1
-Qu'est-ce qu'un tableau invisible ?
2 - Le nouvel Oedipe
3
- Un jugement de dupes
4
- Retour en arrière : coucou, revoilà le sacré des Etrusques
5
- La théologie d'un baiser
6
- Les Tantales de leur blancheur
7
- Les anthropologues de demain
8
- L'anthropologie critique et l'interprétation de la loi du
11 mars 1957. Une révolution jurisprudentielle
*
1
-Qu'est-ce qu'un tableau invisible ?
Dans ma
dernière missive, j'appelais votre attention sur la vocation des
intellectuels de votre génération d'armer votre siècle d'une anthropologie
philosophique et critique enfin suffisamment digne de l'Europe
pensante pour vous éclairer en profondeur sur les relations que
le sacré simiohumain entretient avec le meurtre multimillénaire
de l'autel - sauvagerie dont l'offrande à la fois pieuse et sanglante
d'un cadavre rédempteur à une idole avide de chair morte vous
présente le pathétique spectacle; et je vous disais que la raison
est la fiancée du tragique. Il vous appartient donc de régénérer
l'alliance entre l'intelligence scientifique, qui est profanatrice
par nature, et les prophètes d'Israël, ces premiers blasphémateurs
qu'horrifiait la folie de leurs congénères aux mains dégouttantes
du sang de leurs dévotions assassines. Je vous convie aujourd'hui
à progresser d'une enjambée en direction de la criminologie religieuse
à laquelle les orthodoxies du simianthrope servent inconsciemment
de témoins . Entrez donc dans les prétoires des tribunaux où l'encéphale
simiohumain scelle le pacte du sacré avec la mort et apprenez
à monter sur les parvis des temples où coule le sang des sacrifices.
Quelle sera
l'anthropologie moins béatifique que celle dont les laboratoires
universitaires sécrètent la substance et qui vous permettra de
spectrographier le jugement du tribunal d'Avignon qui a condamné,
le 15 novembre 2007, à mille cinq cents euros d'amende pour vandalisme
une jeune femme de la ville coupable d'avoir déposé les stigmates
de ses lèvres écarlates sur une toile blanche qualifiée d'œuvre
d'art et d'avoir souillé de l'empreinte de sa chair un chef d'œuvre
dont aucun coup de pinceau ne signalait l'existence ? Le peintre
américain Cy Twombly, qui s'en proclamait l'auteur évaluait le
poids de son chef d'œuvre à deux millions d'euros sur le marché
mondial de l'art contemporain. Sa création diaphane se trouvait-elle
anéantie par un baiser coupable, alors que, de son côté, le procureur
, Yves Micolet, qualifiait cette marque d'infamie de cannibalisme
pur et simple, donc de dévoration d'un pain du ciel cuit au four
d'un art de l'immaculé? Etait-il décidément impossible de retirer
de la boue ce trésor englouti, soit en effaçant pour quelques
centimes la salissure d'un blasphème nullement indélébile , soit
en rachetant une étoffe et un cadre de bois bien sec chez l'encadreur
du coin? Mais le double propriétaire du tableau évanoui dans l'éther
et de la galerie éblouie d'exposer un blanc miraculé, Yvon Lambert,
réclamait à la fois trente trois mille quatre cents euros pour
la restauration du chef-d'œuvre invisible et les deux millions
d'euros sus-dits, qui correspondaient au poids en numéraire que
les marchands de toiles vierges attribuaient à l'œuvre du faussaire.
Vous vous
trouvez bel et bien plongés dans un monde de fous "à épreuve d'arquebuse
", comme disait Rabelais ; mais ce n'est pas une mince affaire
que de fabriquer la balance à calibrer la pathologie cérébrale
" de bécarre et de bémol " du simianthrope, comme disait encore
Me Alcofribas Nasier, parce que la définition de la santé et de
la maladie fait précisément toute la difficulté aux yeux des médecins
de la raison simiohumaine : car si la démence avérée des évadés
de la zoologie leur permet de marcher droit, définirez-vous leur
bonne santé par la robustesse de leur sottise ou bien jugerez-vous
malade ab ovo une espèce capable de guérir de sa claudication
native à boire à pleines gorgées les sirops qui la feront délirer
le plus spectaculairement possible?
