1 - Quelques
prolégomènes à rappeler
2 - Esquisse d'une Europe américanisée
3 - La spécificité culturelle de la France
4 - La scolarisation de la philosophie
française
5 - Une parenthèse en trompe-l'œil, mais
avec une digression indispensable
6 - Un protecteur métamorphosé en occupant
7 - L'effondrement programmé du mythe
européen
8- Débâillonner une civilisation
1
- Quelques prolégomènes à rappeler 
En 1945, le réalisme politique, c'est-à-dire un rationalisme
fondé sur le bon sens le plus élémentaire, avait à ce point
quitté les esprits qu'une époque nouvelle du monde essentiellement
édénique, séraphique et évangélique, allait inaugurer une
ère entièrement hollywoodienne de l'histoire de l'humanité.
Aussi, personne n'osait-il seulement prendre le risque de
commettre le sacrilège et la profanation de se demander
comment l'Amérique victorieuse allait assumer le scénario
en bande dessinée de sa victoire sur notre astéroïde.
En ce temps-là, le Président des Etats-Unis, Franklin Delano
Roosevelt, un infirme en chaise roulante, dirigeait l'Amérique
depuis douze ans et allait la diriger jusqu'à sa mort le
12 avril 1945, parce que la législation américaine ne limitait
pas encore à huit ans la présence au pouvoir du locataire
de la Maison Blanche. Celui-ci avait élevé à la vice-présidence,
c'est-à-dire à la fonction d'achever son mandat en cas de
décès, ou d'incapacité physique, un ex-chemisier en faillite
du nom d'Harry Truman, un vétéran de la seconde guerre mondiale
qui ne pouvait lui porter ombrage. Mais Roosevelt savait
que la première exploitation de la victoire de l'empire
américain serait la construction d'une flotte de guerre
à l'échelle mondiale et qui, pour la première fois, sillonnerait
toutes les mers du globe, parce que depuis la défaite d'Athènes
devant Sparte, il était admis que la domination des océans
était la clé de la suprématie absolue d'une nation.
Cette
difficulté allait se trouver renforcée par la propulsion
nucléaire des mastodontes marins porteurs d'avions et d'hélicoptères
de combat. Roosevelt a eu raison jusqu'en 2015, parce que
la capacité des missiles tirés de la terre à la vitesse
de cent km à la minute et capables de localiser avec précisions
les porte-avions, ne date que de 2015. Aussi Roosevelt avait-il
reçu tous les chefs d'Etat européens de l'époque sur son
navire-amiral et un seul avait refusé cette invitation impériale,
un certain Charles de Gaulle, qu'on avait traité de prima
donna pour ce motif.
2
- Esquisse d'une Europe américanisée 
Aujourd'hui, quinze ans jour pour jour depuis l'inauguration
de ce site, l'heure a sonné du rendez-vous du genre humain
avec une science simiantropologique. J'ai publié sous le
titre Une histoire de l'intelligence (Fayard
1986). Car un animal au cerveau en évolution se trouve nécessairement
en transit entre deux espèces inégalement et diversement
évadées de la zoologie pour avoir chu dans des mondes imaginaires.
Il est désormais devenu évident que la montée en puissance
de la Russie, de la Chine et bientôt, de l'Inde , illustre
déjà la nature fantastique, donc illusoire d'une OTAN dont
M. Kerry, ministre des affaires étrangères des Etats-Unis,
vient de reconnaître publiquement l'impossibilité d'en précipiter
l'apparat aussi titanesque que déconnecté de la réalité
contre la Russie et la Chine.
Du coup, il apparaît que l'expansion politique et militaire
de l'Amérique de 1945 à nos jours n'a jamais reposé sur
une alliance militaire entre Etats souverains, mais sur
l'implantation de bases militaires américaines de Ramstein
en Allemagne, à Naples et à Syracuse et de Mons jusqu'aux
frontières de la Russie.
Or,
aucun des candidats actuels à la présidence des Etats-Unis
ne propose autre chose que des relations plus souriantes
entre la Maison Blanche et l'Europe; et aucun d'entre eux
n'ose seulement évoquer la tragédie qui s'annonce à savoir
que les bases américaines ne sont autres que le véritable
parachèvement de l'exploitation par l'empire américain de
sa victoire de 1945, c'est-à-dire la mise en servage de
l'Europe. La véritable tragédie que j'annonçais en 2001
ne sera autre que le refus résolu des Etats-Unis d'abandonner
une occupation militaire constitutive du piton de granit
de sa domination.
