*
1
- Les visionnaires
du trépas
2
- Le temps de l'histoire et le temps de l'écriture
3
- Les chemins de la mort
4
- Les huit plaies d'Egypte
5
- La postérité de Tacite
6-
Le globe oculaire dont la rétine…
7
- L'Europe des Incas
8
- Les historiens des décadences
9
- Le naufrage de la raison et le sacré
10
- Les lumières de la nuit
11
- Israël, fossoyeur de l'éthique du monde
12
- Les éclopés de la dignité humaine
13
- Les fonts baptismaux de demain
14
- Les revanches d'un dieu
15
- Généalogie d'une mutation chromosomique
16
- Demain, les moissonneurs
1 -
Les visionnaires du trépas
Tacite se propose de tenir "sans fureur et sans parti pris"
la chronique des funérailles de sa patrie. Que serait-il arrivé
si, un demi-siècle avant notre ère, des écrivains, des historiens,
des philosophes et des poètes de la civilisation de la Louve
avaient soudain mis tout leur génie à comprendre la fatalité
du déclin de l'empire romain et exercé toute leur intelligence
à écouter les nouveaux oracles de la mort? Leur vocation prophétique
aurait-elle emprunté les couleurs de la colère, auraient-ils
jugé plus efficace de rire ou de sourire de leur malheur, y
auraient-ils mis le ton des mémorialistes du trépas ou la sévérité
des Cassandre amères ou éplorées? Mais les colères rentrées
sont les plus belles : et il est difficile aux Isaïe de la politique
de ne faire montre d'aucun parti-pris au spectacle du naufrage
d'un navire dont le capitaine comparaîtra devant le tribunal
des siècles. Quels en seront les magistrats et les verdicts?
Si toute la gent de plume de l'époque avait été soudainement
portée sur les fonts baptismaux des lucidités futures, nous
disposerions du trésor sans prix d'une civilisation qui connaîtrait
les secrets de ses funérailles et aux yeux de laquelle sa propre
agonie serait devenue un spectacle entièrement élucidé. Quel
serait le tragique, quelle serait l'intelligence, quelle serait
la science de l'inexorable, quelles seraient l'épopée ou la
comédie d'une humanité suffisamment éclairée sur ses mystères
pour s'être regardée mourir et de quels chefs d'œuvre une mutation
de dernière heure de la raison simiohumaine aurait-elle enrichi
nos archives? Hélas, de cet ultime prodige nous attendons encore
le débarquement sur le théâtre de l'évolution cérébrale de notre
espèce. La postérité de Darwin se fait attendre - nous sommes
frustrés d'une mise en scène de notre engloutissement. Et pourtant
nos ancêtres nous ont laissé quelques traces de l' histoire
de notre inaccomplissement.
2 - Le temps de
l'histoire et le temps de l'écriture 
Voici
quelques stèles dressées à la mémoire de ce monument
inachevé: il y a quelques jours seulement, nous avons entendu
des professeurs de lettres déplorer qu'au programme du baccalauréat,
l'éducation nationale ait cru bon de faire figurer les Mémoires
du Général de Gaulle, alors qu'à les entendre, il ne
suffit pas de bien écrire pour occuper un rang estimable ou
éminent dans la République des Lettres. Une page de Balzac ou
de Céline se reconnaissent instantanément; et si le sceau de
l'auteur ne nous saute pas au visage, disent-ils, il faut lui
refuser à jamais l'entrée dans le royaume de l'immémorial.
Je
n'aurai pas la sottise de me réjouir d'un verdict aussi trompeur,
puisque c'est tout de travers que mon Rabelais
et mon L'Ecrivain et son langage de 1960 ont délivré
la critique littéraire de l'époque de l'interprétation marxiste
ou marxisante des plus grandes œuvres du passé et du présent.
Par malheur, la chute des juges dans un esthéticisme superficiel
et la décapitation de toute réflexion sur la politique, donc
sur l'histoire a conduit à l'oubli de ce qu'une haute écriture
se rend reconnaissable à l'alliance sans exemple qu'elle scelle
avec une profondeur d'esprit étrangère par nature aux affèteries
de la plume. Les voix immortelles portent le sceau de la mort.
C'est
pourquoi il nous faut recourir à une pesée anthropologique de
la mortalité et de l'immortalité des encriers. En premier lieu,
demandons-nous quels historiens ont forcé l'entrée de la forteresse
de l'impérissable. Un Grec du Ve siècle avant notre ère ne reconnaissait
pas aussitôt une page de Xénophon, d'Hérodote ou même de Thucydide.
Ce sont les Romains qui, les premiers, ont fait entrer la science
historique dans la littérature avec les Salluste, les Tite-Live,
les Tacite. Quels sont les historiens français dont la plume
ouvre à deux battants les portes du temple de la mémoire? Commynes
et Froissart mis à part - ce sont des mémorialistes - je n'en
vois que quatre: Saint-Simon, Chateaubriand, Michelet et le
Général de Gaulle.
Mais je me trompe : comment se fait-il que, de nos quatre conquérants
de la biographie de la France, on compte trois autobiographes
passionnés et que Michelet soit tellement arrimé au livre de
bord de la nation que son œuvre fait corps avec la science du
passé en tant que telle ? Clio n'entre-t-elle donc dans la République
des Lettres que si l'auteur raconte son propre destin, mais
irradié à l'écoute de tous les peuples du monde ? Mais alors,
ni Tacite, ni Thucydide ne semblent répondre à ce modèle du
journal intime. Regardons-y donc de plus près encore: quelle
confession douloureuse de Tacite que le récit faussement glacé
qui élève l'autobiographe à l'ascèse d'un regard assassin de
la mort ! Et Thucydide l'exilé, comme il étend la présence d'Athènes,
comme il l'embrasse en biographe secret de l'Hellade tout entière!
