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LETTRES A LA GENERATION DE LA LIBERTE

XXIV - L'Europe quémande sa souveraineté à son maître


1 - Les fermiers reçus au château
2 - Le siècle des mirages
3 - L'inconscient religieux de la servitude
4 - Le retard cérébral de l'Europe
5 - Une nouvelle race d'intellectuels européens

*

1 - Les fermiers reçus au château

Savez-vous que vous jouissez du privilège de déguster un monde de prodiges politiques sans pareils, savez-vous que vous baignez dans un siècle de la préhistoire dont aucune époque n'avait goûtés les sortilèges, savez-vous que les magiciens et les sorciers d'autrefois font figure d'ébauches à reléguer au musée des songes jurassiques de vos ancêtres, tellement les temps modernes vous plongent dans des odeurs et des saveurs inconnues de vos pères ? Jamais aucun mémorialiste des siècles écoulés n'avait enregistré la chronique qui se déroule désormais sous nos yeux. Voyez comme les nations les plus riches et les plus peuplées de la civilisation de Sophocle et de Shakespeare se trouvent docilement rassemblées sous la houlette et le sceptre d'un souverain débarqué d'au-delà des mers il y a soixante ans seulement .

Vous vous dites que les Atlas, les Hercule, les Goliath font triste mine face à ce géant si récemment descendu des nues ; mais vous deviendriez vous-mêmes des Pygmées de l'Histoire si vous ne conquériez un regard sur les hallucinations dont vos congénères sont devenus la proie. Vous vivez pieusement à l'ombre d'un Titan lointain, mais désarmé, et les chaînes de vos dévotions sont en papier peint. Et pourtant, vous n'aurez pas fait un pas dans le surnaturel démocratique si vous deviez vous en tenir au décryptage des génuflexions élémentaires de la vassalité. Des scènes plus enchanteresses que les aventures de Gulliver ou les exploits de don Quichotte attendent les chantres de la servitude de l'Europe .

Montez un instant à bord d'un de ces autobus de l'espace qu'on appelle des satellites et qui circulent à un train d'enfer autour de votre astéroïde, regardez un instant défiler les champs et les vergers d'un continent riche en ressources de toutes sortes, peuplé de plus de trente nations, grouillant de plus d'un demi milliard d'habitants et unifié par une puissante monnaie. Mais tout cela est contrôlé et surveillé de près par un empire de carton . Frottez-vous les yeux, dites-vous que vous ne rêvez pas - depuis plus de six décennies , le fantôme de votre maître et souverain d'outre Atlantique campe sur vos terres, mais c'est à un spectre que vous êtes ficelés.

Mais voici que des peuples lassés par leur domesticité de pacotille se sont réunis en un concile effarouché des laquais à Bucarest; mais voici que ces nations de chambellans agglutinés au trône de leur maître se sont enhardies jusqu'à supplier leur monarque de daigner leur accorder la permission de s'armer modestement à ses côtés ; mais voici que, dans un dernier sursaut, l'héroïsme fatigué du peuple des Druides a convaincu ces populations humbles et tremblantes de rendre grâces à l'étranger qui condescendra peut-être à leur accorder du bout des lèvres un droit qu'elles n'ont pourtant jamais perdu. Quel triomphe de cour, pour les fils de Vercingétorix, de partager le pain noir des valets du roi; car tous les métayers de l'Europe ont affiché la mine réjouie et reconnaissante des fermiers enfin reçus au château .

2 - Le siècle des mirages

Je laisse votre carcasse cosmique girer quelques heures encore à toute allure autour de la goutte de boue qui vous sert d'étable et d'écurie, parce que les expériences que nos savants poursuivaient depuis longtemps dans le secret de leurs laboratoires - il s'agissait de découvrir les clés du fonctionnement de l'encéphale vassalisé de l'Europe - viennent d'aboutir à la conclusion qu'à force de vrombir autour de notre habitacle, nous apprenons peu à peu à tourbillonner autour de notre propre boîte osseuse . Mais la tâche qui vous attend n'est pas de tout repos. Chahid Slimani a écrit (1) que les intellectuels des vaincus écrivent pour des vaincus et Ibn Kaldoun a remarqué que les serfs intériorisent les comportements, les traditions et les valeurs de leurs propriétaires.