Or, l'Europe n'osera ni procéder manu militari à
cette expulsion décisive, ni jamais se donner les moyens
militaires d'y procéder qu'avec l'aide résolument guerrière
de la Russie, de la Chine, de l'Inde et, demain, de l'Amérique
du Sud.
Tel est le tragique qui s'annonce en ce début du XXIe siècle,
dont le génie du pape François a prévu les conditions, à
savoir, primo, une tentative de neutralisation d'Israël
fondée sur son entrée dans l'empire du salut sans passer
par la rédemption jusqu'alors monopolisée par Jésus-Christ,
secundo, par une tentative d'unification du monothéisme
chrétien qui passera par un essai d'alliance, jamais envisagée
depuis 1045 entre la papauté romaine et l'orthodoxie russe.
3 - La spécificité culturelle de la France
Qu'une
civilisation rouie par tant de siècles d'expérience de la
politique soit sortie de l'histoire quasiment en catimini
et sur la pointe des pieds, ne sera ni expliqué, ni seulement
raconté aux générations futures, parce qu'il faudrait, en
tout premier lieu, que la science historique française se
fabriquât les microscopes et les télescopes dont les lentilles
l'éclaireraient quelque peu sur le fond du sujet.
Voir
: La
France sans destin, 26 février
2016
Mais
pour cela, il faudrait apprendre à réfuter deux ignorants
colossaux, le Président de la République et sa ministre
de l'éducation nationale, Mme Vallaud-Belkacem, qui ont
décidé de rayer d'un trait de plume le Siècle des Lumières
du champ de la connaissance historique de la France.
Car
le Siècle des Lumières est à l'origine de ce qu'il était
convenu d'appeler "l'exception culturelle française".
C'est au cours du XVIIIe siècle, qu'un public de bourgeois
a commencé d'occuper les salles des théâtres; c'est au XVIIIe
siècle que le mot nation a remplacé le mot monarchie
dans toutes les gazettes. Ce public était moins affiné que
le public aristocratique qui applaudissait le Figaro
de Beaumarchais; mais c'est lui qui a donné à la France
une vaste intelligentsia informée du monde littéraire et
capable d'entrer dans la psychologie de l'auteur et à reconnaître
un écrivain à son pas.
Prenons les attendus du jugement du 7 février 1857 qui a
innocenté Flaubert de l'accusation d'outrage public aux
bonnes mœurs pour avoir publié Madame Bovary.
Le procureur était un imbécile qui s'était exclamé "le
mollet, le mollet" parce qu'il était indécent d'user
d'un terme aussi cru. Or, le juge ne rend pas uniquement
compte de l'ouvrage en critique littéraire professionnel,
mais en lecteur familier de l'art d'écrire. A ce titre,
il se révèle un vrai connaisseur, il souligne avec justesse
la nouveauté, la force et l'originalité de Flaubert, il
le montre traitant de son sujet en analyste et en grand
lettré d'un thème, il ouvre un territoire nouveau à l'art
romanesque et brise avec les conventions du roman sentimental
du temps.de l'époque.
Certes,
dans les semi-dictatures, il règne une semi-orthodoxie qui
contraint l'autorité publique à prononcer du bout des lèvres
un blâme officiel. C'est ainsi que le jugement souligne
"qu'à ces divers titres l'ouvrage déféré au tribunal
mérite un blâme sévère, car la mission de la littérature
doit être d'orner et de récréer l'esprit en élevant l'intelligence
et en épurant les moeurs plus encore que d'imprimer le dégoût
du vice en offrant le tableau des désordres qui peuvent
exister dans la société".
Mais
je vous assure que, de nos jours encore, vous ne trouverez
rien d'équivalent à ce type de tribunal en Angleterre, en
Allemagne ou dans les pays du Nord, où le lectorat cultivé
et censé compétent est encore composé d'escadrons d'esprits
scolaires.
4 - La scolarisation de la philosophie
française 
En revanche, et bien que la France soit le seul pays au
monde où la dernière année du lycée soit dominée par l'enseignement
intensif de la philosophie, discipline bénéficiaire en outre,
au baccalauréat, du coefficient le plus élevé d'appréciation
des aptitudes des candidats, il ne s'est en rien constitué
en France une intelligentsia nombreuse initiée à la philosophie
qui se montrerait capable d'en faire un sujet de discussion
naturel.
