Avertissement
Dès le mois de juin,
le Président de la République avait demandé à M. Hubert Védrine
une évaluation des conséquences immédiates du retour, en 2009,
de la France sous le joug de l'OTAN et des effets sur dix ans
de cette brutale régression diplomatique.
Mes textes antérieurs
ne m'ont pas permis de commenter aussitôt l'estimation que M.
Védrine a remise au chef de l'Etat dès le mois d'octobre, comme
il lui avait été demandé. Ce retard ne fera qu'éclairer davantage
l'évidence thanatogène que, non seulement l'analyse de M. Védrine
pèsera lourd sur tout le quinquennat, mais qu'elle dictera son
climat à l'aggravation continue de l'asservissement du Vieux
Continent à "la plus grande puissance militaire du monde".
Mais, dans le même temps, la connaissance de l'histoire réelle
des nations aux dépens d'une classe dirigeante condamnée
à l'incompétente en raison même de son mode de recrutement,
fera de grands progrès dans les esprits: le contrôle désespéré
des banques et des finances publiques menacées de naufrage,
le rude apprentissage de la guerre que l'Angleterre déclenchera
contre un continent susceptible de s'unifier face à ses rivages
et l'incapacité viscérale du Vieux Monde à combattre efficacement
la complicité de plusieurs de ses membres avec Londres et Washington,
l'analyse anthropologique du statut et de la nature du mythe
de la "défense nucléaire", accélèreront providentiellement le
rude apprentissage de ce que notre espèce ne saurait glisser
indéfiniment les vraies questions sous le tapis.
Ce 15 décembre, puis
le 22, je m'expliquerai sur les embarras et les progrès du démontage
des ressorts de l'histoire qu'appellent les étapes à venir de
la vassalisation de l'Europe.
1
- L'histoire
quadridimensionnelle
2
- M. Védrine et le verbe évaluer
3
- La souveraineté " en son entier "
4
- L'engloutissement de la souveraineté de l'Europe
5
- Un document à décrypter
6
- L'adolescence
et la logique
7
- Une adolescence sur le qui-vive
8
- Les concepts de phagocytage et de cannibalisme
9
- L' " esprit de défense "
10
- Le " scepticisme poli " et la " force d'inertie "
11
- Ce fichu verbe " évaluer "
12
- La distanciation anthropologique
*
1
- L'histoire quadridimensionnelle
Il est rarissime qu'une évaluation de la situation politique
de la planète et du rôle de la France de demain sur la scène internationale
soit demandée à un diplomate du plus haut rang; et il est sans
exemple qu'un tel document soit rendu public le jour même de sa
remise au chef d'Etat - sans doute afin que le "peuple souverain",
comme on l'appelle depuis 1789, soit censé en picorer le grain
sur l'heure et avec profit. Le praticien de la politique étrangère
consulté s'appelle, en outre, Hubert Védrine, dont on se souvient
qu'à l'heure de l'affaire Wikileaks, il avait dénié aux enfants,
c'est-à-dire aux corps électoraux des démocraties, la capacité
de connaître des affaires sérieuses. Mais si celles-ci doivent
demeurer incarcérées dans l'enceinte des compétences que seules
les "grandes personnes" se partagent, l'historien se trouvera
deux fois averti de ce que l'essentiel de l'évaluation
demeurera nécessairement caché au "grand public cultivé", comme
on l'appelait du temps de la prédominance de la "culture bourgeoise".
Mais rassurons-nous:
M. Védrine n'a nullement été sollicité par le Président de la
République de le conduire par la main - et l'Etat avec lui - ni
à une compréhension de notre espèce plus profonde et moins enjôleuse
que la précédente, ni à se pencher sur les paramètres cérébraux
et les ressorts psychobiologiques abyssaux du monde d'aujourd'hui;
sinon il aurait été expressément demandé à ce diplomate de carrière
d'explorer les souterrains de la politique internationale en spéléologue
et en psychanalyste du genre humain. Il s'agit, tout au contraire,
d'une mission simple et formulée dans des termes sans ambiguïté:
"Je vous charge d'évaluer [les conséquences du]
retour de la France dans le commandement militaire intégré
de l'Alliance atlantique et [celles du] développement de
la relation transatlantique dans [au cours de ] la décennie
à venir."