Quels sont les enchantements inconnus de vos ancêtres qui fleurissent dans le monde des esclaves ? Les Gaulois ont-ils jamais demandé gentiment aux Romains l'autorisation d'armer, eux aussi, quelques troupiers de leurs sang et de les faire parader modestement aux côtés des légions aguerries de César ? Les Germains de Wotan se sont-ils jamais humiliés jusqu'à quémander en laquais le droit de porter des armes aux côtés du peuple des Quirites? Les hordes sauvages qu'Agicola a traquées dans leur île ont-elles jamais demandé de parader sur leur propre sol aux côtés de leur triomphateur rutilant?

C'est donc, vous dites-vous , qu'un ennemi armé jusqu'aux dents est prêt à bondir sur le continent de Copernic ; c'est donc, pensez-vous, que ses habitants sont terrorisés au point de juger que tout secours, si modeste qu'il soit, ne saurait se trouver écarté d'un revers de la main quand un péril effroyable menace la nation . Mais aucun tigre ne montre les dents à l'horizon . De plus, les croisés du paradis des pauvres se sont vaporisés . C'est donc que seul le rugissement d'un lion théologique inconnu de vos pères convainc maintenant l'Europe de supplier à genoux un empire étranger de s'installer pour toujours sur son sol. Quels sont les régiments des évangélistes nouveaux prêts à se ruer sur la vieille Europe si ceux de Karl Marx ont dû rentrer les griffes du salut et de la délivrance promises par la sainte abolition de la propriété privée ?

3 - L'inconscient religieux de la servitude

Il sera long, votre apprentissage astral des prosternations de l'encéphale simiohumain sur cette terre; et il vous sera en outre bien inutile de disposer des poids et des mesures dont se servaient les générations qui vous ont précédés ; car seuls des appareils de pesée inconnus du simianthrope accepteront de les accueillir sur leurs plateaux . Quel spectacle, vous direz-vous, que celui des plus grands Etats de l'Europe d'autrefois réduits à la honte de se traîner aux pieds d'un empire lointain ! Et pourtant, aucune des nations réduites à cette extrémité n'avait apposé sa signature au bas de quelque traité de renonciation à sa souveraineté : tous étaient censés en jouir de naissance et à l'écoute du credo universel rédigé par leur maître lui-même. Quel théâtre que celui des bénéficiaires d'un évangile de la grâce démocratique sur lequel il leur suffisait de remettre la main, mais qu'ils tenaient maintenant à payer d'un tribut renouvelable de père en fils, d'un tribut dont la somme s'accroissait d'année en année des intérêts de la dette contractée par la génération précédente, d'un tribut branché sur le ciel de la démocratie et dont les traites exorbitantes rappelaient de mauvais souvenirs aux connaisseurs !

Mais quel est ce haut-le-cœur ? Vous vous dites que le cycle des désenchaînements timides et des surenchaînements empressés des esclaves régit l'histoire des théologies de la grâce depuis les origines et qu'il serait utile de consulter le livre d'heures du ciel pour y retrouver le livre de comptes des songes religieux de l'humanité . Car Luther se désembourbe des rites de Rome , mais pour ligoter plus étroitement encore ses co-religionnaires et lui-même à un caissier cosmique du salut, Calvin se désempêtre avec tant de vaillance de tout l'appareil sacerdotal de la messe romaine qu'il jette aux orties le prodige de la transsubstantiation, mais aux fins de livrer ses condisciples pieds et poings plus liés que jamais à un souverain dont les grâces leur seront gratuitement, donc fort arbitrairement accordées, Augustin rejette les chaînes d'or d'un financier du ciel, mais ses fidèles se voudront assujettis d'avance et de toute éternité aux verdicts infaillibles d'un potentat de la grâce.

La France d'aujourd'hui ne se comporte-t-elle pas de la même manière face aux pouvoirs qu'exerce le ciel de son maître? Ne réclame-t-elle pas de son souverain un allongement illusoire de sa laisse en échange d'un docile retour à la niche ? C'est que, des Ariens aux Cathares , des Antiochiens aux juristes romains, des jansénistes aux banquiers de saint Thomas, le plus riche trésor cérébral du simianthrope est un souverain du ciel ou de la terre avec lequel conduire à leur terme des négociations diplomatiques serrées . La question se réduit toujours à savoir clairement quels seront les droits respectifs du maître et du serviteur et nullement de se demander pourquoi un souverain mythique est censé se trouver déjà là. Une seule hypothèse théologique se trouve exclue d'avance, celle du retour pur et simple du maître au néant dont le simianthrope l'a tiré. L'apparition de l'empire américain du salut et de la rédemption ayant précédé votre génération, il fait si bien partie du paysage politique de la planète actuelle que nul ne doute de son immortalité. Et pourtant, jamais aucun empire de ce monde n'a bénéficié de l'éternité que ses adorateurs lui ont accordé de son vivant. Déjà, celui-là se craquèle et fait eau de toutes parts .

