Dans le Monde du
22 mai 2008, M. Jean-Claude Casanova a exprimé la position officielle
que prendra ce quotidien concernant la politique que M. Nicolas
Sarkozy inaugurera au cours de la présidence française de l'Union
européenne et qui visera à replacer notre pays sous commandement
militaire américain en temps de paix. Il est largement admis que
M. Jean-Claude Casanova est un " agent d'influence " des
Etats-Unis . Pour des raisons mystérieuses, il s'ingénie à en
légitimer la rumeur. Son exposé est tellement limpide qu'on y
lit en filigrane, mais à livre ouvert les instructions des services
secrets du Pentagone ; et pourtant, il est d'ores et déjà devenu
bien évident que la question du statut des "agents d'influence"
français va débarquer dans l'actualité.
MM. Balladur, Hervé
de Charette et Giscard d'Estaing ont démontré d'avance que toutes
les têtes pensantes de la France politique sont aux aguets, puisque
tous trois ont réagi dans le Monde sitôt que M. Nicolas
Sarkozy eut proposé que M. Tony Blair fût appelé à la future présidence
de l'Europe - ce qui a contraint sur l'heure le chef de l'Etat
à y renoncer. Mais une politique toutes griffes dehors ne sera
pas intelligible non plus tant que nos pauvres sciences humaines
n'auront pas de connaissance anthropologique de l'inconscient
religieux des démocraties les plus laïques d'apparence. C'est
pourquoi je me suis contenté d'expliciter les rudiments de cette
discipline par la voix même de la CIA, dont j'ai copié les instructions
à ses agents d'influence en France.
1
- L'oubli des lois de l'histoire
Vous devez garder constamment présent à l'esprit que les Européens
ont oublié, non seulement les lois et les leçons de l'histoire
des empires, mais les règles élémentaires qui assurent leur expansion
, de sorte que la clé de notre puissance est dans le salut que
notre prêtrise de la démocratie apporte au monde entier. Nous
sommes les officiants, les missionnaires et les apôtres de la
religion de la Liberté. N'oubliez jamais que le vrai prodige sur
lequel repose notre empire n'est autre que la rechute pour longtemps
du Vieux Continent dans l'enfance après trois générations seulement
d'accoutumance à notre présence militaire .
2
- Une cécité mystérieuse
Nos
armes se trouvent fichées sur le sol de l'Allemagne, où nous avons
tissé un réseau de cent quatre vingt dix-huit places fortes armées
jusqu'aux dents. Nous disposons de cent trente sept garnisons
de la Liberté en Italie , alors qu'il n'existe pas une ombre de
menace militaire qui nous permettrait d'alléguer que ce gigantesque
quadrillage protègerait l'Europe contre un ennemi en chair et
en os. Vous devez comprendre que si, par un miracle de leur foi,
nos armées sont devenues aussi invisibles aux yeux des Européens
que le roi de Danemark aux yeux de ses courtisans dans un conte
célèbre d'Andersen, c'est que notre domination se nourrit de la
fascination mystérieuse que le bandeau de leur rédemption exerce
sur leur esprit : pour que nous soyons parvenus à faire débarquer
notre mythe politique sur la terre, il faut que nous ayons soumis
les peuples que nous dominons à la vision infantile du monde que
nous leur avons inculquée depuis 1945 et que leur entendement
se soit asservi à jamais au regard que notre génie leur a appris
à porter sur eux-mêmes .
Mais vous devez prendre également la mesure de la fragilité d'un
empire entièrement fondé sur l' imagination. Car le danger soviétique
ayant disparu , il nous faut convaincre nos " alliés ", comme
nous les appelons, qu'ils sont menacés par un danger tout nouveau
et terrible, mais hélas , moins évident aux yeux des ignorants
et des aveugles qu'aux nôtres, puisque notre globe oculaire est
le seul à voir en chair et en os le démon du Mal marcher de long
en large sur la terre entière. Une fois encore, voyez comme la
foi démocratique est la clé de la puissance politique et morale
de notre empire : si vous ne défendez la sotériologie que nous
incarnons, si vous ne traquez le Diable qui court à bride abattue
sur les cinq continents, comment leur insuffleriez-vous jamais
l'épouvante religieuse qui les rendra fiers de nous servir ?
