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François Bayrou et la République laïco-religieuse

A propos de "Abus de pouvoir" (Plon 2009)


1 - Le retard scientifique des classes dirigeantes d'aujourd'hui
2 - De la nature de l'ignorance politique
3 - L'homme politique a-t-il le droit de penser ?
4 - Le regard des hommes d'Etat sur " Dieu "
5 - La République de la raison
6 - L'Etat-Eglise des modernes
7 - " Dieu " est-il un pommier ?
8 - Le débarquement du spirituel dans la pesée rationnelle
9 - L'apprentissage du verbe exister
10 - L'idole et le glaive
11 - L'Europe spirituelle
12 - La raison et le spirituel
13 - " Dieu " et César
14 - Qu' est-ce que la France symbolique ?
15 - La colère des prophètes

*

1- Le retard scientifique des classes dirigeantes d'aujourd'hui

C'est dans une singulière équipée pseudo culturelle et pseudo philosophique, donc également pseudo politique que celle dans laquelle nous entraîne un Président de la République et un candidat à sa succession ardents à débattre entre eux de la nature et de la finalité des religions en général et de la chrétienne en particulier. Mais peut-être à quelque chose malheur est-il bon, comme dit l'adage, parce qu'il peut naître quelques avantages du ridicule même du spectacle de deux hommes politiques de haut rang attachés à débattre en public des mérites respectifs des astronomies de Ptolémée et de Copernic et secrètement de mèche pour refuser l'inconfort d'un univers auquel un certain Albert Einstein a découvert quatre dimensions il y a de cela cent cinq ans.

Mais si, en ce triste début du IIIè millénaire, la France à trois dimensions se livre encore à la face du monde à une querelle aussi anachronique que celle du Moyen Age entre les réalistes et les nominalistes, le retard intellectuel que présentera la haute classe dirigeante de l'Europe aura des chances de devenir révélateur du fond du problème et éclairer la vraie question aux yeux des simianthropologues d'avant-garde, parce que l'évidence se trouvera enfin démontrée aux yeux de la planète d'Euclide elle-même qu'au XXIe siècle, le pouvoir régnant n'est pas mieux informé des conquêtes de la connaissance des arcanes psychogénétiques de notre espèce sur les cinq continents que l'Eglise du XVIe siècle n'avait retrouvé le soleil de Démocrite sous celui de Copernic. Au contraire , dirais-je, parce qu'il est plus difficile aux hommes politiques de notre époque de s'informer les progrès de la connaissance de l'ADN du sacré qu'aux contemporains de Descartes et de Galilée de placer Hélios au centre du système solaire.

2 - De la nature de l'ignorance politique

François 1er et le pape de l'époque ont eu la prudence de ne pas engager un débat public sur le rang que revendiquait soudainement l'étoile qui nous éclairait depuis les origines, tandis que, pour l'anthropologie moderne, c'est une bénédiction moliéresque que la France produise deux acteurs décidés à trancher des fondements politiques ou sentimentaux de la croyance en l'existence de Dieu. Le rire est la grâce de la pensée. Souvenons-nous de ce que la philosophie est née de l'ironie parce que le sourire amusé est plus intelligent que le rire aux éclats.

Un autre bénéfice apparaît d'ores et déjà dans la confrontation gigantale qui se prépare entre les Bridoison et les Raminagrobis de la théologie chrétienne , celle de démontrer la sous-information philosophique dont souffre le haut enseignement littéraire de la rue d'Ulm, alors que l'Allemagne conserve la tradition d'un Goethe et d'un Schiller que la lecture assidue de Kant, de Hume et de Locke armait d'avance d'un regard d'anthropologues avisés sur les embarras religieux de l'encéphale d'une espèce larguée dans le vide de l'immensité. Nos agrégés de lettres ignorent tout de la pensée de Schopenhauer ou de Nietzsche, mais aussi de Freud et des successeurs de Darwin, qui commencent de placer la réflexion sur l'évolution de notre boîte osseuse au cœur du "Connais-toi" des modernes.

3 - L'homme politique a-t-il le droit de penser ?

