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L'histoire racontée et l'histoire compris : pour comprendre l'après 11 septembre

 

Depuis Thucydide, la science historique tente de mêler le discours explicatif au récit des événements. Cette synthèse ne présentait pas de difficultés dès lors que l'explication ressortissait à la psychologie la plus simple ou à la science politique ordinaire. Mais dès le premier siècle, le débarquement de l'esprit messianique dans l'Histoire a rendu superficielle l'explication banalisée des croisades, des guerres de religion, de l'Inquisition et des bûchers. Quand l'esprit sotériologique s'est transporté dans la Révolution de 1789, puis dans le marxisme, l'Histoire dite scientifique est devenue muette. Puis le 11 septembre 2001 a rendu stupéfiante la cécité d'une histoire interdite de réflexion sur les ressorts anthropologiques de l'imaginaire humain, donc du cerveau dédoublé de notre espèce. Du coup, le divorce est devenu inévitable entre l'histoire seulement racontée et l'histoire éclairée par la connaissance en profondeur de l'homme. J'ai essayé de résumer ce débat parce qu'il marquera la révolution fondamentale de la méthode historique qu'appelle le XXIe siècle. Les quelques exemples du champ d'application de l'anthropologie historique aux événements actuels que j'ai mentionnés à partir des théologies du sacrifice dans les trois religions du Livre ne représentent évidemment qu'une portion infime du territoire nouveau ouvert à l'intelligibilité du passé et du présent.


1. L'âge de l'atome et le retour du sacré
2. La dichotomie religieuse de l'espèce
3. Du caractère semi psychogénétique et semi culturel des théologie
4. Le messianisme marxiste
5. Le conflit israélo-palestinien
6. Le 11 septembre 2001
7. François Furet
8. De l'articulation de l'anthropologie historique avec l'histoire événementielle
9. Qui trop embrasse mal étreint
10. De la rupture entre l'Histoire racontée et l'Histoire comprise

1 - L'âge de l'atome et le retour du sacré

Quand le simple récit des événements cesse de paraître intelligible aux yeux de la discipline qui assurait la connaissance et l'interprétation du temps et qu'on appelait la science historique, il faut se décider à entrer dans une problématique plus profonde afin de reconquérir la compréhensibilité des siècles révolus, mais à un autre niveau d'accès au sens. Alors seule une anthropologie peut tenter de rouvrir la voie d'un déchiffrage rationnel du passé et du présent des peuples, parce qu'aucune autre discipline ne s'inscrit davantage dans la postérité des deux découvertes majeures de la modernité, celle de l'évolutionnisme et celle de l'inconscient.

L'écho qu'ont rencontré mes réflexions sur l'avenir de la pensée européenne, donc de l'esprit critique propre à la philosophie depuis ses origines , me décide à exposer succinctement les fondements de la méthode historique qu'appelle l'époque du débarquement de l'atome militaire et de la résurgence du fanatisme religieux.

Pour clarifier la signification d'une révolution dans la lecture des grands événements, un bref rappel des deux tragédies de la raison et de la déraison qui ont marqué le destin de l'Occident au cours des deux derniers millénaires sera utile à la mise en évidence de l'essentiel : à savoir qu'il ne s'agira pas de mieux connaître le détail des circonstances locales et contingentes, mais de décoder les apories connaturelles au cerveau schizoïde des évadés du monde animal. Il y faut une science des impasses psycho biologiques qui régissent l'entendement onirique des fuyards de la zoologie.

2 - La dichotomie religieuse de l'espèce

Le premier drame proprement cérébral qui marque de son sceau une espèce devenue semi pensante s'inscrit dans un type de dichotomie mentale propre aux formes sacrées des représentations imaginaires. Alors, les rescapés de la nuit se sentent déboîtés du monde réel, mais de telle sorte qu'ils se laissent confortablement transporter dans un univers invisible, qu'ils jugent avantageux de trouver plus réel que celui qu'ils veulent quitter. Du coup, ils se mettent à vivre avec une telle intensité dans le fabuleux que le spectacle de la réalité dans laquelle ils demeurent pourtant physiquement immergés s'étiole ou se perd au point qu'ils en viennent à le trouver évanescent et à l'oublier.

