Introduction
La semaine dernière
j'ai saisi l'occasion d'un tragique fait divers en Norvège pour
préciser davantage quelques aspects essentiels d'une anthropologie
critique dont l'échiquier, la problématique et la méthode prendraient
acte de la mutation du recul intellectuel de l'historien qu'appelle
le troisième millénaire.
Depuis sa naissance
en Grèce, la raison est distanciatrice. Sa vocation naturelle
l'appelle à placer la connaissance dite "objective" à quelques
pas de son objet. Le langage suffit à y pourvoir, et cela du
seul fait que les mots se présentent séparés de ce qu'ils nomment
et désignent. Mais cet éloignement répond à divers types de
discours. La tragédie met en scène une coupure distincte entre
le récit et l'évènement de celle de la comédie, qui demande
au rire et à l'ironie de courir au secours de l'intelligence,
l'épopée orchestre un exil et une rencontre entre le lecteur
et le spectacle auquel il est convié à assister différent de
la connivence et du détachement qui caractérisent le récit historique.
Avec L'Eloge
de la folie d'Erasme ou L'île d'utopie
de Thomas More une étape nouvelle a été franchie sur le chemin
qui conduit de Pétrone ou de Martial au Swift des Voyages
de Gulliver; car le grand Irlandais a inauguré le premier
regard de l'extérieur sur une espèce semi-animale. Alors que
le Voltaire de Micromegas conquiert à peu de frais
une distanciation abstraite et artificielle de la pensée, les
aventures d'un spécimen largement étranger au genre humain ont
conduit pour la première fois la planète des intelligences
à la conquête d'un nouveau télescope, celui d'une généalogie
des univers cérébraux que sécrètent les évadés partiels de la
zoologie.
L'anthropologie
critique se situe dans la postérité qui attend Darwin et Freud.
Elle tente de préciser les traits d'un animal masqué par ses
voix. Cette discipline tente également d'observer la bête adoratrice
des idoles cérébralisées qu'elle se construit
et qui se scindent toutes entre les récompenses qu'elles accordent
et les châtiments qu'elles infligent.
Mon approche anthropologique
du cas de M. Andres Behring Breivik débouche maintenant sur
une interprétation conjointe de l'évolutionnisme et de la psychanalyse
du sacré. Je rappelle que Freud fut le premier décrypteur
de la postérité qui attend Darwin, celle d'une lecture nouvelle
de l'histoire et de la politique.
*
1
- Le simianthrope
2
- Le coût des dieux
3
- Le passé anthropologique des dieux auto-proclamés uniques
4
- L'animal livré au fabuleux
5
- Darwin et Socrate
6
- Comment hiérarchiser les cerveaux
7
- Les boîtes osseuses sommitales
8
- Qui êtes-vous, M. Andres Behring Breivik ?
9
- Le Dieu né de la mort
1
- Le
simianthrope

Quelle fut, la semaine dernière, la découverte la plus dérangeante,
donc la plus féconde à laquelle mon modèle de tueur nous a conduits
? Nous ne savions pas que notre espèce cherche en vain les paramètres
d'une science qui la conduirait tout droit au décodage des neurones
du spécimen capturé à Oslo. Et pourquoi la simianthropologie expérimentale
piétine-t-elle? Parce qu'il s'agit de rien moins que de savoir
à quel instant précis de notre évolution notre logique nous permettra
de soutenir qu'un homme véritable serait apparu sur la terre,
ce qui seul nous donnerait enfin l'autorité nécessaire pour tracer
une vraie frontière entre notre espèce et l'animal. Mais si nous
nous trouvons encore en deça de cette ligne de démarcation, nous
supputerons qu'elle ne nous apparaîtra que le jour où nous aurons
du moins appris qu'aucun interlocuteur de notre esprit dans le
cosmos n'a jamais adressé la parole au meurtrier solitaire que
nous sommes demeurés. Mais alors, nous sommes des tueurs auto-sanctifiés
par la démocratie des droits de l'homme et du citoyen comme nous
l'étions hier par nos autels.
A quelle heure avons-nous chu dans la trappe d'une animalité de
type angélique, donc propre à l'espèce de séraphins à laquelle
nous appartenons? Si j'ai bonne mémoire, ce fut au paléolithique
supérieur: c'est alors que nous avons commencé d'exorciser la
déréliction cérébrale dans laquelle notre psychisme s'enracinait.
