Introduction
a- La science
historique actuelle
Depuis le vote de
la loi du 23 décembre 2011, qui interdit la sottise de contester
le génocide arménien de 1915, j'ai laissé passer trois semaines
sans vous dire mot sur le sujet de la pénalisation de l'ignorance,
parce qu'il s'agit d'un évènement législatif dont tout l'intérêt
est de transcender l'actualité parlementaire et de soulever
la question de fond du statut anthropologique de la mauvaise
foi dans les sociétés et jusque dans les sciences dures. La
première interrogation porte sur la réflexion que doit vous
'imposer le spectacle de la pauvreté méthodologique dont les
historiens professionnels d'aujourd'hui ne cessent de vous apporter
la démonstration, la seconde sur la balance à construire afin
que vous appreniez à peser les obstacles que rencontre le verbe
comprendre appliqué à un génocide.
On voit que ces deux
difficultés se rejoignent. Qu'aucun Etat ne porte un regard
de haut sur la stérilité de "sanctuariser", comme on dit maintenant,
certains évènements barbares d'hier et d'aujourd'hui - massacres,
carnages, exterminations, génocides - ce n'est pas une surprise,
tellement le monde attend depuis longtemps - pour le moins depuis
la République de Platon - que sonne l'heure du débarquement
dans l'arène des siècles d'une classe politique réellement réflexive.
Mais qu'une science historique censée avoir trouvé les chemins
de la raison républicaine au sein des Universités laïques ne
dispose aucunement d'une connaissance anthropologique de la
notion d'objectivité applicable à l'interprétation des meurtres
et des massacres et des carnages, voilà un fait culturel, social
et politique à radiographier à l'école d'une Clio devenue plus
pensante.
Or, dans son ordre,
la loi du 23 décembre 2011 se révèle précisément féconde à titre
de témoignage, de la légèreté d'esprit dans laquelle la science
de la mémoire est tombée, et cela principalement en raison de
la vassalisation au grand jour ou rampante à laquelle la civilisation
européenne se trouve soumise depuis 1945.
b - Le génocide
et le sacré
Vous savez que la
science de la mémoire a toujours progressé à la faveur, si je
puis dire, des convulsions mortelles qui la condamnaient à reconstruire
l'intelligibilité du genre humain. Thucydide est le fils de
la guerre du Péloponnèse et de la chute d'Athènes, Tacite, de
la double impossibilité de confier durablement le sort de l'empire
à un Sénat des notables locaux et d'éviter le désastre de la
chute de la République dans la tyrannie, Montaigne, des premiers
craquements de la monarchie de droit divin, Montesquieu, du
débarquement de la raison dans le sacré, Tocqueville, de la
continuation imperturbable de la centralisation monarchique
au sein des démocraties, Taine, des enseignements de la guerre
de 1870. Quant au conflit entre l'histoire glorifiée par la
sacralisation officielle du passé et l'histoire placée sur les
plateaux d'une balance pensive, Platon se moquait déjà des panégyriques
convenus auxquels Périclès se livrait chaque année en l'honneur
des morts à la bataille de Salamine.
Mais il se trouve
que, pour la première fois depuis 1789, la civilisation européenne
ne trouve plus, dans les profondeurs de son génie, les ressources
d'une révolution cérébrale qui lui permettrait de porter un
regard de géant sur la quadriplégie mondiale dont la science
historique courant sur les rails de votre raison laïque se trouve
frappée. La loi du 23 décembre 2011 a conduit M. Pierre
Nora à publier dans le Monde du 28 décembre 2011 un article
sur lequel je reviendrai. Pourquoi ne contenait-il pas l'ombre
d'une réflexion sur le concept de vérité historique en tant
que signifiant, ni sur le degré variable de rationalité interne
dont la connaissance scientifique du passé a bénéficié au gré
des siècles et des lieux, ni sur l'incapacité de l'historien
d'aujourd'hui de comprendre la Saint Barthelemy ou la Terreur,
ni sur les présupposés inconscients qui commandent la définition
d'une rationalité de la science historique tenue pour universelle
ni, surtout, sur la connaissance des ressources cérébrales dont
dispose une espèce que défie la profondeur des sujets que le
monde moderne l'appelle à traiter? Certes, Mme Chandernagor
a publié dans le Figaro du 29 décembre 2011 un texte qui effleurait
le sujet du blasphème, du sacrilège ou de la profanation, mais
sans une spéléologie des fureurs et des extases religieuses
qui enflamment tour à tour les évadés de la zoologie il n'y
aura pas d'histoire pensante.