3
- Une politique hallucinatoire
Vous
devez savoir que le règne d'une sophistique politique sur les
cerveaux est le même que celui qu'exercent les théologies, qui
nous ont appris que leur génie ne songe jamais à mettre en doute
l'hypothèse de l'existence d'une divinité bancale par nature,
puisque les Français ont déclaré que son existence avait grand
besoin de se trouver établie par le sûr effet de leur propre volonté
et que le verdict fondateur de leur foi tomberait de leur propre
bouche , ce qu'ils ont accompli par la voie d'une proclamation
solennelle que leur Napoléon a fait entendre au monde entier.
Vous étudierez donc le cerveau simiohumain à l'école de votre
scannage psychogénétique des orthodoxies que cet organe s'est
mis à sécréter il y a quelques millénaires seulement; car leur
civilisation a bâti toute sa réflexion politique sur le postulat
originel selon lequel il existerait un créateur et un régisseur
du cosmos. Or, notre empire est le premier depuis Charlemagne
qui ait réussi à faire débarquer dans la politique mondiale une
axiomatique hallucinatoire de ce type. Nous sommes présents en
Europe à la fois parce que cela est inscrit dans la nature des
choses et parce que telle est la catéchèse latente et informulée
à laquelle obéissent les peuples qui nous accordent le titre de
sauveurs du monde.
4
- L'habillage messianique d'un empire
Vous
veillerez donc en tout premier lieu à ce que notre occupation
militaire de l'Europe ne soit jamais présentée en termes militaires,
mais toujours sous l'habillage messianique qui permet à notre
patrie d'habiter le temple mondial de la vérité.
Pour que la démocratie se présente sous les traits d'une Eglise
universelle, il importe que notre existence se fonde sur un paysage
séraphique. Le socle biblique sur lequel repose toute notre puissance
politique n'est autre que le caractère angélique de notre présence
sur cette terre. Sans l'évidence que notre patrie et composée
des phalanges démocratique de la Liberté, toute la réflexion des
Européens sur le sort auquel leur défaite les condamne n'enfermerait
pas d'avance leur Continent dans des présupposés historiques et
culturels délivreurs à leurs propres yeux et soustraits par définition
à leur examen.
5
- La condition sine qua non de notre puissance
On
vient de publier les documents diplomatiques français du premier
semestre 1966, qui sont censés expliquer la décision du Général
de Gaulle de quitter le gigantesque rassemblement des armées européennes
que nous avions réussi à placer sous le sceptre des songes de
notre démocratie dix-sept ans auparavant. Malgré le grave revers
que cette défection historique nous a infligé, notre espoir n'a
pas été déçu de maintenir le reste de l'Europe sous notre commandement,
tellement un peuple occupé par une armée étrangère n'est pas libre
de ses mouvements et n'a pas de politique étrangère qui lui soit
propre.
Non
seulement nous n'avons pas perdu une seule garnison, mais nous
les avons renforcées. Depuis quarante neuf ans, la France tente
en vain de convaincre le reste de l'Europe de suivre son exemple
. Aussi, devez-vous défendre de toutes vos forces les plans et
la stratégie de notre principal agent d'influence en France ,
qui n'est autre que le nouveau chef de votre Etat en personne,
M. Nicolas Sarkozy, lequel entend replacer son pays sous notre
sceptre aussi bien en temps de guerre qu'en temps de paix - car
cette jonction est évidemment la condition sine qua non
de notre règne.
M. Nicolas Sarkozy sait que le pouvoir ne se partage pas. Aussi
a-t-il refusé que son parti se donnât un chef et que M. Fillon
prétendît diriger la France à ses côtés . Comment se fait-il qu'il
s'imagine maintenant que nous partagerions notre sceptre avec
lui en Europe ? Comment se fait-il que le Général de Gaulle ne
nous ait pas gentiment demandé la permission de nous faire partir
? A-t-on jamais vu un Etat autoriser ses vassaux à le quitter
? Pour expliquer ce phénomène, vous devez savoir que le simianthrope
est un animal dichotomisé par un encéphale qui le scinde entre
le réel et le songe et que ses rêves sont immunitaires en ce qu'ils
le protègent de la solitude dont son dialogue sans témoins avec
le cosmos lui inflige la souffrance. M. Nicolas Sarkozy reçoit
l'Amérique dans son esprit comme une armure intouchable, le berceau
originel de sa conscience, son sacré naturel. C'est cette cuirasse
psychique et mentale de toute l'Europe que le Général de Gaulle
a brisée à reforger la virilité d'une civilisation à l'école d'une
massue, la bombe atomique de la souveraineté.