3
- Les chemins de la mort 
Décidément
nos professeurs de Lettres auraient dû se demander en tout premier
lieu par quels chemins l'historien se métamorphose en un maître
de l'écriture mémorable, pourquoi le récit historique coule
dans un autre creuset de la pensée que le laboratoire des alchimistes
de la langue et à quelle orchestration de la vie et de la mort
il faut rattacher la Comédie humaine ou le Voyage
au bout de la nuit si les hérauts de Clio ne ressortissent
pas au style que requiert l'univers du roman. Quels
sont les secrets psychiques et cérébraux des peuples et des
nations qui rendent Saint-Simon, Chateaubriand, Michelet ou
le Général de Gaulle reconnaissables à chaque page et de quelle
cécité faut-il se trouver frappé pour demander au fondateur
de la Ve République de se rendre reconnaissable à la même école
de la parole que Mallarmé ou Victor Hugo?
On
voit que la pesée du métal d'une littérature de la mort de la
civilisation européenne ne cesse de nous entraîner loin des
eaux territoriales. Car la vraie question n'est plus seulement
de savoir si le Général de Gaulle a porté la science historique
vers le grand large, mais quelles relations l'historien qui
aura jeté l'ancre en haute mer entretiendra avec les autres
écritures mémorables, tellement Eschyle, Sophocle, Euripide,
Cervantès, Swift, Shakespeare, Dostoïevski, Tolstoï ou Molière
se collètent avec Clio, et cela au point qu'il n'est pas de
grand écrivain dont la plume n' ait été secrètement forgée sur
l'enclume de l'histoire. Simplement, l'auteur de Servitude
et grandeur militaire, de la Confession d'un enfant
du siècle ou de la Colonie pénitentiaire
ne regardent pas l'histoire par le même bout de la lorgnette.
C'est
pourquoi l'agonie cérébrale et littéraire du Vieux Continent
doit nous mettre sur la piste d'une grandeur qui saurait pourquoi
le continent né de l'alliance entre la mémoire et l'écriture
qu'Homère lui a fait sceller prépare ses funérailles et pour
quelles raisons il ne faut pas s'attendre à un miracle en vertu
duquel la progression cérébrale dont bénéficie notre espèce
se prêterait au récit épique. Nous n'apprendrons pas in extremis
et la tête sur le billot quelle musique nous fera déplorer le
décès de l'Europe et quelles stances nous feront bâtir le mausolée
d'une grandeur dont Chateaubriand s'est voulu le premier architecte.
4
- Les huit plaies d'Egypte 
Dans un premier temps, il nous faut rédiger d'une plume modeste
le diagnostic qui mettra la littérature d'outre-tombe de l'Europe
à la portée des survivants du trépas de notre civilisation.
Le premier pas d'une anabase de notre éternité manquée sera
de passer en revue les huit plaies légendaires qui réduiront
l'histoire des maladies de l'humanité à la récapitulation des
étapes d'une aventure avortée. Mais je crains que les fléaux
de l'Egypte à énumérer soient plus nombreux qu'il n'en est recensé
dans les Saintes Ecritures des Hébreux.
Le
premier et le plus connu est l'hypertrophie administrative.
On sait que cette maladie multiplie les cellules cancéreuses
dont s'alourdit le corps des civilisations moribondes. On appelle
communément cette pathologie la bureaucratie.
La
seconde nosologie mortelle colle aux chausses de la première:
les grands et les petits dignitaires de l'Etat ne tardent pas
à se pavaner au premier rang de la hiérarchie des parures. Puis
le clinquant des trônes de la démocratie rend impossible le
retour à la frugalité des origines. En juin 2010, par exemple,
les maîtres de cérémonie les plus rutilants de l'Europe se sont
solennellement réunis à Bruxelles; et ils ont convenu, la main
sur le cœur, qu'ils reviendraient en dix ans seulement à la
simplicité des ancêtres; mais la charrue de Cincinnatus avait
moisi depuis si longtemps que le monde entier a éclaté de rire
de la voir tout fraîchement repeinte.
La
troisième plaie d'Egypte est liée aux progrès extraordinaires
des descendants d'Hippocrate et de Galien, dont la médication,
devenue industrielle, donc massive, conduit à l'extrême vieillissement
de la population et à sa survie dans la rouille de son ossature
et de ses articulations.
Le quatrième fléau résulte de l'impossibilité de remettre au
travail des squelettes usés par le grand âge. De plus, les machines
les plus coûteuses et les plus perfectionnées agglutinent désormais
des travailleurs du bout du monde; et elles dégorgent leurs
marchandises à bas prix parmi des peuples hyper médicalisés.
Néanmoins, ceux-ci ne parviennent plus à les acheter, en raison
de l'oisiveté forcée à laquelle le coût de leur travail et de
leur médicalisation intensive les a réduits.
Le cinquième désastre thérapeutique est la nécessité qui en
découle de pensionner la moitié de la population que la longévité
de ses carcasses préserve du trépas autrefois sagement programmé
par Thanatos.
La sixième maladie mortelle est l'impossibilité de rassembler
des Etats européens pelotonnés sur un continent, certes devenu
trop étroit, mais que la diversité de ses langues disperse entre
des planètes du langage éloignées les unes des autres par des
années-lumière.
La
septième catastrophe est celle de l'infirmité mentale dont souffrent
les classes dirigeantes que la démocratie trie à l'école d'un
suffrage universel décérébré. C'est ainsi que, même la chute
inespérée du mur de Berlin n'a pu convaincre une classe politique
longtemps vassalisés par sa peur du communisme de la nécessité
première et urgente d'exiger l'évacuation immédiate des bases
militaires de l'occupant incrustées sur leur territoire depuis
un demi siècle: au contraire, on a vu la France se replacer
docilement sous le sceptre dont le Général de Gaulle avait secoué
le joug quarante deux ans auparavant.