M. Marian, d'origine
arménienne, ancien secrétaire général du CNL et grand professeur,
exprime son désaccord avec M. Pierre Nora dans le Monde du 4
janvier 2012 et M. Serge Klarsfeld estime que, sur la shoah,
la raison du peuple français doit se trouver guidée par l'Etat.
Quant à M. Duclert, il demande à la République de donner de
bons conseils aux historiens turcs et M. Gautheret souligne
que la France a participé au génocide du Rwanda. Quelle est
la spéléologie des fuyards de la nuit animale qui vous permettra
de descendre dans l'abîme des meurtres sacrés auxquels le divin,
même chez les chrétiens, se livre depuis le paléolithique, puisque
la sainteté de "Dieu" demande aux fidèles de lui immoler des
victimes ensanglantées, tantôt au grand jour des autels, tantôt
en catimini.
c - Une scolastique
A l'heure où toute
la classe dirigeante du Vieux Monde passe au large du spectacle
saisissant de la mort politique de la civilisation de la raison,
à l'heure où l'occupation de l'Allemagne par deux cents gigantesques
bases militaires américaines n'attire le regard d'aucun historien,
à l'heure où le maître de l'OTAN étend sans cesse la puissance
de ses armes sous l'étendard de son empire de la "liberté",
à l'heure où aucun parti et aucun candidat à l'élection présidentielle
française du mois de mai prochain n'ose porter un regard d'historien
sur la marginalisation politique et militaire accélérée de l'Europe.
Comprenez qu'une science historique frappée d'aveuglement à
l'égard de ses propres funérailles perpétue les routines piétinantes
d'une scolastique à laquelle sa pseudo objectivité se prête
à merveille.
Qu'est-ce qu'une
scolastique appliquée à la science historique, sinon une méthode
d'apprentissage du passé dont les mythes sacrés nous avaient
longtemps enseigné l'usage? Le "chercheur" démocratique s'ampute
d'avance de la question de la validité des présupposés sur lesquels
sa discipline s'est construite, et cela afin de se lover dans
une cohérence cérébrale partielle et pré-apprêtée. De même que
la théologie s'interdit d'avance de jamais se poser la question
du bien-fondé de la croyance en l'existence d'un Dieu qui trônerait
dans l'immensité ou qui s'y trouverait vaporisé, la science
historique moderne ne se demande jamais comment les effluves
des empires se répandent, quels rapports leurs rêves entretiennent
avec leurs otages et comment ils lubrifient les ressorts et
les rouages de leurs vassaux. Mais alors, l'histoire demeurera-t-elle
la plus sotte des sciences humaines? Retournerez-vous au récit
naïf des Xénophon ou des Hérodote?
d - A la recherche
d'un bathyscaphe
Vous n'avez pas
besoin d'une connaissance trans-chronologique du passé pour
comprendre la bataille de Verdun - la seule écoute du narrateur
y suffit. Mais un génocide ? Mais une guerre de religion ? Mais
le conflit entre les shiites et les sunnites ? Pis que cela
: le protestant que révulse la consommation de la chair crue
de Jésus-Christ sur l'autel et que dégoûte le vin de la messe
changé en hémoglobine n'a ni le même cerveau, ni les mêmes entrailles
que le catholique qui n'y voit aucune difficultés ou qui se
livre sans seulement y penser à un rituel coutumier.
Mais si la science
historique actuelle devenait cogitante - on raconte qu'elle
nourrirait subitement l'ambition de se rendre "trans-évènementielle"
- comment scellera-t-elle une alliance vivante entre la narration
greffière et la plongée éclairante, entre la mémorisation acéphale
des huissiers et la descente dans l'abîme du trépas des civilisations,
entre la légèreté du chroniqueur et le tragique eschylien?
La loi du 23 décembre
2011 est un fanal éteint et une lampe de Diogène. Tentons de
nous promener quelques instants sur les sentiers riants du mythe
de la Liberté, puis de descendre dans la géhenne où une autre
Clio vous conduira à observer les relations que les religions
entretiennent avec le génocidaire suprême du cosmos, celui dont
la sainte démocratie mondiale met en scène les autels ensanglantés.
.
1 - Votre
vocation intellectuelle
2
- Les huissiers de Clio
3
- " Travailler sur "…
4
- Les narines sacrificielles de l'humanité
5
- Qu'est-ce que le pouvoir temporel d'un Olympe ?