On
sait que la fille de Mme de Sévigné, Mme de Grignan, était
une lectrice passionnée de Descartes, Mme de Staël se présentait
en philosophe, Mme d'Epinay logeait Rousseau, Mme du Chatelet
se passionnait pour Newton. Pourquoi n'était-il pas né d'intelligentsia
de la philosophie en France? Parce que l'éducation nationale
s'est aussitôt ruée dans une tâche exclusivement civique
- celle-là même que Socrate combattait dans le Théétète.
Certes, il fallait bien initier les Français à une discipline
qui substituait à l'expression des opinions subjectives
et sentimentales - la doxa - des jugements fondés
sur un savoir rigoureux et soutenu par des raisonnements
exclusivement pilotés par l'esprit de logique - l'épistèmè
ou la sofrôsunè.
C'est
à bon droit que l'éducation nationale a jugé cette pédagogie
primordiale, mais elle conduisait au même exercice que celui
de la scolastique du Moyen-Age, c'est-à-dire à la disputatio,
donc à la dissertation dans laquelle l'élève présente des
arguments pro et contra, pour aboutir à une prétendue
synthèse, toujours pré-conditionnée par une problématique
fournie d'avance et dont les présupposés ne sont jamais
examinés.
C'est
pourquoi il n'existe pas en France d'intelligentsia nombreuse
et capable de débattre du Théétète de Platon
ou du Traité de la méthode de
Descartes, qui analyserait les fondements psychophysiologiques
inconscients qui pilotent les présupposés des problématiques,
ou des catégories chargées de cadenasser en sous-main les
a priori de la Critique de la raison pure de
Kant.
Quand
tel homme politique se déclare atlantiste, il ignore
de quoi il parle - on est atlantiste comme on est socialiste
ou de droite et cela se discute en toute superficialité
autour d'une tasse de thé. Il se trouve qu'une science des
fondements anthropologiques et pour ainsi dire, des origines
psychobiologiques des savoirs, demande une profondeur d'esprit
à mille lieues des conversations de salon. Car si l'homme
est un animal au cerveau évolutif, cette espèce se trouve
nécessairement en transit entre deux états de l'animalité
proprement humaine. Il faudra donc apprendre à fabriquer,
d'un siècle à l'autre, une balance de précision dont les
plateaux pèseront le degré de cérébralité du simianthrope.
Qui a lu l'Introduction à la philosophie de l'histoire
de Raymond Aron, qui enseigne que la philosophie de l'histoire
est la clé de toute intelligibilité de l'évolution de la
pensée humaine. Il n'existe pas de penseur qui n'ait creusé
son sillon sur le territoire de l'histoire et de la politique
vécues.
5 - Une parenthèse en trompe-l'œil, mais
avec une digression indispensable 
Je m'excuse de la contrainte qui m'est imposée d'évoquer
un instant mon propre cas, mais cela est nécessaire à la
compréhension de l'incomplétude de l'exception culturelle
française.
On sait qu'en France les tribunaux d'appel sont beaucoup
plus politiques que les tribunaux de première instance,
qui avaient condamnés les Editions Gallimard pour escroquerie
pure et simple: il s'agissait de réduire mes droits d'auteur
de moitié sur La Caverne jusqu'à l'extinction
de la propriété littéraire qui s'éteignait alors un demi-siècle
après le trépas de l'auteur. J'étais indifférent à cette
question, puisque je n'ai pas de descendance. Mais je voulais
démontrer la prééminence des marchands sur les créateurs
et combien l'absence d'une intelligentsia philosophique
française va s'articuler avec la sortie actuelle de l'Europe
de l'histoire réelle du monde.
Or, le juge de première instance a aussitôt été promu en
cour d'appel, instance politique. Le jugement n'a pas été
modifié d'une virgule sur le fond, mais il a été purement
et simplement déclaré que l'éditeur a le droit de fixer
librement le prix de vente au public, même afin de se venger
d'un auteur, et cela en rendant impossible la vente de son
ouvrage. Mme Françoise Giroud, alors Ministre de la culture
de M. Giscard d'Estaing me l'a expressément confirmé par
écrit.
Mais si les jugements philosophiques se trouvaient juridiquement
motivés à la même enseigne que les jugements littéraires,
la jurisprudence française se trouverait radicalement empêchée
d'user de deux poids et de deux mesures. Or, le juge de
première instance n'avait pas lu l'ouvrage qui dépassait
par trop ses compétences et il s'était contenté d'invoquer
l'autorité de la célèbre Bibliothèque des idées et
de mentionner les "invitations flatteuses" dont "j'avais
été honoré, notamment à Princeton".