Dans ces
conditions, ai-je seulement le droit de vous conduire insidieusement
en direction d'une philosophie de la santé mentale à l'aide de
laquelle j'entends vous poser la question de la nature de la folie
propre au sacré simiohumain ? Mais comme vous avez confiance en
l'honnêteté intellectuelle dont je crois faire preuve à votre
égard et que vous êtes convaincus - vous ne vous trompez pas -
que je vais tenter de légitimer ma problématique de la démence
à vos yeux, donc vous démontrer qu'elle n'a rien de préjudiciel,
ce sera à ma demande expresse que vous demeurerez soupçonneusement
sur vos gardes.
2
- Le nouvel Oedipe
Commençons
par une psychanalyse anthropologique des attendus embarrassés
du jugement , non seulement perplexe, mais déhanché , du tribunal
d'Avignon; car, d'un côté, la justice française, qui est rendue
"au nom du peuple français" et qui exprime donc la souveraineté
cartésienne du suffrage universel, n'en reconnaît pas moins implicitement,
donc en cachette, qu'il s'agit bel et bien d'un tableau, ce qui
signifie, dans son esprit, qu'une œuvre d'art pourra exister en
tant que telle, quand bien même aucun coup de pinceau du temporel
n'en aura manifesté l'existence spécifique aux yeux de chair des
simples mortels, ce qui confère tacitement et subrepticement à
la peinture moderne la faculté de se rendre aussi invisible à
la créature que la chair du dieu descendu de sa potence pour se
faire éternellement égorger sur l'autel.
Puisque
les visiteurs de l'exposition ont été déclarés pécheurs en leur
existence ambulatoire, comment les arracher à la géhenne du temporel
qui leur interdit encore de se transporter dans le royaume sans
figure qui sert de paradis à l'absence de peinture ? Comment soigner
l'aveuglement de ces fantômes errants sur la terre, comment les
guérir de leur somnambulisme inconscient en ce bas monde si la
thérapeutique requise pour assurer leur migration vers la blancheur
devra faire appel à une catéchèse, donc à une initiation à l'invisible
? Car le divin, que je sache, exprime la conviction des croyants
en une réalité ineffable et tellement désincarnée que personne
ne l'a jamais vue de ses yeux périssables. De plus, cette réalité
est censée se manifester dans tout son éclat précisément d'échapper
à tous les regards. L'humanité révélée par le vide de la toile
adorerait-elle le Christ crucifié sur sa blancheur ?
Certes ,
le tribunal des Bridoison et des Bragmardo d'aujourd'hui ignore
qu'il s'est déjà accordé en douce le statut d'un otage de la folie
originelle du simianthrope, puisque le voilà enchaîné d'avance
et sans seulement s'en douter à un monde du divin dont les arcanes
simiohumains lui échappent nécessairement du seul fait que la
civilisation actuelle ne connaît pas davantage les secrets de
la boîte osseuse de l'humanité que les théologiens du Moyen-Age
. Certes encore, les juges thomistes de la Vème République ignorent
également que l'extraordinaire aplomb de l'escroc ferait éclater
de rire le monde entier s'il ne touchait une corde ultra sensible
du simianthrope agenouillé devant le mystère qu'il est demeuré
à lui-même. Car, depuis qu'il s'est arraché à la vase, cet animal
se laisse éblouir par une étoffe dont la blancheur le renvoie
à la pureté vestimentaire des dignitaires du plus haut rang que
ses cultes mettent en scène depuis la guerre de Troie . Les spécimens
tenus pour les plus proches de l'immaculé - c'est-à-dire de la
sainteté - portent les emblèmes des sacerdoces. C'est pourquoi
les cardinaux de curie de la rédemption portent un chapeau aussi
rouge que les lèvres de la belle Avignonnaise, aussi rouge que
le sang de la victime humaine immolée sur les autels du simianthrope,
aussi rouge que le couteau des sacrificateurs autrefois chargés
d'égorger la bête salvatrice, tandis que le pape se trouve hissé
tout de blanc vêtu au sommet de la pavane ecclésiale .
