1
- Notre évolution cérébrale est-elle tombée en panne ?
2
- La balance à peser notre cerveau
3
- Les faits et le sens
4
- Sommes-nous une espèce politiquement ratée ?
5
- Des enfants criards dans un cosmos sans écho
6
- La logique de la situation
7
- Comment faire sortir une civilisation de sa vassalisation
8
- L'homme et le chimpanzé
9
- Le langage irrationnel de l'homme-singe
10
- Le quartier général de la parole politique
11
- De l'agonie des civilisations
12
- La pensée et son public
13
- Qu'est-ce qu'une civilisation de la pensée ?
14
- La trahison des clercs
15
- L'alliance de l'appât du gain avec la servitude politique
16
- De quoi demain sera-t-il fait ?
1 - Notre évolution
cérébrale est-elle tombée en panne ?

Une partie
de la presse pourtant tenue pour sérieuse a félicité la France
et l'Angleterre d'avoir découvert avant l'Amérique les remèdes
réputés conjurer la crise mondiale du capitalisme qui se prépare
et de l'avoir terrassée avant son déclenchement, tandis que, dans
le même temps, M. Steinbrück, ministre des finances du gouvernement
allemand, écrivait que les brouets financiers concoctés par M.
Brown et M. Sarkozy étaient grotesques. Un adjectif aussi furieux
pose une question nouvelle à une science historique et à une politologie
encore privées d'une anthropologie critique en mesure de préciser
à quelle étape de son évolution l'encéphale d'Adam a cessé de
progresser.
Car enfin,
le cerveau simiohumain est censé avoir suivi continûment un développement
sinon pleinement satisfaisant, du moins suffisamment heureux pour
que notre escapade hors de la zoologie nous permette de dresser
un constat économique irréfutable : à savoir que cette crise n'est
qu'un gigantesque retour de bâton. Car la chute corps et biens
des finances de l'Eden marxiste dans les goulags du salut prolétarien
nous met pour la première fois face à face avec l'inaptitude native
de nos chromosomes à éviter les désastres industriels qui frappent
une boîte osseuse désormais définitivement bloquée. Comment cet
organe reprendra-t-il sa course? Dans quelle direction va-t-il
s'élancer ? Car si, d'un côté, l'évangélisme de K. Marx paralyse
les fuyards de la nuit animale et les livre à une quadriplégie
sans remède, qu'on appelle aussi la fainéantise, de l'autre, un
capitalisme à la bride sur le cou nous conduit à la férocité des
oligarchies de renards dont les Grecs disaient déjà que rien ne
pouvait les rassasier.
Comment
se fait-il que notre cerveau nous fasse osciller entre deux types
de rédemptions, l'une paresseuse, l'autre musclée ? Quels sont
les secrets psychogénétiques de l'alliance de nos utopies politiques
avec notre finalisme religieux inné? Nous oscillons entre nos
rêves d'un débarquement du ciel sur la terre, qui n'est qu'une
apothéose de notre fainéantise, et notre retour à la loi de la
jungle.
2
- La balance à peser notre cerveau 
Il faut
donc nous fabriquer une balance à peser la matière grise des descendants
d'un primate quadrumane . Cette question se pose dans toute son
acuité quand il s'agit de tracer les pistes de l'anthropologie
critique qui fécondera la postérité demeurée embryonnaire de Darwin.
Car il est absurde de nous figurer que la " main invisible " de
notre évolution aurait accru le potentiel de nos cellules mutantes
d'une manière continue et massive depuis que notre arbre généalogique
a bifurqué: notre sédentarisation tardive nous a seulement conduits
à des hypertrophies localisées de notre cerveau, ce qui nous a
frustrés de nos capacités panoramiques originelles, donc à une
atrophie de la vision synthétique du monde dont disposaient les
primitifs. Une diversification, donc une spécialisation, certes
féconde de nos facultés intellectuelles en est résultée, mais
non un perfectionnement de notre synthétiseur sommital.
C'est ainsi
que M. Brown ne se demande pas comment des milliards de dollars
ou d'euros versés à des fabricants d'automobiles en faillite vont
leur permettre de persévérer dans la folie de produire à la chaîne
une marchandise rendue de plus en plus invendable en raison de
la substitution d'automates intelligents au travail musculaire
de nos ancêtres. Nous luttons contre l'assèchement du marché des
consommateurs par le remplissage non point de leur bourse, mais
de celle des industriels.
Mais si,
de son côté, M. Steinbrück souligne à bon droit que les thérapies
susnommées sont "grotesques" - cet adjectif évoque un terme
italien appliqué à des dessins capricieux au fond d'une grotte
- comment pèserons-nous la logique de son encéphale à lui s'il
n'analyse pas davantage que M. Brown l'aporie originelle dont
le simianthrope se trouve affligé? Car enfin, si le royaume des
cieux fait la sourde oreille et si les empires de la terre sont
livrés aux mâchoires des fauves, il faudra approfondir quelque
peu un certain "Connais-toi" socratique ; et pour cela, nous nous
mettrons à l'école d'une anthropologie un peu moins rudimentaire
que la nôtre.
3
- Les faits et le sens 
Comment
réaliser un tel exploit, sinon en nous résignant à soumettre nos
diagnostics futurs à une science médicale en mesure d'observer
le malade avec des yeux nouveaux, tellement le dépistage des maladies
exige du médecin qu'il rattache tous les symptômes d'une pathologie
déterminée à une représentation globale de la nature du mal ?
Or, une telle synthèse exige une problématique médicale placée
d'avance sur le chemin de la thérapeutique appropriée , donc équipée
des armes du savoir qui maîtriseront le réseau entier des symptômes
recensés. Si j'observe les événements chimiques à la lumière de
l'alchimie ou les mouvements des astres à la lumière de l'astrologie,
aucune de mes observations, si pertinentes qu'elles paraîtront,
ne recevra l'éclairage d'une explication.
Prenez "l'art
de la communication" de Trajan, Marc Aurèle, César ou Napoléon
: si vous lisez les historiens de ces grands hommes avec des yeux
de problématiciens, vous apprendrez indirectement comment se communique
un type de pouvoir dont le cœur s'appelle l'autorité politique.