Vous
commencerez donc par insinuer que, dès l'origine, la décision
de l'homme du 18 juin de nous demander de retourner sur nos terres
aurait été ambiguë et que ses successeurs l'auraient peu à peu
vidée du contenu politique qu'elle rêvait de se donner pour n'en
conserver qu'un l'habillage matamoresque, celui qui répond à l'esprit
de bravade et de parade du peuple le plus ridiculement théâtral
que l'histoire ait jamais enfanté . Pour cela, nos spécialistes
de votre langue nous ont conseillé de choisir le terme de " posture
" . Nous vous demandons de l'adopter et de l'asséner en toutes
circonstances.
6
- Ne parlez pas de galons et de képis
L'emploi constant de ce vocabulaire suggestif vous permettra d'
éviter soigneusement de distinguer , ne serait-ce que par mégarde,
une alliance entre Etats souverains et la subordination militaire
perpétuelle et statutaire des peuples de l'Europe que nous avons
" intégrés ", comme nous disons à notre commandement il
y a cinquante neuf ans déjà. Ne parlez jamais de galons ou de
képis . Souvenez-vous toujours de ce que notre règne est onirique,
donc vaporeux par définition et que nous le faisons entièrement
reposer sur des idéalités sacralisées et suspendues dans les airs.
Nous n'en ferons pour longtemps les dirigeants des affaires du
monde que si notre langage les maintient en altitude dans l'atmosphère.
7 - La livrée du vocabulaire
L'appellation de " commandement militaire intégré " vous
aidera grandement à cacher notre domination sous un sceptre consensuel
en apparence et censé avoir été librement accepté par les subordonnés
à notre verbe. La vraie livrée des vassaux est celle du vocabulaire
que leur maître leur a vendu . Encore une fois, n'oubliez jamais
que nous sommes les maîtres du discours que tient la démocratie
mondiale d'aujourd'hui . Nous avons porté le sceptre des mots-clés
de l'histoire du XXè siècle . A vous d'en faire hériter le XXIè
.
8
- On ne coupe pas en deux la poire de l'apocalypse
Vous
serez aidés dans le camouflage de notre puissance par le Général
de Gaulle lui-même , parce qu'en son temps, tous les empires du
monde étaient à ce point disqualifiés par l'emprise que l'aurore
de notre religion de la Liberté exerçait en retour sur notre propre
expansion impériale qu'il était impossible à l'Europe des vaincus
de s'opposer à nos ambitions de délivreurs de la tyrannie. Aussi
le vieux guerrier de 1958 se trouvait-il contraint de limiter
son argumentation à trois allégations crépusculaires et qui lui
interdisaient d'avance d'aller au fond des choses : primo,
disait-il, le régime communiste, dont la menace militaire avait
paru suffisamment crédible pour assurer l'ascension de notre soleil
dans le ciel du Vieux Continent, cet épouvantail, à l'entendre
, avait perdu de sa force, secundo, l'Europe pourrait se
trouver aspirée à son corps défendant dans notre sillage et entraînée
à s'engager dans une troisième guerre mondiale à nos côtés, tertio,
le dragon saint Michel de l'arme nucléaire française ne pouvait
se trouver placé ni entre les mains d'une puissance étrangère
qui en userait à son gré, ni même équitablement partagée avec
notre propre foudre : on ne coupe pas en deux la poire de l'apocalypse.
Mais le Général de Gaulle savait fort bien que l'arme nucléaire
est mythologique. Il n'ignorait en rien que le singe nu n'attaquera
pas un congénère aussi exterminateur que le justicier du Déluge
et que deux singes nus rendus génocidaires à l'école de leur créateur
n'auraient pas la sottise de se donner rendez-vous pour se faire
sauter ensemble la cervelle. Mais son époque a mis le Général
de Gaulle dans la nécessité de garder secrète cette gigantesque
évidence, ce qui l'a conduit à nous faire le cadeau de valider
derechef un mythe des fins dernières que nous avions imprudemment
fatigué à Hiroshima et à Nagasaki. C'est grâce à lui que, depuis
un demi siècle nous tenons au bout de notre laisse un monde domestiqué
par une version mécanique de l'excommunication majeure .