Un vivant auquel son capital psycho génétique commande ce genre de scission de son cerveau se trouve propulsé dans l'Histoire par un moteur à deux temps dont le fonctionnement est observable depuis longtemps et à l'échelle des siècles. Le croisé en chemin vers le tombeau mythique dont il se sentait habité se déplaçait bien davantage sur la planète du songe qui dirigeait sa marche que sur celle dont ses pas soulevaient la poussière. Puis, à partir, du XVIe siècle, la vie onirique de notre espèce a connu un type de convulsions non moins gigantesques et dont les soubresauts se sont inscrits dans la même psycho physiologie biphasée : une moitié de l'humanité chrétienne a persévéré dans la consommation de la chair réputée réelle et dans la potion du sang matériel d'un mortel installé seulement sous les crânes, mais dont la dépouille mortelle avait déserté son sépulcre pour le motif, jugé évident, qu'elle n'y avait été déposée que dans l'attente de sa montée dans un autre royaume où elle s'était installé physiquement ressuscitée.

Or, depuis quinze siècles, les adorateurs de ce héros se trouvaient déjà bien davantage en esprit dans l'Empyrée que ne l'était leur ossature demeurée provisoirement sur cette terre. Mais il se trouve que leur masse s'était divisée : une minorité jugeait désormais inutile de faire descendre des nues cette chair et ce sang afin d'en occire à nouveaux frais le propriétaire sur tous les autels, tandis qu'aux yeux de la majorité, ces substances demeuraient nécessaires et suffisantes à leur délivrance, c'est-à-dire à leur ascension de prisonniers du monde vers le royaume de leurs rêves.

3 - Du caractère semi psychogénétique et semi culturel des théologies

Un animal dont l'encéphale se trouve dédoublé entre deux univers séparés de telle sorte que seule la mort lui permet de passer de l'un à l'autre exerce nécessairement sur ses membres une impulsion tour à tour centralisatrice et disruptive. Ces deux courants se révèlent d'une telle violence que des modalités même modérément divergentes de leur existence dans un monde surnaturel rendent impossible leur coexistence au même endroit. C'est ainsi que les catholiques et les protestants peuvent bien partager des convictions adventices, notamment la croyance selon laquelle un homme serait né d'un maître du ciel et qu'il aurait été cloué sur une potence à seule fin de transporter ses fidèles après leur mort dans un jardin suspendu au-dessus de la terre. L'essentiel, aux yeux de l'un et de l'autre camp, sera leur désaccord radical sur la possibilité de perpétuer un contact physique éternel avec sa chair et avec son hémoglobine - et cette divergence suffira à rendre guerrière toute cohabitation des deux délires sur un même sol.

On observera que pendant tout le temps où les deux songes ont pris pleinement possession de l'encéphale humain, les deux camps se sont entretués au point qu'il n'a été possible de les désarmer à titre provisoire qu'en leur interdisant d'évoquer dorénavant l'objet de leur litige verbalement ou par écrit ; on remarquera en outre que cet interdit - l'édit de Nantes l'avait inscrit dans son article premier - n'a pu être respecté qu'un court instant. Du coup, la paix entre ces deux délires n'a pu être obtenue que par leur extinction conjointe dans les cerveaux des belligérants, ce qui ne s'est révélé réalisable que par la substitution d'un autre rêve politico-religieux voué, lui aussi, à s'emparer de tous les encéphales - celui d'un patriotisme souverainement fondé sur des idéalités messianisées et calquées sur les précédentes.

Aussi la révolution anthropologique qu'appelle le savoir historique de demain et qui fondera ses méthodes d'observation sur une connaissance enfin scientifique de l'encéphale de l'homme ne sera-t-elle rationnelle que s'il est démontré que la vie dans le fantastique du seul animal dont la nature ait dichotomisé le système de pilotage va jusqu'à son terme dans l'Histoire réelle et ne capitule jamais qu'à la dernière extrémité , quand la force des choses l'y contraint, c'est-à-dire le spectacle des désastres accumulés. Ce point de la méthode est décisif parce que la révolution anthropologique que le récit historique classique est condamné à subir ne pourra que tirer la leçon des carnages que le théâtre de la vie onirique lui aura appris à interpréter.