6
- Que signifie la sacralisation du réel ?
7
- Le sacrilège de nier la réalité
8
- Une histoire de fou
9
- Une révolution mondiale de la morale
10
- L'abeille et le miel
1
- Votre vocation intellectuelle 
Vous savez que les pires ennemis des démocraties s'appellent l'ignorance
et la sottise des peuples mal informés de la nature de leurs droits
et de la portée de leurs devoirs. Votre apprentissage rapide et
fécond du contenu moral et juridique de la souveraineté dont la
Constitution vous a investis profitera donc d'une tragédie politique
désastreuse pour la nation, mais utile à votre instruction civique.
Voici le chemin de votre ascension au rang de citoyens dignes
de piloter la France de demain sur la scène internationale.
Dans cet esprit, apprenez bien vite les secrets d'Etat qui se
cachent sous l'adoption, en toute hâte, d'une loi qui permettra
de vous jeter en prison et de vous frapper d'une lourde amende
si, par l'effet d'une ignorance ou d'une sottise dont il est insultant
de vous accuser, vous vous avisiez de nier massivement ou isolément
dans vos écrits ou de vive voix le génocide auquel la Turquie
s'est livrée en 1915 sur une partie de sa population, les Arméniens,
qui allaient faire sécession. Du coup, Ankara menace la France
de promulguer, à titre de représailles, une loi qui châtierait
les Turcs coupables de nier l'assassinat par l'armée française
de quinze pour cent de la population algérienne, laquelle entendait,
comme celle de l'Arménie de 1815, fonder une nation et délivrer
son territoire du statut d'une colonie, puis, nécessité oblige,
le législateur d'un département.
Or
nos historiens s'indignent de l'audace de la Ve République, qui
entend empiéter sur les prérogatives qui n'appartiennent qu'à
eux. L'Etat s'appliquerait à arracher la plume des mains de ses
savants. Mais votre formation précipitée vous aidera à radiographier
l'inculture que les greffiers de Clio partagent avec tous les
gouvernements démocratiques d'aujourd'hui - car les uns et les
autres ignorent que M. Nicolas Sarkozy ne se prend pas pour un
hôte de passage en ce bas monde et qu'il n'écrit nullement l'histoire
terrestre de son pays, parce que les Parlements modernes, pense-t-il,
seraient appelés à rédiger un traité de théologie éternelle à
l'usage des démocraties séraphiques. A vous d'enseigner à vos
historiens que le chef de l'Etat met la Constitution de la France
laïque au service de l'esprit religieux auquel son mépris de la
raison républicaine entend soumettre la nation de Candide, mais
que vos historiens ne sont pas encore devenus ni des anthropologues
avertis, ni des peseurs légitimés de la raison universelle.
2 - Les huissiers
de Clio 
Combien
la science historique de l'estimable Pierre Nora souffre des carences
de la problématique et de la pauvreté des méthodes d'analyse des
descendants de Thucydide, donc de leur inaptitude à approfondir
le sens anthropologique du verbe comprendre, vous pourrez
le mesurer à lire l'article bien intentionné, mais d'une belle
candeur que l'auteur des Lieux de mémoire a publié dans
Le Monde daté du 28 décembre 2011. Au titre de président
et de fondateur de l'association "Liberté pour l'histoire",
il nous remet en mémoire les termes de l'appel solennel qu'il
a lancé à tous les historiens européens à Blois en 2008 et qui
lui avait valu l'approbation immédiate de plus d'un millier d'entre
eux. On pouvait y lire : "Dans un Etat libre, il n'appartient
à aucune autorité politique de définir la vérité historique
et de restreindre la liberté de l'historien sous peine de sanctions
pénales. (…) En démocratie, la liberté pour l'histoire est la
liberté de tous." (C'est moi qui souligne)
Profitez
de cette circonstance pour apprendre à préciser le sens des mots
de Clio; car ce qui compte dans votre discipline, ce n'est pas
d'invoquer le vocable incantatoire de Liberté et de la
"sanctuariser", mais de sonder le babillage épistémologique que
ce terme cache à votre regard. Précisez donc le contenu scolaire
et la portée scientifique de l'expression vérité pour l'histoire,
demandez-vous si la magistrature qu'exerce la scientificité de
l'histoire officielle concerne le récit fidèle des évènements
ou leur explication; et, dans le second cas, dites à vos lecteurs
à quelle profondeur vous entendez rendre votre récit intelligible,
tellement il ne suffit pas de raconter l'histoire avec exactitude
ou de la célébrer au titre d'un " lieu de mémoire " pour la rendre
compréhensible. Sur quelle balance pesez-vous le verbe comprendre?