C'est encore grâce à lui que nous avons pu remplacer in extremis
l'épouvante devant le diable, qui commençait de faire long feu,
par l'épouvante devant notre dernier rejeton du mythe du Déluge,
la Perse. Mais nous nous trouvons à un tournant dangereux, celui
où le mythe nucléaire est sur le point de nous fausser définitivement
compagnie et de nous condamner à la mendicité au bord du chemin,
parce que nous ne pourrons soutenir longtemps encore que le neuvième
propriétaire des empires infernaux serait à lui seul plus redoutable
que ses huit prédécesseurss réunis . Vous devrez donc revenir
au Diable, qui en a vu d'autres , le pauvre, et ne plus le lâcher
d'une semelle , parce qu'il nous a donné des preuves de la longévité
de ses chaussures autrement plus fiables que le ridicule pétard
du nucléaire , dont tout le monde sait qu'il a fait son temps
.
9
- Le langage cru de la politique
Il
vous faudra donc conduire le double attelage de la politique moderne.
D'un côté , le singe savant garde les pieds sur terre, de l'autre,
il élève dans les nues des masques verbaux qu'il charge de le
rendre redoutable . C'est sur ce modèle que vous démontrerez combien
votre éthique universelle est en droit d'exiger de tous les peuples
et de toutes les nations de se placer physiquement sous notre
commandement et de se convertir à notre apostolat de guerriers
de la délivrance de l'univers . Vous devez apprendre à regarder
l'humanité de l'extérieur. Une véritable anthropologie n'observe
pas le cerveau de l'animal qu'elle étudie du point de vue de Sirius,
mais d'un laboratoire dont nos think tanks ont découvert le recul.
On ne se distancie pas de la boîte osseuse du chimpanzé vocalisé
comme le bistouri de la médecine expérimentale de Claude Bernard
dissèque un foie ou un estomac : la masse encéphalique du simianthrope
est un organe onirique auquel notre politique sert de laboratoire
à l'échelle de la planète.
10
- La légitimation de la force par le mythe et du mythe par la
force
Encore une fois, dites-vous sans cesse et inlassablement que ce
sera seulement dans le laboratoire de la piété démocratique mondiale
dont nous sommes tout ensemble les apôtres et les légions que
vous ferez utilement remarquer à nos adversaires combien l'équilibre
actuel des forces dans le cosmos sacralise à nouveau notre sotériologie
biphasée et redonne tout leur poids aux armes bipolaires dont
dispose notre religion de la liberté. Vous devez vous répéter
sans relâche que la légitimation réciproque de la force par le
mythe et du mythe par la force est le fondement psychogénétique
de la présentation évangélique de notre expansion . L'ambition
de Dieu à son aurore n'était-elle pas fondée, elle aussi, sur
son omnipotence et son omnipotence sur son omniprésence ? A l'instar
du créateur dichotomisé que nous nous sommes donné, c'est parce
que nous sommes là que nous le sommes par la force du droit et
de la loi. Si nous n'étions pas les forgerons de l'espérance politique
et militaire d'un monde bifide, nous n'empoignerions l'histoire
qu'à la nuit tombée, et il serait trop tard.
11 - L'administration générale du mythe
Réintroduisez subrepticement, mais avec ténacité, le temporel
dans l'administration générale du mythe ; écrivez, par exemple,
que l'édification de l'Union européenne entraîne nécessairement
des abandons de souveraineté entre des Etats autrefois solitaires
et altiers et que nous sommes donc pleinement légitimés à les
entraîner à notre suite, tant en raison de leur affaiblissement
dans le monde qu'en raison de l'amaigrissement continu de leurs
relations entre eux, qui se trouvent amoindries au point qu'elles
ne sont renforcées que par la fiction de leur rassemblement rachitique
Faites entrer le ciel et la terre par la grande et par la petite
porte tour à tour , veillez à guider cet attelage frileux avec
art et prudence, faites alterner les promesses des nations et
celles du grand large de manière à faire claudiquer l'Europe entre
ses territoires et ses nostalgies. N'oubliez pas qu'à l'instar
de toutes les civilisations, celle de Christophe Colomb et de
Copernic a un pied dans les nues et que nous sommes les fournisseurs
de son jambage céleste à toute la terre.