4 - Le messianisme marxiste

La même démonstration de la source psychogénétique de cette aporie a été apportée par la seconde tragédie à laquelle une espèce au cerveau redupliqué a été logiquement livrée - celle d'une forme, évidemment parallèle à la première, qui a abouti au transport de l'esprit de croisade au sein de l'organisation politique et économique de la planète. En effet, le messianisme marxiste fut un évangélisme dont l'ambition eschatologique et rédemptrice avouée était de faire débarquer à tout jamais le règne d'une justice parfaite sur la terre par l'effet d'une éradication systématique et violente des inégalités irréductibles entre les spécimens de l'espèce la plus différenciée de la terre.

Or, cette planification d'une " parole de la délivrance " est allée à son tour jusqu'au terme de sa folie; et elle ne s'est pas laissé arrêter davantage par les catastrophes qu'elle semait en chemin que les guerres de religion du XVIe siècle, qui ne se sont achevées qu'à bout de souffle et sous les sarcasmes mêlés de pleurs des encyclopédistes. Pourquoi le mythe du salut prolétarien a-t-il connu une marche triomphale de ses formulations sotériologiques successives jusqu'au jour où son épopée a rendu tellement moribonde l'économie d'une Prusse disciplinée depuis Voltaire et Frédéric II qu'une génération entière ne suffira pas à lui réapprendre le réel?

5 - Le conflit israélo-palestinien

Le troisième appel que l'anthropologie critique adresse à la science historique résulte de l'analyse du conflit israélo-palestinien, qui a démontré, lui aussi, que la coexistence de deux mondes oniriques radicalement séparés n'est réalisable que sur des territoires disjoints à leur tour. Il faut que l'une et l'autre population s'abstiennent rigoureusement d'une extension de la surface qu'elle occupe, parce que toute incursion physique sur le sol du voisin sera ressentie bien davantage comme une saisie de son monde fantastique qu'une atteinte à son droit tout matériel de propriété : le conflit entre les diverses formes de l'imaginaire humain est à ce point déterminant qu'une Clio dont les instruments d'interprétation se réduiraient à la pesée classique des " idées ", des " volontés " et des " circonstances " ignorerait l'acteur principal de l'Histoire depuis le paléolithique, qui n'est autre que l'appareil de guidage instable d'une espèce en suspension entre le réel et l' irréel.

Dans cette perspective, j'observe que les Israéliens sont enragés à conquérir des territoires qui sont censés leur avoir été donnés par leur divinité et rien, malheureusement, ne les guérira de cette folie. Du côté palestinien, la souffrance qu'ils ressentent devant l'injustice, ils la supporteraient mieux s'il ne s'agissait pas, de surcroît, d'une humiliation d'Allah et si leur devoir religieux n'était pas de venger leur divinité outragée. Le monde moderne ne voit que l'injustice sur la terre, parce que notre culture est compénétrée par le seul culte des droits de l'homme ; mais pour des civilisations encore fondées sur les droits du ciel, l'ego collectif s'identifie au surmoi théologique de la nation .

6 - Le 11 septembre 2001

Les lecteurs de ce site savent que les événements du 11 septembre 2001 ont joué le rôle d'une explosion du réacteur que figurait une science historique confiante en sa capacité de contrôler sa " masse critique ", tellement la démonstration à l'échelle des cinq continents de la puissance du nucléaire religieux au sein de la politique a été démontrée par le débarquement de l'Islam dans les convulsions auxquelles la planète de l'atome est désormais livrée. Depuis ce jour-là, c'est le ridicule qui a révélé l'infirmité de la science historique née au XVIIIe siècle ; et ce ridicule tient à l'évidence qu'il n'est plus possible de rendre intelligibles les bombes atomiques que les grands événements sont devenus sans le préalable d'une mutation méthodologique seule en mesure de guider un gigantesque progrès vers la connaissance anthropologique d'un encéphale branché sur des mondes imaginaires le plus souvent incompatibles entre eux. L'ère de la véritable histoire de l'évolution cérébrale du singe-homme a commencé.