3 - " Travailler sur
"… 
C'est
évidemment à juste titre que M. Pierre Nora dénonce, dans la loi
du 23 décembre 2011, une "soviétisation" de l'histoire.
Mais, en l'espèce, soviétiser signifie simplement pénaliser "la
contestation des génocides établis par la loi". Si votre science
historique ignore tout de la spécificité psychique qui s'attache
à la pénalisation de type idéologique ou confessionnel, si Clio
ignore tout de l'inconscient théologique, eschatologique et doctrinal
qui commandait le marxisme rédempteur, vous vous interrogerez
sur le sens suspect que les historiens actuels donnent au terme
de "raison" qui guide leur scolastique du compréhensible, tellement
il faut recourir à des radiographie anthropologiques du sacré
répressif et salvifique toujours étroitement associés pour comprendre
le contenu mental de la pénalisation d'un écrit que la
loi du 23 décembre 2011 fait monter sur les planches d'une intelligibilité
pré-apprise et bancale de l'histoire. Mais si une République inconsciemment
doctrinale et inspirée par le souffle du mythe de la Liberté s'imagine
savoir déjà ce qu'il faut officiellement entendre par la catéchèse
qui sous-tend les verbes expliquer et comprendre
et si elle les prend dans le sens global et superficiel que l'opinion
publique leur attribue, M. Pierre Nora condamne à son tour la
science historique à la légèreté d'esprit des chroniqueurs scolastiques
et des mémorialistes dévots de votre temps.
Mais jugez à quel point les défenseurs du sens commun le plus
trompeur et le plus creux ont d'ores et déjà fait irruption, leurs
armes confessionnelles à la main, dans l'enceinte d'un Etat banalisé
par le langage pseudo-rationnel de la laïcité: "La criminalisation
de la guerre de Vendée, écrit-il, était sur le point d'arriver
sur le bureau de l'Assemblée nationale. (…) D'autres propositions
de la loi se pressaient sur l'Ukraine affamée par le pouvoir stalinien
en 1932-1933 et (sur) les crimes communistes dans les pays de
l' Est, sur l'extermination des Tziganes par les nazis et sur
le massacre de la garde suisse aux Tuileries en 1793. A quand
la criminalisation des historiens qui travaillent sur l'Algérie,
sur la Saint Barthelemy, sur la Croisade des Albigeois"?
Que
signifie le verbe criminaliser si je criminalise la théologie
de l'enfer et si l'auteur du déluge est le premier génocidaire
de l'Histoire ? Quant à l'expression "travailler sur", elle se
présente fréquemment sous la plume des praticiens de la raison
seulement narratrice. Elle signifie que le conteur dispose de
la pelle et de la pioche en usage parmi les historiens, mais que
le récitant ne sait ni quelle terre il déplace ni ce qu'elle cache
aux yeux du piocheur.
4 - Les narines sacrificielles
de l'humanité 
Or, vous remarquerez que, dans cette énumération nullement exhaustive
des travaux qui attendent le "travailleur", seuls les massacres
de Tsiganes et des garde-suisses ne ressortissent pas essentiellement
à la connaissance anthropologique des mythes religieux. Si l'ignorance
du sacré est un désert d'une étendue immense au sein de la science
historique d'aujourd'hui, ce n'est pas seulement la mémoire des
siècles, mais tout progrès dans le décryptage des neurones du
genre humain qu'interdit la loi répressive du 23 décembre 2011;
et si nos esprits circonscripteurs et cadastraux ont pris autant
de retard sur les prospecteurs et les spéléologues d'aujourd'hui
que l'Eglise du XVIe siècle sur les philologues de la Renaissance,
comment M. Pierre Nora peut-il demander à une science historique
dont la loi de séparation de l'Eglise et de l'Etat de 1905 est
la parturiante de "travailler" sur la Saint Barthelemy, et cela
"objectivement", alors que, dans son état actuel, la discipline
du passé ne dispose d'aucune connaissance réelle des raisons mythologiques,
donc psychobiologiques qui la divisaient, en 1572, entre les défenseurs
de l'efficacité d'une immolation bien saignante sur l'autel du
sacrifice catholique et les partisans de l'assassinat cultuel
plus symbolique des protestants, mais qu'ils jugent depuis lors
non moins de bonne odeur que le meurtre plus olfactif que le Concile
de Trente déclarait seul "vrai et réel "?