Par conséquent, il s'agit d'une double "mission", l'une
de l'ordre d'un constat prisonnier de l'immédiat, l'autre du ressort
du génie prospectif des grands diplomates, mais seulement sur
une période limitée à dix ans. Et pourtant, les deux requêtes
s'inscrivent nécessairement dans une problématique commune et
dont les deux volets demeurent fort éloignés de l'échiquier des
recherches de l'anthropologie critique à laquelle la géopolitique
fera appel dans les années à venir. Néanmoins, le scannage réclamé
à un ancien Ministre des Affaires Etrangères du pays de Descartes
ne demeurera pas non plus ficelé aux récits superficiels dont
la science historique d'avant-garde réfute la myopie depuis plus
de trente ans - car il y a longtemps que ces éclaireurs analysent
la rationalité à courte vue des chroniqueurs et des mémorialistes
acéphales de l'histoire dite "événementielle".
En vérité, il y a belle lurette que l'"actualité diplomatique",
comme on dit, a changé de plateforme cognitive, et cela du seul
fait que les Etats monoculaires actuels ne disposent encore en
rien des télescopes qui leur permettraient non seulement de raconter,
mais de comprendre, par exemple, pourquoi, depuis 1948, Israël
poursuit avec un zèle aussi "démocratique" qu'inlassable la conquête
armée de la Cisjordanie et pourquoi il demeurera évidemment impossible
aux gènes de cet Etat de jamais seulement envisager de bénir l'hérésie
du retour sur leurs terres des réfugiés qu'il a chassés de leur
domicile il y a près de soixante-dix ans. C'est dire que les lunettes
fumées des récits tridimensionnels et anecdotiques ne parviennent
plus à seulement narrer correctement des péripéties pré-interprétées
par la grille de lecture myope de l'enseignement scolarisé de
l'histoire.
2
- M. Védrine et le verbe évaluer
Si
nous voulons découvrir l'horloge mentale non pré-officialisée
qui seule nous fera comprendre les raisons véritables pour lesquelles
les ressorts cérébraux du peuple juif lui interdisent de laisser
s'installer une nation pleinement souveraine à ses côtés et dont
le cadran nous expliquerait pourquoi une Jérusalem mythique a
gravé les rouages et les engrenages de son éternité en traits
indélébiles dans les neurones des fils de Moïse et de Muhammad,
nous devons également nous demander pourquoi l'Europe civilisatrice
périra corps et biens, elle aussi, ou se décidera à défendre l'autonomie
de son encéphale téléologique face à un gigantesque dévoreur à
deux têtes - Israël et l'allié d'Outre-Atlantique qui le dédouble.
Mais la connaissance des secrets de la vie onirique - ascensionnelle
ou fatiguée - de l'histoire a beau avoir débarqué depuis Montesquieu
dans la politologie, la gouvernance au ras de l'eau de notre civilisation
de greffiers ne s'en est pas encore aperçue. Convertirons-nous
la scolastique des Etats démocratiques à la raison renacentiste
de demain? Il y faudra une science des voyages rituels vers des
mondes imaginaires et fantastiques qui caractérisent un animal
que son évasion seulement partielle de la zoologie a précipité
à titre héréditaire dans l'euphorie ou la géhenne de ses songes
idéologiques ou religieux.
Pour
l'instant, la grammaire de M. Védrine se trompe sur le sens anthropologique
du mot recul, quand il écrit que les conséquences politiques
du retour de la France dans le commandement intégré de
l'OTAN, donc son renoncement pur et simple au volet autonome de
la notion de souveraineté des Etats en armes sont "mitigés
et difficiles à évaluer avec aussi peu de recul".
"Il est vrai qu'un processus de rapprochement pragmatique
- ce sera toujours moi qui soulignerai - avait été entamé
depuis longtemps, mais sans remettre [sans qu'il eût remis
] en cause de fait [en fait] ce qui était devenu un
symbole politique. Le président Sarkozy semble avoir pris sa décision
pour des raisons empiriques continûment [continuellement]
mises en avant par l'institution militaire, mais aussi [également]
idéologiques [et] découlant de sa conception de la "famille
occidentale ". Au bout de trois ans, les effets [en] sont
incertains: une présence accrue, une influence réelle ou faible,
variable selon les sujets, un surcoût plus faible que prévu, des
opportunités économiques ou industrielles, liées ou non à ce retour,
mais aussi beaucoup de risques potentiels, des interrogations
problématiques et récurrentes sur la stratégie de l'alliance,
son rôle, ses modes d'intervention."
Toute
la question est de prendre la mesure de la distanciation du regard
que réclame la pensée critique et que mérite une science anthropologique
évaluatrice des transfigurations et des métamorphoses de
la politique et de l'histoire sur le long terme. Les dictionnaires
renvoient le verbe évaluer à apprécier ou considérer. Le latin
dit aestimare et aestimatio, ce qui illustre la
connexion entre la capacité de juger - donc de penser - et l'évaluation,
vocable dans lequel on retrouve valere, valoir au sens
de se trouver fort. Du reste, le grec dit timêsis, qu'on
retrouve dans estimer, donc également dans aestimare,
et la timê, c'est l'honneur et le rang.