12
- Notre pureté de sauveurs du monde
Un
point particulièrement névralgique de votre mission sera de légitimer
les malheureux Etats du Vieux Monde qui ont osé refuser de participer
à notre seconde croisade par la libération terrestre de l'Irak
et qui invoquent maintenant le prétexte fallacieux, que, malgré
toute notre fierté et tout notre courage, nous y avons embourbé
nos étoiles depuis près de six ans. La faiblesse de leur foi leur
fait parfois contester tout ensemble la légitimité de notre croisade
et ses résultats militaires, qu'ils jugent piteux. La scissions
cérébrale qui les frappe est une grande hérésie : la sainteté
d'une croyance n'est pas réfutée par les obstacles passagers qu'elle
rencontre sur cette terre et qui ne sauraient ni maculer sa vêture
, ni compromettre son destin sidéral. Nous sommes allés délivrer
un peuple du tyran qui l'opprimait , et maintenant , les mécréants
mettent en doute notre pureté de sauveurs du monde .
13
- Les relaps et renégats de la démocratie
Voici
nos directives sur ce point important : primo, vous écrirez
que la guerre d'Afghanistan a été pleinement et saintement acceptée
par tous nos serviteurs, ce qui suffit à démontrer non seulement
qu'il s'agit d'une expédition de nos fidèles glorieusement rassemblés
sous notre bannière, mais que les difficultés qui s'opposent à
son achèvement ne peuvent que l'ennoblir, à moins que nos adversaires
prennent place sur le banc d'infamie des apostats; secundo,
vous écrirez que cette guerre n'était ni programmée, ni catéchisée
par un traité en bonne et due forme avec nos vassaux et n'engageait
donc pas formellement la vocation messianique de l'OTAN ; tertio,
vous déplorerez, en revanche, que le refus inexpiable de la France
et de l'Allemagne de participer avec vaillance et fidélité à notre
croisade pour le triomphe du Droit et de la Justice dans le monde
aura revivifié un instant le vain théâtre du gaullisme, que vous
veillerez toujours, je vous le rappelle, à qualifier d'artifice
maléfique .
14
- Notre religion des droits de l'homme
Voici
nos directives de gestion de notre politique mondiale des droits
de l'homme .
Autrefois, nous ne pouvions combattre la torture ou la tyrannie
sur le globe terrestre tout entier, parce que ces deux calamités
se trouvaient validées par une théologie selon laquelle " tout
pouvoir vient de Dieu ". En élevant une éthique au rang d'un
devoir absolu et universel et en plaçant la politique sous ce
joug, ne craignez pas de vous présenter en défenseurs résolus
et impavides de cet évangile et de le proclamer impératif , parce
qu'il n'y a aucun danger qu'un chef d'Etat vienne jamais nous
demander de respecter les droits de l'homme sur notre territoire
ou sur le territoire de nos amis. Les lois de l'histoire enseignent
que seules sont qualifiées d'hérétiques les violations des droits
de l'homme dont les ennemis des puissants se rendent coupables
, de sorte que vous ne rencontrerez aucun obstacle sérieux à vous
montrer orthodoxes , donc planétaires , à l'égard des faibles
.
15
- Les dialecticiens de la servitude
Un
bon agent d'influence doit se vêtir en arbitre. Pour cela, il
lui faut donner à ses interlocuteurs l'illusion qu'il leur fournit
des gages sérieux de l'impartialité de son arbitrage, et d'abord
celui de sembler sans autre parti-pris que celui de défendre les
valeurs supérieures de la démocratie contre des adversaires retors
et sans scrupules. Influencer n'est pas cambrioler à la manière
d'un espion qui dérobe les documents qu'il rapportera à l'Etat
qui l'emploie ou d'un homme de main armé pour voler et tuer. Il
vous appartient seulement d'user d'un certain art de donner le
change, il s'agit seulement que vous mettiez au service de l'Amérique
une pratique toute nouvelles et insinuante de la sophistique,
celle de raisonner à la manière des logiciens impérieux et impavides
des Grecs, dont tout le génie de la dialectique visait à escamoter
une prémisse de leurs démonstrations sans que l'adversaire s'en
aperçût . Je vous renvoie sur ce point au chapitre III du guide
secret de l'agent d'influence qui a servi de bréviaire à votre
formation.