Si
vous ignorez tout des narines sacrificielles de l'humanité et
de ses idoles, votre compréhension du passé ressortira-t-elle
au comique pseudo scientifique? Et si la peur et le courage de
l'intelligence sont les clés de la scientificité de la connaissance
réelle de l'histoire, et si la saint Barthélémy se révèle précisément
un baromètre précieux de la crainte que les dieux inspirent encore
à la République laïque, le tragique va-t-il fourrer son nez dans
les souterrains de la notion d'objectivité appliquée à la science
républicaine de la mémoire? Où allons-nous si ni l'Etat, ni Clio
ne radiographient le contenu psychologique de la cécité d'une
science du passé qui n'a pas de balance à peser l'encéphale orthodoxe
ou hétérodoxe de l'humanité et qui ne sait sur quels plateaux
déposer la raison et la folie religieuses? Xénophon et Hérodote
ne sont pas loin, eux qu'aurait stupéfiés le spectacle absurde
et dément de l'Inquisition ou des Croisades. Mais, encore une
fois, que savent nos historiens d'un type de délire collectif
que la loi de 1905 a mise sous le boisseau sans l'avoir radiographié
? Si vous deviez persévérer à ignorer les secrets de l'encéphale
onirique de notre espèce, jamais vous ne prendrez conscience de
ce que la science historique de demain sera condamnée à conquérir
le regard de la pensée sur les documents anthropologiques qu'on
appelle des théologies.
A quel point votre tâche de responsables de la cervelle de l'Etat
de demain, donc d'historiens de la raison du monde vous contraindra
de vous initier au fonctionnement de la boîte osseuse des déserteurs
des ténèbres et à quel point votre éducation civique sera philosophique
et anthropologique ou ne sera pas, vous le comprendrez mieux si
vous consacrez quelques instants à peser le retard que les démocraties
modernes ont pris sur la connaissance scientifique des théologies.
5
- Qu'est-ce que le pouvoir temporel d'un Olympe ? 
Vous
savez que la politique extérieure des nations républicaines est
dirigée par un chef de l'Etat élu au suffrage universel et secondé
par un Ministre des affaires étrangère. En France, le titulaire
actuel de ce poste a déclaré publiquement aux journaux que le
chef de l'Etat avait non seulement provoqué un désastre diplomatique
sans précédent, mais qu'il était coupable d'une hérésie intellectuelle.
Qu'est-ce qu'une hérésie en tant que document anthropologico-diplomatique?
Le
patriotisme d'Alain Juppé vous appelle indirectement à peser l'inconscient
théologique de l'adjectif "intellectuel" appliqué à une démocratie
à laquelle le chef de l'Etat a coupé les ailes: il s'agit, vous
le savez, de vous interdire de nier tels faits ou tels évènements
prédéfinis par l'Etat de droit comme des énoncés à damner. Apprenez
donc le contenu psychique, politique et doctrinal des interdits
prononcés par la voix des dogmes et qui vouent aux gémonies les
énoncés jugés hérétiques.
Si vous entendez châtier la négation d'un évènement imaginaire
par nature, mais soutenu par une orthodoxie, il faut, au préalable,
que votre réfutation du relaps et renégat qui aura insolemment
ridiculisé une sottise catéchétique ait été rendue punissable
par l'autorité du droit canon, donc par l'intervention
impérieuse d'une instance expressément habilitée par le ciel de
l'endroit à débarquer légalement dans la question. Mais son efficacité
exigera l'appel à la force du glaive, sinon la croyance en certains
miracles et prodiges ennemis de la logique humaine ne saurait
s'imposer par l'effroi et à tout le monde.
C'est
pourquoi la souveraineté d'une Eglise jugée inattaquable en raison
du pouvoir sacral qu'elle s'est accordée de soutenir des allégations
évidemment absurdes repose toujours sur la gloire d'un Olympe;
et tout Olympe se fonde nécessairement sur la terreur qu'inspire
sa légitimité pénale, c'est-à-dire sur la sagesse, à l'entendre,
de vous faire trembler. Mais comme il est impossible de mettre
votre cerveau sous le joug de l'ignorance et de la sottise sans
recourir à la foudre d'un Jupiter tenu pour crédible, on qualifie
de blasphème, de sacrilège ou de profanation une
énonciation de la vérité interdite de formulation pour cause de
lèse-majesté. Le sceptre de la peur religieuse dispose donc des
armes de l'épouvante qu'inspirent les souverains.