Mais vous
vous dites que nous vivons dans une République réputée laïque,
que la France de la raison a donc les pieds sur terre et la tête
dans le ciel des idéalités républicaines. Cela vous aidera à observer
la dichotomie cérébrale dont souffre un tribunal scindé entre
les marchands de cadres et d'étoffes d'un côté et les séraphins
de la peinture de l'autre, qui ne disposent pas encore d'une science
de la boue et du vaporeux simiohumains et qui, pour l'instant,
ne mettent ce mélange en scène qu'à leur corps défendant ; car,
le tribunal réduit à mille cinq cents euros la prétendue valeur
marchande du "chef-d'œuvre inconnu" de Balzac enfin exposé
aux regards du peuple souverain, ce qui divise par six cent soixante
six la somme alléguée par le culot théologique du génial simulateur.
La schizoïdie qui frappe à son insu le cerveau du tribunal devra
donc se révéler un document simianthropologique précieux à vos
yeux; et si vous deviez échouer à le décrypter, votre génération
de nouveaux renaissants et de fécondateurs de l'ex-Europe de la
pensée aura passé à côté de son destin .
Par bonheur
, les déclins "donnent à penser" en ce qu'ils sont des
bienfaiteurs de la raison . Œdipe avait à répondre à la question
: " Quel est l'animal qui achève sa vie sur trois pieds ? " Vous
aurez à répondre à la question : " Qu'est-ce que le divin?" Car
voici que le Tribunal ne sait que faire de son Olympe à lui ;
voici que le Tribunal se demande comment faire dévaler la Trinité
immaculée de la Liberté, de l'Egalité et de la Fraternité sur
la toile dont la blancheur ignore les pics des idéalités de la
démocratie ; voici que le Tribunal des Raminagrobis d'un nouveau
Moyen-Age ne sait que répondre à la question du Sphinx : "Qu'est-ce
que l'homme?"
3
- Un jugement de dupes
Quel est
l'enjeu existentiel commun à la toile blanche du peintre, à la
page blanche de l'écrivain et à la tenue blanche du grand sacrificateur
appelé à faire couler le rouge du sang du sacrifice sur l'autel
qu'on appelle l'Histoire ? Le tribunal de la scolastique démocratique
serait bien emprunté de répondre à cette question : il est pris
au piège de la contradiction radicale qui l'écartèle entre la
confession fidéiste de la République des idéalités rédemptrices,
qui le pousse à faire déclarer qu'il s'agit effectivement d'une
peinture, d'une part, et la dévalorisation cruelle qu'il lui fait
subir d'autre part de la ravaler au rang d'un morceau d'étoffe
métamorphosé en un chef d'œuvre éternel par un miracle truqué.
Quel est
le statut anthropologique de ce prodige ? Comment se fait-il que
le monde moderne assiste médusé, bouche bée et incrédule, mais
livré à un tout autre "malaise dans la civilisation" que
celui du Dr Freud, à la nativité d'un magicien, d'un prestidigitateur
et d'un thaumaturge chevronnés ? D'où vient le mélange de fascination,
d'ahurissement et d'hébétude que provoque cette folie ? Si vous
entendez percer le secret simianthropologique de l'opération sacerdotale
dite "ex opere operato", sachez que ce tour de main du
sacré se situe au fondement de tout les cultes simiohumains. C'est
pourquoi votre future science d'Œdipe demeurerait vaine si ce
secret de fabricatrion du mystère ne vous livrait pas une clé
du cerveau du simianthrope. Vous devez donc vous demander en tout
premier lieu comment il se fait que le tribunal soit à la fois
dupe des attendus qu'égrène son propre jugement et relativement
lucide à seulement tenir d'une main tremblante la lanterne de
la raison cartésienne dans ses mains. Comment se fait-il qu'il
ne connaisse le secret ni de sa perspicacité partielle, ni de
la duperie dont il se révèle la victime ébahie ? Comment se fait-il
qu'à l'instar de tous les croyants, sa piété s'accommode fort
mal d'une foi qui permet à l'Eglise de l'art moderne de dresser
face à l'autel quelques papes capables de se faire verser deux
millions d'euros dans leur escarcelle pour une messe confectionnée
avec du pain acheté le matin même chez le boulanger et du vin
en vente au prix de quatre sous chez l'épicier du coin? Seriez-vous
en route vers les secrets anthropologiques de la théologie de
l'eucharistie ?
