La généalogie
des sacerdoces
La question la plus
tenace que la Grèce d'aujourd'hui pose à une Europe elle-même
tragiquement en quête d'une identité politique cohérente est
celle de rendre compte de l'origine et de la nature de la panne
cérébrale qui met en péril une civilisation rationalisée, mais
seulement à demi et dont Oswald Spengler avait prévu le naufrage
intellectuel. Car les observateurs les moins avertis commencent
de s'apercevoir de la lente descente au tombeau d'une pensée
philosophique dont la vocation mondiale avait retrouvé son élan
au sortir du Moyen Age.
La cause psychobiologique
des funérailles de l'astéroïde du "Connais-toi" n'est autre
que la peur qu'éprouve notre espèce de peser son encéphale sur
la balance de ses songes les plus déments. Il y faut une anthropologie
de l'engloutissement de l'humanité dans la semi animalité de
ses rêves sacrés, il y faut une spectrographie de l'épouvante
dont s'inspiraient les cosmologies délirantes, il y faut une
philosophie ouverte à la fécondation d'un humanisme qui s'inscrirait
dans la postérité civilisatrice de la loi de 1905, la première
qui ait tenté de dresser un mur de séparation entre la foi optimisante
d'autrefois et une raison désormais béante sur le vide, il y
faut une vision abyssale du drame qui attend l'histoire et la
politique puérilement euphorisées de notre temps.
Que nous enseignera
la découverte d'une espèce dont le décryptage de ses
neurones est tombé en panne, qu'apprenons-nous d'une hypertrophie
des techniques qui détourne notre attention d'une dramaturgie
de notre cécité, quelle science des secrets du simianthrope
nous renverra-t-elle à l'étude de notre évasion partielle de
la zoologie? Premièrement, nous nous souviendrons de ce que
les Célestes sont des géants construits en miroir d'un animal
né spéculaire et que s'il est possible de civiliser quelque
peu ces acteurs oniriques et tempétueux censés agiter le cosmos,
il sera plus difficile de les priver des fondements psycho-biologiques
de leur sauvagerie, parce que les cités simiohumaines se réclament
nécessairement de leur enracinement dans la barbarie religieuse.
Chacun sait qu'elles sont construites sur des récompenses posthumes
fantastiques, donc frauduleuses et sur des tortures épouvantables
dans une rôtissoire des châtiments éternels. Tout Céleste privé
d'un ciel frelaté et d'un enfer sanglant serait un infirme de
la politique. Aussi une espèce terrorisée par laq bancalité
native de sa raison ne respecte-t-elle ses tourmenteurs divins
qu'en raison de la crainte de se trouver embrochés et ne met-elle
en scène que des cultes de grands exorcistes d'un gril immortel.
Il est grec, l'adage selon lequel la "sagesse commence par
la crainte des dieux", il est grec le précepte qui rappelle
que "les dieux font mourir jeunes ceux qu'ils aiment".
Comment ne pas étudier
en son animalité cultuelle une bête livrée à des sorciers gesticulants
? Savez-vous que les magiciens de ce bipède détoisonné sont
parvenus à convaincre - et cela depuis plus de deux mille ans
- des centaines de millions de spécimens que des fous assermenté
au nom d'une idole se tourneront vers un morceau de pain et
lui diront : "Ceci est mon corps", puis s'adresseront à un verre
de vin en ces termes: "Ceci est mon sang"? Alors cet aliment
et cette boisson se changeront instantanément en cellules de
chair saine et fraîche et en hémoglobine d'un homme torturé
à mort en Galilée vingt-cinq siècles auparavant.