Du coup, l'irruption d'une science de la vie onirique de l'espèce fait figure de signal d'une révolution dans le déchiffrage de l'inconscient parce que seul l'approfondissement d'une psychanalyse de l'Histoire peut conduire les successeurs de Freud dans le vaste empire de l'imaginaire politico-religieux du genre humain.

C'est ainsi que nous sommes conviés à nous remémorer un savoir récapitulatif, celui de la bancalité dont la science historique occidentale est frappée depuis ses origines dans le récit fabuleux. On sait que cette discipline peut se résumer en une oscillation permanente entre le récit résolument mythologique et le récit à demi rationalisé par l'expérience. L'histoire grecque commence avec le roman militaire d'Homère et s'achève dans les désillusions d'Athènes avec Thucydide. L'histoire romaine débute avec Énée fuyant Troie en flammes et culmine dans Tite-Live et Tacite pour retourner dans les ténèbres avec Ambroise et Augustin. Puis, une fois encore, l'œil terrestre s'entr-ouvre avec Érasme, s'écarquille avec le XVIIIe et retombe dans le finalisme messianique des marxistes que les mystiques de la pureté de la race ou de la mission rédemptrice de la nation avaient précédés en rangs serrés depuis Albert Sorel et Gobineau.

Mais, cette fois-ci, une coupure radicale a interrompu la scansion millénaire entre les platitudes de la raison et les envols dans la folie, parce que celle-ci dispose désormais de l'arme d'une apocalypse qui pourrait faire débarquer sans crier gare ses volatils engrenages dans l'histoire réelle : c'est que le cerveau réputé transanimal est devenu à lui-même sa propre bombe atomique ; et à ce titre, il pourrait bel et bien exploser dans l'imaginaire messianique qui le pilote. Mais, dans ce cas, il ne serait plus possible d'appeler au secours des réparateurs compétents d'une rédemption tombée en panne, ce qui était demeuré à portée de la main avec les formes modérées que les désastres sacrés avaient prises d'Homère à la révolution de 1917.

C'est pourquoi la méthode historique ne dispose plus que d'un seul moyen de conquérir une connaissance relativement rationnelle du genre humain, celui d'accéder à une science de l'organe sommital qui gouverne notre charpente. L'espoir demeure, certes, de conjurer in extremis le danger nouveau et immédiat d'une conflagration entre le réel et l'imaginaire qui n'aurait pas le temps de s'épuiser dans des massacres successifs et globalement réparables. Mais nous avons quitté l'ère des longues agonies de la vie onirique des héritiers des singes anthropoïdes : le premier cerveau simio-humain qui se hissera sur un champignon atomique n'aura pas de continuateurs.

Cette constatation nous contraint à revisiter l'alternance du récit historique des Anciens entre leur semi onirisme et leur semi rationalisme et à observer que la science de la mémoire n'a jamais conquis de véritable connaissance du double branchement du cerveau du premier animal traqué par l'immensité. Voltaire demeure aussi étranger que saint Thomas à une connaissance scientifique de l'imaginaire des otages de l'infini. Simplement, il adore un Dieu qu'il rend trop bon pour gouverner efficacement un animal propulsé dans le vide et qui ne respectera pas un maître privé de bûchers et de potences. Quant au monde moderne, on sait qu'il réhabilite les dieux à demi oubliés et qu'il les relègue dans les bienveillances apprises des " cultures ", qui sont acéphales par définition et qui convainquent seulement avec des fleurs et des parfums. Mais une science historique déchirée entre les calmants et les paniques des terrorisés du silence se heurte désormais à des contradictions internes dont le résultat est de rendre incohérent , sinon irrémédiablement chaotique le théâtre entier de sa méthode.

7 - François Furet

Le dernier analyste que son génie a conduit jusqu'aux abords d'une anthropologie du temps de l'Histoire fut François Furet, dont le testament, Le passé d'une illusion, a tracé une frontière encore indécise, mais révélatrice précisément par son flottement entre une connaissance déjà psycho biologique de l'imaginaire révolutionnaire et le recours aux instruments anciens de l'interprétation du messianisme religieux (Voir mon article dans Penser la méthode historique : La science historique et la pensée, Quelques réflexions sur la méthode, Les Temps modernes août-sept. 1996 ).