Je
m'excuse de cette digression étymologique, mais elle est indispensable
à l'intelligence du terme; car si les deux langues-mères du français
renvoient le verbe évaluer à la pesée d'une valeur et si
la valeur renvoie à la valetudo, la santé, alors
il a été demandé à M. Védrine d'exercer une saine judicature;
et son évaluation médicale n'est pas neutre - elle appelle
à un examen de la validité, en droit diplomatique, du verdict
d'un tribunal normalement constitué et appelé à peser les relations
diplomatiques convenables entre Etats souverains. Mais puisque
l'intelligence proprement dite ne juge ni n'estime au ras du sol,
mais rédige ses arrêts à partir du sommet qu'elle a conquis et
d'où elle ne se laissera pas déloger, quel rang honorable M. Védrine
donne-t-il au verbe évaluer et sur quel trône installe-t-il
ce peseur souverain des Etats dignes de ce nom? Car dans Cicéron,
l'aestimator n'est autre que l'arbitre et le juge du tribunal
de la pensée critique.
3 - La souveraineté
"en son entier"
Le
recul cérébral encore fort relatif dont bénéficient les évadés
de la zoologie que nous sommes partiellement devenus se révèle
d'ores et déjà incompatible avec une historiographie dont les
récitants demeurent des huissiers à la trousse remplie d'exploits
vierges de toute encre. Comment les greffiers de Clio vont-ils
les noircir? Si M. Védrine se trouve devant la page blanche de
l'histoire de la France et s'il se demande quelle longue-vue évaluera
les conséquences à conjurer ou à neutraliser du retour
passif de la France en 2009 dans un organisme militaire commandé
par une puissance étrangère, il lui faudra peser le recul cérébral
dont le Général de Gaulle a fait preuve quand il s'est retiré
de l'OTAN le 7 mars 1966. Par une lettre manuscrite adressée au
Président des Etats-Unis, il soulignait l'incompatibilité absolue
et irréversible du trottinement perpétuel de l'aiguille des nations
sur le cadran d'une alliance atlantique nécessairement ennemie
de la souveraineté des Etats : "La France, écrivait le
Général, se propose de recouvrer sur son territoire l'entier
exercice de sa souveraineté". "Elle cesse sa participation aux
commandements intégrés", et "ne met plus de forces à la
disposition de l'OTAN".
Il est évident , dit le droit international, que s'il suffisait
de chasser les garnisons de l'étranger incrustées sur le territoire
d'une nation dite démocratique pour qu'elle retrouvât l'entier
exercice de sa souveraineté, il serait superfétatoire d'y
ajouter la cessation par trop évidente, de la participation aux
"commandements intégrés" et, le "retrait des forces
" illégalement placées sous le protectorat d'un empire étranger,
et en temps de paix, de surcroît.
4
- L'engloutissement de la souveraineté de l'Europe
Du
reste, M. Védrine semble plus conscient de cette aporie sans issue
qu'il ne l'écrit. Il sait fort bien que l'OTAN n'est composée
que de vassaux volontaires ou zélés des Etats-Unis. Aussi souligne-t-il,
dans le même temps, la contradiction la plus radicale en droit
diplomatique, à savoir que l'évanouissement de la menace armée
soviétique - qui passait pour effective à l'époque et qui avait
conduit à la conclusion hâtive d'une alliance réputée défendre
le Vieux Continent contre un nouveau Tamerlan - cette disparition
et ce remède, dis-je, n'ont nullement empêché un OTAN censé "libérateur"
de dompter ensuite, et fort rudement, des nations frappées de
léthargie et censées se trouver "alliées", sous le sceptre perpétuel
d'un nouveau souverain. M. Védrine sait également que, depuis
1949, ce sceptre inébranlable avait permis momentanément au plan
Marshall de servir de rallonge nutritionnelle de secours à une
vassalisation politique rendue obligatoire et permanente par des
clauses expresses et contresignées dans des traités bilatéraux.
Du
reste, il faut ne disposer d'aucune connaissance anthropologique
de l'expansion naturelle et irrésistible qui enfle les empires
au cours de leur ascension pour ignorer que les pays de l'OTAN
se sont asservis de leur plein gré, et avec empressement. Encore
une fois, M. Védrine en est plus conscient que personne. "Fin
1991 le Président américain G.H. Bush et son Secrétaire d'État,
James Baker, réussissent d'autant plus facilement à faire survivre
l'OTAN à la disparition des menaces soviétiques qui avaient provoqué
sa création que les Alliés et les pays d'Europe Centrale et Orientale,
fraîchement libérés du joug soviétique [sont] tous candidats
à l'entrée dans l'OTAN [et] le lui demandent."