Et comme notre pauvre encéphale ne se trouvait pas encore de taille
à regarder en face la solitude des tueurs-nés, nous avons inventé
notre première gestuelle sacramentelle; et nous avons appris à
exorciser nos meurtres à l'école des liturgies qui nous branchaient
sur le surnaturel Notre terreur était encore grande de nous plonger
dans la nuit et la mort. Et maintenant, l'arôme du tueur divin
dont nous avons accouché commence de chatouiller nos narines;
et maintenant, c'est le fumet du fauve du ciel qui nous renvoie
l'image du carnassier que nous sommes demeurés; et maintenant
notre immersion dans nos cosmologies meurtrières nous fait signe.
Qu'en
est-il de la bestialité biblique qui nous précipite à genoux devant
la sainteté de nos carnages sur la terre et au ciel ? Décidément,
il nous faudra réinterpréter entièrement l'histoire de notre sortie
manquée de la zoologie. Observons donc en tant que signes et emblèmes
d'un assassin divin les cultes sanglants que pratique la bestiole
prosternée que nous sommes devenus, vissons-nous à l'œil le verre
grossissant de nos sacrilèges transcendantaux. Peut-être, à profaner
les rêves d'immortalité d'un insecte verrons-nous Dieu en insecte
tueur à notre image et ressemblance. Apprenons à regarder Caïn
droit dans les yeux.
2 - Le coût des dieux
Ce
sera précisément le signal de notre retour au culte des animaux
que nous divinisons et que nous idolâtrons dans le ciel de leur
éternité que nous enregistrerons à Oslo. Car jamais notre connaturalité
native avec la zoologie se s'est manifestée avec davantage d'éclat
qu'à l'heure où Dieu s'est révélé un tueur auprès duquel notre
Norvégien n'est qu'un microbe de génocidaire. Il est donc clair
que cet animal sécrète viscéralement des sacrifices payants et
qu'il les juge pieux à ce titre. De plus, s'il a toute sa tête,
ce sera à un autre animalcule, son semblable et son frère, qu'il
offrira d'un cœur ardent des victimes pantelantes; et il demandera
nécessairement à une bête hissée dans le ciel de le récompenser
grassement. Les cadeaux les plus précieux et les plus abondants
qu'il lui fera livrer par l'intermédiaire de ses assesseurs assermentés
ne seront autres que les fruits de ses propres entrailles. Du
coup, la bête dévote se livrera à un négoce cultuel avec ses surplombs
mythiques; et elle ne se lassera plus de marchander son doit et
son avoir avec son caissier et son pourvoyeur de grâces et de
châtiments.
Prenez
les dévotions si exactement calculées dont les Romains nous ont
fourni des siècles durant le spectacle roboratif. On sait qu'ils
offraient jour et nuit deux types de bêtes à leurs Célestes pingres
ou généreux et que ce trafic salarié reposait sur l'inégalité
de poids des bêtes que leur avarice ou leur générosité sacrifiaient
sur leurs saints offertoires. Comment vérifiaient-ils sans relâche
la valeur religieuse de la viande de leurs animaux domestiques?
Par la pesée des quadrupèdes lourds, des victimae et des
plus légers, mammifères ou ovipares, les hostiae. Mais
les plateaux de leur balance à quantifier leurs sacrifices et
à en mesurer le prix ne suffisaient pas à la juste estimation
de la valeur de la marchandise.
Quand leurs poulets sortaient de leur cage en traînant la
patte ou manquaient d'appétit, ils y voyaient un signe irréfutable
de ce que la colère de leur Olympe ne se trouvait pas apaisée
à son juste coût et qu'il convenait d'y remédier en toute hâte
par la présentation à la table des dieux d'une masse de chair
et de sang plus considérable et mieux cuisinée qu'à l'accoutumée.
En cas de nécessité, on égorgeait des congénères dont les muscles
et l'ossature se révélaient plus rentables - c'est-à-dire mieux
rémunérés sur le marché des carnages cuits à point qu'on appelle
l'histoire.