Dans Penser la Révolution, l'analyse de François Furet demeurait largement " politique ", en ce qu'on y trouvait des analyses tocquevilliennes de la centralisation administrative, des études fouillées des mentalités bourgeoises et para chrétiennes, qui s'approfondiront dans Le passé d'une illusion, ouvrage fort proche d'une analyse psychanalytique des messianismes religieux et des rapports conflictuels que la conscience individuelle entretient avec le " bien commun ". De plus, le titre Penser la Révolution en appelait avant tout le monde à l'examen préalable de ce que le verbe " penser " peut bien signifier si l'on entend l'appliquer à l'Histoire ; car si la raison, qui est critique ou n'est pas, conquiert une trop grande profondeur dans l'analyse des événements, elle risque de s'éloigner du récit; et si elle demeure au ras de " ce qui est arrivé " , elle ne mérite plus le nom de pensée, faute de recul.

Furet posait donc implicitement la question du statut d'une histoire qui deviendrait un objet de la pensée proprement dite, donc distanciée et qui rendrait profondément existentielle une discipline dont la méthode hasardeuse fait encore passer ses " spécialistes " presque capricieusement et selon leur bon plaisir d'un étage à l'autre du verbe comprendre. D'où le besoin de se demander en premier lieu ce qu'il faut appeler l'intelligence humaine et comment fonctionne un encéphale qui se proclame réflexif aux multiples niveaux où elle déclare s'exercer.

D'où également, et dans la foulée, l'apparition d'une scission intempestive entre deux types d'analyses des événements dont il devient de plus en plus impossible de disposer les attendus côte à côte et encore moins à faire fusionner les considérants en appel tantôt par la simple narration, tantôt par le scalpel spécialisé dans la dissection et l'autopsie. Prenez la notion de volonté : ce flatus vocis se diversifie à tel point sous le bistouri qu'il devient inopérant s'il est invoqué sans préciser sa signification chirurgicale. La volonté de Jules César et celle de Mahomet écrivent si peu la même histoire de la folie qu'il est vain d'y recourir sans redéfinir les mots. L' " idée " est un vocable trop général, donc trop confus pour résister à l'analyse du type d'imagination qui inspire les idéalités et qui, de Platon à nos jours, a conduit l'Histoire aux formes idéologiques, donc utopiques, de l'action politique ; et comme les idéodicées sont les épouses soumises ou les compagnes indociles des messianismes, il est nécessaire de spectrographier l'inconscient idéocratique des abstractions les plus complaisantes, afin de dégager les sources anthropologiques des idoles que forge la parole.

Il ne reste donc que les " circonstances " - mais leur résistance à l'examen de leur contenu est aussi courte que celle des " idées " et des " volontés ", tellement elles se présentent toujours et nécessairement dans un contexte psycho politique qui leur donne seul leur véritable signification. Furet se réfère à la trinité de la " volonté ", de l' " idée " et des " contingences ". Il cite comme une circonstance imprévisible la rencontre de Hitler et de Mussolini sur le col du Brenner : mais seule la portée proprement historique de cette " circonstance " constitue le véritable objet de la science du passé en tant que discipline dont l'objet est une connaissance rationnelle de la mémoire du genre humain ; et la signification historique de la rencontre du Brenner demeure aussi peu discernable sans le secours d'une anthropologie critique que l'attaque du 11 septembre 2001 sur le World Trade Center.

Furet restera un précurseur visionnaire, un intermédiaire embarrassé et un médiateur privilégié ; car il témoignera d'une période de transition relativement brève entre deux époques de la science historique mondiale dont la séparation de corps est devenue aussi inéluctable que le divorce de l'histoire universitaire d'avec un journalisme voué à photographier l'actualité. Les premières armes de la réflexion sur le long terme avaient été forgées sur l'enclume du XVIIIe siècle. Mais pour aboutir à une rupture complète entre une histoire vouée à descendre dans les arcanes de l'espèce et une durée à la fois racontée et censée expliquée par son déroulement même, il aura fallu attendre que la narration de simples péripéties aboutît à des résultats tellement bancals qu'il devenait impossible de soutenir le caractère scientifique de sa semi pertinence.