Mais voyez
comme la raison républicaine et démocratique demeure une infirme
faute de disposer du glaive d'une laïcité pensante, donc armée
d'une connaissance des relations que le cerveau du simianthrope
entretient avec ses entrailles. Comment poserez-vous l'encéphale
tout fumant de cet animal sur les plateaux de la balance à peser
ses adorations et ses mépris ? Pour vous tirer de ce guêpier,
je vous suggère de vous demander pourquoi la toile est proclamée
sainte et pourquoi les fuyards des ténèbres se sentent confusément
apostrophés par la séparation radicale qui leur est imposée entre
leur effigie errante et une toile qui anéantit leur image ; et
je vous conseille de sonder l'espace immaculé que la main du singe
parlant a jugé sacrilège d'effleurer.
4
- Retour en arrière : coucou, revoilà le sacré des Etrusques
Apprenez
qu'il remonte aux Etrusques, le rite de "consacrer" aux
dieux invisibles un espace retiré à la main de l'homme. Les Romains
en ont repris la liturgie : dans leur langue, le sol intouchable
sur lequel il était interdit de bâtir , d'habiter et de labourer
s'appelait le pomerium. A l'origine, cette bande de terre préservée
de tout contact avec la chair du simianthrope séparait la cité
de sa propre enceinte et s'étendait également à quelque distance
au-delà. Cette double barrière psychique entre le simianthrope
et l'invisible s'est progressivement réduite à celle qui ne s'étendait
qu'à l'extérieur des murailles de la ville. Puis, en raison de
la croissance rapide de la population, Servus Tullius avait annexé
à l'urbs romana les deux collines du Quirinal et du Viminal;
et comme il avait bien fallu entourer une population en expansion
continue d'un fossé et d'une muraille toujours provisoires, il
devenait également nécessaire de faire reculer sans cesse le tracé
d'un pomerium devenu précaire et transitoire - qu'on appela
donc le postmoerium ou le circamoerium - et en faire
approuver sans relâche et toujours à nouveaux frais le dessin
par les fondés de pouvoir officiels des dieux - les auspices ou
les augures. Ces greffiers de l'absolu entérinaient donc les volontés
inachevées et précaires de l'Olympe au fur et à mesure qu'elles
se trouvaient promulguées par les métreurs, géomètres et topographes
du sacré - les rois qui avaient régné de Romulus à Tarquin le
Superbe, c'est-à-dire le tyran . Ce n'était pas une tâche d'endormis
ou de paresseux de la toile que celle des scribes adoubés du journal
officiel de l'immaculé, donc des dieux de l'époque: l'enflure
du tissu urbain ne cessait d'exiger le tracé des frontières éphémères
qui condamnaient les Immortels à aller planter leur tente plus
loin.
Que se serait-il
passé si un citoyen profanateur avait labouré une parcelle de
la propriété des Célestes de ce temps-là et passé une herse sacrilège
sur le sol réservé aux dieux du simianthrope? On aurait effacé
la trace de la charrue et purifié la terre éventrée par le soc
de l'incroyance à l'aide de cérémonies pieusement codifiées. La
gestuelle de la lustration, c'est-à-dire du lavage, du nettoyage
et du rinçage par des exorcistes professionnels s'est perpétuée
dans le christianisme. Mais comment consacrait-on le pomerium
? En immolant sur ses acres rendus vierges de toute souillure
une bête du sacrifice, c'est-à-dire en offrant aux dieux appelés
à battre en retraite un vivant bon payeur , un sang rédempteur,
un cadavre chargé de démontrer en haut lieu qu'une vie avait été
livrée à l'invisible et à l'inaccessible que l'homme demeure à
lui-même, ce qui méritait une juste rémunération des Immortels
un instant rassasiés .