Le huitième cataclysme biblique est le placement du capitalisme
mondial sous la tutelle des banques d'affaires, qui empruntent
désormais des sommes incalculables à un demi pour cent d'intérêt,
puis les prêtent aux Etats à trois pour cent. Ce sont les tributs
dont les épaules des pauvres s'alourdissent qui permettent aux
gouvernements de rembourser leurs créanciers, ce sont les peuples
redevenus plus taillables et corvéables à merci qu'au Moyen
Age qui nourrissent la caste administrative installée dans les
palais de l'Etat.
On voit que les désastres financiers, médicaux et fiscaux qui
mettent la civilisation européenne dans son cercueil culminent
dans le culte que ce continent rend à une servitude doucereuse
et d'apparence indolore. Celle-ci s'est installée à la faveur
d'un suffrage populaire aveugle et qui conduit à l'auto- ensevelissement
passif de la fierté naturelle des peuples. Mais on voit également
que le plus simple et le plus évident des diagnostics permettra
à une littérature des sépulcres de descendre dans les grands
fonds. C'est ainsi que la raison et la plume armeront l'Europe
défunte d'une lumière d'outre-tombe.
5 - La postérité
de Tacite 
Quelles
seraient les ressources intellectuelles et littéraires nouvelles
dont bénéficierait une civilisation pleinement consciente des
secrets qui régissent le déclin, l'agonie et la mort des Etats
et des nations du Vieux Monde? Cette nouvelle Athènes renouvellerait-elle
l'antique alliance de l'éloquence avec le tragique? Retrouverait-elle
les accents des Bossuet et des Bourdaloue et, par delà, ceux
des saint Augustin et des saint Ambroise, parce que toute idole
perfectionnée de siècle en siècle à l'école de ses théologiens
de génie finit fatalement par disposer d'une raison politique
plus aiguisée que celle de ses tâcherons. Mais peut-être une
telle civilisation recourrait-elle aux cruautés du rire qui
ont rendu immortel le pacte du rêve avec la dérision. Voyons
si la science de la résurrection des prophéties et des voyances
scellera un traité inattendu entre le récit historique d'autrefois
et l'avenir de la lucidité des civilisations.
Ce
sera dans la postérité de Tacite, me semble-t-il, que Clio se
mettra à l'écoute des visionnaires de la mort de l'Europe, parce
que l'auteur des Annales est également le seul
historien dont l'œuvre littéraire, quoiqu'un peu oubliée, demeure
d'une portée comparable à celle de l'architecte du tombeau de
l'empire romain. Dans son Dialogue des orateurs,
ce géant des sépulcres se pose déjà la question du style que
requiert la véritable éloquence du trépas: faut-il recourir
aux cadences superbes de Cicéron, au risque de ritualiser le
récit historique à l'école des solennités, hiératiques à leur
tour, qu'appelle le sacré ou est-il préférable d' user du discours
sobre et resserré des Andocide et des Lysias, au risque de substituer
l'étriqué à l'ampleur de la période et la parcimonie à la générosité
du flot de la parole?
En
vérité, les auteurs dont l'ambition sera de dresser un monument
immortel à la mémoire de feu la civilisation du Vieux Monde
puiseront la hauteur, le recul et le surplomb de leur écriture
à une source encore inconnue des Thucydide et des Tacite, parce
que leur regard sur l'histoire et sur la politique les aura
placés au-dessus de la condition humaine actuelle, dont on sait
que l'évolution cérébrale ne permet pas encore d'apercevoir
la Liberté, la Justice ou la Démocratie comme des personnages
auxquels leurs majuscules révérentielles servent de tenues de
cour - les concepts ne sont devenus des acteurs cérébraux descriptible
qu'au milieu du XXIe siècle.
Les
écrivains de demain découvriront donc les ultimes ressorts de
notre espèce à la lumière des apories psychobiologiques qui
la contraignent soit de se donner un chef et de tomber dans
la tyrannie, soit de trier ses guides à l'école du suffrage
des ignorants et de tomber dans une profonde cécité. L'homme
est un vivant empêtré dans des abstractions et qui ne parvient
ni à se fier à un berger en chair et en os, ni à accorder sa
confiance à une sélection judicieuse de ses congénères. Qu'en
est-il d'un animal disloqué de naissance par l'inégalité prodigieuse
des spécimens qui en composent la masse? La science historique
de demain conquerra un regard tellement transanimal sur l'humanité
que la nature n'en aura jamais produit de semblable, puisque
la vraie science du passé se mettra entièrement à l'écart des
multitudes dont elle observera les ressorts de haut et de loin.
Comment se donnera-t-elle un rang qui distendra à l'extrême
son appartenance à notre espèce ? Confucius disait que cette
classe-là serait d'une grande rareté.
6 - Le globe oculaire
dont la rétine…
Seul
dans l'antiquité Tacite a esquissé le tracé de ce prodigieux
retrait. Le rythme cicéronien est demeuré perceptible dans le
tissu de sa prose, mais il est devenu sous-jacent au discours
et se confond à sa coulée. Quant à la concision lacédémonienne,
elle est empruntée aux orateurs grecs tardifs auxquels le sort
malheureux d'Athènes n'aurait plus permis de faire sonner les
accords du Démosthène des Philippiques. C'est
également à ce titre que les Mémoires du Général
de Gaulle préfigurent l'ultime postérité orchestrale de Tacite.
Certes, on y entend encore le roulement du torrent de Bossuet
le majestueux en son Discours sur l'histoire universelle,
mais la retenue et la discrétion du récit sont déjà celles des
bâtisseurs du mausolée d'une civilisation en cours d'engloutissement.
En revanche, la notion classique de "recul" ou de "distanciation"
s'est usée: elle a explosé, parce que l'historien observe désormais
l'humanité dans la sauvagerie qui lui appartient en propre.