3
- Le passé anthropologique des dieux auto-proclamés uniques
On
dira que les trois dieux qui ont succédé à ceux des Anciens sont
devenus plus compatissants et moins véreux que les gastronomes
célestes des Grecs et des Romains. Mais, premièrement, les idoles
corruptibles d'autrefois n'allaient pas jusqu'à torturer leurs
morts et à les rendre immangeables dans leurs empires infernaux,
secondement, depuis deux mille ans, le Dieu-homme des chrétiens
est une victime de meilleure qualité que toutes les précédentes
aux yeux de ses consommateurs - et l'Eglise la porte aussi saignante
et pantelante au Créateur que les bêtes immolées d'autrefois,
ce que les paroles de la messe soulignent en toutes lettres. Si
le fils de Marie s'est substitué au gros et au petit bétail des
maîtres queux des ancêtres, qu'y a-t-il de changé dans l'ordre
des immolations de luxe, sinon que le meurtre de l'autel est seulement
devenu plus valorisant, tant pour l'offrant que pour l'idole,
du fait que sa valeur d'échange se veut désormais immense : le
crucifié est censé effacer à lui seul et une fois pour toutes
la dette fabuleuse contractée par l'Adam originel dans le palace
du cosmos qu'on appelait l'Eden.
De
plus, le créancier du salut se garde bien de tenir ses promesses
rédemptrices. Il les juge, en catimini, pour non moins inconsidérées
que contraires aux lois du marché du ciel. Aussi feint-il, depuis
deux millénaires, d'avoir épongé la dette d'un cœur généreux,
sans rechigner et d'un seul coup. Mais, dans le même temps, sa
miséricorde apprêtée la déclare d'un montant tellement incalculable
que jamais le débiteur ne parviendra à la rembourser sur sa propre
cassette. Le nouveau Jupiter est un usurier tartuffique et un
banquier insatiable : il entend distiller au compte-goutte les
bénéfices de la bourse suintante d'un salut hors de portée. Longtemps
il a nourri son clergé des prébendes qu'il tirait d'un sacrifice
intarissable, longtemps il a rempli l'escarcelle sans fond de
ses servants gros et gras. Ecoutons Bossuet: "A la justice
rigoureuse qui tonne, qui fulmine, qui rompt et qui brise, qui
renverse les montagnes et arrache les cèdres du Liban, c'est-à-dire
qui extermine les pécheurs superbes, il faut des sacrifices sanglants
et des victimes égorgées pour marquer la peine qui est due au
crime." (Bossuet, Panégyrique de saint Pierre
Nolasque, La Pléiade, p. 590)
4
- L'animal livré au fabuleux
On
voit que l'interprétation officialisée des signes de l'évolution
intellectuelle et morale du genre simiohumain se fonde sur une
méconnaissance radicale de la signification anthropologique de
la tradition ecclésiale des sacrifices, ce qui signifie que seule
une laïcité devenue pensante donnerait toute sa portée à la notion
devenue inerte, d'identité immolatrice. Pourquoi
la connaissance du caractère cultuel du social est-elle demeurée
superficielle, sinon parce que Darwin et ses successeurs ont considéré
que l'ossature d'Adam répondait au modèle définitif d'une espèce
encalminée et que le parfait achèvement anatomique de ce bimane
apaisé démontrait, de surcroît, l'autarcie de ses capacités cérébrales
et la légitimité de leur mouillage dans la rade
du temporel.
Mais l'observation de l'encéphale religieux de M. Andres Behring
Breivik nous conduit à l'examen des neurones intellectifs d'un
anthropos erectus erectus explosif. Car un animal devenu
cultuel à titre psychogénétique se révèle désireux de valoriser
ses performances pieusement meurtrières, et il s'y efforce à l'école
et à l'écoute des signes et des symboles de son identité collective.
Depuis quand ? Depuis l'âge de pierre, que d'efforts pour se rendre
transzoologique sur les propitiatoires? Du coup, il devient impossible
de peser la spécificité de la masse grise de l'animal auto-sacralisé
sans avoir appris à hiérarchiser les emblèmes, supposés glorieux,
de la psychobiologie sacrificielle qui l'élève au célestiforme
et dont il se pare tantôt dans des mondes invisibles, tantôt sur
la terre.