Mais si vous vous trompez de problématique et si vous plaquez
sur un chef d'Etat le code de référence qui préside aux relations
qu'un chef de rayon entretient avec la clientèle des grands magasins,
vous rendrez aveugles toutes vos observations, parce que vous
vous serez trompé d'échiquier de la connaissance. De même , si
j'observe la crise financière internationale à la bougie des critères
de la science actuelle du genre humain que me fournissent une
politologie au berceau, une économie dans les limbes, une psychologie
balbutiante, un savoir historique d'enfant de chœur, les pâles
flambeaux d'un faisceau de disciplines vagissantes me précipiteront
dans les ténèbres. On ne sort pas de la nuit avec, à la main,
une lanterne de Diogène appelée à illuminer un autre paysage que
le vrai.
Quel est
le statut anthropologique des problématiques ? Celui des codes
du savoir organisé qui sert de boîte à outils aux encéphales d'une
époque. Ceux-ci y voient leur trésor le plus précieux, parce que
ces logiciels sont sécurisants et font gagner beaucoup de temps
. C'est pourquoi il faut les réfuter cent fois pour les couler
: l'astronomie ptolémaïque a résisté quinze siècles aux mathématiciens
qui en recousaient sans relâche le tissu, le créationnisme n'a
rendu l'âme qu'après un combat d'arrière-garde de trois millénaires,
la phlogistique n'a passé à la guillotine qu'à l'heure de Lavoisier
parce que le singe parlant s'agrippe à ses problématiques comme
à ses bouées de sauvetage dans le cosmos.
Les kaléidoscopes
épistémologiques enseignent au simianthrope que ce ne sont pas
les faits qui éclairent la raison, mais les signifiants sur lesquels
les grilles de lecture sont construites. Qu'est-ce que le sens
qui rendra parlant le terme de vérité dans l'ordre politique,
économique, historique? Comment interpréter la postérité de Darwin
parmi les maîtres-queux de la connaissance, sachant que les herméneutes
de demain malmèneront les réseaux ptolémaïques ou phlogistiques
du genre simiohumain?
4
- Sommes-nous une espèce politiquement ratée ? 
Pour tenter
de répondre à cette question, il nous faut radiographier les composantes
psychogénétiques, donc gastronomiques, de la notion de cohérence
mentale . Comment apprendre à regarder de l'extérieur la fausse
logique interne propre à telle ou telle cuisine du savoir ? Pour
cela, il faut nous demander si les apories qui bloquent le développement
cérébral partiel du simianthrope dans telle discipline ou telle
autre ne résulteraient pas de glaciations localisées de l'entendement
de notre espèce - réfrigérations parcellaires, mais liées à une
panique d'entrailles universelle et d'origine cosmologique.
Prenez le
cas de M. Olivier Todd, qui diagnostique la maladie dont les chefs
d'Etat européens sont frappés: ils se réchauffent à Bruxelles,
dit-il, au feu de leur incompétence collective. Mais, dans le
même temps, cet éminent économiste s'indigne du sacrilège de contester
l'infaillibilité mille fois démontrée, pense-t-il, des oracles
du suffrage universel sur tous les arpents et lopins de la terre
: cette orthodoxie, proteste-t-il, n'est ni sainement reconnue,
ni doctrinalement légitimée quand l'Europe des Etats refuse tout
soudain de valider le verdict du peuple irlandais , qui a refusé
d'adopter le traité de Lisbonne. Comment les chefs de gouvernement
du Vieux Monde seraient-ils encore plus ignorants, sourds et aveugles
que le peuple irlandais, dont la sagesse innée lui est pourtant
inspirée par le ciel intérieur des démocraties, donc par les verdicts
inattaquables du dieu Liberté?
La question
anthropologique est donc de découvrir pourquoi un encéphale aussi
exceptionnellement lucide dans son ordre que celui de M. Olivier
Todd, renonce instantanément à toute cohérence face au mythe vaticanesque
de l'omniscience du vote populaire. Il y faut une dictature psychique
qui interdit à l'embryon de logique dont use le simianthrope d'immoler
sur l'autel de sa raison l'oracle tyrannique, mais sécurisant
selon lequel il existerait, sinon un Jupiter raisonnable dans
le cosmos, du moins une intelligence plus crédible que celle de
chacun de nous - donc une autorité en mesure de défier le vide
et le silence de l'immensité. Qu'est-ce qu'un oracle et pourquoi
l'espèce humaine se plie-t-elle à un despotisme cérébral tapi
tantôt dans le cosmos, tantôt dans ses propres entrailles?
5
- Des enfants criards dans un cosmos sans écho 
Deviendrons-nous
un jour suffisamment intelligents pour découvrir non seulement
les secrets de notre inintelligence politique native, mais les
raisons psychogénétiques pour lesquelles cette inintelligence-là
serait originelle en ce qu'elle résulterait de notre épouvante
de nous comporter en logiciens impavides à l'égard de nous-mêmes,
ce qui fait de nous les otages de notre refus terrorisé d'apprendre
à raisonner de manière cohérente?
Puisque
notre désarroi mental est tel que nous cherchons désespérément
dans l'infini ou sur la terre un cerveau plus solide que le nôtre
et puisque les descendants de qui vous savez vont jusqu'à se raccrocher
aux révélations que dégorgent leurs propres masses, tirerons-nous
jamais de notre aveuglement invétéré une sagesse supérieure à
l'ignorance et à la sottise de chacun de nos spécimens pris isolément?
Car il se trouve que nos songes successifs - le marxiste, le chrétien,
le musulman, le capitaliste - nous précipitent dans des catastrophes
politiques sans remède. Si nous parvenions à trancher le vrai
nœud gordien, celui que notre sottise collective a serré de siècle
en siècle, la crise économique actuelle pourrait bien se changer
en banc d'essai ou en salle d'accouchement d'une science tellement
profitable à nos véritables intérêts qu'elle nous dirait pourquoi
nous sommes nés ingouvernables et pourquoi nous le demeurons contre
vents et marées. Par bonheur, nous nous trouvons le dos au mur
à l'heure où ni nos rêves, ni nos appétits ne nous servent plus
de boussole.