Mais si, plus d'un
siècle après la promulgation de la loi de 1905, beaucoup de
nos hauts fonctionnaires et de nos Présidents de la République
eux-mêmes croient aux marabouts (La sorcellerie au coeur
de la République, Sylvie Jumel, Carnot.fr. 2002),
on comprendra que, faute de changer le terreau même d'un dérangement
cérébral inné et dont Erasme avait prononcé l'ironique éloge
il y a plus de cinq siècles, l'Europe connaîtra la même régression
mentale que l'empire romain - vous n'ignorez pas qu'à partir
de Tibère, le Sénat a échoué à légiférer efficacement
contre une nuée de magiciens et d'astrologues qui ensorcelaient
la boîte osseuse des descendants affaiblis de Cincinnatus.
Mais si le naufrage
politique des civilisations désarme leur matière grise, alors
toute l'Europe décervelée du XXIe siècle se révèlera une copie
des désarrois exténués de la boîte osseuse contemporaine. Pour
comprendre la débâcle des têtes, il faudra peindre le portrait
en pied d'un clergé qui ne parvient pas à se désempêtrer des
lumières d'un ciel de sang. .
*
1
- La peur de la pensée et la paralysie mondiale de la science
politique
2
- Les " homines simplices et religiosi" (Tite-Live
)
3
- Une anthropologie quadriplégique
4
- Dieu dans l'arène
5
- La localisation de Dieu
6
- Les géographes de Dieu
7
- La Grèce et ses dieux
8
- Les sciences humaines à l'école de leur platitude
9
- L'esprit ecclésial
10
- Une théologie de la Liberté est un carré rond
11
- Une histoire de la laïcité
1 - La peur
de la pensée et la paralysie mondiale de la science politique

Depuis 1905, la loi dite de séparation, donc de divorce timidement
négocié de la République de la raison d'avec toutes les Eglises
et toutes les croyances religieuses a donné naissance à des formes
entièrement nouvelles, mais encore peu comprises des relations
craintives que les Etats proclamés laïcs et relativement démocratiques
entretiennent désormais avec des monothéismes plus mollement et
plus inégalement charpentés; car une législation rationalisée
à demi ne conduit jamais qu'à un renoncement marchandé, mais non
à un oubli réfléchi de l'argumentation vigoureusement théocratique
qui inspirait le discours politico-religieux des gouvernements
d'autrefois. Que signifie, au juste, le fait, pour un Etat, de
ne "reconnaître aucun culte" si le contenu philosophique
du verbe reconnaître demeure informulé, imprécis et pourtant
sous tension?
Voici plus d'un siècle que les infléchissements laïcs
de l'esprit public sont demeurées stériles, parce que leur superficialité
a interdit à la politologie mondiale tout approfondissement périlleux,
mais fécond de la réflexion rationnelle concernant le cerveau
simiohumain en perdition et le fonctionnement angoissé, donc de
nature inconsciemment théologique, de la raison flottante de l'humanisme
occidental. Qu'en est-il de notre évasion hasardeuse et sans doute
largement manquée de la zoologie ? Certes, il est rationnel de
renvoyer les dieux camper sur leurs Olympes ou de les contraindre
de se cacher de nouveau dans les fleuves ou les montagne, mais
il est irraisonné de renoncer à connaître leur seul domicile commun,
à savoir le crâne tridimensionnel d'une humanité, dont Cicéron
disait: "Il est inné et comme gravé dans l'esprit de tous qu'il
existe du divin" (De natura deorum, 1, 16,43),
ce que les chrétiens christianisent en général et sans seulement
y penser - ils écrivent: "Tout le monde apporte en naissant, comme
gravé dans son cœur la croyance en Dieu". (Copie de Charles Pascal,
en 1884, de la traduction d'esprit luthérien de Meissner en 1878).
2
- Les " homines simplices et religiosi" (Tite-Live )
D'Homère
à Constantin, les plus grands esprits ont tremblé devant les dieux
de l'Olympe de leur temps. Mais puisque depuis deux millénaires,
il est prouvé que ces Célestes-là n'ont jamais existé ailleurs
que dans l'imagination religieuse du genre humain de l' époque,
comment se fait-il que , dans le même temps, personne ne paraisse
ahuri par le prodige le plus inouï qui se puisse imaginer : trois
successeurs de Zeus auraient effectivement fait débarquer leurs
théologies confuses, inachevées et contradictoires sur notre astéroïde.