8 - De l'articulation de l'anthropologie historique avec l'histoire événementielle

L'anthropologie historique observe le cœur des réacteurs théologiques installés dans les encéphales et qui ne sont autres que leur moteur sacrificiel - donc la machine qui assure la connexion du mythe avec la politique. Dans le christianisme, le meurtre de l'autel assure la fonction bivalente de gérer tour à tour les victoires et les défaites des nations : quand un désastre militaire a mis un pays à genoux, le culte exerce la fonction de symboliser la mise en croix du dieu, dont le gibet illustre, dans le même temps, la promesse de la résurrection ; mais la résurrection ne garantit, de son côté, les félicités de la paix sur cette terre que si la menace de l'enfer demeure suspendue sur la tête des fidèles, puisque la crainte de Dieu est proclamée le commencement de la sagesse, donc de la soumission au souverain . Dans ce code politique, une obéissance sacrificielle biface garantit le fonctionnement dichotomique de l'Histoire elle-même sous la bannière d'une piété dédoublée.

Dans le protestantisme, la liberté du chrétien se trouve jugulée à Wittenberg comme à Genève par l'omnipotence d'un Dieu impénétrable et imprévisible. Le croyant laborieux, honnête et vénérateur du De servo arbitrio observera des signes de sa grâce et de sa disgrâce devant son maître selon que son sort sera heureux ou malheureux. Ce type de réacteur sacrificiel se fonde sur le refus du management direct et payant des affaires du monde par le magistère romain. La soumission de la liberté au Deus incognitus de saint Augustin se révèle une échappatoire relativement coûteuse, parce que le ciel gestionnaire de la Curie ne se trouvera exorcisé que par une autodiscipline ritualisée et par un individualisme ascétique.

Le dieu juif fait à ses fidèles le don d'une terre à eux seuls réservée et, à ce titre, il rassemble autour de sa personne le seul peuple dont la patrie soit le berceau sacré et en quelque sorte son Eden ; et quand il le punit, il le réduit à l'errance sur la terre entière - de sorte que le vrai fidèle ne trouvera son salut véritable que dans son retour vers un sol qui le délivrera d'une déréliction ontologique douloureuse: c'est pourquoi le juif défend sa patrie comme l'âme de son âme - car sans elle, il n'est qu'un vagabond sans boussole et sans loi.

Le musulman n'a pas de théologie biphasée et qui réponde à l'oscillation éternelle de l'histoire entre le triomphe et l'échec. Si Allah se trouve vaincu et humilié, le fidèle n'aura d'autre recours que de se sacrifier pour lui ; et s'il se sanctifie par le martyre, il en sera récompensé par son ascension au paradis des voluptés éternelles.

On remarquera que chacun de ces réacteurs démontre le fonctionnement sacrificiel de l'Histoire et qu'ils produisent des modèles fondamentaux et des styles de l'autorité publique dont l'histoire mondiale illustre la psycho physiologique et le règne politique.

Le catholicisme est le plus confortable : il digère aussi bien les victoires que les défaites par le jeu d'un autel dont une face tempère l'orgueil et l'autre le désespoir et qui fait renaître la vie à chaque pas, tellement l'effacement automatique des dettes par le rituel de la confession facile et de l'achat des " indulgences " permet d'éviter la chute dans la rumination morose , tandis que la pénitence maintient l'omniprésence du pouvoir tutélaire d'une divinité gérée au jour le jour par son Église. Ce type de moteur psycho-physiologique de l'Histoire garantit à la fois la flexibilité de l'existence et la solidité des remparts de la pensée dogmatique.