Mais en
même temps, la consécration était une élévation : consecratio
signifiait à la fois l'acte religieux de sacrifier une bête et
l'apothéose. Quant au verbe consecrare, il renvoyait tout
ensemble au rite tueur et à la divinisation, donc à l'acte de
sanctifier et d'immortaliser. Le lien viscéral entre le religieux
et la magie était souligné par l'acception d'amulette et d'incantation
du substantif consecratio. Ce triple sens se retrouve dans
la croix que les chrétiens s'attachent au cou avec une chaîne
: à la fois bijou-talisman , rappel du meurtre sacré sur un gibet
tenu pour sauveur et signe de l'élévation d'un instrument de torture
- la potence du sacrifice - à la pureté divine , à la blancheur
de la toile .
5
- La théologie d'un baiser
Comment
purger la toile blanche de ses macules ? Les artistes du sacré
simiohumain d'aujourd'hui n'ont plus d'auspices habilités à sceller
les retrouvailles rituelles de la cité avec le sacré régénéré.
Le marché moderne de l'art fondera-t-il une Eglise armée d'une
liturgie purificatrice? Nenni. Il faudra gratter la tache ou la
dissoudre dans l'alcool ou l'eau de Javel, afin de tenter de retrouver
la toile immaculée, la toile libérée du baiser de la "femelle
humaine", comme l'appelait le rapport Kinsey, la toile à nouveau
sacralisée. Mais comment se passer des auspices, des augures et
des flamines de Jupiter ? Nous n'avons sous la main qu'un propriétaire
de galerie aussi escroc que son faiseur new-yorkais et qui présentera
la facture de trente trois mille quatre cents euros au tribunal
des teinturiers. Il est devenu exorbitant , le prix de l'effacement
d'un baiser humain, trop humain.
Et si le
baiser n'était pas de chair ? Si le baiser symbolisait le rite
nouveau de la consécration ? Et si l'immolation de l'animal avait
été abolie par le baptême du simianthrope dans le sang de la charité
? Et si les nouveaux sacrificateurs avaient dit : "Si vous n'avez
la charité, vous n'avez rien" ? Décidément, vous voici devenus
les maîtres du sacrilège des donateurs . Qui retirera de l'autel
des chrétiens le cadavre ensanglanté de la victime de chair et
de sang , la bête du sacrifice romain ? Qui dira : "Bas les pattes"
à l'idole des chrétiens ? Mais les marchands du temple ont répondu
: "Ne renversez pas les tables des changeurs : pour un baiser,
il faut être deux." On ne saurait mieux dire ; il vous faudra
trouver votre double, celui de l'incarnation de la blancheur.
6
- Les Tantales de leur blancheur
Mais les
mystificateurs au compte en banque bien garni sont devenus plus
dispendieux que le coûteux appareil religieux des Romains. Voyez
comme ils se ruent dans la brèche du sacré grand ouvert par l'effondrement
des rites et des liturgies : " Ce morceau d'étoffe blanche est
mon œuvre, dit le Grand Simulateur, ce morceau d'étoffe blanche
est le fruit de mon génie, dit le Grand Pontife de la folie ,
ce morceau d'étoffe blanche est sans prix, dit le démiurge du
sacré moderne, mais je vous abandonne ce simulacre pour deux millions
d'euros garantis par ma cote sur le marché de la bourse de New-York
. Sachez que ce montant est supérieur à celui du prix auquel je
l'ai vendu à son propriétaire actuel, lequel, par bonheur, dirige
la galerie où mon œuvre se trouve si bruyamment exposée. Cet Yvon
Lambert est un malin . Voyez comme il entend faire d'une pierre
deux coups . Dans un premier temps, il propose au tribunal de
la République de nettoyer la toile à grands frais. Puis, dans
un second temps, il vous la proclamera anéantie par une profanation
irrémédiable, ce qui légitimera le versement de deux millions
d'euros sur son compte. Il possèdera donc deux fois le trésor
qu'il prétendra à la fois avoir restauré et perdu. Mais je ne
saurais me voir accusé de simonie : je n'ai demandé qu'un euro
symbolique de dommages et intérêts , ce qui a fait encore monter
ma cote sur le marché. "
Croyez-vous
que le peintre de l'invisible aurait touché une commission en
écus sonnants et trébuchants du propriétaire du chef-d'œuvre si
celui-ci s'était trouvé somptueusement dédommagé ? Cette question
n'est pas étrangère à la politique de la toile blanche que le
simianthrope est à lui-même ; cette question concerne le peuple
français, c'est-à-dire le souverain immaculé dont le tribunal
exprime la philosophie du juste et de l'injuste. Son cerveau aurait-il
été rendu infirme par la loi de 1905 ? Voyez comme il ne sait
que répondre aux nouveaux haruspices du sacré, voyez comme ses
tribunaux vous coupent bêtement la poire en deux: " Il s'agit
d'une œuvre d'art , disent-ils ; mais elle ne vaut pas deux millions
d'euros."