Notre premier
édit sera de reconnaître que la problématique fructueuse qui nous
mettrait en mesure d'accoucher d'un diagnostic profond de la pathologie
dont souffre notre espèce se cache nécessairement dans les arcanes
de notre évolution cérébrale, laquelle est demeurée inévitablement
en souffrance, puisqu'il se trouve que notre politologie, notre
science historique et nos sciences de l'inconscient n'ont même
pas essayé d'élaborer une anthropologie qui nous fournirait un
code d'interprétation fiable de la maladie la plus originelle
qui nous ronge - celle qui nous interdit de savoir qui nous sommes
sur l'échelle de Richter de nos tempêtes. Résignons-nous donc
à défier notre terreur d'enfants criards et apeurés dans le cosmos.
6
- La logique de la situation 
Que signifierait
raisonner à partir d'une problématique du tragique rendue
consciente des apories inguérissables qui régissent la condition
simiohumaine?
D'abord,
nous nous trouverions contraints de prendre conscience de ce que
la délégitimation du dernier rêve angélique de notre espèce -
la suppression du capitalisme par l'assassinat des capitalistes
et l'avènement d'un évangile validé par l'égorgement catéchétique
des possédants - une telle disqualification, dis-je, de notre
séraphisme politique nous conduirait immanquablement à une réfutation
du capitalisme du XIXe siècle, qui allait au terme d'une logique
interne que Karl Marx avait dénoncée avec la rigueur du théorème
de Pythagore . Mais s'il devenait répréhensible de nous vendre
le plus cher et le plus massivement possible des produits fabriqués
au prix le plus bas que permettra la triste nécessité de nous
donner à manger et à boire en retour, parce qu'il est décidément
impossible de fabriquer des biens de consommation sans assurer
notre survie, une éthique de cet échange débarquera avec fracas
dans l'arène de l'histoire et de la politique ; et il nous faudra
contraindre notre grain de raison à signer un pacte de non agression
entre nos "masses laborieuses" et les commandements que rédigera
une phalange d'intellectuels minoritaires. Car toute notre philosophie
est fondée sur le principe antidémocratique selon lequel un seul
cerveau qui pense droit a raison contre des milliers d'infirmes
de la pensée logique.
Mais la
chute du mur de Berlin est survenue dans une jungle fort différente
de celle qui régnait en 1929 : d'un côté les banques sont devenues
de gigantesques entreprises cotées en bourse et spécialisées dans
la spéculation la plus folle, donc dans la ruine de leurs clients,
de l'autre, l'ambition de l'outillage capitaliste de rentabiliser
la main-d'œuvre la plus famélique possible a trouvé un secours
providentiel dans l'avènement d'un principe de production révolutionnaire,
ingénieux, et largement conçu pour aboutir à la suppression pure
et simple des "masses salariales" : l'intelligence artificielle
et automatisée est un loup dont les mâchoires se sont substituées
à une main-d'œuvre demeurée obstinément respirante.
De plus,
pour la première fois, une crise économique mondiale va mettre
à genoux un empire , pour la première fois, le naufrage d'une
monnaie internationale va ruiner la flotte de guerre et l'armée
de terre d'un souverain du globe terrestre, pour la première fois,
un naufrage planétaire de la bourse va nous enseigner l'agonie
de l'empire romain des modernes, pour la première fois , nos anthropologues
pourront observer les soubresauts des vassaux et les nouveaux
orgueils de la liberté, pour la première fois, les historiens
pourront filmer sur le vif l'effondrement d'un César dont la naissance,
l'apogée et le trépas auront duré moins d'un siècle, pour la première
fois, nos anthropologues devront se mettre à la recherche de l'idiot
dont Shakespeare dit qu'il nous raconte "une histoire pleine
de bruit et de fureur".
Dès lors,
raisonner de manière cohérente dans le tapage et la rage de la
horde, c'est tenter de résoudre une équation aussi simple qu'insoluble:
comment vendre à la pelle des produits de consommation courante
à des clients privés de moyens de les acheter en raison de la
substitution des machines aux jambes et aux bras de l'humanité
en sueur d'autrefois?
Peser l'encéphale
embrumé de l'espèce simiohumaine, ce sera donc essayer d'expliquer
les obstacles qualifiés de "naturels" que le genre humain oppose
viscéralement à toute réflexion économique et politique logicienne.
7
- Comment faire sortir une civilisation de sa vassalisation 
La probématique
aux dents aiguës qu'exige la pesée de l'encéphale simiohumain
actuel commence de montrer son canevas de fer; car le dédoublement
de cette espèce entre le réel et le vaporeux - phénomène inauguré
par l'invention de la parole - illustre le déhanchement de nos
peuples et de nos nations entre nos masques verbaux et nos aveux.
Or, nos masques sont ceux du faux langage que nous mettons dans
la bouche de notre justice, de notre droit, de notre liberté et
d'autres totems, alors que l'universalité même dont nous chapeautons
notre vocabulaire nous sert à cacher notre véritable nature.
Prenez la
guerre des mots que la France est condamnée à mener afin de tenter
de défendre ses intérêts réels - ceux dont tous les politologues
s'accordent désormais à reconnaître qu'ils exigent un déplacement
titanesque du centre de gravité d'une planète qui, depuis soixante
ans, avait fait de l'Amérique le pôle de la politique mondiale.
Comment masquer l'évidence logique que tout le débat porte sur
la question de savoir, primo, comment le Vieux Continent
rebroussera chemin, secundo, comment il reniera son destin
de suiveur invétéré, donc de vassal consentant, alors qu'il se
place depuis si longtemps et sans murmurer dans le sillage du
Nouveau Monde, tertio, comment des Etats vassalisés par
leurs élites politiques au cours de trois générations deviendront
le levier du monde désasservi de demain, quarto, comment
ces Etats subitement régénérés s'allieront sans faiblesse avec
la Russie, la Chine, l'Inde et l'Amérique du Sud, alors que ces
puissances débarquent à toute allure dans l'industrie et la technique
modernes, quinto, comment le prix de cette mutation précipitée
ou contrôlée ne sera pas trop lourd à payer.