C'est dire qu'il est non moins puéril de plaider pour l'existence
ou l'inexistence des Célestes dans l'espace et le temps que de
démontrer l'identité, aux yeux des états civils concernés, de
don Quichotte en Estrémadure ou d'Hamlet au Danemark.
En vérité, le croyant et l'incroyant de l'endroit mettent en scène
leurs doigts pointés en direction de la lune. Mais cet astre nous
enseigne l'évidence que tout animal aux yeux subitement dessillés
se montrera tellement épouvanté de se trouver privé d'interlocuteurs
dans le cosmos qu'il s'en donnera nécessairement de sa fabrication.
Il faudra donc recourir à une anthropologie analytique et étayée
par une psychanalyse politique des cosmologies mythiques pour
nous éclairer sur la psychobiologie qui sous-tend une peur cérébrale
spécifique, celle qui sécrète des documents neuronaux extraordinaires
- on les appelle des confessions de foi - dont Tite-Live, puis
Jules César écrivaient déjà que le sacré appartient en propre
aux "homines simplices et religiosi" (aux hommes simples et
religieux).
3 - Une anthropologie
quadriplégique
Mais
si les relations imaginaires par nature et par définition que
nos spécimens d'un grand génie eux-mêmes ont entretenues de bonne
foi et les yeux fermés avec les idoles campées sur leur territoire,
c'est que notre politique est la clé des conversations que notre
espèce s'empresse d'entretenir avec des cieux divers. Les Anciens
croyaient apaiser la colère de leurs Célestes ou conquérir leurs
faveurs appuyées; et pour y parvenir, ils leur offraient des sacrifices
aléatoires ou censés se trouver payés de retour. On se risquait
également à décréter des actions de grâce ou des supplications
qu'on supposait efficaces. Au quotidien, on leur immolait tantôt
du gros et tantôt du petit bétail. Dans les marchés urgents et
conclus en catastrophe, on leur offrait des congénères hors de
prix et dont l'égorgement vous ruinait pour longtemps.
Certes,
les Anciens croyaient disposer d'un grand avantage sur les tueurs
qui leur ont succédé et qui offrent désormais à leur Dieu de bonté
le cadavre d'un fils du ciel enfanté par un prodige et torturé
à mort: leurs appareils à enregistrer le coût exact de leurs tributs
et de leurs prébendes les renseignaient jour et nuit et quasiment
heure par heure, disaient-ils, des dispositions d'esprit de leurs
idoles à l'égard de leurs affaires. Les poulets qui refusaient
tout net de picorer leur grain ou qui traînaient la patte à sortir
de leur cage leur apportaient sans cesse des nouvelles fraîches
de leur surveillants aux aguets dans les nues et les informaient
infailliblement tantôt de la nécessité d'engager précipitamment
des négociations serrées avec leur Olympe, tantôt de la
possibilité de différer quelque peu leurs tractations les plus
dispendieuses avec leurs autels.
4
- Dieu dans l'arène
Rien de tel avec le Dieu ambigu et perplexe que les chrétiens
se sont donné et dont la politique des immolations plonge ses
fidèles dans un embarras sans remède. Quel casse-tête que de servir
un Céleste qui remet son propre fils entre vos mains et qui vous
demande de le tuer sur vos offertoires afin, dit-il, de se rembourser
à grands frais et à son propre détriment d'une créance d'un montant
démesuré - celle que sa créature a contractée dans une affaire
de pomme et de serpent! Aussi les théologiens chrétiens se déchirent-ils
à belles dents et depuis deux millénaires sur une aporie qui les
laisse cois: les uns soutiennent mordicus que non seulement il
leur faut acquitter, au prix d'un meurtre abominable et sans cesse
à recommencer sur leurs propitiatoires, la dette sanglante contractée
par leurs ancêtres - et ils en apportent la preuve la plus irréfutable
à leurs yeux, puisque l'offensé céleste exige fermement
de sa victime qu'elle se donne à immoler de sa propre volonté
et dans un esprit d'obéissance résignée, afin de sauver tout le
genre humain à un prix, après tout, raisonnable. Les autres calculateurs
du coût de ce nouveau bétail du sacrifice prétendent, au contraire,
que leur divinité a horreur du sang que ses adorateurs font couler
depuis des millénaires sur ses autels et qu'elle tient une mise
à mort perpétrée jour après jour pour un assassinat pur et simple.