C'est
dire que la question de la qualité des cerveaux se place enfin
au premier rang des préoccupations méthodologiques des sciences
humaines de notre temps, parce qu'il s'agit de savoir si un bimane
pieux et qui aura chu tête baissée dans des mondes meurtriers
sur la terre et au ciel - et qui aura changé son ciel même en
gousset - sera déclaré achevé, ou bien si l'anthropologie critique
périra pour avoir trop précipitamment tenté de conquérir des instruments
d'identification définitifs des traits fantasmagoriques que présente
une espèce accouchée avant terme. Pour cela, il faudra nous initier
à peser les démences disruptives d'un animal prématuré. Pourquoi
s'attache-t-il au fabuleux et au démentiel religieux, mais également
aux délires idéologiques que des concepts universels nourrissent
des sèves de l'abstrait?
5
- Darwin et Socrate
Comment
un animal privé de supérieurs hiérarchiques connaissables en tant
que tels et qu'il installera d'autorité dans le néant ne se mettrait-il
pas à l'écoute des acteurs agissants dont il peuplera le cosmos
? Nos paléontologues n'ont pas encore découvert comment cette
bête a subitement appris à consulter les entrailles des poulets,
des brebis ou des bœufs et à s'enquérir par ces moyens des dispositions
de ses propriétaires à son égard. Mais si de tels comportements
cultuels ont pu s'étendre sur des siècles, doivent-ils être tenus
pour propres à l'homme ou seulement à un animal sui generis?
Il faut nous résigner à reconnaître qu'il n'appartient qu'à nous
de conquérir la capacité de juger les géants dont nous peuplons
l'immensité, il faut nous avouer que la frontière dont notre tête
solitaire nous dictera le tracé entre Abel et le chimpanzé sera
un signe et un emblème de la place que nous occupons sur l'échelle
des mammifères cérébralisés par leurs crimes sacrés.
La singularité des barreaux de l'échelle de notre évolution sur
lesquels nous poserons un pied d'abord hésitant sera précisément
celle de nous faire bénéficier d'un premier regard sur les encéphales
que nous avons mis hors service depuis belle lurette. Pourquoi
cet organe gravait-il ses œuvres complètes sur la rétine des tueurs
délirants du cosmos qu'il avait imaginés et qu'il avait pilotés
au profit de ses entrailles? Le cérébralisé encore à naître sera
un bipède dont la connaissance de son identité meurtrière en appellera
nécessairement au diagnostic d'un accoucheur transcendantal de
son encéphale; et ce médecin-là portera le regard d'une philosophie
de l'intelligence sur les machines à penser devenues anachroniques.
C'est pourquoi la philosophie est née d'un maïeuticien qui ne
cessait de comparer son herméneutique à une sage-femme qui mettrait
de vrais cerveaux au monde.
6 - Comment hiérarchiser
les cerveaux
C'est
dire que seule une science de l'inégalité cérébrale des divers
spécimens d'une espèce née sacrificielle et ficelée à ses totems
conduira l'anthropologie socratique à des spectrographies ouvertes
sur une science historique devenue ambitieuse, elle aussi, de
peser les signes cultuels de l'humanité tant profane que religieuse
et de hiérarchiser l'évolution des signifiants dont se nourrit
une espèce ambitieuse de se rendre relativement transzoologique,
ce qui donnera tout son sens à l'anatomisme de Darwin; car dès
lors que l'anthropologie traditionnelle plaçait sur le même rayon
la boîte osseuse d'un Grec du temps d'Homère et la calotte crânienne
d'un certain Platon, l'interprétation du devenir cérébral simiohumain
se trouvait grossièrement enfermée d'avance dans une critériologie
nécessairement inexperte et inapte à la pesée des cerveaux à différencier.
Aussi
la pesée de l'identité viscérale du spécimen norvégien décrit
ci-dessus nous conduira-t-elle à une révolution de la connaissance
expérimentale du "Connais-toi" de la simiohumanité actuelle
et de ses totems semi-zoologiques. Mais quels sont l'échiquier
et la méthode d'une science qui ne se contenterait pas de valider
le vérifiable en tant que tel, mais qui le rendrait "parlant"
en soi? Pour cela, il faut disposer d'avance d'une vision de l'animalité
proprement humaine, donc d'un regard pré-informé sur le transhumain
pour élaborer une herméneutique de la métazoologie - donc une
science du qualitatif. On sait, depuis Claude Bernard, que l'hypothèse
créatrice précède l'expérimentation confirmative et que, sans
une piste fournie au préalable par l'intuition heuristique, la
"recherche scientifique" ne sait ni quels constats elle doit rassembler,
ni quelle grille de lecture leur servira de clé.