8
- L'homme et le chimpanzé 
Mais si
l'on observe les masques langagiers que brandit la politique européenne
engagée dans un desserrement de l'étau américain, on remarquera
que les adversaires de la souveraineté du Vieux Continent n'avouent
jamais leur volonté de s'asservir à jamais au Nouveau Monde et
qu'ils arborent les masques classiques que le vocabulaire de la
civilisation dite "de la liberté" leur fournit . André
Glucksmann, par exemple appelle l'Elysée : il aimerait, dit-il
que le président en sache un peu plus sur la "réalité du pouvoir
néo-soviétique à Moscou". Il lui propose d'écouter un grand
spécialiste de l'horreur politique. Sarkozy doit bien cela à Glucksmann
, le "philosophe au toit de chaume", comme dit Yasmina
Reza.
Au début
de janvier 2008, le chef de l'Etat reçoit en grand secret un ennemi
virulent de V. Poutine, Vladimir Boukoski, qui a passé des années
en hôpital psychiatrique à Moscou et dont la "guérison"
est sûrement ancienne, puisque l'hospitalisation des hérétiques
a été abolie après la mort de Staline en 1953. Celui-ci raconte
son audience à l'Elysée : "André Glucksmann voulait que j'explique
à Nicolas Sarkozy qui sont les hommes en place au Kremlin : tous
des anciens du KGB. Ah ! je les connais malheureusement trop bien
! Une heure durant, je lui ai exposé combien il est dangereux
de trinquer avec des gens de cet acabit; il n'y gagnera pas un
kopeck." Mais Boukovski a été déçu : "La visite, très courtoise,
n'a servi à rien. Sarkozy a poursuivi ses relations ambiguës avec
Poutine, puis Medvedev."
Il se trouve
que la politique internationale est ambiguë depuis que le Créateur
s'est repenti d'avoir noyé sa créature, à l'exception du bienheureux
Noé, mais sans nous dire quels remèdes il s'est administrés afin
de se guérir de sa sauvagerie ou de sa folie. On sait qu'André
Glucksmann, dont le patronyme ambigu signifie "l'heureux homme"
en allemand, n'a jamais prononcé un seul mot ni écrit une seule
ligne, même biaisée, sur Guantanamo, la CIA ou sur le peuple de
Gaza. Le masque biface dont il se sert afin d'occulter les enjeux
nullement ambigus de la politique internationale actuelle ne vise
donc, comme celui de M. Bernard-Henri Lévy, jusqu'à diaboliser
Téhéran pour des motifs politiques clairs et précis : il s'agit
de faire croire au monde entier qu' Israël serait menacé par une
bombe nucléaire iranienne en cours de fabrication, alors que celle-ci
se révèlerait aussi mythologique entre les mains des mollahs qu'entre
celles des huit grandes puissances, qui ne savent que faire de
son ambiguïté et qui essaient vainement de s'en débarrasser depuis
plus de soixante ans, tellement elle est devenue obsolète aux
yeux de tous les théoriciens de la guerre. Mais si la sottise
doit être pesée sur la balance de l'apocalypse, alors une politologie
mondiale privée de science des feintes et des ruses de la folie
ne dispose pas encore d'une problématique cohérente de l'ambiguïté
de l'histoire, parce que l'encéphale dérangé de notre espèce sert
de boussole à une planète désorientée.
9
- Le langage irrationnel de l'homme-singe 
Pourquoi
est-il impossible de traiter sérieusement de la question si l'on
n'a pas construit la balance dont l'un des plateaux recevrait
le cerveau simiohumain confusible avec celui du chimpanzé, l'autre
le cerveau dédoublé par le langage ? Considérons la boîte osseuse
du Pakistan, ce pays dont le chef de son gouvernement vient de
déclarer qu'il ne lancera jamais le premier la foudre nucléaire
sur l'Inde. Comment calibrer cette tête? Car on sait fort bien
à Islamabad que New-Delhi dispose également de l'apocalypse onirique
et sottement solennisée. On ne saurait donc prétendre ignorer
qu'il s'agit d'une menace non moins fantomatique dans les mains
de l'un que de l'autre de nos matamores d'un néant simulé. Il
est donc évident que la question de la pesée du langage irrationnel
de l'homme-singe se place au cœur de la réflexion politique contemporaine
et que le fléau d'une telle balance ne pourra être frappé que
sur l'enclume de la logique. Mais à quel baromètre mesurer la
solidité relative de l'encéphale du singe parlant s'il faut commencer
par se demander pourquoi le dérangement de sa boîte osseuse lui
fait proférer une menace dont son propre raisonnement lui démontre
la vanité?
C'est donc
que cette espèce sait et ne sait pas ce qu'elle dit ; c'est donc
que ses certitudes demeurent flottantes par nature ; c'est donc
qu'elle est convaincue de l'inexistence de Zeus, mais qu'elle
se gardera bien de le défier, car elle dit à la fois : "On
ne sait jamais… " et : "Je sais". Cette ambiguïté anthropologique
est celle d'André Glucksmann, qui reproche à M. Nicolas Sarkozy
une "ambiguïté" politique qu'il entend bien rendre terrorisante,
alors que, pour sa part, il n'éprouve pas le moindre doute quant
à la crédibilité de la bombe nucléaire israélienne, qui rend évidemment
ridicule à souhait la bombe encore dans les limbes à Téhéran.
Mais alors, la logique branlante du singe parlant peut se révéler
une ruse politique, donc une stratégie savante, et son ambiguïté
native appelle un examen anthropologique.