Vous savez
maintenant que le marché de l'art est livré à l'inconscient du
religieux refoulé du simianthrope sur une planète désormais divisée
entre les exutoires sanglants du divin et les autels d'un nouvel
d'Isaïe. Comment tuerez-vous la bête payante sur la toile blanche
si le cadavre de la victime des chrétiens débarque sur l'autel
par l'effet trucidatoire de la rupture du pain de la messe brisé
entre les mains du prêtre sacrificateur - à moins, disent d'autres
docteurs de l'idole, qu'elle soit fournie toute tuée à l'Eglise
par les Juifs déicides ? Mais vous, les docteurs de la République,
vous, les nouveaux médiateurs de la nuit et de la lumière, quelle
sera votre théologie de l'absence de la justice ? Qu'allez-vous
déposer sur la toile blanche de la France ?
7
- Les anthropologues de demain
Vous serez
les anthropologues de demain. Pourquoi, vous demandez-vous, le
simianthrope est-il un animal tellement terrorisé par son cerveau
embarrassé d'un squelette qu'il scinde sa charpente entre le blanc
et le noir, entre ses bâtisses et ses sables , entre ses idéalités
démocratiques et ses terroristes du sacré, entre ses meurtres
camouflés et les floralies de ses saintetés toutes de blanc vêtues
, entre l'élévation de son sceptre dans le ciel de son empire
des tortures et la sanctification de ses croix dans l'Eden de
la Liberté ?
C'est que
le simianthrope est l'étrange animal qui recule sans relâche l'enceinte
du pomerium de Guantanamo, l'étrange animal qui étend à l'école
de son enfer la surface de la toile dont la blancheur symbolise
sa lente évasion du règne animal, l'étrange animal qui ronge son
frein dans le profane , l'étrange animal qui souille sans se lasser
son sang, son habitat et ses labours, parce qu'il enrage de se
trouver parqué sur cette terre, l'étrange animal qui ne tient
pas en place et qui demande sans cesse à ses auspices de bénir
la toile extensible à l'infini de la blancheur qu'il veut devenir
à lui-même. C'est pourquoi il entend conquérir, l'épée à la main,
un monde qu'il méprise, c'est pourquoi il se cherche un ciel déserté
de tout personnage, c'est pourquoi il s'élève à l'immaculé qui
l'arrache à son confinement. Je vous disais que vous êtes les
accoucheurs de la vraie croix du simianthrope, les nouveaux médiateurs,
les démonstrateurs du premier regard de l'extérieur que le simianthrope
aura jamais porté sur lui-même. Faites de votre tête la lanterne
de Diogène de votre siècle.
8
- L'anthropologie critique et l'interprétation de la loi du 11
mars 1957. Une révolution jurisprudentielle
Le jugement
du 15 novembre 2007 du tribunal correctionnel d'Avignon sera-t-il
aussitôt et entièrement infirmé en appel, et cela pour des motifs
anthropologiques qui illustreront é une révolution immense dans
la connaissance des droits de l'esprit en France? Pour la première
fois, une cour composée de juristes-philosophes précisera-t-elle
la conception que le peuple français se fait de la création dans
tous les ordres du génie humain? Ce séisme jurisprudentiel est
attendu depuis longtemps ;mais il est devenu inévitable du fait
que les jugements erratiques d'autrefois, telle la condamnation
des Fleurs du mal de Baudelaire ou de Madame
Bovary de Flaubert sont devenus des documents sociologiques
révélateurs de la justice d'une époque, donc des témoins involontaires
de l'anachronisme d'une législation chrétienne des bonnes mœurs
en retard sur l'éthique des innovateurs de leur temps .