5
- Un document à décrypter
Mais,
du coup, l'analyse anthropologique d'une évaluation politique
placée dans l'arène d'une servitude ouvertement réclamée par les
victimes elles-mêmes devient un document passionnant à décrypter
et surtout à démasquer, parce que le radiologue de la géopolitique
se verra contraint de s'adresser à des adeptes encore en herbe
de sa discipline et de solliciter leur maturation rapide. Seule
l'attention prometteuse de la fraction des citoyens situés entre
l'enfance et la trentaine, donc encore capables, en raison de
leur fraîcheur d'esprit, de s' initier aux secrets d'Etat avec
des yeux grands ouverts offrira à l'évaluateur un champ
à ensemencer. Car si l'anthropologue s'adresse seulement aux enfants
en bas âge, ceux-ci croiront trop vite et trop facilement avoir
vraiment compris la question posée à leur raison naissante, et
le risque sera grand de voir une masse de marmots se ruer en aveugles
à l'assaut d'un pouvoir à combattre avec des pierres; mais si
l'on prend du retard pour ne s'adresser qu' aux citoyens censés
assagis et réputés de sens rassis, le risque inverse deviendra
immense de se noyer dans le marécage d'une classe dirigeante de
somnambules de la politique.
En revanche, les adolescents se veulent encore impatients d'apprendre
à évaluer, donc à prendre les risques féconds de la pensée
examinatrice, et cela d'autant plus qu'ils ont déjà suffisamment
la tête sur les épaules et les pieds sur terre pour "estimer"
sérieusement avant de se précipiter dans la rue et d'appeler la
sottise à casser le mobilier. A ce titre l'évaluation de
M. Védrine est une tarte exquise à déguster; et les intelligences
politiques encore en attente de leur éveil s'en feront un régal.
Puisse leur patience trouver sa récompense dans les tempêtes à
venir de l'histoire.
6
- L'adolescence de la logique
Le Président de la République a donc demandé à M. Védrine une
"évaluation de la situation", alors que la langue
française exclut toute acception neutre et bénigne de ce terme.
Mais comme il se trouve, primo, que les erreurs de jugement
de l'humanité découlent toujours et fatalement d'une incohérence
d'esprit inhérente à notre espèce et, secundo, comme le
désordre mental dont souffrent les sociétés semi-animales résulte
nécessairement des fautes de logique qui étranglent leur pauvre
jurisprudence et tertio, comme tout péché d'illogisme des
descendants du chimpanzé renvoie à une appréciation erronée de
la nature même du recul que requiert le terme d'évaluation
dans l'ordre politique, il faut se demander si, en droit diplomatique,
M. Védrine s'est mis à bonne distance de son sujet; car il s'est
campé d'emblée devant une catastrophe politique réputée irréparable
et définitivement acquise à ses yeux, mais incompatible avec la
survie de la vocation naturelle d'un ministère des affaires étrangères
au service d'un Etat souverain. Autrement dit, si le déclin de
la France et de l'Europe est irréversible, alors il aurait fallu
commencer par démontrer l'irréversibilité de ce désastre, et cela
le compas à la main.
M.
Védrine soutient tacitement qu'il ne s'agit plus que de raisonner
sur le tas et d'agir à bon escient dans la mêlée, mais toujours
à partir d'un constat d'ores et déjà établi à mi-pente: "Il
faut le dire clairement: l'OTAN restera une Alliance autour de
la première puissance militaire du monde, les États-Unis, avec
laquelle nous partageons des valeurs fondamentales, mais dont
les orientations et les politiques peuvent varier tous les deux
ou quatre ans dans des proportions considérables, ce qui peut
nous placer en opposition, même si cela n'est heureusement pas
le cas du scrutin du 7 novembre 2012, mais à quoi notre politique
étrangère doit être prête à réagir."
Peut-on évoquer la puissance exercée par un empire militaire sur
l'Europe sans se placer dans la continuité d'une réflexion française
multiséculaire sur l'ascension, l'apogée et le déclin des guerriers?