Le rapport
frelaté entre la capacité de notre espèce de raisonner logiquement
et le contenu affûté de la parole prétendument logique qu'elle
profère soulève décidément la question de savoir
dans quelle mesure l'animal politique moyen d'aujourd'hui truque
ce qu'il dit et falsifie ce dont il feint de parler, parce qu'il
est en mesure de tromper son interlocuteur sur le degré de cohérence
interne des propositions effrontées qu'il énonce. Car s'il est
possible que la parole la plus spectaculairement cahotante soit
prise pour argent comptant dans le monde entier - la parole nucléaire
- combien la mythologie humanitariste pâlichonne affichée par
M. Glucksmann ou M. Lévy paraîtra-t-elle plus crédible, elle qui
repose sur la croyance mollement répandue dans les masses selon
laquelle les relations entre les grandes puissances seraient commandées
par une éthique imperturbable et droite comme la sainte pique
des droits de l'homme!
Pis que
cela : un G.W. Bush sur le départ et victime d'un instant de distraction
fâcheux semble avoir oublié son masque verbal pendant plusieurs
secondes, ce qui lui a fait dire à Bagdad : "L'invasion
de l'Irak n'était pas facile , mais elle était nécessaire pour
le salut de l'Amérique et du monde". Comment se fait-il qu'une
parure du langage expérimentée depuis huit ans et qui avait résisté
à toutes les épreuves de l'histoire verbale de l'humanité soit
restée au vestiaire en fin de parcours? Jamais encore la Maison
Blanche n'avait parlé d'invasion, donc d'expédition guerrière
franche et avouée. Faut-il y voir une déchirure du tissu serré
des masques dont se pare la démocratie mondiale ou, au contraire,
une preuve de l'impossibilité de perforer la cuirasse du vocabulaire
protecteur simiohumain? Et pourtant, l'histoire est pleine de
panoplies langagières qui se sont rouillées en chemin et
que le seul écoulement du temps a mis hors service. Encore une
fois, comment existerait-il jamais une politologie scientifique
si l'anthropologie moderne devait demeurer coite devant l'énigme
de la sanctification de la parole? Pourquoi le singe ambigu est-il
un animal dédoublé par le sonore et que défend-il à se mirer dans
le vocabulaire qui l'arme et le trompe tout ensemble?
10
- Le quartier général de la parole politique 
Certes,
tout le monde peut constater que la défense des "droits de
l'homme et de la démocratie mondiale" est à "géométrie
variable", donc qu'on la lance sur le marché au gré de l'intérêt
changeant des grandes puissances, qui usent avec habileté de ces
masses de manœuvre en tel endroit ou tel autre de la planète.
Mais qui tire les ficelles des gigantesques marionnettes vocales
devant lesquelles le genre humain s'agenouille depuis des millénaires?
De plus, la guerre actuelle des masques cérébraux de la démocratie
est loin de présenter un front uni : à leur tour la France et
l'Europe prennent le plus grand soin de ménager les dorures phonétiques
de leurs interlocuteurs, tellement l'arène du vocabulaire dans
laquelle elles se trouvent leur impose une stratégie internationale
de soutien à un mythe nucléaire pourtant devenu, aux yeux de la
pensée logique, un hochet diplomatique grotesque.
M. Sarkozy
prétend vaillamment qu'il est bien décidé à lutter de toute ses
cordes vocales contre "le terrorisme mondial" aux côtés
du maître du vocabulaire international dédoublé dont l'humanité
use en Afghanistan. Son courage biphasé lui fera même envoyer
sa Ministre de l'Intérieur aux Etats-Unis, afin qu'elle y renforce
la collaboration de la France apostolique avec la CIA. Mais si
la guerre messianique que l'espèce phonétisée livre à elle-même
sur le champ de bataille de son langage angélisé, si cette guerre,
dis-je, se révèle un Lucifer maléfique, insidieux, universel et
insaisissable, les Etats séraphiques modernes ressusciteront-ils
la scission salvifique du cosmos entre le Bien et le Mal inventée
il y a plus de trois mille ans par le manichéisme perse, et cette
bipolarité se révèlera-t-elle derechef la clé de la rédemption
cérébrale de l'espèce simiohumaine du IIIè millénaire? La problématique
anthropologique de demain s'articulera-t-elle avec le dualisme
d'un animal originellement scindé entre la "lumière" et
les "ténèbres" , et ce schéma mental redeviendra-t-il planétaire
au point qu'il permettra seul d'observer la guerre des parures
langagières qui servent de théâtre à l'Histoire contemporaine?
Prenez l'exemple
de M. Obama, qui désigne un soldat israélien pour diriger son
Cabinet, mais qui maintient M. Gates à la tête du Ministère de
la défense. Comment expliquer la schizoïdie politique de M. Obama,
qui sait pertinemment que Tel-Aviv se trouvera nécessairement
informé heure par heure de ce qui se concoctera à la Maison Blanche
et qui accepte néanmoins un handicap qui pèsera lourd sur son
futur dialogue avec Téhéran, sinon parce que la guerre des revêtements
verbaux fait partie intégrante de la vie politique des descendants
du chimpanzé? Israël a installé sur son sol le quartier général
de la nouvelle parole biblique du monde, celle de la démocratie
pilotée par le verbe de la Liberté. Mais si ce petit Etat fait
figure de nouveau souverain du Bien, le navire des masques vocalisés
du monde n'en est pas moins chargé à ras bords ; et le pilote
qui tient le gouvernail du vocabulaire messianique de la planète
d'aujourd'hui est le chef d'Etat-major du cerveau politique de
l'humanité actuelle.
Mais n'en
a-t-il pas toujours été ainsi ? L'empire romain tenait le discours
de ses dieux-lares au bénéfice de ses légions, les siècles chrétiens
celui du salut par la mise d'un gibet sacré au service d'une divinité
armée. Décidément, sans un regard sur les origines psychobiologiques
de la guerre des potences, nous n'aurons pas de science de l'évolution
cérébrale de notre espèce.