Si
je nie que, dans le "vrai et réel" sacrifice des chrétiens, le
pain et le vin de la messe se métamorphosent en chair et en sang
de la victime censée effectivement assassinée par les paroles
que le prêtre prononce sur l'offertoire de l'immolation, si je
nie que ce prodige, qu'on appelle la transsubstantiation,
serait le fruit instantané des formules dites de la consécration,
j'outrage le maître absolu du cosmos, lequel se vengera de l'impiété
d'un tel affront par la sainte cruauté de me précipiter pour l'éternité
dans les tortures de l'enfer, puisque tel est le châtiment effroyable
réservé à tous les mécréants par la bonté vengeresse du créateur.
Quand M. Alain Juppé, qui n'est pas un ignorant en théologie,
évoque une erreur de type intellectuel, vous renvoie-t-il à l'interdiction
que promulguent les Eglises de nier des faits fantastiques et
tenus pour avérés par l'autorité du dogme? Nullement.
6
- Que signifie la sacralisation du réel ? 
Car
tel n'est pas le cas du génocide arménien. Pourquoi nieriez-vous
des faits dûment attestés depuis 1915 par les historiens du monde
entier et par le gouvernement français de l'époque? On ne vous
demande pas de reconnaître qu'au cours de la guerre du Péloponnèse,
qui a conduit à la défaite navale d'Athènes devant Sparte, l'amiral
Lysandre ait fait assassiner six mille marins de l'ennemi à la
suite de l'anéantissement de la flotte de guerre du vaincu à Aegos
Potamos, on ne vous interdit pas de nier que Jules César ait fait
couper le poing droit à douze mille guerriers gaulois à la suite
de la reddition d'Uxellodonum, trop tardive à ses yeux, on ne
vous interdit pas de nier la Saint Barthelemy ou les massacres
de la Terreur, parce que l'on juge sainement que si le faux crève
les yeux, il est sot de protéger la vérité par le recours à l'épouvante
dissuasive, tellement l'erreur s'auto-réfute spectaculairement
et tellement il est grotesque de châtier l'ignorance, la stupidité
ou la mauvaise foi les plus évidentes. Quant à la spécificité
juridique du génocide, genos signifie espèce,
tribu ou peuple - les Etrusques ont éradiqué les Italiotes,
mais non les Espagnols les Incas, les conquérants anglo-saxons
les Indiens et Hitler les juifs : dans génocide, cide renvoie
au latin occidere, tuer, mais non exterminer, extinguere.
L'incarcération du négateur dans les geôles d'un Etat de droit
ou la crémation du mal-pensant sur les bûchers de l'Inquisition
ne sont plus de saison. Mais alors, il faut que vous vous demandiez
comment le sacrilège et le blasphème ont pu évoluer jusqu'à l'imbécillité
de protéger de la profanation des vérités historiques incontestable
et que ne réfute qu'une poignée de cerveaux en délire. Massacres,
carnages, exterminations, génocides, levez-vous et plaidez votre
cause devant le tribunal de la mémoire du monde!
7
- Le sacrilège de nier la réalité 
Sachez
donc qu'au XVIe siècle, les outrages aux verdicts du ciel ont
pris une tournure nouvelle: l'impiété a commencé de se nourrir
des découvertes de la science physique et des mathématiques. Le
débarquement de l'astronomie de Copernic réfutait celle de Ptolémée,
un Egyptien que l'orthodoxie du ciel des chrétiens sacralisait
depuis de longs siècles. Or, il a été démontré que ce genre d'hérésies,
fort récent dans l'histoire des dieux, triomphe toujours, mais
au terme d'une résistance de deux siècles environ des plaideurs
de la cosmologie mythique réfutée par l'expérience, parce que
la science n'a pas besoin de procureurs: elle se contente d'accumuler
dans le prétoire des preuves visibles de ses dires, tandis qu'une
religion convaincue d'erreur par un verdict de la nature ou par
la course réelle des astres dans le ciel se trouve contrainte
par la sainteté de son enceinte doctrinale de camper dans une
argumentation de plus en plus hiératique et de fortifier les murailles
du sacré contre les assauts inlassables des magistrats de l'évidence.