Voici
donc une idole qui lève le pouce d'une main et abaisse l'autre
vers la terre; ce faisant, sa gauche et sa droite commencent de
nous en dire long sur l'arène cachée de la politique du monde.
Car du moins les poulets évoqués plus haut laissaient-ils nos
cervelles plus tranquilles: nous marchandions ferme et nos Célestes,
mais nos gladiateurs savaient à quoi s'en tenir - et maintenant,
on nous trompe sur les règles mêmes des jeux du ciel avec le sable
de nos vies. Que faire d'un sacrifice que la divinité honnit et
réclame d'un même élan, que faire d'une idole qui se précipite
elle-même dans un chaos théologique sans exemple? Si les premiers
théoriciens de notre dette ne savaient comment glorifier la bonté
infinie d'un créateur décidément rapace, avare et implacable,
les seconds ne savaient comment fonder l'autorité politique d'un
souverain privé de châtiments atroces, mais indispensables. Aussi,
nous voilons-nous la face sur la nécessité de fonder nos cités
de sauvages sur la livraison continue des coupables au geôlier
souterrain que nous chargeons de prendre la relève de notre système
pénitentiaire dans l'éternité.
On
voit que seule une anthropologie critique se mettra en mesure
de nous livrer des radiographies politiques pertinentes de nos
idoles et que nos théologies particulière demeureront des documents
simiohumains indéchiffrables aussi longtemps que cette discipline
ne nous aura pas enseigné à scanner les cosmologies fantastiques
que sécrètent nos cerveaux.
C'est redire également que si, au cours du XXe siècle, l'anthropologie
scientifique et la politologie mondiale avaient été fécondées
par le coup d'éclat encore parcimonieux, mais néanmoins inaugural
de la République de 1905 et si une psychanalyse politique post-freudienne
de l'histoire s'était engouffrée dans la brèche audacieusement
ouverte par la témérité, si mesurée qu'elle fût demeurée, du législateur
laïc de l'époque, le XXIe siècle n'en serait pas venu à un grippage
planétaire de la méthode historique et de la logique interne de
Clio. Mais alors, la Grèce contemporaine ne présenterait pas une
tragique illustration des démissions du "Connais-toi" en ce début
d'un IIIe millénaire qui met un bandeau sur les yeux de l'humanité.
5
- La localisation de Dieu
Qui est Dieu? Ne croyez pas un instant que ce héros de sa propre
ubiquité cosmique se laissera aisément déloger de l'esprit des
peuples et des nations d'aujourd'hui sous prétexte qu'il se trouve
plus vaporisé que le Zeus des Grecs, ne croyez pas un instant
qu'il aura suffi de décorporer quelque peu ses droits d'intervention
dans le train-train des Etats pour qu'un acteur tenu en laisse
et freiné dans ses coups de main cesse de se ramifier dans les
âmes et les têtes. Au contraire, l'affaiblissement de sa musculature
le conduira à se glisser sous des formes seulement mieux déguisées
qu'autrefois dans le droit public et privé des nations apparemment
laïcisées.
Bien plus: celles-ci ne reconnaîtront pas tout de suite les métamorphoses
souvent discrètes et subtiles de ses traits et de sa démarche.