11
- De l'agonie des civilisations 
Sur quels
chemins une science du spéculaire politique simiohumain élaborera-t-elle
une interprétation anthropologique, donc psychobiologique de la
crise économique qui se prépare à l'échelle mondiale? Cette discipline
commencera par souligner que les civilisations périssent quand
leur vie onirique est devenue inapte à relever un défi nouveau,
inattendu et titanesque. L'empire romain est demeuré gouvernable
au bénéfice de l'alliance mythique qu'un Sénat demeuré républicain
en principe avait scellée avec un pouvoir impérial "unilatéral"
, ce qui a laissé survivre cahin-caha un rêve démocratique fort
inégalement tourné en dérision par les Néron et les Trajan, les
Caligula et les Hadrien, les Commode et les Vespasien. Athènes
a survécu aussi longtemps que les lois de Solon, puis un pouvoir
populaire provisoirement tenu en laisse par Périclès ont masqué
la fatalité qui conduit les oligarchies à la férocité et le pouvoir
des foules à l'aveuglement. Le christianisme a respiré aussi longtemps
que le songe de l'incarnation d'une parole du ciel a paru crédible
à la lumière du prodige verbal de la transsubstantiation eucharistique.
La question
est donc de savoir si l'Europe marginalisée par son délivreur
de 1945 répondra au double défi de la vassalisation intensive
de ses élites par un demi siècle de leur asservissement à un empire
étranger et à l'inévitable effondrement du mythe de l'infaillibilité
du suffrage des peuples, c'est-à-dire de l'oracle universel selon
lequel la vérité s'exprimerait nécessairement, donc automatiquement
par la voix du plus grand nombre. Or, le cerveau dichotomique,
donc spéculaire, de la civilisation européenne répond à la même
bipolarité cognitive qu'à Athènes et à Rome : la mort du mythe
de l'incarnation de la vérité, remet face à face un peuple muet
et des oligarchies aliénées, à cette différence près que le naufrage
d'une foi religieuse autrefois portée par une ossature s'accompagne
désormais du naufrage d'une raison devenue inapte à son tour à
se donner une musculature et qui se dilue dans un pan-culturalisme
rendu acéphale à l'échelle de la planète.
Comment
une civilisation perd-elle non seulement ses masques verbaux,
mais les clés du dialogue entre ses totems langagiers et sa pratique
politique ? Comment la connaissance des mécanismes qui président
au naufrage parallèle de la vie onirique d'une civilisation et
de son courage dans l'action éclaire-t-elle une crise économique
dont le tsunami se prépare spectaculairement et à l'échelle mondiale?
Pour le comprendre, il faut observer l'origine et la nature du
songe qui a fondé la modernité.
12
- La pensée et son public 
Certes,
d'Homère à nos jours, les grands écrivains se sont adressés à
un lecteur réputé universel et abstrait. Mais les encyclopédistes
du XVIIIe siècle ont imaginé d'adresser la parole à un auditoire
composé de cerveaux supposés logiciens et de leur tenir un discours
fondé sur des arguments enchaînés les uns aux autres par la seule
force du raisonnement. La construction d'un public cohérent ne
remontait pas à Platon, qui entrecoupait encore ce canevas de
fer de répliques réduites à de brèves approbations d'un interlocuteur
aussi imaginaire que passif. Les encyclopédistes, au contraire,
ont tenu un discours à la fois architecturé et rieur, impitoyable
et amusé, syllogistique et allègre, afin de convertir au comique
le couteau effilé de l'argumentation rigoureuse.
Cette forme
de l'art d'écrire trouve son origine dans l'éloquence judiciaire.
Elle a été imaginée par les Démosthène, les Andocide, les Lysias,
qui ont su convertir la science du droit à une dramaturgie que
Cicéron conduira à sa perfection littéraire. Mais la nouveauté
du discours des Voltaire et des Diderot fut de feindre de s'adresser
à tout le monde, comme si l'humanité anonyme était un prétoire
d'encéphales surarmés et capables d'une véritable écoute des droits
de l'intelligence, à la seule condition que l'hilarité courût
au secours de l'art de penser juste et droit. Cette stratégie
intellectuelle allait démontrer sa pertinence à révéler que le
cerveau simiohumain est riche de virtualités dormantes et que
le vrai lecteur est un sot réveillé en sursaut à l'école d'un
bon sens dont Descartes avait prétendu qu'il était la "vertu
la plus répandue".
Le public
démocratique allait se couler dans le moule d'une pensée logique
que Pascal avait introduite dans la théologie janséniste de la
Liberté. Mais des intellectuels nouveaux allaient se constituer
en une caste de bretteurs effrontés jusqu'au sacrilège et qui
avaient lu les Provinciales, tous brillants comme
des acteurs et branchés sur un public de théâtre certes fictif
en diable, puisque supposé universel, mais ancré dans une politique
d'épéistes sur le pré - le public de la bourgeoisie montante s'était
auto-théatralisé. C'est ce public armé du masque collectif de
la liberté de "penser par soi-même" de Voltaire qui a placé
sous les feux de la rampe une rationalité qui fera de l'Europe
le guide du monde pensant jusqu'à la victoire américaine de 1945.
Certes, un Tiers Etat devenu semi réflexif est bientôt retourné
au banc d'œuvre des Eglises, certes, la Restauration, l'intermède
Louis-Philippard et le second Empire ont rapidement replacé le
trône et l'autel au cœur de la politique ; mais une phalange d'intellectuels
prêts à croiser le fer et armés par la presse et le livre a continué
de ferrailler ; et elle a enfanté le continent de la pensée, donc
de l'esprit critique jusqu'à l'heure de la vassalisation politique
et culturelle du Vieux Monde sous les faisceaux des licteurs du
mythe américain.
Alors la
double marée des masses et des fausses élites a décervelé l'ex-Continent
des sacrilèges ; et le masque culturel forgé par le Siècle des
Lumières s'est trouvé empêché d'afficher l'effigie d'un lecteur
supposé universel et intelligent. Pourquoi l'Occident a-t-il perdu
à la fois son intelligentsia combattante et sa classe politique
intellectuellement motivée, sinon parce que ces deux forces ont
cessé de s'épauler réciproquement.
13
- Qu'est-ce qu'une civilisation de la pensée ? 