Vous savez que le tribunal de l'Eglise a donné au bras séculier
de Dieu, c'est-à-dire à l'Etat, le droit de brûler vif Giordano
Bruno pour cause de copernicisme, qu'elle a fait se rétracter
Galilée metu mortis - par crainte de la mort - ainsi que
des milliers de protestants espagnols qui réfutaient le prodige
de la transsubstantiation eucharistique. Plus d'un siècle et demi
après la parution de L'Origine des espèces de Darwin,
Jean Paul II a dû reconnaître que l'évolutionnisme est "davantage
qu'une hypothèse", déclaration dont l'ambiguïté politique
et la timidité calculée permettaient à l'Eglise de satisfaire
la raison scientifique, mais seulement du bout des lèvres afin
de ne pas trop effaroucher les fidèles.
Mais si la notion de sacrilège en vient à protéger non plus la
sainteté doctorale des représentations erronées de la science
astronomique des Anciens, mais l'histoire démontrée des métamorphoses
de la vie sur la mappemonde et au fond des mers, une terre d'accueil
s'ouvrira à la construction de barricades théologiques qu'on dressera
à une grande hauteur autour des évènements historiques les mieux
attestés. Puis, le retour de l'esprit de piété s'attachera non
plus seulement à sanctifier des évènements fabuleux et qui ont
besoin, précisément à ce titre, de se perpétuer à l'écoute de
prêtres assermentés par une divinité jugée irréfutable , mais,
en outre, de théologiser des faits que certains esprits pourraient
nier par sottise invétérée, ignorance crasse ou malice de démagogues.
8 - Une histoire de
fou
Pour
vous faire comprendre ce point difficile, examinons un instant
la question de savoir ce qui se passerait dans vos têtes dans
le cas où l'Etat de M. Nicolas Sarkozy interdirait aux hérétiques
de demain de nier l'existence de la lune et du soleil. Sans doute
êtes-vous étonnés que j'en vienne à évoquer un délire aussi extrême
de l'Etat et que j'en croie capables les législateurs actuels
du sacré républicanisé. Mais songez que vous vous diriez in petto:
"Nous avons toujours cru dur comme fer que nous devions en croire
nos yeux, nous avons toujours cru non seulement que ces astres
couraient au-dessus de nos têtes, mais qu'ils gravaient leur effigie
sur notre rétine. Et maintenant l'Etat nous laisse clairement
entendre que nos lumières pourraient fort vilainement nous tromper,
et maintenant notre Etat insinue que nous serions - et depuis
le berceau - des victimes sans défense de nos sens abusés. Se
peut-il que la République de la raison ait perdu la tête à ce
point? N'est-il pas plus vraisemblable de supposer, au contraire,
que le genre simiohumain tout entier aurait perdu la raison des
siècles durant et qu'il n'en aurait retrouvé que quelques bribes
à la Renaissance?
"Il se peut donc que l'Elysée ait acquis depuis longtemps une
science des mystères de nos encéphales, il se peut même que, sur
les hauteurs éclairées où siège sa sagesse, il capte d'avance
les senteurs d'un savoir encore inaccessible à ses créatures,
il se peut même que quelque divinité soit subitement descendue
de son Olympe pour n'informer que lui des secrets encore interdits
au pauvre entendement des Français. Car enfin, si nous étions
si sûrs, hier encore, que nous voyions ce que nous croyions voir
à seulement lever les yeux au ciel, pourquoi l'Elysée nous mettrait-il
soudainement en garde contre des erreurs qui menaceraient nos
lumières naturelles en catimini?"
On
voit par quels chemins l'esprit religieux seulement endormi de
l'humanité pourrait faire retour dans la candeur des démocraties
, on voit à quel point la laïcité actuelle demeure fragile: s'il
n'est pas sûr du tout que le soleil et la lune courent dans le
ciel et si c'est nous, à n'en pas douter, que charrie le soleil
de l'Etat, quel bonheur, pour nous, n'est-ce pas, que son omniscience
condescende à jouer à titre préventif le rôle de gardien de l'orthodoxie
républicaine dans nos têtes ébranlées et que l'encens de la démocratie
nous enivre durablement de ses grâces! Mais si vous respirez les
effluves ineffables du sacré dont la loi des sorciers du 23 décembre
2011 fleure si bon et si l'Elysée n'a peut-être pas entièrement
égaré les recettes éprouvées des Eglises , souvenez-vous que vous
êtes dépositaires des odeurs de la souveraineté d'une nation en
apprentissage de sa raison.