Puisque les mythes sacrés expriment la psychobiologie d'une espèce
terrorisée par le néant, puisque son évolution cérébrale l'a contrainte
à se pencher sur le silence et le vide de l'immensité, puisque
sa béance la menace de perdre l'équilibre à chaque pas, les fuyards
de la nuit entreront d'autant plus soudainement en conversation
avec des personnages conceptualisés et émaciés dont les saintes
écritures s'appelleront Le livre de la Liberté, Le testament
de la Démocratie, Le traité de la Justice, La bible de la nation,
tous acteurs du langage qu'il faudra rendre plus scripturaires
qu'une divinité épuisée par sa dissolution dans l'éternité. Pis
encore: le chaos cérébral auquel les nations modernes se trouveront
livrées par le flottement mental de leurs Olympes fâcheusement
désossés ne cessera de s'étendre.
6
- Les géographes de Dieu
Exemple : il y a seulement quatre siècles les Iles britanniques
ont décidé de faire asseoir le roi d'Angleterre sur le trône d'un
ciel plus protecteur du pays que le précédent. Comment se fait-il
qu'un territoire autrefois délocalisé par une révélation universelle
et garantie par une théologie réputée transcendantale aux nations
adopte en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire et sans
embarras cérébraux apparents ni troubles psychiques d'aucune sorte
une mythologie sanctifiée par des géomètres? Comment se fait-il
qu'une théocratie magnifiée par des lopins et élevée au rang de
couveuse artificiellement branchée sur la foudre de Jupiter se
peuple soudainement de topographes de leur ciel, comment se fait-il
qu'une royauté cautionnée par un créateur ratatiné s'assoie soudainement
sur le trône d'une cosmologie rabougrie, comment se fait-il qu'au
XVIe siècle, Elisabeth 1ère ait pu promulguer en toute souveraineté
des dogmes étriqués et mieux adaptés à la mentalité insulaire
de la Grande-Bretagne?
Une
spéléologie abyssale de l'esprit de discipline passive et d'obéissance
infantile dont témoignent les neurones d' un peuple de navigateurs
et de rois des mers nous rappellerait qu'elle est multimillénaire,
l'alliance des religions avec des dieux chargés de faire donner
de la voix à telle ou telle superficie du globe terrestre. Mais,
parallèlement, la classe dirigeante anglo-saxonne accorde une
place immense à la psychophysiologie des empires, donc à la politique
et à l'histoire des Romains: du temps de sa grandeur, la couronne
d'Angleterre se préoccupait aussi peu du contenu doctrinal et
catéchétique de la religion de l'Inde ou de la Chine que le Sénat
des Quirites de la théologie des pâturages gaulois, parthes ou
hébreux.
7
- La Grèce et ses dieux
Rien
de tout cela n'est comparable au drame que vit la Grèce mi laïque
et mi religieuse d'aujourd'hui; car les croyances vivantes de
cette nation reposent sur la mémoire des relations ataviques que
le sacré hellénique entretient avec une terre bénie par l'alliance
des dieux avec les héros d'une épopée littéraire. La Grèce rivalise
avec le peuple de la Bible au chapitre de l'universalité d'une
écriture véhiculée par les poètes de son ciel. Aussi la classe
sacerdotale grecque s'est-elle enracinée dans une légende de la
politique et de l'épopée confondues et devenues planétaires. De
même que le clergé latin est demeuré l'héritier des augures et
des auspices peu bavards des Romains, le prêtre grec d'aujourd'hui
peut bien servir un dieu d'origine hébraïque, le génie de l'Attique
l'a mis à l'écoute et à l'école des négociateurs littéraires de
leur ascension intérieure dont Platon a dressé le portrait dans
Euthyphron.