Une problématique
proprement anthropologique, donc fondée sur la connaissance critique
de la scission originelle du cerveau simiohumain entre ses masques
verbaux et sa pratique politique est-elle de nature à enserrer
dans son réseau une interprétation parallèle de la crise économique
de demain et de l'effondrement des élites politiques européennes?
Pour le
vérifier , observons que le masque et le mythe d'une liberté de
nature onirique par définition, puisque générale et abstraite
s'est concrétisé en une défroque géante et flottante au service
d'un marché mondial du libre échange; observons que le déchaînement
sans frein de la spéculation boursière sert désormais d'assise
branlante à une économie déconnectée des exigences du marché du
travail et de la production des entreprises ; observons que ce
naufrage de l'alliance de l'homme et de la machine, triste fin
d'un fleuron du XVIIIe siècle - une activité industrielle alors
prometteuse - n'aurait jamais été possible sans la déconnexion
politique et culturelle préalable des ex-élites voltairiennes,
qui sont descendues du train de l'histoire de la raison, ce qui
permet du moins à l'anthropologie critique de demain de démontrer
qu'une civilisation qui a rompu le lien entre sa vie cérébrale
et sa vie publique n'est plus qu'une infirme en fauteuil roulant.
On remarquera
ensuite que l'élite économique et l'élite politique actuelles
souffrent toutes deux de la même décérébration: les grandes banques
européennes se sont toutes laissé piéger par la titanesque bulle
immobilière des établissements de crédit américains qui a servi
de champignon atomique à un astéroïde ficelé à un dollar à la
fois cacochyme et mythique . Mais ce nouveau tiers-état de la
planète n'est plus qu'une montgolfière de bénéfices fictifs. Pourquoi
ce paltoquet intercontinental ne s'étonne-t-il en rien de ce que
les Etats européens se trouvent placés en temps de paix sous le
commandement d'un Maréchal Pétain américain dont le quartier général
se trouve à Mons en Belgique ? Pourquoi ne s'étonne-t-il en rien
de ce que l'Allemagne demeure occupée par deux cent trente sept
garnisons étrangères dont les canons sont pointés jour et nuit
contre un ennemi imaginaire? Pourquoi ne s'étonne-t-il en rien
de ce que l'Italie ne fronce pas les sourcils pour tenter de reprendre
le port de Naples à l'occupant? Pourquoi ne s'étonne-t-il en rien
de ce que les forces terrestres et navales du Nouveau Monde enserrent
les cinq continents ? Réponse : l'élite intellectuelle forgée
à partir du XVIIIe siècle est décédée et son trépas cérébral a
d'ores et déjà entraîné la mise en bière de la haute littérature
européenne, parce que tout grand écrivain se collète avec le tragique
de son siècle - et ce tragique-là est celui de la politique mondiale
de son temps. Il n'y a pas de regard sur la dimension ascensionnelle
et sépulcrale de la vie qui ne soit une sonde de la condition
humaine.
Qu'est-ce
qu'une civilisation vivante, sinon le règne d'une intelligentsia
dont la logique combattante enserre la politique et l'histoire
réelles? La parcellisation des encéphales a entraîné un grouillement
fécond des capacités cérébrales de l'espèce - ce qui a rendu incommunicables
entre elles les boîtes osseuses d'un Copernic et d'un Mozart,
d'un Raphaël et d'un Einstein. Mais la décérébration parallèle
de la classe politique et de la classe économique mondiales résulte
de la disparition de la classe des intellectuels qui, depuis le
XVIIIe siècle, portaient sur leur temps un regard surplombant
et dirigeaient, en réalité, les Etats, parce qu'eux seuls pilotaient
le cerveau du siècle. La guerre contre un adversaire invisible
est toujours une guerre théologique - de sorte que la régression
américaine de l'Europe est celle qui l'entraîne à s'en prendre
à un adversaire verbal.
14
- La trahison des clercs 
Une vraie
classe d'intellectuels naîtra-t-elle d'une Europe militairement
asservie, politiquement satellisée et économiquement dépendante
des grands faiseurs de bulles de savon de la spéculation boursière
internationale ? Pour que naisse une intelligentsia européenne
convaincue, énergique et lucide, il faut qu'il lui soit permis
de s'adresser au cerveau d'un public déjà présent dans l'arène,
donc de faire parler un masque de théâtre capable de porter des
voix inspirées. Ce public prêt à écouter et formé au cours de
la seconde moitié du siècle précédent a servi de caisse de résonance
aux encyclopédistes. Sans lui, la langue déliée des Voltaire et
des Diderot n'aurait pas trouvé d'écho. C'est un tiers-état non
seulement ambitieux d'apprendre, mais ardent à s'instruire qui
manque à l'Europe actuelle. Le théâtre, la poésie, le roman du
XXe siècle ne se sont pas engagés dans le combat contre les Etats-Unis
d'Amérique comme les plumes du XVIIIe siècle avaient combattu
la royauté et l'Eglise.
Les Beckett,
les Ionesco, les Cioran n'ont pas demandé à un public intelligent
et supposé complice d'observer une Europe désarticulée et aphasique
- ils l'ont mise en scène dédaigneusement, en artistes campés
sur une île déserte et sans lancer de signes de connivence visibles
au lecteur. Lisez En attendant Godot, Les Chaises, Le Précis
de décomposition, Les syllogismes de l'amertume et vous
reconnaîtrez des peintres cruels et solitaires de l'Europe. Mais
personne n'a reconnu cette pauvresse à ses guenilles. Et chacun
se disait: "Qui est-elle, celle-là ?". Puis les peuples du monde
entier nous ont offert leurs totems ; et nous les avons mis sous
vitrine. Mais seule l'Europe de la Trahison des clercs
de Julien Benda apprendra à les vénérer - car les dernières phalanges
de la pensée se diront : "Comme tout cela est étrange! D'où cette
civilisation se regarde-t-elle, quelle est l'intelligence qui
lui permet d'exposer dans un musée le singe parlant qu'elle est
devenue?"