7 - Une adolescence
sur le qui-vive
Une
adolescence encore sur le qui-vive est une sentinelle prête à
s'étonner de ce que la plus grande puissance sous les armes en
ce moment se trouve précisément celle "dont on partage les
valeurs fondamentales". Sous des allures confites en dévotion,
une politique étrangère de vigies peut-elle obéir durablement
aux séductions masquées des glaives les plus effilés? Les prières
mielleusement adressées aux "valeurs fondamentales" du
genre humain sont-elles sincères ou renvoient-elles seulement
les flatteurs du Quai d'Orsay aux faux-fuyants et aux pis-aller
ordinaires d'un Tartuffe installé en séducteur dans la maison
d'Orgon? La classe politique des dormeurs à poings fermés exprime
visiblement sa satisfaction en tapinois de ce que ce ne soit "heureusement
pas le cas" de désobéir au commandeur actuel des candeurs
du monde. Néanmoins notre pédagogue des "opportunités diplomatiques"
nous demande de demeurer prêts à "réagir" et cela sans
naïveté excessive, donc à nous révolter au besoin, mais modérément,
contre les décisions toujours pieuses d'un maître de céans au
cœur sur la main. Comment nous y prendrons-nous pour troubler
son festin sans le fâcher? Déciderons-nous de nous irriter seulement
tous les deux ou trois ans et avec bienveillance, comme notre
instituteur nous le suggère?
"Vigilance,
écrit-il, signifie que nous devrons veiller à ce qu'elle[l'Alliance
atlantique] reste une Alliance militaire recentrée sur la défense
collective, et le moins possible politico-militaire dans son action,
même si des consultations et des échanges de vues périodiques
(…) sur toutes les questions de sécurité pourraient être acceptables
si [à condition que] cela n'empiète pas sur les prérogatives
du Conseil de sécurité, (auquel l'OTAN ne peut se substituer)
et si ne préfigure pas une planification d'opérations. Une revue
annuelle des menaces diverses pourrait être envisagée."
Nous
voilà plus que jamais sur les dents. L'essentiel n'est pas de
ripailler dans un OTAN léthargique, nous rappelle M. Védrine:
il s'agit d'une alliance en bonne et due forme, donc conclue entre
des Etats encore pleinement souverains. Du coup, le cœur battant
de cette alliance n'est nullement le quartier général des galonnés
et des casqués de l'OTAN, mais le Conseil de Sécurité de l'ONU,
où la France dispose d'un droit de veto stupéfiant, donc non moins
souverain et inaliénable, en principe, que celui des Etats-Unis,
de l'Angleterre, de la Russie et de la Chine. Mais quelle sera
la "garantie suprême" d'un devoir de "vigilance"
ahurissant et qui garantirait effectivement la défense et illustration
constitutionnelle des prérogatives attachées en droit à la
souveraineté de la France? "Il faudra veiller à ce que l'Alliance
reste consacrée aux menaces sur la zone euro-atlantique, (et peut
être aussi arctique), afin de les prévenir ou de les contrer [repousser].
L'OTAN n'a pas à être le gendarme du monde; néanmoins, il est
évident que des menaces peuvent venir de l'extérieur de cette
zone. C'est au cas par cas qu'il faudra décider ce qui relève
[relèvera] ou non de la défense collective par l'OTAN."
8
- Les concepts de phagocytage et de cannibalisme
L'adolescence,
ce phare toujours en alerte, se pose dans la brume une question
étroitement liée à la rigueur logique d'une raison encore piaffante
et dans sa première force: toutes les précautions des épéistes
français se réduiraient-elles seulement aux accommodements professionnels
d'un combat d'arrière-garde contre les occupants de l'Europe depuis
1949? Est-il suffisant, pour un Quai d'Orsay amolli, de souligner,
serait-ce clairement et avec force, les formulations diplomatiques
qui présideront aux prises de décisions censées communes aux "alliés"
de la "zone euro-atlantique", alors que la puissance militaire
et politique sommitale se trouvera statutairement placée entre
les seules mains de l'Amérique? Quels seront les leviers
de commande effectifs d'un OTAN ultra centralisé par nature? Sera-t-il
suffisant d'adresser courtoisement le télégramme suivant au commandant
du navire-amiral?
"Outre la mise en oeuvre de l'article 5 du Traité, au titre
de l'article 51 de la Charte des Nations Unies sur la légitime
défense, l'OTAN ne devra intervenir que dans des conditions précises
: sur une base légale incontestable, une demande ou une acceptation
par les organisations régionales, une appréciation, au cas par
cas de la faisabilité et de l'opportunité politique, l'Union européenne,
dans sa version "Europe de la défense" pouvant être, dans certains
cas, mieux adaptée."
L'adolescence au regard perçant demeure dans la lancée tumultueuse
de sa vaillance. Elle se demande sans ménagement jusqu'où M. Védrine
s'avancera sur le terrain d'une pesée paresseuse de la phagocytose,
c'est-à-dire de la dévoration feutrée qu'exercera fatalement le
garnement le plus musclé sur le préau de l'école.