Certes,
le christianisme a accordé une royauté mondiale et volubile à
un clergé innombrable, certes, cette religion a longtemps fait
de son clergé multiplié la classe la plus écoutée, donc la plus
puissante de la population, certes, le culte de la Croix a élevé
les légions de ses serviteurs au statut de coadjuteurs du roi
de l'univers. Mais la théologie des phalanges du ciel qui régit
le christianisme des Athéniens s'inscrit dans la postérité de
la co-gouvernance du cosmos mise en place par les descendants
spirituels de Platon et notamment par la théodicée
des disciples de Plotin. Alors que le christianisme romain colloque
résolument le pater familias des origines au cœur de son
mythe de la rédemption et en fait le fer de lance de ses légions
de théologiens du salut, la foi orthodoxe substitue au créateur
biblique une alliance de sa sotériologie avec le génie dionysiaque
de la poésie orphique: l'Eglise grecque accueille la descente
parmi les Achéens des voix d'un ciel oraculaire avec l'enthousiasme
des initiés de l'Iliade. L'intelligence religieuse
est un don d'Apollon, une voyance des devins, une introduction
au génie homérique des Célestes. Quant à sa coadjutrice,
la poésie, elle se veut une purificatrice mallarméenne. La parole
inspirée des chrétiens devant Troie est chargée d'élever la langue
grecque à une Pentecôte permanente et la musique des voix d'en
haut innerve continûment les troupes à l'assaut d'une cité de
Priam hissée dans le ciel.
8 - Les sciences humaines
à l'école de leur platitude
Ce
type de Jérusalem céleste rend les régiments du clergé grec jaloux
de leur élection par un Zeus converti à l'épopée homérique et
grand lecteur de la bible de toutes les littératures - l'Odyssée.
Le clergé romain, lui, s'est juridifié et domestiqué à l'école
des législateurs taciturnes de l'empire. Respectueux des hiérarchies
sociales, donc d'une autorité publique rigoureusement légalisée
par un ciel laconique, il s'est donné un monde césarien et bien
ordonné pour fondement.
En revanche, soumettre à l'impôt et au service militaire les légions
de porte-voix du dieu trans-jurisprudentiel de l'Hellade, asservir
au fisc les garants assermentés de leur propre sainteté, quel
viol de la transcendance olympienne de la classe sacerdotale et
quelle profanation grammairienne des âmes inspirées! Puisque,
depuis 1905, toute spectrographie du cerveau simiohumain et des
origines de cette espèce dans la zoologie se trouve paralysée
par des sciences simiohumaines devenues craintives et compénétrées
sans seulement s'en douter des présupposés d'une orthodoxie scientifique,
la politologie contemporaine ignore pourquoi le cerveau grec se
révèle ingouvernable ; et même si une Europe ignorante de l'enracinement
du sacré de notre espèce dans ses origines zoologiques découvrait
avec un grand retard les causes du désarmement cérébral des descendants
actuels de Galilée, l'intelligentsia du Vieux Monde n'en acquerrait
pas pour autant une connaissance critique de l'autre indocilité
qui inspire la raison ascensionnelle de la Grèce, celle qui s'inscrit
dans la postérité prométhéenne de Voltaire, de Renan, de Darwin
ou de Freud.
9 - L'esprit ecclésial
Certes,
à l'heure où, de gré ou de force - et par la porte de la banqueroute
- la Grèce sortira de la zone monétaire européenne, nos grands
intendants se vanteront de la perspicacité de leur diagnostic
d'illustres financiers. Mais ensuite, il faudra bien se décider
à quitter les guichets des banques et à lire les pages des mémoires
d'un certain Talleyrand dans lesquelles l'illustre boiteux, un
instant déguisé en sans culotte aux côtés du Tiers Etat, raconte
son combat d'ecclésiastique chevronné pour soumettre le clergé
français au joug de l'impôt. "Peu de jours après l'ouverture
des états généraux, je me trouvais avec les principaux membres
du clergé à une conférence tenue à Versailles chez M. le cardinal
de la Rochefoucauld ; M. Dulau, archevêque d'Arles, y proposa
sérieusement de profiter d'une occasion aussi favorable,
ce sont ses expressions, pour faire payer par la nation les dettes
du clergé. […] On chargea M. l'archevêque d'Arles, dans les lumières
de qui on avait confiance, de choisir le moment le plus opportun
pour la faire adopter par les états généraux." (Mémoires
du prince de Talleyrand 1754-1791, t.I, éd. Philippe de
Maubuisson, pp. 31-32)
C'est que l'esprit ecclésial est partout le même: "Quand l'intérêt
pécuniaire du clergé était attaqué, la défense était générale.