Certes, Tacite et de Gaulle demeurent de leur temps. Le premier
s'indigne encore de ce que le Temple de Jérusalem soit ridiculement
désert et qu'aucun dieu réel n'y trône dans le bois ou la pierre
censés se confondre à sa chair et à ses ossements, le second
ne voit pas encore l'étrange animal que la nature a condamné
à loger des personnages imaginaires dans sa tête, à les regarder
s'y promener à leur aise, à y modifier leur garde-robe d'un
siècle à l'autre, à les y nantir du pouvoir d'édicter des lois
éphémères et de promulguer les décrets de l'éthique du moment.
Mais il y aura des années-lumière entre le recul propre aux
futurs historiens de la mort de la civilisation gréco-latine
et la distanciation encore embryonnaire de l'historien dont
le génie austère se situe seulement dans l'attente de la lointaine
postérité de Tacite, parce qu'un regard sur le cerveau même
du genre humain n'est que le préparateur inspiré d'un recul
entièrement nouveau de la raison. C'est pourquoi la science
historique transanimale du début du XXIe siècle est demeurée
un simple levier de la postérité cérébrale - encore en attente
- du siècle des lumières.
Quel
sera le globe oculaire dont la rétine recevra l'image du cadavre
de l'Europe? Quelle fécondation de l'intelligence visionnaire
mettra-t-elle cet appareil d'optique en mesure de se faire un
spectacle de la bête dont l'encéphale obéissait à la nécessité
psychogénétique incoercible d'installer un tuteur géant dans
le cosmos, de se placer sous son aile, de s'agenouiller devant
son omnipotence et de vénérer, la face contre terre, la pédagogie
que la créature lui dictait en retour, mais sans seulement s'en
apercevoir, ce qui permettait aux brebis ainsi masquées d'en
recevoir de bonne foi les leçons du haut des nues?
7
- L'Europe des Incas 
En
vérité, nous disposons déjà de plusieurs histoires des funérailles
des Etats, des nations et des empires. Toutes forcent l'admiration
par leur perspicacité dans la détection des pathologies incurables
de Clio et par la précision de leur description de la course
effrénée et "à tombeau ouvert", comme on dit, des Etats
vers la fatalité qui l'engloutira. Mais aucune civilisation
n'observe encore sa propre marche vers le funèbre dans le réflecteur
universel de la condition simiohumaine qui l'attend, aucune
n'écoute encore l'épopée des tombeaux dans le microphone du
destin auquel les évadés de la zoologie paient leur tribut le
plus lourd, celui que leur capital psychogénétique exige de
leur boîte osseuse. Prenez l'admirable petit traité de Montesquieu
intitulé Essai sur les causes de la grandeur des Romains
et de leur décadence, prenez la massive Histoire
de la décadence et de la chute de l'empire romain d'Edward
Gibbon, prenez la Destruction de l'empire Inca de
Marmontel: jamais on n'y scrute les ressorts d'un vivant condamné
par la nature non point à porter en terre le corps en chair
et en os des peuples et des nations, mais à changer les civilisations
en cadavres politiques, donc en spectres errants en vain sur
la terre.
Il y aura toujours des squelettes respirants d'Italiens, de
Français, d'Allemands, d'Espagnols à fouler le sol d'un continent
autrefois attentif à tendre l'oreille - en ce temps-là, il fallait
se mettre sans cesse à l'écoute de l'histoire du monde. Mais
on ne qualifie d'humaine que l'espèce capable d'une mort inconnue
de tous les autres animaux - la mort politique, qui change les
nations en fantômes amnésiques, ambulants et criards. Les ossatures
des Romains sont toujours là, mais elles courent à bride abattue
dans les décombres de l'empire, les ossatures des Français sont
toujours là, mais on les voit vagabonder dans leurs champs et
se promener désoeuvrées dans les rues de leurs cités, les ossatures
des Incas sont toujours là, mais leur identité véritable, leur
identité proprement humaine, leur identité mémorable - leur
identité politique - ils l'ont perdue en route. L'Europe est
un empire inca qui remet tristement ses souvenirs entre les
mains de ses derniers historiens, comme des trépassés qui nous
présenteraient leur linceul collé à leurs os. Sénèque disait
que l'empire n'était plus qu'une vessie et que cette vessie
assurait le transit de milliers de tonneaux.
C'est
cela qui appelle le regard de l'anthropologie critique de demain
sur la condition simiohumaine en tant que telle ; c'est de cela
qu'on trouvera des esquisses dans Tacite ou de Gaulle, c'est
cela qui fait de Beckett ou de Ionesco comme d'Eschyle ou de
Sophocle des inspirateurs d'un regard encore à venir sur la
mort de la civilisation européenne.
8 - Les historiens
des décadences 
Je disais que l'historien de la mort du Vieux Monde appartiendra
- bis repetita placent - à une intelligentsia dont aucune civilisation
du passé n'aura seulement rêvé de jamais disposer. La vocation
de sa plume sera de faire progresser la connaissance psychogénétique
de l'encéphale du simianthrope à la fois rêveur et livré au
naufrage de ses songes. Il faudra donc demander à Clio de s'évader
de l'enceinte qui emprisonne notre espèce et de persévérer à
lui appartenir. Si elle ne s'en évadait pas, comment verrait-elle
du dehors les humains se ruer vers le royaume d'outre-tombe
qu'ils furent de tous temps et secrètement à eux-mêmes? Les
premiers scrutateurs de ce prodige ont remarqué que les enfants
nés orphelins ne sont pas soumis à la pulsion irrésistible de
se mettre à l'abri d'une divinité qui leur interdira de jamais
porter un vrai regard sur leur mort.