7
- Les boîtes osseuses sommitales
La
notion de "savoir rationnel" est donc tributaire de la
philosophie de la raison qui la précède et la commande. La théologie,
l'alchimie, la chiromancie, l'astrologie se disent rationnelles
au vu de la cohérence de leurs présupposés, donc de leur logique
interne. S'il existait des dieux, il serait rationnel de traiter
avec eux et de négocier au mieux des avantages que nous tirerions
de nos tractations avec leurs comptoirs. Le singe parlant ne devient
donc pensant qu'à l'heure où il parvient à peser des échiquiers
et des problématiques sur la balance d'une anthropologie critique.
Or
l'encéphale moyen de notre espèce ne progresse qu'imperceptiblement
d'un millénaire à l'autre dans la connaissance des plateformes
cérébrales qui pilotent les intelligences. De plus, notre boîte
osseuse peut subir des régressions durables dans la conjugaison
du verbe comprendre. L'évolution réelle des cerveaux sera
donc celle qui conduira des neurones d'exception à une spécialisation
extrême et tardive dans la radiographie anthropologique du verbe
expliquer. On observe un resserrement du champ d'investigation
des boîtes osseuses distanciées et sommitales. Leur tropisme prospectif
leur donne un recul dont l'humanité entière va s'approprier les
percées. Mais le génie entraîne également des infirmités attachées
à la supériorité même qui le rend prospectif.
Newton
avait percé deux trous dans sa porte, un grand pour son chien
et un petit pour son chat, Einstein croyait réfuter la physique
des relations d'incertitude de Heisenberg à soutenir que Dieu
"ne jouait pas aux dés", Leibniz a inventé le calcul infinitésimal,
mais Voltaire a pu le décrire sous les traits du Dr Pangloss dans
Candide, Erasme expliquait les fautes de syntaxe
et d'orthographe de Dieu dans ses Evangiles par son souci de souligner
l'infirmité de sa créature, Bergson n'avait pas entendu parler
de l'espace-temps, le siècle de saint Augustin avait perdu la
mémoire du principe d'Archimède et la piété attribuait à la volonté
du Créateur qu'un vase de plomb pût flotter ou que le bois pourri
coulât, Kant prouvait l'existence de Dieu par la nécessité absolu
de le faire exister, Descartes et Pascal croyaient que le sens
commun, le sentiment d'évidence et les "lumières naturelles" étaient
les oracles irréfutables du cosmos, Montaigne pensait guérir de
la gravelle à la faveur d'un pèlerinage dévot, Hegel disait avoir
vu passer l' "esprit du monde" au spectacle de Napoléon assis
sur son cheval, saint Thomas d'Aquin, devenu le "docteur angélique"
de l'Eglise universelle ayant fait débarquer la physique d'Aristote
dans sa théologie de la vie éternelle en concluait que les ressuscités
jeûnaient au paradis, sinon ils engraisseraient sans fin - mais
Jésus se faisait cuisiner de petits plats afin de démontrer sans
relâche sa résurrection aux autres immortels, Platon croyait en
l'existence de Zeus, mais niait qu'il eût été pris d'un désir
si violent pour Hera son épouse et qu'il l'avait plaquée au sol.
Mais le génie renverse la table de jeu: Einstein découvre les
entrecroisements et les échanges entre le temps et la matière.
Freud découvre que le simianthrope ment de bonne foi, Pascal découvre
que la pompe dite aspirante n'aspire jamais rien, mais subit la
poussée du poids de la masse atmosphérique, Darwin découvre l'évolution,
mais la croit terminée, saint Ambroise se moque des oies du Capitole,
mais se vante d'avoir découvert le vrai maître du cosmos. Quant
à Andres Behring Breivik, il découvre une divinité à
son échelle, l'identité de la Norvège, ce qui conduira
les sciences humaines à observer Dieu et Caïn dans un seul et
même miroir.
8
- Qui êtes-vous, M. Andres Behring Breivik ?