" (p. 24) "Les biens donnés à l'Eglise sont consacrés à Dieu.
Cette consécration leur donne une disposition particulière dont
les ministres de la religion sont les seuls dispensateurs, les
seuls économes: l'immunité des biens de l'Eglise fait partie du
droit public français." (p. 25)
Près de deux siècles après 1789, l'Eglise orthodoxe grecque demeure
propriétaire du territoire national pour un tiers de sa superficie.
Comme en 1775, le ciel a mis les biens de la foi à l'abri de la
rapacité des microbes de l'Etat.
10 - Une théologie
de la Liberté est un carré rond
Comment
mettre le rachitisme des méthodes actuelles d'analyse de nos sciences
humaines en mesure d'expliquer l'impossibilité psychobiologique
de s'attaquer à l'embonpoint d'une croyance sacrée ? Pour comprendre
les raisons pour lesquelles les révolutions égalitaristes, donc
sataniques du XIXe et du XXe siècle n'ont pas converti l'obésité
ecclésiale de la Grèce à une ascèse monacale, il faudra nous résoudre
à scanner le renoncement de l'Europe scientifique d'aujourd'hui
à féconder l'héritage moderne des philosophes iconoclastes du
XVIIIe siècle - car ce sera bel et bien cette paralysie de la
recherche anthropologique tout au long des XIXe et XXe siècles
qui aura mis un terme à la progression de la civilisation de la
pensée critique et de la connaissance rationnelle de l'histoire.
Résignons-nous donc à nous demander pourquoi l'espèce humaine
a cessé dans le monde entier d'approfondir la discipline la plus
dangereuse de toutes, celle d'un "Connais-toi" dont l'avenir sera
désormais post-darwinien et post-freudien.
Il
a été démontré plus haut que les théologies monothéistes sont
des témoins existentiels des secrets les plus cachés de la politique.
Vous ne pouvez demander de témoigner d'une discipline rigoureuse
et d'un esprit civique exemplaire à un peuple grec que vous aurez
trompeusement proclamé souverain, puisque, dans le même temps,
le vrai souverain sera celui devant lequel un clergé de plénipotentiaires
du créateur de l'univers se prosterne tous les jours, vous ne
pouvez fonder une République sur le patriotisme de tous les citoyens
et, dans le même temps, demander à la population de s'agenouiller
aux pieds d'une caste nobiliaire du cosmos dont les privilèges,
les apanages et les prérogatives d'aristocrates du ciel écartent
d'une pichenette et tournent en ridicule la prétention de la plèbe
de s'élever au rang de maîtresse de son destin.
Aussi n'y a-t-il jamais eu de démocratie grecque que de façade.
Deux pastorats de grands bourgeois, celui des Papandreou et celui
des Caramanlis, tiennent à tour de rôle le sceptre d'un Etat ecclésialisé
de la tête aux pieds par cette paire de riches familles. Mais
toute vraie démocratie repose sur une aristocratie native de la
fierté nationale; et cette hauteur citoyenne s'éteint peu à peu
sous les yeux d'une armée de grands bénisseurs. Où est passé l'orgueil
national des Hellènes qu'on a vu livrer pieds et poings liés à
Israël les passagers de la deuxième flottille de la Liberté ?