On
sait depuis Freud que les porteurs de la cuirasse d'une idole
dont ils écoutent humblement les directives trouvent refuge
dans des sépulcres sonorisés, qu'ils appellent des théologie
et que celles-ci se greffent sur leur boîte osseuse par la médiation
de leurs miroirs. Mais les historiens de la mort de l'Europe
auront besoin de se pourvoir à leur tour d'interlocuteurs spéculaires
de leur identité semi-mythique sur la terre - l'Etat, la patrie,
le socialisme, les idéaux de 1789. Ce sera donc leur condition
privilégiée d'orphelins du géant rémunérateur et punisseur qui
aura longtemps joué au personnage central dans les imaginations
qui les armera du regard de lynx d'une véritable science de
la mort de l'Occident.
Rien
d'étonnant à ce déplacement du nerf optique de l'humanité: sitôt
que l'on quitte les dieux du regard, on le porte nécessairement
sur les personnages à la fois terrestres et mythologiques qu'on
appelle des civilisations et auxquels les Etats servent, sinon
de temples, du moins de cariatides. C'est pourquoi les rares
historiens qui ont vu mourir Rome avec les yeux mêmes de la
mort se sont tous révélés des précurseurs, des contemporains
ou des fils du siècle des lumières, tandis que ni les historiens
chrétiens du premier siècle, ni les historiens musulmans d'aujourd'hui
n'ont vu mourir, les premiers l'empire romain, les seconds,
l'empire terrestre d'Allah; et les seuls lecteurs et interprètes
du Coran qui tentent aujourd'hui d'armer le nationalisme palestinien
d'un vrai globe oculaire sont tantôt des théologiens encore
informés de l'évidence que toutes les divinités vivantes sont
les porte-glaive de leurs fidèles, tantôt des esprits ouverts
au rationalisme de l'Occident et qui ont pris logiquement et
ouvertement la relève des Olympes.
De
même que saint Augustin a usé vingt ans de sa vie à tenter de
se prouver à lui-même que la chute de l'empire romain était
planifiée de longue date par l'idole et qu'elle répondait à
ses intérêts mûrement réfléchis, de même, les intellectuels
de l'islam se font encore de leur théologie le glorieux alibi
de la démission des Etats arabes, donc de leur acceptation passive
de la décadence proprement politique de leur foi- et ce sont
les peuples du Coran qu'arme encore le bon sens politique d'appeler
un chat un chat et qui descendent dans les rues, ce sont les
masses seules qui refusent de placer la capitulation de leurs
élites dirigeantes sous le parasol théologique de la fatalité
divine .
9
- Le naufrage de la raison et le sacré 
On
voit combien les futurs historiens de l'éveil intellectuel d'une
Europe en marche vers son mausolée auront besoin de nourrir
leur méthodologie résurrectionnelle d'une connaissance non seulement
anthropologique, mais simianthropologique des religions; car
on ne raconte vraiment la mort cérébrale des civilisations qu'à
l'école d'une autre raison que de celle qui les a conduites
au trépas. Le Continent de l'intelligence de demain naîtra des
futurs intellectuels de l'agonie du monde, tellement les maigres
portions de l'humanité qu'on croyait devenues relativement pensantes
ont toujours sombré aux côtés des contempteurs patentés de la
raison humaine, qui lui reprochent son orgueil, mais qui ne
vantent son humilité que pour la désarmer et la réduire à une
pieuse infirmité. Aussi le prêtre est-il le pourvoyeur des immortalités
de substitution, celles que les autels n'accordent qu'aux civilisations
exténuées. La fatalité d'un épuisement politique parallèle aux
capitulations de la raison n'est-elle pas inscrite dans l'évidence
que les trois dieux du monothéisme symbolisent une survie dite
salvatrice, mais décérébrée des moribonds de la pensée rationnelle?
Ils seront transportés dans un monde posthume d'agonisants de
la lucidité - et leur cercueil se trouvera magnifié dans les
nues, faute que la terre leur fournisse encore des arrimages
glorieux. Les autels apeurés des ancêtres focalisaient leur
identité d'adorateurs secrets de leur immortalité, leurs rites
et leurs prières matérialisaient le lien social pérennisé à
l'école des sarcophages.
C'est
pourquoi l'Europe de l'esprit ne meurt pas d'avoir largué le
personnage céleste qui rassemblait son troupeau dans l'au-delà,
mais parce que le naufrage du sceptre religieux de l'humanité
n'a pas été compensé par des médiateurs terrestres plus crédibles
que les vaporeux Le temporel n'est pas devenu nauséabond pour
avoir perdu son euphorisant dans le ciel,
mais pour n'avoir pas conquis un vrai regard sur la mort des
civilisations.
10
- Les lumières de la nuit 
On
voit que l'histoire véritable de la mort cérébrale et politique
de la civilisation européenne devra jouir d'avance des privilèges
de l'intelligence à venir, donc d'un regard d'anthropologue
sur la fausse éthique qui régit le monde actuel . Elire la plus
haute demeure de la raison politique, ce sera élire domicile
dans une autre transcendance que celle qui errait parmi les
tabernacles. Mais précisément, n'est-ce pas à l'école d'un autre
habitat de l'éthique que Tacite, Saint-Simon, Michelet, le Général
de Gaulle ont établi leurs quartiers? N'enseignent-ils pas à
leurs contemporains à se regarder avec les yeux des juges de
l'Hadès? On sait que Platon les faisait comparaître devant le
tribunal des trépassés. Nos biographes de la France font corps
avec l'histoire réelle et pourtant, ils se sont installés dans
la mort; et c'est du fond de la nuit qu'ils surplombent leurs
congénères. Leur regard est d'ailleurs, leur écriture est un
feu qui les transporte tout brûlants dans l'iimmortalité de
leur parole.
C'est
que l'éternité qu'ils respirent est celle de leur voix. C'est
dans l'absence au monde que son style lui a conquise que le
Général de Gaulle se rend omniprésent, c'est dans l'eschatologie
révolutionnaire qui donne son élan et son souffle à son Histoire
de la France que Michelet est omniprésent, c'est dans
la souveraine parenthèse qui lui a fait renvoyer la publication
de son œuvre à des décennies après ses funérailles que Saint-Simon
est omniprésent, c'est dans l'empire des tombeaux que Chateaubriand
est omniprésent, c'est dans l'airain de son éternité que Tacite
est omniprésent.