"Notre vigilance doit s'exercer aussi sur le risque de "phagocytage"
conceptuel et théorique. Il faudra que notre armée préserve sa
capacité propre d'analyse des menaces, de réflexion et de prévision
des scénarios et même de la planification, ce qui a été le cas
jusqu'ici, sans s'en remettre [qu'on s'en remît]
aux structures de l'OTA, ou européennes. Il ne faudrait pas
que l'affectation aux postes de responsabilité à l'OTAN devienne
le seul aboutissement possible d'une carrière militaire française
réussie. Il faudra que des carrières puissent encore être menées
au niveau national, ainsi que dans des responsabilités européennes.
Plus généralement, pour le Ministère de la Défense,[et] pour le
ministère des affaires étrangères, il s'agit d'influencer utilement
la pensée de l'OTAN, mais pas [non pas] de se fondre
dans celle-ci. C'est un risque à terme, pas [non]
immédiat, mais réel, à prendre en compte." Et puis, le
"complexe militaro-industriel américain" deviendra plus offensif
encore envers les marchés européens et mondiaux, parce qu'il subsiste
"en Europe peu d'industries de défense et dans peu de pays".
Décidément,
l'intelligence adolescente va droit au cœur des questions carnassières,
décidément, la raison juvénile se montre souveraine dans sa saisie
directe et panoramique du monde. Sous Auguste aussi, la "carrière
réussie" d'un Gaulois ou d'un Germain le conduisait à occuper
un haut rang dans l'armée romaine. Aussi M. Védrine s'avance-t-il
sur un terrain semé d'embûches quand il ose écrire: "Le concept
otanien de "Smart Defence" est une réaction compréhensible à la
réduction des moyens des Alliés, mais si nous n'y prenons garde,
il peut éponger ou cannibaliser les capacités européennes. Et
cela d'autant plus que la standardisation au sein de l'OTAN favorisera
l'achat par les pays membres de matériels et d'armes américains
à des coûts déjà amortis par la fabrication en très grande série,
d'autant plus que la grande majorité des pays européens raisonnent
en termes d'acheteurs "sur étagère", et donc à la recherche des
moindres coûts et non en producteurs ou en industriels, ce qu'ils
ne sont pas, ou[ne le sont] plus."
9 - L' "esprit de
défense"
L'adolescence
que pilote la fraîcheur d'une raison encore bondissante ne se
laisse pas facilement emmieller. Voyez comme ce navigateur démasque
et décape les obséquiosités de la servitude, ouvrez un œil juvénile
sur le passage suivant du rapport parfois si osseux, mais à l'œil
toujours mi-clos de l'élève de F. Mitterrand.
"L'équipe nouvelle du Président Obama II pourrait comprendre
qu'il n'y aura pas d'effort supplémentaire des Européens
en matière de capacités militaires sans réveil de l'esprit de
défense; et que ce réveil n'aura pas lieu sans que les Européens
soient invités par les États-Unis à prendre plus de responsabilités.
En quelque sorte l'Alliance est victime en Europe de son trop
grand succès: elle a dissuadé, elle a protégé, [mais ]
elle a anesthésié l'esprit de défense chez les protégés.
Face aux bouleversements du monde, l'intérêt à long terme des
États-Unis est que l'Europe soit un vrai partenaire, capable
et fiable, fût- il parfois incommode. L'appel rituel au "partage
du fardeau" n'est pas suffisant, et de [en] fait, il reste
sans effet."
Que
voit au premier coup d'œil une raison encore effilée? Que l'expression
"esprit de défense" est biaisée, faussée et masquée à souhait,
parce qu'il s'agit d'un "esprit d'indépendance" qui n'ose
même plus dire son nom. Pourquoi ne pas évoquer crânement la souveraineté
bafouée des Etats ? Pourquoi ce concept se trouve-t-il ridiculement
travesti et rendu inoffensif? Il ne s'agit plus, semble-t-il,
de reconquérir l'autonomie militaire d'une nation encore sur ses
jambes et qui marcherait d'un bon pas sur la scène internationale,
mais seulement d'élever des subalternes au rang envié de "vrais
partenaires" et tout fiers de le paraître. Mais qui méritera
les galons de la servitude s'il est devenu audacieux, sinon offensant,
de seulement se montrer "parfois incommode"? L'adolescence
aux yeux grands ouverts sait que le "partage du fardeau"
est un honneur truqué: on ne partage que le poids du sac à dos,
jamais les pouvoirs du maître.