Le profit qui se dessine d'une querelle entre deux scolastiques politiques ardentes à en découdre est de poser la question de savoir dans quelle mesure il est permis à un homme politique de sens rassis de s'engager sur le terrain, qui lui est nécessairement étranger, de la pensée rationnelle de son temps, puisque, par nature et par définition, la quête de la vérité et la chasse au pouvoir sont antinomiques. On n'imagine pas un Périclès ardent à soutenir de toute son éloquence la thèse de l'inexistence de Zeus que Protagoras et Prodicos avaient démontrée, on n'imagine pas un François 1er décidé à réfuter le prodige de l'eucharistie au soutien des placards affichés par les protestants sur les murs de Paris, on n'imagine pas les calvinistes français d'aujourd'hui décidés à user de la liberté de parole et de pensée inaugurée par la République pour ridiculiser la magie de la transsubstantiation. Tout homme politique est l'otage de son devoir de défendre l'ignorance et la sottise que son époque juge utiles ou nécessaires, parce que le souci naturel de tout gouvernement n'est pas de défendre la vérité quand elle dérange une société, mais toujours et exclusivement d'apporter des remèdes de cheval à un ordre public valétudinaire, mais encore de nature à réconforter les peuples et les nations au plus grand profit de l'erreur.

Le seul fait que M. Nicolas Sarkozy ait tenu à faire débarquer sur la place publique un débat anthropologique, sociologique, psychanalytique et philosophique est une faute politique de première grandeur et qui ne saurait devenir intellectuellement féconde qu'à la faveur d'un malentendu révélateur de l'abîme qui, depuis vingt-cinq siècles, sépare les savoirs réels des croyances - à moins que les esprits politiques réussissent d'entrée de jeu, ce qui est fréquent, le tour de passe-passe de semer la confusion dans toutes les têtes à ressembler en un seul et même tas les "opinions religieuses et philosophiques". On sait que le premier coup de force auquel se livre fatalement toute autorité placée sur la défensive est de tenter de jeter les victoires de la raison et des savoirs dans le même panier que les sentiments.

4 - Le regard des hommes d'Etat sur " Dieu "

A ce titre, M. Nicolas Sarkozy et M. François Bayrou sont inconsciemment de mèche avec la politique tridimensionnelle d'Euclide: tous deux se demandent quels régiments , ceux des prêtres ou ceux des instituteurs, se montreront plus roboratifs, lesquels l'emporteront dans la compétition entre deux cohortes de fournisseurs de l'espérance civique et s'il vaut mieux s'appuyer sur les légions de Zeus ou sur celles de Platon pour convaincre la jeunesse athénienne de la beauté de risquer sa vie et même de la perdre sur les champs de bataille de la démocratie. C'est dire que non seulement une civilisation qui renonce à distinguer le vrai du faux est perdue pour la science et la philosophie, mais qu'elle se voit condamnée à proclamer urbi et orbi que la vérité se trouvera légitimement définie sur la balance de la politique.

Exemple : quand Philippe II fait brûler des gentilshommes espagnols soupçonnés de calvinisme, il ne veut en rien se mettre en tenue de théologien ardent à défendre le mythe de la métamorphose du pain et du vin en chair et en sang d'un dieu sur l'autel des chrétiens; simplement, toute tête politique comprend d'emblée qu'un empire dans lequel les têtes se seront réparties entre deux organisations mentales incompatibles entre elles ne sera plus gouvernable, ce que tout le XVIe siècle français démontrera amplement. Quand Napoléon fait venir pour plusieurs semaines le pape à Paris, ce qui déchaînera l'enthousiasme du peuple de 1789, soyez assuré qu'il n'a pas théorisé en anthropologue d'avant-garde le fonctionnement du cerveau bipolaire des évadés de la zoologie. Il faudra attendre un historien anglais du XXè siècle - un certain Dodds - pour seulement rappeler aux hommes de Machiavel que notre cerveau nous dichotomise entre deux mondes, l'un réel, l'autre imaginaire. Quand Bismarck s'aperçoit que le Kulturkampf est voué à l'échec, il comprend que l'Allemagne se trouvera toujours divisée entre les protestants et les catholiques et que tout débat religieux lui demeurera à jamais interdit, parce que l'unité nationale n'y résisterait pas.

5 - La République de la raison

Les religions répondent à des étiages cérébraux. Plus elles sont hiérarchisées et autoritaires, plus elles se veulent fascinatoires et magiques, plus elles deviennent rationnelles, plus la perte de leur densité en miracles et prodiges les déconnecte de la gestion du cerveau moyen du simianthrope et les éjecte de l'arène de la politique. C'est ainsi que l'Allemagne de l'Est n'a plus de religion pour avoir renoncé à la stupidité eucharistique.