Mais le
jugement d'Avignon témoignait d'un vacillement planétaire du cerveau
même de l'humanité, ce qui posait pour la première fois un problème
anthropologique à la science juridique mondiale : dans quelle
mesure le droit international pouvait-il se laisser vassaliser
à son tour par un ébranlement mystérieux de l'entendement de l'espèce
humaine , donc se soumettre passivement aux verdicts d'une pathologie
cérébrale de nature à jeter la civilisation de la raison à la
dérive?
Or, ce
naufrage de la boussole cartésienne de la planète conduisait la
loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et artistique
à des contradictions internes de nature à rendre inapplicable
la science précédente du droit français sur ce chapitre. Car si
une toile vierge pouvait s'appeler un tableau au plein sens du
terme, tout peintre qui présentera le même objet au public se
rendra coupable de contrefaçon, ce qui rendra comiques les jugements
des tribunaux fondés sur une redéfinition ridicule des faussaires.
De même , les tailleurs du conte d'Andersen qui avaient habillé
le roi de vêtements imaginaires et qui avaient recueilli les applaudissements
nourris des courtisans seraient habilités à poursuivre en justice
les profanateurs qui auraient souillé l'immaculée conception d'une
peinture absente de la toile, mais dont le marché international
de l'art tirait de gigantesques profits. C'est pourquoi la cour
d'appel de la raison française a rendu un arrêt fondé, pour la
première fois, sur une simianthropologie en mesure de peser la
fragilité du cerveau simiohumain. En voici les principaux passages.
"Considérant
que, depuis quatre siècles, le peuple français tente d'incarner
la nation de la raison et que la justice de la République est
donc tenue de défendre le sens des mots tels qu'ils se trouvent
définis dans les dictionnaires agrées de la langue de Descartes.
"Considérant
qu'en français le sens du substantif " tableau " suppose qu'un
crayon, un pastel ou un pinceau aient laissé une trace visible
sur la toile, il en découle qu'une étoffe vierge de toute ligne
ou figure, ne répond pas au sens lexical du vocable "tableau"
dans l'hexagone, lequel ne renvoie pas à une représentation
purement métaphysique du monde, mais nécessairement
visuelle.
"Considérant
que le terme "d'oeuvre" renvoie au verbe "oeuvrer",
donc à l'action d'un "ouvrier" et que
le mythe religieux de la "création" met en scène
un travailleur mythique dont le labeur est censé avoir
arraché le réel au non-être, de sorte que
le néant ne saurait résulter d'une action
de l'artiste.
"Considérant
que le verbe opérer, les adjectifs opératoire
et opérationnel, le substantif opération
renvoient au mot latin opus, qui signifie oeuvre,
et aussi au mot artiste , puisque artifex, l'artisan,
évoque aussi l'artifice et l'artificier.
"Considérant
qu'il appartient donc aux philosophes, aux psychologues, aux anthropologues,
aux sociologues, aux psychanalystes, aux historiens des religions,
aux politologues d'approfondir et de préciser le sens symbolique
de la couleur blanche, puisque tel est le véritable " objet
" dont le peintre a présenté un échantillon encadré dans la ville
d'Avignon.
"Considérant,
en outre, que la science de la blancheur en est encore aux balbutiements,
faute que l'anthropologie scientifique actuelle ait découvert
les arcanes de ce signe et sa signification aux yeux de l'humanité.
"Considérant
que le jugement dont il est fait appel se présente donc davantage
comme un document révélateur des angoisses, des embarras et des
attentes d'une civilisation en quête de sa blancheur qu'à une
décision de justice en bonne et due forme .
"Considérant
qu'il n'appartient pas à l'appareil judiciaire de la République
de désorienter la raison du peuple français jusqu'à soumettre
l'Etat lui-même aux verdicts de quelques marchands, mais de jouer
un rôle d'inspirateur et d'éveilleur de la France de la pensée
.
Par ces
motifs, déclarons et jugeons qu'il appartient au farceur de remplacer
l'objet symbolique qu'il entend appeler un tableau par la même
étoffe blanche dont le prix d'achat lui sera remboursé sur simple
présentation de la facture à l'auteur du baiser.
Le26
novembre 2007