M. Andres Behring Breivik, êtes-vous l'offrande de chair et de
sang d'un tueur à un autre ? Vous égorgerons-nous sur l'autel
de nos sciences humaines ou sur celui de notre culte? Les augures
de la simianthropologie de demain vous immoleront-ils au bistouri
ou à la hache sur les offertoires où fument nos sacrifices? Je
constate que la pesée de vos entrailles conduirait les haruspices
de notre temps à soulever une question au couteau entre les dents,
celle de savoir si, le temps d'un clignement de paupières et il
y a fort longtemps, un homme serait né de la sainteté de ses sacrilèges
et aurait demandé à ses congénères: "Pourquoi me tuez-vous?" (Pascal).
Quelle question à renverser nos propitiatoires! Savez-vous que
Pascal évoquait la "misère de l'homme sans Dieu", mais
que, dans le même temps, il avait pris le saint massacreur que
vous savez dans son champ de vision et qu'il voyait notre espèce
reléguée tout entière sur une île déserte où un sacrificateur
géant, qu'il appelait un "boucher obscur", assassinait
saintement ses hosties l'une après l'autre? Savez-vous qu'à ce
tueur cosmique, l'homme des Provinciales avait mis
le couteau de la mort entre les mains?
Mais vous, M. Andres Behring Breivik, immolateur affolé et tueur
frustré de l'usage des fétiches et des colifichets que brandit
votre patrie, comment ne conduiriez-vous pas vos gentils éducateurs
à se dire que la solitude de leur créateur lové dans le cosmos
n'est autre que la leur? Seraient-ils tellement épouvantés de
se découvrir sans vis-à-vis dans le néant qu'ils se précipiteraient
la tête la première dans le gigantesque exorcisme de leurs sacrifices?
Regardez donc la bête qui s'achète et se vend sur son marché de
la mort. Peut-être le Dieu "réel" est-il à décrypter à l'école
du vide, peut-être ce dieu-là se dirait-il, avec toute la mystique
de l'Orient: "Je me ferai homme afin que ma créature déserte la
bête dont elle demeure habitée". Et la bête demanda: "Pourquoi
me tuez-vous ? "
9
- Le Dieu né de la mort
Mais il y a plus: si la psychanalyse du Dieu de la Norvège nous
révèle que toute idole se nourrit du sang de la politique et que
la politique porte le rameau d'olivier dans une main et le glaive
vengeur de la justice de Caïn dans l'autre, deviendrez-vous à
vous-même un Dieu de justice? Vous demanderez-vous pourquoi nous
tuons un Dieu né de la mort? "Il prit le sang des veaux et des
boucs avec de l'eau, de la laine écarlate et de l'Hysope. Puis
il aspergea le livre lui-même et tout le peuple en disant: Ceci
est le sang de l'alliance que Dieu a prescrite pour vous. Puis,
de la même manière, il aspergea de sang la tente et tous les objets
du culte. Et, selon la loi, presque tout est purifié par le sang
et sans effusion de sang, il n'y a pas de rémission.
" Lettre aux Hébreux, 9,13
Décidément
les chemins des insectes du ciel ne sont pas aussi impénétrables
qu'on le dit. Non, M. Andres Behring Breivik, nous ne vous occirons
pas tout saignant sur les autels de nos augures, nous ferons de
vous la bête qui déposera les entrailles de Caïn et du Dieu de
Caïn sur les plateaux de la balance de la raison de demain, nous
ferons de vous la bête qui apprendra aux sciences humaines les
immolations et les dégustations respectives de Dieu et de son
double, un certain Caïn. Apprenez que le ciel de l'Europe de la
pensée et de ses sacrilèges a perdu sa viande, apprenez que "Dieu"
erre dans le vide d'un cosmos privé de vos sacrifices, apprenez
que nos capteurs de sons les plus performants ont cru recevoir
un message transgalactique: "Tu ne tueras pas". Le Dieu
nouveau de la Norvège s'adressera-t-il en ces termes au tueur
de l'île d'Utoya? "Je ferai de toi l'instrument du "Connais-toi"
à venir"? On prétend que le Dieu des solitudes "mit un signe
sur Caïn", le meurtrier de son frère. (Gn 4,15)
Le
7 octobre 2012