinq millions de Japonais
marquait un tournant tragique et irréversible de l'histoire
de notre espèce, il serait temps de se dire que la future alliance
du moteur à vapeur avec le moteur électrique fournirait gratuitement
une énergie inépuisable aux descendants du primate à fourrure
que vous connaissez; et peut-être l'anthropologie critique se
déciderait-elle à se demander pourquoi nous préférons l'énergie
tonitruante des grands fauves à l'énergie silencieuse et docile
de la matière en livrée.
C'est qu'à l'origine, nos idoles mal domestiquées se sont montrées
tapageuses. Nous les voulions tellement terrifiantes que nous
les avions placées entre les mains d'un Zeus déchaîné. C'est
ainsi que les éclairs et la foudre nous avaient convaincus que
le bruit était la voix du ciel. Puis, le canon nous avait confirmé
que nos sceptres en appellent au tintamarre. Enfin, Hiroshima
a porté notre tonnerre à l'apocalypse.
Du
coup, la notion d'énergie s'est associée à celle d'explosion.
Et voici que l'atome indomptable nous glisse des mains, voici
qu'il s'est mis à courir tout seul sur la terre. Peut-être est-ce
cela qui fera date dans l'histoire de la ménagerie qu'on appelle
le cosmos: trois siècles seulement après la mort de l'inventeur
du premier poumon à vapeur, Adam le hurleur se cherche un avenir
murmurant sous la poussée irrésistible de l'eau
en ébullition.
Le
20 mars 2011