16
- L'impopularité immérité d'un échec
Dans
le cas présent, vous vous appliquerez à occulter les véritables
raisons de la guerre d'Irak. Pour cela, vous regretterez à grands
cris que l' impopularité imméritée et passagère de cette croisade
soit due à des revers de nos armes qui auront pu affaiblir un
instant la foi du monde en la grandeur de notre mission. Ici encore,
vous vous souviendrez des enseignements de l'histoire des théologies,
qui ont toujours su garder immaculé leur missel d'apôtres du salut
du monde chaque fois qu'elles se sont trouvées contraintes de
combattre une hérésie évidente par le fer et le feu de leur foi.
17
- La promotion de leurs livrées
Vous direz aux Français qu'ils seront appelés à participer de
nouveau et avec ardeur aux expéditions punitives de l'Otan; et
vous leur rappellerez que, depuis 1966, ils ne se sont jamais
dérobés à leurs vrais devoirs, mais qu'il est bien regrettable,
pour leur gloire, de se trouver écartés du commandement militaire
que nous qualifions " d'intégré " , ainsi que du comité des plans
et de celui du nucléaire. Naturellement, vous cacherez à vos compatriotes
que leur participation isolée et occasionnelle à une opération
militaire ne les a jamais subordonnés à l'OTAN et vous vous attacherez
à les convaincre qu'ils deviendront plus influents et plus puissants
s'ils se trouvent placés sous les ordres de nos généraux les plus
prestigieux . Vous devez les persuader de ce que leur rang politique
actuel est vain et frelaté et de ce que leur indépendance apparente
n'éblouit qu'eux-mêmes , mais que l'éclat nobiliaire de leur fausse
souveraineté présente l'inconvénient d' indisposer nos " alliés
" à leur égard.
18
- Les rubans de la servitude
Vous
écrirez dans Le Monde et ailleurs que la disproportion des forces
militaires est grande entre l'Europe et nous ; puis vous leur
direz que nous autorisons l'Europe à devenir à son tour une puissance
politique et militaire angélique et même à s'asseoir à notre droite,
mais à titre d'auxiliaire de notre trône du monde, donc couverts
des rubans de nos évangiles. Il vous appartient de soutenir que
notre tâche de porteurs harassés du fardeau de la puissance mondiale
est séraphique et que nous serions heureux d'en déposer le poids
sur des épaules plus robustes que les nôtres . Mais comment ,
ajouterez-vous, nous déroberions-nous au devoir accablant que
Dieu et l'histoire nous appellent à accomplir avec toute l'humilité
et le désintéressement des missionnaires et des apôtres de la
Liberté ? Puis vous réintroduirez le temporel par une porte dérobée,
comme il est explicité plus haut : vous écrirez que l'Europe deviendra
plus puissante si elle cesse de se diviser entre nos sujets les
plus obéissants et les insoumis qui voudraient profiter de nos
déboires pour relever la tête .
19
- Le réapprentissage des lois de l'histoire
Cette
dialectique sera la plus difficile à faire avaler à leur servitude
; car vous devrez convaincre des citoyens français rendus sceptique
depuis plus de deux siècles à l'école de Voltaire que l'abandon
de leur forfanterie répondra aux véritables intérêts d'une nation
née moqueuse et surtout, qu'à peine placés à nouveau sous nos
ordres, il leur appartiendra de convaincre nos serviteurs européens
vieillis sous le harnais de leur détermination nouvelle et désormais
inébranlable à partager leur joug et leur livrée.
Il vous faudra donc promettre aux uns et aux autres que notre
loyauté définitive à leur égard leur garantira la reconquête de
leur indépendance perpétuelle et leurs retrouvailles éternelles
avec leur puissance politique d'autrefois. Ils doivent s'imaginer
qu'une Europe qu'ils croiront redevenue puissante de nous servir
fidèlement le serait effectivement sur la scène du monde séraphique
dont nous partagerons la tiare avec eux . Ils doivent donc s'imaginer
que M. Nicolas Sarkozy serait plus gaulliste que de Gaulle s'il
substituait notre management de leur destin à celui du Général
; ils doivent s'imaginer que leur Président serait courageux de
quitter loyalement les faux-semblants que vous appellerez toujours
une " posture ", comme nous vous l'avons rappelé par trois
fois, parce que toute notre puissance repose sur leur refus de
faire le réapprentissage des lois qui régissent l'histoire des
empires. C'est cela, la mort des civilisations.
20
- La souveraineté est un danger
Nos
directives concernant votre combat à nos côtés jusqu'à la victoire
complète de notre politique sont plus claires et plus fermes que
jamais à l'heure où le Kremlin vient frapper à la porte
de l'Europe et décide de se présenter, sinon en pénitent, du moins
en quémandeur.