La
mort particulière qui caractérise le genre simiohumain est faite
d'élans passagers vers les feux de l'action politique et de
retombées dans l'accablement. La Chine s'est soudainement retirée
de l'arène du monde pour s'enfermer derrière des murailles titanesques;
et la Cité Interdite a longtemps symbolisé l'éternelle barrière
de pierres appelée à détourner les regards des funérailles de
la mémoire véritable de la nation. Puis, la civilisation de
Confucius s'est réveillée par miracle et elle a retrouvé tous
ses esprits. De même, Rome a cherché un instant à exorciser
les turpitudes d'une démocratie déchirée entre les patriciens
et la plèbe; mais elle est tombée entre les mains de Néron,
de Caligula, d'Othon, de Vitellius. Puis les Vespasien, les
Marc Aurèle, les Trajan, les Hadrien ont tenu un instant l'empire
à bout de bras avant de tomber dans un dégoût de la vie - le
fameux taedium vitae - dont elle ne s'est jamais remise.
La Grèce a troqué les sottises de l'Agora pour la vassalité
des sophistes et des rhéteurs que salariait l'empire romain.
L'Europe se sera blottie dans les jupes d'un vassalisateur blasonné
de la démocratie et d'un hâbleur en diable, parce que la diversité
de ses langues, de ses croyances et de ses mœurs lui aura interdit
de s'élancer une fois encore vers l'avenir des vivants.
Mais si les systoles et les diastoles de l'histoire répondent
à la bancalité native et sans remède d'une espèce mal arrimée
à la terre, ce n'est pas encore raconter l'histoire véritable
de la mort de la civilisation européenne que de ne pas en saisir
la spécificité.
11
- Israël fossoyeur de l'éthique du monde 
En
vérité l'effondrement mondial de l'éthique qui a tué la civilisation
européenne restera dans les annales de l'humanité comme un cataclysme
sans équivalent, mais également comme la source d'un nouveau
bréviaire de l'action et comme une école d'apprentissage des
arcanes ultimes de la politique. Le premier événement qui a
stupéfié la planète est la démonstration irréfutable du contrôle
de la mappemonde dont Israël a présenté le spectacle sur écran
géant. Alors que, le 6 juin 2009, un M. Barack Obama porteur
de l'auréole des prophètes avait solennellement annoncé au globe
terrestre stupéfié, mais tout oreilles, que l'heure du monde
arabe avait sonné et que la religion du Coran allait débarquer
dans la civilisation mondiale, il aura suffi de quelques jours
pour que Tel-Aviv mît à genoux le Titan américain et lui retirât
les rênes de l'histoire universelle aux yeux des cinq continents
qui en sont demeurés tout pantois: pas un mètre carré
de la Cisjordanie ne serait rétrocédé à ses premiers habitants,
pas une maison de Jérusalem Est ne serait rendue à son propriétaire
palestinien.
Pour la première fois, l'histoire du monde présentait le spectacle
d'une humanité ahurie, pour la première fois, notre espèce se
révélait un acteur hissé à ses propres yeux sur une scène minuscule;
mais pour la première fois également, la civilisation européenne
s'offrait le spectacle de son propre éberluement et se voyait
tituber sur les planches d'un théâtre nouveau, celui de l'éthique
avortée des évadés de la zoologie. On cherchait dans les coulisses
le protagoniste de la tragédie, on se demandait qui dirigeait
la représentation, on voulait apprendre où se cachait le machiniste,
on désirait savoir qui levait et baissait le rideau à son gré.
Mais le destin jouait sa partie en continu, les yeux bandés
et sans qu'on sût seulement à quel acte du drame on se trouvait.
12
- Les éclopés de la dignité humaine 
Certes,
tout le monde avait compris que l'Amérique n'était plus qu'
un cadavre politique: c'était Israël seul qui faisait voter
dare-dare et à tour de bras des crédits astronomique au Congrès
afin d'aider de toute urgence le malheureux peuple hébreu à
combattre ses ennemis les plus redoutables: Gaza aux abois,
un Liban vaincu et "protégé" par une Finul proche de la débandade,
un Hamas réduit au rang de pestiféré international. La Chambre
des représentants de feu le peuple américain faisait entendre
les éclats de voix du sionisme mondial outragé: qu'on cesse,
demandait le Deus ex machina installé à la Maison Blanche
de lire le rapport Goldstone en public et d'en parler sur la
place publique, qu'on interdise aux femmes libanaises de prendre
la relève de la flottille de la Liberté et d'apporter
à visage découvert de nouveaux secours alimentaires à la ville-martyr:
des chiens entraînés et des soldates musclées allaient
s'y exercer.
Paradoxalement,
et par la force des choses, l'Amérique désormais hors jeu plaçait
la civilisation européenne en première ligne sur le champ de
bataille de l'éthique de la planète. Aussi, tout le monde se
demandait-il quel témoignage franc ou ambigu elle allait donner
à son génie - et chacun était à l'écoute d'une voix digne de
l'humanité.
Mais le Vieux Continent rasait les murs, le Vieux Continent
saluait, l'échine basse, les plus modestes concessions de l'affameur,
le Vieux Monde recevait Israël à bras ouverts à l'OCDE, le Vieux
Monde encourageait timidement Israël - et seulement en grand
secret - à desserrer un instant l'étau de la faim à Gaza. Un
Obama exsangue , un Ban Ki Moon suppliant n'étaient plus que
des fantoches, tandis que dans de nombreux ports les dockers
refusaient de décharger les navires israéliens, que les entreprises,
même les plus avides de profits, se détournaient de Tel-Aviv,
que la population de San Francisco criait "Vive la Palestine"
dans les rues et que, pour la première fois dans l'histoire
des fuyards de la nuit animale, le pavé était devenu l'avocat
des éclopés de la dignité humaine à l'échelle des cinq continents.