La République française, elle, a compris, avec deux siècles d'avance
les fondements cérébraux et anthropologiques de la démocratie
mondiale : la confiscation des biens du clergé signifiait à ses
yeux la remise de la couronne des rois et de leurs dieux aux descendants
de la Grèce de Thémistocle.
11
- Une histoire de la laïcité
C'est
dire que si les méthodes d'analyse demeurées idéologiques dont
dispose la science historique mondiale d'aujourd'hui devaient
se révéler impuissantes à conquérir une intelligibilité anthropologique
du destin de la raison sur notre astéroïde et à en situer les
péripéties dans un récit en mesure d'éclairer la signification
psychobiologique de l'échec des pédagogues de la laïcité au cours
des deux derniers siècles, nous ne disposerions pas d'une compréhension
clinique des paramètres post-zoologiques du drame que vit la Grèce
de feu les inventeurs de la philosophie occidentale.
Rien
ne le démontre mieux que les apories dans lesquelles la raison
politique française s'est embourbée depuis 1789. Car la psychogénétique
vous enseigne que tout despote veille à s'assurer de la maîtrise
des deux mythologies salvatrices actuellement en service, celle
de l' alliance d'une mystique de la liberté avec les échafauds
de la Terreur et celle d'une grâce séraphique dûment glorifiée
par le clouage d'un homme sur une potence rédemptrice. Le premier
cocher qui se soit essayé à tenir les rênes du double attelage
des eschatologies meurtrières n'est autre que le vainqueur d'Austerlitz,
qui a remis le culte d'une crucifixion sacralisée et d'une torture
payante au timon des affaires de la France. Mais la monarchie
absolue ayant échoué à confier les brides du temporel, d'un côté
et celles des expiations éternelles de l'autre entre les seules
mains de la théocratie pénitentielle de Charles X, le peuple de
1789 s'est réveillé - mais il a échoué à désembourber le
char de l'histoire universelle et à replacer la raison
politique sur les chemins de la République de 1793.
Pourquoi a-t-il suffi de quatre ans d'attente pour que la Révolution
de 1848 tombât entre les mains de Napoléon III, qui s'attacha
derechef à réconcilier les bûchers de la repentance avec les couperets
de la Liberté? La classe bourgeoise de l'époque s'est alors imaginé
que seule l'ignorance du peuple français lui avait fait porter
un second Bonaparte au pouvoir. Elle avait lu les philosophes
du XVIIIe siècle, puis Renan et Anatole France; et elle s'était
convaincue de ce qu'une instruction publique obligatoire et d'esprit
rationnel interdirait à l'avenir la chute d'un peuple instruit
dans un plébiscite bon pour des ignorants des arcanes théopolitiques
de l'Histoire.
Mais
comment se fait-il qu'une nation de citoyens sachant lire et écrire
ait ensuite permis à une démocratie qualifiée de chrétienne de
prendre les commandes d'une IVe République née des seuls patriotes
de la résistance à l'envahisseur, non de l'Eglise des pieux poilus
de Verdun, qui avaient commencé dans les tranchées de leur immolation
à sanctifier leur sacrifice à la patrie avec des images de la
future Thérèse de Lisieux? Comment se fait-il qu'en 1958, un Général
de Gaulle revenu aux commandes en réconciliateur de la foi avec
le patriotisme laïc ait cru résoudre la question du statut politique
de la raison française au prix de l'assujettissement des écoles
confessionnelles à l'enseignement fondé sur la séparation de l'Eglise
et de l'Etat et à se servir de manuels scolaires rédigés par des
esprits fermes et résolus, comment se fait-il que ces dispositions
radicales n'aient en rien empêché un gaulliste, Jacques Chirac,
de tenter de remettre une fois encore la France des philosophes
dans le giron des pénitences ecclésiales et un M. Nicolas Sarkozy
le démagogue de glorifier l'enseignement du prêtre au détriment
de celui des défenseurs de la République?
Suite
la semaine prochaine
Le
10 juin 2012