Du
reste M. Védrine montre maintenant le bout le l'oreille aux enfants
dont il récusait l'écoute: il sait que l'Europe des spectres désire
ardemment vassaliser son pauvre squelette. Aussi la France de
Talleyrand craint-elle non seulement d'apeurer davantage des Etats
déjà réduits à des ombres, mais de renforcer leur esprit de soumission
et de conduire un troupeau de brebis à se pelotonner encore davantage
sous l'aile de leur asservisseur adoré. " Malgré tout, brandir
sans préparation l'étendard du "pilier européen", la belle formule
de J.F. Kennedy, restée sans lendemain, ou de "l'identité européenne",
réclamer un caucus européen au sein de l'Alliance, risquerait
d'être à la fois insuffisamment ambitieux et potentiellement provocateur.
Même en 2012, cela pourrait rebraquer [braquer à nouveau]
contre la France la technostructure otanienne, [ainsi que]
les responsables du département d'État et du Pentagone pourtant
plus ouverts que dans le passé à une évolution, et tous les Alliés
européens qu'inquiète déjà le "pivot" vers l'Asie. Cela peut
nous paraître paradoxal et à courte vue, mais c'est ainsi: ces
derniers ne veulent pas donner aux Américains de prétexte à se
désengager davantage!"
10
- Le " scepticisme poli " et la " force d'inertie "
Alors
M. Védrine tire une carte magique de sa manche: pourquoi, se demande-t-il
soudainement, les Européens ne se prêteraient-ils pas "à une
concertation en amont sur les questions relatives à l'OTAN ? Il
pourrait être envisagé, en parallèle, que les États-Unis soient
consultés, voire associés, à certaines délibérations européennes,
par exemple celle du COPS."
Cette
serpe émoussée est révélatrice de ce que la meule qui aiguise
les esprits a été jetée à la casse: la France n'est plus en mesure
de combattre du dehors et résolument une "intégration"
vouée à pérenniser sa propre enceinte. On demandera seulement
des aménagements du service, on se contentera de quelques améliorations
des règlements - la subordination perpétuelle va désormais de
soi. "
Dans le domaine des opérations [militaires], nous pourrions
proposer que le mandat de la KFOR de l'OTAN soit transféré à l'Union
européenne (en améliorant la gestion de l'opération européenne),
car il serait cohérent que les Européens se sentent davantage
responsables de ce qui se passe sur leur continent. Par ailleurs,
il pourrait être mis un terme à l'opération Ocean Shield de l'OTAN
contre la piraterie au large de la Somalie (à l'issue de son mandat
fin 2014), qui fait double emploi avec Atalante."
Pourquoi
ces revendications salariales face à " ce qui se passe sur
le continent"? Parce que "nous n'avons pas intérêt à
brader les acquis juridiques, procéduraux et humains des vingt
années écoulées."
Mais
encore? "On peut penser que la France doit continuer à [de
] plaider, malgré tout, en faveur d'une Europe de la
défense dans le cadre de l'Union, et cela pour plusieurs raisons.
Cela fait partie d'un projet plus général d'Europe politique au
sens le plus fort du terme. Le Président Van Rompuy va présenter
en décembre 2012 une feuille de route à moyen et long terme pour
une Union économique sous ses diverses formes et une Union politique
avec une architecture plus intégrée. La question de la Défense
devrait être à l'ordre du jour du Conseil européen de décembre
2013 et celui-ci sera précédé au printemps précédent d'une communication
de la Commission sur l'industrie de défense.
Les
valets de pied expriment des vœux et des velléités que leur lointaine
échéance renvoie à la métaphysique: "La probabilité est en effet
élevée que ces efforts se heurtent au même scepticisme poli
et à la même force d'inertie que les précédents au sein de l'Union
européenne. Nous avons donc un choix à faire: persévérer en comptant
sur le temps et les tumultes du monde pour créer, à la longue
avec nos partenaires, une vraie conception stratégique commune,
au-delà des déclarations d'intention; ou clarifier la situation
avec nos Alliés, en commençant par les plus grands [et]
en les interrogeant sur leurs intentions."
11 - Ce fichu verbe
" évaluer "
Voici
enfin la clé de la vassalité syndicalisée déposée sur la table
et présentée aux regards patronaux. Les domestiques améliorent
sans cesse leur sort et leur confort. Peu à peu, ils vont jusqu'à
vous démontrer, leur contrat à la main, qu'ils ont "malgré
tout" les coudées franches à l'égard de leurs propriétaires
et qu'ils ont leur mot à dire au grand jour des évènements. Mais,
au contraire des esclaves romains, ils n'ont pas droit au mancipium
- l'affranchissement. Or, la classe des affranchis, quoique
de plus en plus nombreuse et puissante, conservait sa vie durant
et jusque dans ses plus hautes fonctions la trace indélébile de
sa servitude abolie . Si jamais il devait naître une Europe des
affranchis illustres, croyez-vous, que la trace du licol
s'effacera ou que la cicatrice demeurera gravée à vie sur leur
cou?