13
- Les fonts baptismaux de demain 
Pourquoi
aucun cardiologue n'osait-il poser son stéthoscope sur le cœur
battant de l'histoire? Que faisait entendre ce cœur? Hitler
avait déclaré la sécurité de l'Allemagne gravement menacée par
les foudres de la Sarre, alors occupée par la France en application
des clauses du traité de Versailles. Pourquoi l'armée du IIIè
Reich s'appelait-elle la Wehrmacht, c'est-à-dire la force défensive
du pays, pourquoi, depuis lors, tous les Etats démocratiques
du monde ont-ils débaptisé leur Ministère de la guerre pour
le porter sur les fonts baptismaux de la "défense" vertueuse
de la nation?
Or,
chaque fois que, sous les yeux de la planète de la "défense",
Israël semblait sur le point de desserrer quelque peu le garrot
d'étranglement de Gaza, cet Etat faisait valoir non seulement
aux yeux du peuple de la Thora, mais de toutes les nations de
la terre que la stratégie de la défense, donc de la survie de
la patrie immaculée des fils de David, serait sans doute mieux
assurée, tout compte fait, si le collier serrait un peu moins
mortellement la jugulaire de la victime. C'est que de nouveaux
assassins de brebis ne cessaient de surgir de terre comme champignons
après la pluie et de prendre la relève des Libanais aux crocs
acérés ou du Hamas au couteau entre les dents. Que révèle le
stéthoscope de l'anthropologie critique? Comment écoute-t-il
les battements de cœur d'un principe universel, celui que les
démocraties ont proclamé dans la postérité de Hitler et selon
lequel l'armée allemande ignorait à ce point l'esprit des guerriers
de Wotan qu'elle s'exerçait toujours et exclusivement à une
stratégie de l'innocence, celle d'assurer la sécurité des Germains
cruellement menacés par de méchants ennemis?
Tel
est le problème anthropologique que soulève l'éthique de l'humanité.
Qu'en est-il de l'Europe béatifiée qui allait conduire cette
civilisation auto-angélisée au tombeau? Car personne ne menaçait
sérieusement Israël par la force des armes; seul un guerrier
du nom de Jahvé motivait les conquêtes territoriales sans fin
du peuple hébreu. Aussi l'immoralité de l'Europe auto canonisée
par la Démocratie était-elle son fardeau le plus lourd .Comment
fonder la sainteté du suffrage universel sur la sainteté du
dieu d' Israël , comment légitimer une civilisation de la liberté
et de la justice par la glorification du péché le plus originel
et le mieux caché du monde moderne, celui d'avoir imposé par
la force du glaive, mais sous une pluie de bénédictions vertueuses,
la dépossession de sa patrie d'un des plus vieux peuples de
la terre ? L'Europe n'aurait pas péri dans le reniement de l'éthique
de sa propre civilisation si le péché d'Israël n'avait pas été
le sien, si le mythe biblique de la chute ne l'avait pas prise
à la gorge, si le sang de la Palestine n'était pas retombé sur
sa tête, si Gaza n'avait pas illustré le cycle éternel qui porte
les descendants du chimpanzé sur les fonts baptismaux de leur
propre sang et de leur propre mort.
14 - Les revanches
d'un dieu
La civilisation européenne est décédée à l'heure même où elle
était sur le point de prendre conscience de la mutation du capital
psychogénétique de l'humanité à laquelle son évolution cérébrale
avait servi de théâtre deux mille ans auparavant: car les Romains
ne faisaient pas la guerre sous la toison d'un agneau outragé.
Ils décidaient franchement de combattre tel ou tel "ennemi"
afin de s'agrandir loyalement à son détriment; puis ils suppliaient
leurs dieux de leur prêter main-forte et de leur donner la victoire
que leur valeur militaire leur aura méritée. Le christianisme
a produit une inversion du fonctionnement cérébral du simianthrope
guerrier dont Hitler a pris acte avec franchise et qui a fait
d'Israël son continuateur le plus fidèle et le plus conséquent.
Mais,
pour comprendre en anthropologue la mutation dévote de
l'esprit guerrier de l'humanité, il faut découvrir que le tartuffisme
n'est pas une perversion individualisée de la piété chrétienne,
mais l'expression d'un retournement logique, universel et fatal
du mythe de la sanctification de la victime; car il était inscrit
dans les chromosomes des brebis qu'elles se feraient une arme
de guerre de leur humilité universalisée, de leur sainteté planétarisée
et de leur vocation de victimes mondialisées par leur politique
de l'innocence.
C'est pourquoi la civilisation européenne et la démocratie mondiale
sont devenues pieds et poings liés les prisonnières et les otages
du christianisme inversé de Hitler et de Staline, et cela du
seul fait qu'elles admettent les yeux fermés le principe selon
lequel les conquêtes d'Israël seraient des guerres défensives
par définition et que, par nature, ce peuple ne guerroierait
jamais que pour assurer le plus démocratiquement du monde sa
sécurité menacée. Comment terrasser ou seulement combattre l'immoralité
fondatrice de l'histoire du monde si tout l'univers s'est converti
à une mythologie politique inscrite dans le refoulement explosif
qu'appelle une religion fondée sur la métamorphose d'un vaincu
cloué sur un gibet en un conquérant invincible de la terre ?
Toute victoire par les armes n'est que la juste revanche d'un
dieu humilié sur une potence. C'est pourquoi Israël se présente
sous les traits du Christ nouveau, de l'innocent éternellement
persécuté, du juste dont la sainte cuirasse n'assure jamais
que la protection face à l'éternelle iniquité du monde.