Le protestantisme produit une classe dirigeante inquiète, sinon angoissée qui retrouve le ritualisme originel dans la parcimonie et la méticulosité du commerce. La banque et le prêt à intérêt conviennent à ce genre de reduplication d'une société sous un ciel aléatoire. Le danger est dans la sacralisation de la vie bureaucratique, qui vient remplacer l'organisation ecclésiale romaine - ce qui explique en partie le basculement dans le communisme policier des élites hyper disciplinées de l'Allemagne de l'Est. Le judaïsme déraciné par la diaspora provoque, soit la dissolution de la communauté religieuse, soit son refuge dans un étroit confinement ritualisé et bloqué. L'islamisme conduit à une gestion immobiliste et sacralisée de la vie sociale, entrecoupée de décompressions violentes dans la guerre de conquête ou dans la révolte individuelle contre les humiliation d'Allah dans l'Histoire.

On voit que chaque religion tourne sur son propre moteur sacrificiel, et que celui-ci répond à un modèle de l'autorité publique et de la cohésion de groupe incompatible avec tout autre - ce qui explique le caractère quasi psycho physiologique des types de sociétés que l'anthropologie historique met en évidence.

9 - Qui trop embrasse mal étreint

Un spectacle fort nouveau est apparu dans le rétroviseur de la mémoire: depuis Thucydide, Clio s'était efforcée de rendre " historique " tout ce qui arrivait. Puis à partir de Gibbon, le vêtement, les loisirs, les parfums, l'alimentation, les cérémonies religieuses ou l'évolution des mœurs se sont donné rendez-vous dans la vaste arène du temps des nations. Le seul personnage de plus en plus absent d'une scène du monde démultipliée à l'infini n'était autre que l'homme lui-même. Alors, dans l'ombre, le "Connais-toi" a préparé un rendez-vous nouveau et redoutable de l'humanité avec le sang et la mort.

Déjà Alexandrie nous avait enseigné que Socrate est le maître le plus profond de l'histoire réelle - celle qui enseigne que les épouvantés de la nuit appartiennent à une espèce que toute enquête drastique sur le fonctionnement titubant de son encéphale met au comble de la fureur depuis vingt-cinq siècles. Mais quand la science dite historique se sera scindée entre une connaissance réelle de l'homme et celle que le récit benoît suffira à satisfaire, se trouvera-t-elle appauvrie ou, au contraire, plus éclairée ? Que valait la discipline dans laquelle le récit historique et l'interprétation mythologique se trouvaient dans une confusion inextricable et qu'on appelait la théologie ? Que valait la discipline dans laquelle le récit des croisades ne savait comment accorder le compte-rendu des incidents de parcours avec leur interprétation rationnelle et qu'on appelait l'histoire? Que valait la science dans laquelle les guerres de religion, les bûchers et les carnages pieux demeuraient muets et qu'on appelait l'histoire? Que valait la discipline qui laissait vacants des pans entiers de la marche forcée des peuples vers leurs tombeaux et qu'on appelait l'histoire ? Que valait la discipline qui tenait la chronique de la durée et qu'on appelait l'histoire ? N'est-il pas temps de donner sa voix à une chronologie de l'indéchiffrable?

10 - De la rupture entre l'Histoire racontée et l'Histoire comprise

Il vaut mieux dresser une frontière infranchissable entre les mémorialistes péremptoires et les anthropologues que d'écouter une science entrecoupée de hoquets et qui, à force d'osciller entre le matamorisme et le silence, se partageait entre ses clameurs, ses soupirs, ses proclamations et ses aveux d'ignorance. L'anthropologie critique rend la science historique énigmatique et inachevable. Mais elle ne se dérobe pas à sa tâche et ne se rend pas au delà de ce qu'elle peut démontrer. Elle scrute les événements décisifs qui font le destin réel de l'espèce; elle se place au centre du champ de bataille et tente de prendre les difficultés à bras le corps. Se demander simplement comment il se fait que l'irréel se montre une motivation plus titanesque que le réel est préférable à l'affichage d'une forfanterie embarrassée. Elle est cruelle, l'alliance de la science historique avec le tragique - mais elle donne rendez-vous à Hamlet, à Swift, à Cervantès, à Eschyle , à Molière, à Kafka. C'est encore à son alliance avec la postérité du "Connais-toi" qu'elle est redevable d'écouter les visionnaires du sang des hommes et de leur Histoire.

14 avril 2002