Sitôt
que M. Poutine eut pris le pouvoir à Moscou , MM. Chirac et de
Villepin ont consacré plusieurs mois d'efforts intenses à tenter
d'arrimer la Russie à l'Europe pour longtemps. Il s'agissait de
constituer deux civilisations à vocation planétaire en un pôle
mondial capable de nous faire perdre à jamais le sceptre de notre
hégémonie militaire et diplomatique ; mais, voyant que le Quai
d'Orsay prenait la juste mesure de l'immensité de la menace de
nous mettre hors la loi à la suie de notre invasion illégale de
l'Irak, le Kremlin a fait la sourde oreille et s'est cru suffisamment
en position de force pour nous proposer une mise sous protectorat
commun de l'Europe. Nous n'avons pas su saisir cette occasion
; et aujourd'hui, M. Poutine demande à l'Europe qu'elle lui accorde
ce qu'il lui a refusé il y a six ans .
Dans
ce contexte, encouragez Paris à ne pas mettre tous ses œufs dans
le même panier et continuez de soutenir notre marche vers l'Ukraine
et la Géorgie ; mais, dans le même temps, veillez à ne
pas combattre trop ouvertement un arrimage de la Russie à l'Europe.
Car si nous gardons fermement le Vieux Continent sous notre commandement
militaire, jamais il ne s'unira, jamais il ne se rouvrira sur
le grand large, de sorte que l'accroissement de la puissance russe
nous donnera l'occasion de lui proposer à notre tour un condominium.
L'essentiel,
pour vous, demeure de vous armer d'une vision claire du déclin
fatal du Vieux Monde . Seule l'alliance de la lucidité avec la
peur allume le courage et la volonté des Etats d'exercer pleinement
leur souveraineté . Nous tuerons l'Europe à la protéger de la
peur qui la réveillerait et elle tombera comme un fruit mûr.
21 - Votre apothéose
Vous n'êtes pas des agents politiques ordinaires, mais des prophètes
dont l'initiation aux secrets de l'histoire a fait de vous la
clé de voûte de l'avenir de l'âme et de la raison du monde. Nous
vous avons beaucoup appris , mais il vous reste beaucoup à apprendre.
Car, jusqu'à présent, les peuples vaincus étaient réduits au rang
de figurants . Ils avaient le choix de faire tapisserie ou de
quitter la scène. Seule Sparte a refusé de se fondre dans l'empire
romain, ce qui l'a réduite au rang d'un village sur les bords
de l'Eurotas. Mais votre tâche est de répondre à une situation
culturelle bien différente : les Romains s'appuyaient sur les
glaives de leurs légions ; alors que nous n'avons d'autre armure
que celle des évangélisateurs du destin du monde dont nous avons
bâti le séminaire dans les imaginations. Nos bases militaires
ne sont que les emblèmes de la soumission des peuples à notre
pédagogie. Si les Européens nous demandaient de partir, nous n'aurions
d'autre ressource que de plier bagage.
L'histoire nous a appris que le fabuleux et le fantastique sont
des éducateurs périssables. L'utopie marxiste est tombée en poussière
en quelques instants. Nous sommes à la même enseigne que la cité
idéale de Karl Marx ou L'île d'Utopie de Thomas More :
comme eux, nous n'existons qu'à rendre redoutables dans les imaginations
la forteresse de la Liberté que nous avons bardée de canons dans
leur tête. De ce mythe, vous êtes à la fois les moines et les
sentinelles. C'est dire que vous êtes le moteur secret de notre
future domination du monde; c'est dire que, sans le nouvel ordre
des Jésuites que vous incarnez , notre règne s'effondrerait d'un
seul coup . Vous êtes là pour achever de conduire l'Europe au
sépulcre, mais pour son salut, parce que l'heure a sonné, pour
l'Amérique, de prendre la relève de tous les empires que l'histoire
a vu défiler sous leurs yeux.
Votre
cause est grande et noble : vous êtes les agents d'influence de
la mutation du monde, les opérateurs de la migration de l'humanité
du passé au futur. Vos gages sont modestes. Vous êtes trop nombreux
pour que nos prébendes remplissent vos escarcelles ; mais souvenez-vous
de la sainteté de Judas, dont la trahison était nécessaire au
triomphe de son maître .
2 juin 2008