Mais
pour que cette vérité dévotieuse apparût à la face d'un
monde complice, il fallait qu'elle fût illustrée par un peuple
de guerriers de la Liberté et que l'Europe de la piété démocratique
se révélât à son tour la servante complaisante des conquérants
d'une terre sacrée. C'est pourquoi les historiens de demain
se verront dans l'obligation de changer les verres de leurs
lunettes et d'adopter celles d'une anthropologie dont le regard
portera sur l'animal masqué par un dieu humilié dont le glaive
et les crocs changeront la victime en un foudre de guerre.
15
- Généalogie d'une mutation chromosomique 
Ce
n'est pas le lieu de s'attarder sur les étapes de la métamorphose
des chromosomes guerriers du simianthrope. Je rappellerai seulement
que, pendant des siècles, l'humanité trop faible pour affronter
les combats de la vie s'est massivement réfugiée dans les monastères,
où elle a payé le prix de son renoncement à la guerre dans le
temporel par un nivellement radical des individus devant un
souverain mythique et proclamé omnipotent. Mais la haine monastique
pour toute supériorité personnelle serait demeurée localisée
dans les pénitences de l'ascèse si l'histoire et la politique
ne s'étaient tout entière ralliées à l'éthique de la soumission
et de la démission qu'entraînait la subordination absolue du
sujet de conscience à un potentat rêvé. Pendant des siècles,
ce fut donc par un affichage vertueux de son néant que la créature
a pu gravir l'échelle des hiérarchies sociales. La prodigieuse
compression de l'individualisme qui en est fatalement résultée
a conduit à l'explosion nazie, cette bombe d'Hiroshima qui a
réduit le christianisme à l'état de vapeur.
C'est
dans ce vide sidéral qu'Israël a pris la relève de Hitler, jusqu'à
caricaturer le tartuffisme gravé dans les gènes d'une religion
de l'anéantissement de l'individu. Mais la puissance du masque
chrétien se mesure au fait que la démocratie mondiale ne voit
pas Israël en tenue de guerrier, mais en prêtre de sa propre
sainteté. La civilisation européenne sera décédée dans la postérité
théologique de Hitler et de Staline, parce que la démocratie
mondiale aura subrepticement légitimé la politique de la victime
casquée dont les papes guerriers avaient assuré les premiers
pas. La questions anthropologique est donc de savoir qui plongera
le fer et l'acier de la lucidité de demain dans les entrailles
de l'éthique des sauvages de la "Liberté" et de la "Justice"
- hier, des barbares de la foi et de la sainteté. Comment trouver
la droiture d'esprit nécessaire à une pesée psychobiologique
des ruses de l'espèce que son dédoublement cérébral entre les
mâchoires du ciel et celles de la terre aura armée de ses masques
sacrés, sinon à la lumière d'une simianthropologie ambitieuse
de cerner l'animalité proprement simiohumaine?
16
- Demain, les moissonneurs 
Tel
est également le gage le plus sûr de la renaissance de ses cendres
d'une civilisation européenne en attente de son avenir intellectuel
et éthique. C'est parce qu'elle aura trépassé à l'école de deux
millénaires d'une compression manquée de la nature humaine par
le culte d'un victimat sacré que l'Europe est appelée à renaître
non point à l'école de la guerre romaine, mais à celle de la
guerre de l'intelligence. Car la victoire de l'injustice sur
la justice, au nom même de la justice résulte logiquement
d'une métamorphose bimillénaire de l'agresseur en victime dont
Israël déroule le film à l'échelle de notre astéroïde. Cette
régression cérébrale n'attendait que l'heure de son triomphe
le plus spectaculaire - celui qui aura fait d'Israël le guide
de l'humanité vers le tombeau mondial de toute éthique.
Quel théâtre que celui d'une Europe qui orchestre désormais
sa propre éjection de l'histoire à l'école de la mise en scène
d'une politique étrangère privée de contenu, de vocation et
de destin ! On nommera aux frais du contribuable huit mille
fonctionnaires inutiles et mille cinq cents "diplomates" enrubannés
pour gérer la léthargie et l'immoralité d'un continent de gestionnaires
du néant. Mais à quel point les théologies sont des documents
anthropologiques, on le verra au spectacle de ces dix mille
haruspices tout affairés à construire leur autel du sacrifice.
Laissez monter à leurs narines l'odeur du sang de Gaza, laissez-les
respirer à pleins poumons la senteur de cette mort, mais sachez,
Messieurs les prêtres-fonctionnaires, que ce sang retombera
sur vos têtes.
Vous
remarquerez, Messieurs les officiants de la démocratie, que
M. Benjamin Netanyahou court en toute innocence vers la sainteté
inscrite dans les griffes acérées d'Israël, vous remarquerez
également que les crocs de son innocence sont ceux de la perversion
hitlérienne de la religion du sacrifice des justes. Voyez comme
il fait du vol, la rédemption, de la séparation des races, la
liberté, des militants pacifistes des terroristes, de l'assassinat
l'autodéfense, de la piraterie, la légalité, des Palestiniens
des Jordaniens et de l'annexion la libération! Mais la justesse
de la caricature nazie d'un christianisme désormais mondialisé
par la démocratie se change en grain et semence de la résurrection
de l'éthique et de la pensée quand les semailles mêmes de la
mort font monter les récoltes futures de la raison politique.
On
voit que les ressources anthropologiques de l'histoire des offertoires
sont quasi inépuisables : une civilisation des derniers vivants
de l'"esprit" peut fonder une mémoire du "Connais-toi" d'une
richesse rivale du temps des chroniqueurs, des mémorialistes,
des huissiers et des notaires du destin du monde, tellement
l'élargissement du champ du regard change les funérailles mêmes
de la civilisation européenne en pain de vie et les tombeaux
en moissonneurs nouveaux. .
le 27 juin 2010