9 - Une révolution
mondiale de la morale 
Vous
voici devenus les citoyens d'un Etat dans lequel l'immoralité
partagée de la gauche sénatoriale et de la droite parlementaire
méprise votre souveraineté au point que les deux partis au pouvoir
menacent ensemble de jeter en prison ceux d'entre vous qui nieraient
un fait évident et attesté depuis 1915. Comment ferez-vous face
à une situation aussi ubuesque, sinon en vous collant aux oreilles
les écouteurs d'une science historique dont la distanciation intellectuelle
scannera les documents tragiques qu'on appelle des cerveaux? Mais
pour cela, il vous faut faire franchir un pas de géant à la morale
universelle. Dites-vous donc: "Si la divinité "toute puissante
et miséricordieuse" n'était pas celle de ma conscience et
d'elle seule, si je me prosterne devant le monstre sanguinaire
et dément qui me torturera éternellement aux enfers, si j'adore
une idole dont les châtiments devraient la couvrir de honte, si
je juge saintement méritées les rôtissoires qui m'attendent, comment
ne serais-je pas moi-même cette idole-là ? Mais comme je me vois
maintenant dans le miroir à double face où mon encéphale schizoïde
me renvoie à la théologie des sauvages, il faut que j'enseigne
à la science historique ce qu'on appelle un génocide."
Pour
le comprendre, demandez-vous à quelle étrange nature l'idée de
justice ressortit; et pour cela, observez le jeu serré que joue
Socrate avec la République d'Athènes. D'un côté, dans la célèbre
Prosopopée des lois, que vous trouverez dans le
Criton, il fait tenir à ces pauvresses un discours apeuré: "Socrate,
disent-elles au philosophe, ne sommes-nous pas les éducatrices
de cette ville, ne nous doit-elle pas de la reconnaissance pour
l'enseignement que nous lui avons dispensé, ne serait-elle pas
une ingrate de nous désavouer, ne tomberait-elle pas en ruine
à ébranler notre autorité et à mettre en doute les services immenses
que nous lui avons rendus si tu refusais de boire la ciguë et
si tu t'enfuyais pour goûter un sûr refuge à Mégare?"
Socrate
paraît les approuver hautement. Mais voyez ce qu'il leur glisse
dans le creux de l'oreille: "Mon pauvre ami, dit-il à Criton,
tu crois savoir où se trouve le vrai Socrate; tu crois même que
tu vas transporter en terre ton Socrate en chair et en os et tu
te lamentes d'avance sur son cadavre. Mais je partirai comme l'abeille
emporte son miel."
10
- L'abeille et le miel 
Depuis
ce temps-là, le sceptre de la justice du monde a changé de mains.
Jusqu'alors l'Etat disait : "Justice est faite!" quand son glaive
avait prouvé son bon droit à brandir une dépouille mortelle pour
témoin de sa légitimité; et maintenant l'Etat se trouve dépossédé
de sa victoire à l'école de l'abeille et du miel; et maintenant,
le vainqueur n'est plus l'Etat, mais l'absent qui le nargue et
qui lui dit: "Vois, je n'étais pas à l'endroit que tu croyais."
Et la loi s'enfuit piteusement, la loi a perdu son trophée de
chair et de sang.
Voilà
la balance sur laquelle la loi du 23 décembre 2011 attend votre
pesée. Car M. Sarkozy répète que Socrate, ce sera bel et bien
l'impie dont vous jetterez la carcasse en prison pour sacrilège.
Mais la France vous dit: "Je suis l'abeille et le miel de votre
raison" .Où donc la vérité historique sur le génocide se trouve-t-elle?
Aurait-on trouvé son gîte en Turquie, ou bien ici et maintenant
? Portez donc votre regard sur l'idole génocidaire que vous êtes
à vous-mêmes quand vous vous prosternez la face contre terre devant
un tueur titanesque et qui vous jettera vous-mêmes en prison pour
l'éternité sous la terre. Comment adoreriez vous la sainteté de
ce tortionnaire si vous n'étiez à son image et ressemblance ?
Dites à M. Nicolas Sarkozy: "Tu te trompes, si tu crois voir la
France de l'abeille et du miel dans le cadavre de la justice du
monde." Si
votre encéphale apprenait à connaître la preuve par l'abeille
et le miel, peut-être votre intelligence remettra-t-elle une France
tombée en panne du "Connais-toi" sur le trône de sa Liberté.
Le 22 janvier j'analyserai les dessous du désastre proprement
diplomatique, afin d'illustrer les relations que les problématiques
englobantes entretiennent avec la pratique politique au quotidien.
15 janvier 2012