Il
s'agit d'une énigme anthropologique difficile à résoudre: les
peuples se remettent-ils d'un long asservissement? L'esprit de
la Grèce antique est-il ressuscité en 1830 ou bien près de cinq
siècles d'intégration d'Athènes à l'empire turc ont-il tué le
génie national? Pensez-vous que l'Europe humiliée et vaincue renaîtra
de ses cendres? Pour l'instant, les mandataires européens jugent
vertueux de seulement rappeler les clauses qu'ils ont fait signer
à leur puissant employeur - à savoir qu'ils ont intérêt
à se "montrer plus lucides, moins déclaratoires et plus exigeants",
à se "concentrer sur des objectifs concrets" et à
"agir aux deux bouts de la chaîne, aux niveaux politique et industriel".
Que
signifie la "vertu" d'avouer dans les chaînes que, "sans
le réveil d'une volonté politique forte, - celui de faire de l'Europe
une puissance, pour éviter qu'elle ne devienne impuissante, et
dépendante - tous les mécanismes de l'Europe de la défense resteront
sur le papier, partiels ou inanimés. Dans le cas inverse, ils
se réveilleront."
Il
est du devoir de l'adolescence de peser le sens et la portée des
mots "volonté politique forte", "inopérant",
"dépendance" et surtout de l'adjectif "partiel".
Le Président de la République a expressément demandé à M. Védrine
de ne jamais camper qu'à mi-hauteur d'une servitude consentie,
de n'analyser jamais que partiellement et à demi-mot la condition
des serfs, de ne jamais produire qu'un document politique " pondéré
" et chargé seulement de justifier le retour sine die de la France
dans l'OTAN. Dans ces limites, pourquoi montrer les dents, mais
toujours juste ce qu'il faut pour paraître redoutable aux spectateurs
d'une cage aux barreaux consolidés?
12
- La distanciation anthropologique
L'alliance
au petit pied du matamorisme avec l'utopie ne fait pas les Pierre
le Grand. M. Védrine a beau qualifier "d'audacieuse" et
de "décomplexée" une politique qui rendrait "moins
impossible un rôle accru des Européens pour leur propre
défense, en attendant qu'ils l'assument un jour, pour l'essentiel,
par eux-mêmes, tout en restant alliés des Américains."
Ce
qui apparaît au grand jour des feux cartésiens de l'adolescence,
c'est qu'il faudrait définir ce que signifie une politique dont
l'éclairage se trouverait en amont . Car si l'on ne débat jamais
qu'en aval des feux et dans la pénombre, on ne verra pas que le
trépas de la souveraineté d'un côté et celui de la civilisation
de la pensée de l'autre sont toujours le résultat d'une double
incapacité - intellectuelle et politique - de jamais remonter
à la source véritable du désastre. Que sera-ce donc d'initier
la jeunesse intelligente et ardente à la connaissance des ressorts
ultimes de la scène internationale, sinon lui enseigner à revendiquer
une distanciation anthropologique terrifiante dans la politique
et dans l'histoire d'un monde sanglant?
Mais,
pour cela, il faudra nous demander à nouveaux frais comment s'apprend
le pouvoir de regarder l'humanité du dehors, afin d'évaluer ses
rouages et sa denture, ses ressorts et ses crocs, ses auréoles
et ses carnages. Le verbe évaluer attend encore la balance
dont les plateaux pèseront le genre griffu en tant que tel. Car
"Dieu" est un évaluateur sanglant, le droit public évalue
à ses côtés, le philosophe évalue les jugements de ce dieu.
Osons nous demander comment Richelieu le tigre, Mazarin le félin,
Talleyrand le lion évalueraient le rapport de M. Védrine. Et si
évaluer n' était qu'un synonyme discret du verbe penser
en examinateur et si penser était une escalade , et si l'adolescence
était l'âge des ascensions, toute la question donnerait rendez-vous
à Socrate l'"examinateur " sommital qui renvoyait au sophiste
Prodicos les jeunes gens dont "l'âme n'était grosse de rien".
Décidément,
si penser, c'est accoucher de la vérité et si, décidément, il
faut donner une âme à la vérité , alors la vocation de l'adolescence
sera de se forger un destin de maïeuticienne du destin de la connaissance.
Car "l'esprit" s'allume aux feux d'un certain buveur de ciguë
qui fit de l'ironie le scalpel de l'intelligence.
Nous
reprendrons la classe la semaine prochaine. L'évaluation de M.
Védrine à la main, nous nous demanderons si ce poignard en appelle
à un regard de haut sur la raison politique et sur la science
historique de notre temps.
Le
15 décembre 2012