15
- L'alliance de l'appât du gain avec la servitude politique 
Huit Etats
européens se sont rués sous la bannière de leur maître en Irak.
Qui les y a conduits, sinon leurs élites parlementaires achetées
en sous-main ? Mais il aura suffi de cinq ans pour que la crise
financière européenne et mondiale vienne démontrer que le suivisme
économique de l'Europe vassalisée n'est que la continuation logique
de son asservissement politique . En vérité, et parallèlement
à l'installation d'un millier de bases militaires sur les cinq
continents, le vainqueur de 1945 a pris en secret le contrôle
de la gestion des banques dans le monde entier; et il en pilote
les investissements à son profit, tellement l'appât du gain et
la servitude politique broutent le même picotin et se partagent
le même râtelier.
On sait
que l'ultime démonstration de la vassalisation du cerveau européen
a été apportée par le désastre militaire américain en Irak ; car
aucune plume libérée ne s'est réjouie de ce gigantesque coup d'arrêt
à l'expansion guerrière, politique et économique de l'empire américain.
Au contraire, le nouvel Alexandre n'a essuyé que des reproches
pour avoir été défait sur le champ de bataille de la démocratie
mondiale. Ses vassaux lui ont fait grief de s'être bêtement trompé
de stratégie . Il avait accumulé, disaient ses serviteurs, des
erreurs politiques malheureusement dues à son ignorance du terrain
psychogénétique et des arcanes de la civilisation arabe. Pourquoi
avait-il chassé les sunnites de l'armée, alors que, réduits à
eux seuls, les chiites ne faisaient pas le poids dans le pays?
Pourquoi n'avait-il pas contrôlé l'usage des milliards de dollars
versés pour la reconstruction, qui avaient été engloutis dans
le gouffre de la corruption? Bref, l'Europe vassalisée se montrait
déçue de la défaite des ciboires de son maître de justice, l'Europe
domestiquée réclamait le pain bénit de son Tamerlan de la liberté,
l'Europe en livrée se taisait sur une violation de la loi internationale
qui permet le passage en force de l'envahisseur au mépris de l'Assemblée
des Nations Unies. Quand un journaliste irakien a lancé ses chaussures
à la tête du Président des Etats-Unis, l'Europe héritière des
Encyclopédistes a raconté, les bras croisés, et sans cacher son
étonnement, que ce patriote était devenu un héros dans le monde
musulman.
Comment
se fait-il que notre servitude vieillie sous le harnais, nous
ne l'exposons pas sous vitrine au musée de l'homme du Quai Branly?
Notre libérateur nous aurait-il privés de regard sur les vitrines
? Comme cela est singulier : nous n'avons pas d'yeux pour la vitrine
que nous appelons la démocratie des droits de l'homme - mais alors,
comment saurions-nous sous quelle vitrine nous exposons l'encéphale
de tous les autres peuples de la terre?
Mais pourquoi
l'espèce simiohumaine se dédouble-t-elle dans son langage vitrifié,
pourquoi se magnifie-t-elle dans son vocabulaire de la liberté,
pourquoi sa parole se transporte-t-elle dans une justice angélique,
pourquoi la vassalisation de l'Europe se place-t-elle sous le
heaume et le cimier d'un souverain des saintes écritures des droits
de l'homme, pourquoi la piété en livrée est-elle toujours bâtie
sur le modèle de la dévotion religieuse, pourquoi Dieu est-il
le monstre dédoublé entre ses crimes et son masque verbal, sinon
parce que l'autre face des agenouillés est celle des prédateurs-nés
et à l'échine pliée devant la divinité dichotomisée qu'ils
ont forgée à leur propre école? Mais pourquoi cette
connaissance-là de l'homme est-elle également la promesse du salut
de la civilisation européenne? Parce que le Vieux Continent attend
son nouveau sauveur les mains jointes, parce qu'il se prosterne
déjà devant son idole de demain, parce qu'il veut ignorer que
la nouvelle parole bénédictionnelle de M. Obama sera celle d'une
bête de proie sonorisée sur le modèle de la précédente et que
la paire de chaussures lancée à la face d'un souverain finissant
ne deviendra un sacrilège d'Isaïe que si elle crie à la face du
Dieu des sacrifices que ses mains sont pleines de sang.
16
- De quoi demain sera-t-il fait ? 
Par bonheur,
les yeux de la raison libérée de demain sont déjà grands ouverts
sur les psalmodies et les charniers des dévots. Que se passerait-il
si l'Europe de la pensée se demandait quels sont les liens pieux
que le cerveau simiohumain actuel tisse entre les faits et les
significations qu'il leur attribue de force, que se passerait-il
si l'Europe de Voltaire se demandait ce qu'il en est de l'odeur
d'entrailles de l'intelligibilité qu'une expérimentation scientifique
rapace est censée sécréter, que se passerait-il si l'Europe de
Diderot observait les critériologies aveugles et muettes qui pilotent
des problématiques demeurées ptolémaïques, que se passerait-il
si l'Europe des immolations découvrait que les bouchers nouveaux
ont retrouvé les victimes des anciens sacrificateurs?
Mais comment
se fait-il que, de tous temps, la guerre de la pensée se soit
adressée au cerveau dormant de l'humanité? Notre boîte osseuse
serait-elle potentielle ? Notre matière grise attendrait-elle
son éveil ? Dans ce cas, seule une anthropologie ouverte à ces
retrouvailles servira de levier à l'Europe de la pensée ressuscitée.
Peut-être les civilisations renaissent-elle d'une humiliation
qui les intériorise, peut-être la recherche anthropologique post-darwinienne
du XXIe siècle sauvera-t-elle une Europe décérébralisée et une
culture fétichisée, peut-être la mort provisoire d'un continent
lui enseignera-t-elle que le vrai défi à relever sera celui d'une
spéléologie de l'humanité éclairée par les derniers chimpanzés.
Ce qui comptera demain, ce ne sera pas la connaissance de ce que
notre espèce aura acquis au cours de son évolution inachevée,
mais la science de ce qu'elle aura conservé du primate à fourrure
dont elle est issue.
5
janvier 2009