4 - Le retard cérébral de l'Europe

La première conquête de votre regard de demain sur les arènes de la mort vous apprendra que l'histoire du salut de l'Europe sera marquée du sceau d'une infamie indélébile si sa souveraineté devait lui être octroyée . Une indépendance retrouvée à ce prix chargerait la mémoire du Vieux Continent d'une chaîne si lourde à porter qu'il serait impossible de jamais effacer la trace de la blessure dont le cou des esclaves porte la cicatrice . De plus, on n'a jamais vu une culture survivre à la souillure de son naufrage politique. La Grande Grèce a produit des exploits de rhéteurs , mais pas une seule œuvre ouverte sur la grâce des sacrilèges, parce qu'une civilisation perd de vue les derniers secrets de l'humanité avec la perte d'une liberté qui seule donnait à l'intelligence le fécond courage de ses profanations .

Si le Général de Gaulle avait demandé avec déférence et obtenu d'un tiers la permission de faire lever le camp aux troupes américaines incrustées sur le territoire français depuis dix-sept ans, la France demeurerait marquée à jamais du fer rouge des bagnards pour s'être fait concéder ses droits par la bienveillance d'un maître . Aussi s'est-il contenté de faire connaître sa décision au Président des Etats-Unis par l'intermédiaire de notre ambassadeur à Washington. Si l'Europe achète une souveraineté qui lui appartient de droit , jamais elle ne se remettra de cette salissure, ni politiquement, ni culturellement, parce que la civilisation d'Homère et de Cervantès, de Sophocle et de Shakespeare, d'Eschyle et de Molière ne guérira jamais de porter au poignet la flétrissure des peuples que leurs anciens propriétaires regarderont toujours de haut.

5 - Une nouvelle race d'intellectuels européens

Quand vous aurez conquis un regard de souverains sur l'Europe des futurs désenchaînés de l'empire américain, vous vous direz : " Et si, par extraordinaire, M. Nicolas Sarkozy n'était pas davantage informé des secrets anthropologiques de la souveraineté et de la servitude des Etats que saint Thomas ne l'était des futures découvertes de Darwin et de Freud? Et si, par extraordinaire, sa foi d'enfant de chœur de l'Histoire le jetait dans les bras d'un substitut sur cette terre de Jahvé, d'Allah et du Dieu de la Croix ? Et si, par extraordinaire, il n'avait pas passé une jeunesse et une maturité studieuses à scruter les ressorts simiohumains des théologies ? Et si , dans les démocraties, les hommes armés pour la conquête du pouvoir se trouvaient nécessairement incapables de l'exercer, parce qu'on ne monte pas sur le même ring pour se faire applaudir de la salle que pour recueillir la discrète approbation du tribunal des morts."

Dans ce cas, vous auriez bien de la chance ; car il vous faudra engendrer , puis former une nouvelle race d'intellectuels européens, dont la vocation sera non seulement de connaître sur le bout des doigts l'histoire et la doctrine de toutes les théologies du monde, mais de vous armer du spectrographe des simianthropologues qui vous apprendront que les savoirs exacts sont vains si la raison qui les pilote est à mettre au musée. Les futurs savants du ciel et de la terre de l'Europe sauront que les semi évadés de la zoologie sont des animaux théologiques, que leur encéphale a été rendu bipolaire par l'évolution à la fois inespérée et démente de leur espèce et que cet organe, si sommital qu'il veuille paraître, demeure livré à une dichotomie crucifiante. Mais pour faire débarquer les sciences humaines de demain dans l'autopsie des civilisations, il vous faudra apprendre à observer l' échafaud cérébral sur lequel l'Europe est montée, afin que votre descente au tombeau vous conduise à la lumière où un nouvel avenir du "Connais-toi" s'ouvrira devant vous . Je vous en entretiendrai lundi prochain. "

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(1) Voir http://chahids.over-blog.com/ . Ibn Khaldûn « Le vaincu s’identifie à son vainqueur dans son comportement, ses traditions, ses valeurs et sa culture ».

Le 14 avril 2008