6
- Un protecteur métamorphosé en occupant 
Croyez-vous que s'il existait en France une intelligentsia
philosophique du poids de celle dont bénéficie la littérature,
il aurait été possible de faire accepter au pays un attrape-nigauds
d'un infantilisme politique stupéfiant, lequel avait permis
de faire adopter par les plus hautes institutions élues
au suffrage universel, une alliance atlantique fantomatique
et présidée par le général américain placé à la tête de
l'OTAN, à seule fin de cadenasser toutes les nations de
l'Europe ainsi que le Canada, l'Australie, la Nouvelle Zélande
et même la Turquie pour faire bonne mesure et pour créer
l'illusion d'une véritable défense soi-disant européenne?
Il
crève les yeux que cette construction est mythologique par
nature et par définition, parce qu'aucune de ces nations
ne sera attaquée sur son sol par la Russie ou la Chine.
En revanche, cette alliance vaporeuse et privée de contenu
militaire réel permettait d'implanter durablement en Europe
cinq cents forteresses américaines autonomes et souveraines
qui rendaient réalisable l'élimination de fait de tous les
Etats, pourtant censés demeurer indépendants du Vieux Monde.
Le Général de Gaulle avait osé déjouer ce piège en pleine
guerre froide et avant qu'il fût devenu par trop grossier
en raison de la disparition de l'Union soviétique. Car,
à l'heure où l'hypothèse d'une invasion armée de l'URSS
n'était pas radicalement exclue en raison de l'élan messianique
qui soulevait le prolétariat mondial sur le modèle de l'expansion
foudroyante du christianisme au premier siècle de notre
ère, il n'était pas fantasmatique d'imaginer un tsunami
des masses laborieuses.
Mais
à quel point l'encéphale moyen du simianthrope est sensible
au pouvoir de persuasion qu'exerce la seule force des armes
a été démontré par le fait que la chute du mur de Berlin,
au lieu d'anéantir instantanément la puissance américaine,
puisqu'elle y perdait le prétexte d'un vocation para-évangélique,
on a vu le monde entier chanter subitement la victoire définitive
des Etats-Unis, désormais délivrés de tout rival à leur
expansion illimitée, alors qu'à l'instant même toutes les
bases militaires américaines changeaient subitement et radicalement
de statut pour se transformer en troupes d'occupation contre
un ennemi imaginaire.
7 - L'effondrement programmé du mythe
européen 
On
voit que si l'Europe a d'ores et déjà glissé hors de l'histoire,
c'est pour deux motifs complémentaires : d'un côté, comment
un continent fait de bric et de broc se donnerait-il jamais
une unité et une volonté politiques sur la scène internationale?
Mais, dans le même temps, comment une Amérique empêchée
de venir croiser le fer sur le terrain face à la Russie
et à la Chine et empêchée d'enflammer ses vassaux d'une
ardeur de croisés au profit de sa propre suprématie par
le mythe démocratique, pourrait-elle persévérer dans son
expansion?
Aussi
l'Italie a-t-elle signé des contrats pour dix-huit milliards
d'euros avec l'Iran et le ministre de l'économie français
et M. Macron a-t-il engagé la France dans d'intenses tractations
industrielles avec la Russie, alors que, dans le même temps,
quelques fonctionnaires européens, achetés en sous-main
par les Etats-Unis, prétendent perpétuer les sanctions non
seulement contre la Russie, mais contre l'Iran, auquel il
serait subitement interdit de fabriquer des missiles. Même
la Suisse a passé outre à ces nouvelles exigences.
8-
Débâillonner une civilisation 
L'Europe
actuelle s'est déjà vaporisée pour cause d'irréalisme sur
la scène internationale en raison de son éclatement grouillant
dans une provincialisation des affaires. On assiste à la
fois à la chute de la crédibilité politique de l'empire
américain et à la disparition parallèle du Vieux Continent
comme acteur autonome et devenu un ramassis de démocraties
bananières.
Mais, dans ces conditions, comment voulez-vous que l'occupation
de l'Europe par cinq cents bases américaines puisse se rendre
durable. Comment le thème central de ce site, celui du renvoi
dans leur patrie des troupes d'occupation, ne devienne pas,
dans peu de temps, le vrai combat d'une Europe déficelée?
Et puisque Homère avait fait de nous une civilisation de
la parole, apprenons à nous débâillonner avant de nous désenchaîner.
Le
4 mars 2016