C'est pourquoi la France ne doit la paix religieuse ni à l'édit de Nantes, ni à sa révocation, mais à la suppression pure et simple de toute réflexion anthropologique sérieuse sur les religions. Il y a fallu non seulement la loi de 1905, mais la réforme Debré de 1958, qui subventionne les écoles religieuses à la condition qu'elles n'en portent plus que le nom, puisque leur enseignement sera placé entre les mains des diplômés de l' Etat laïc et qu'il usera obligatoirement des manuels scolaires approuvés par la République de la raison. Mais deux précautions valant mieux qu'une, les professeurs de l'enseignement dit "libre" - pour se trouver asservi à une pédagogie divine - seront frappés de l'interdiction de corriger les épreuves du baccalauréat. C'est assez dire que les théologies sont placées au carrefour des visions rationnelles ou mythologiques, réalistes ou romantiques, scientifiques ou magiques de l'homme et de son histoire et que ce débat est tellement inaugural du progrès des civilisations depuis Prométhée qu'il ne fait qu'illustrer l'inculture des hommes d'Etat qui s'engagent sur un terrain miné par les épouvantes ancestrales des évadés de la zoologie.

6 - L'Etat-Eglise des modernes

Chateaubriand, le premier, a osé écrire : "Je ne m'occupe que de théologie poétique". Il est vrai que ce grand homme était mécréant en diable et qu'il a écrit le Génie du christianisme d'un point de vue esthétique et "sur les fesses de Mme de Beaumont", comme le souligne un contemporain. M. François Bayrou écrit à son tour : "Je ne suis pas théologien, Dieu merci" (p 101). Mais c'est commencer par jeter toute logique par-dessus les moulins ; car les religions se fondent nécessairement sur une théologie et toute théologie repose non moins nécessairement sur le dogme central selon lequel il existerait un manutentionnaire tantôt sourcilleux et redoutable, tantôt bienveillant et même laxiste du cosmos et qu'il veillerait fermement ou mollement au pilotage des divers types d'encéphales qu'ils auront fait germer dans la boîte osseuse de ses créatures. Si cela n'est pas de la politique, je veux bien être damné, si cela n'est pas le fondement même du politique, je veux bien être pendu, si le premier pas de la politique n'est pas de fournir un chef mythique et un guide à la fois sage et sévère à l'humanité afin de la piloter au milieu des récifs, bref, si la politique ne repose pas, en dernier ressort, sur une autorité fascinatoire, je veux bien être brûlé vif.

Aussi M. Bayrou commence-t-il par faire à "Dieu" le sacrifice suprême, mais classique de lui immoler la recherche de la vérité "en elle-même et pour elle-même", comme disait un certain Platon. Mais pourquoi feindre de sacrifier le politique aux valeurs suprêmes de la foi, si la foi c'est le politique, pourquoi faire semblant d'oublier que le politique, hélas, est le cœur des religions et le secret de leur âme et de leur souffle?

C'est qu'il s'agit de paraître partager la croyance superficielle des Français au dogme d'une orthodoxie civique selon laquelle il n'y aurait pas de contradiction logique entre la politique démocratique et républicaine d'un côté, et la croyance religieuse de l'autre. Mais il ne s'agit, en réalité, que d'une astuce d'ordre politique jusqu'à la moelle, puisqu'elle sera censée autoriser l'Etat à légitimer les croyances, donc à affecter d'oublier que celles-ci excluent radicalement la pensée critique et anéantissent ses droits par définition ; car, par nature, non seulement la foi ne saurait reposer sur des démonstrations, mais elle se trouve contrainte de les exclure a priori et absolument.

Il s'agit donc, pour une laïcité subrepticement devenue semi religieuse, d'offrir en catimini à l'Etat le luxe - ecclésial à son tour - de soustraire d'avance dans les écoles de la République la question du statut des mythes sacrés à tout examen de la pensée rationnelle et critique - ce qui prive l'éducation nationale de toute connaissance en profondeur de l'humanité , puisqu'on ne saurait prétendre connaître une espèce onirique sans scanner son encéphale. Mais l'humanisme manchot qui en résulte satisfait provisoirement tout le monde : l'Etat rationnel croira y trouver son compte, puisqu'il en retirera aussitôt les mêmes avantages politiques que l'Eglise, celui de proscrire du débat, et aux côtés de Rome, la seule question de fond, celle de savoir pourquoi, dans l'état actuel de son évolution, le cerveau simiohumain conjure le silence de l'immensité par la sécrétion de personnages imaginaires et fantastiques chargés de préserver de l'effroi du vide une créature bancale et tremblante.

Mais le philosophe-anthropologue n'est pas un simple douteur de Zeus : il sait pertinemment que Zeus n'existe pas sur l'Olympe. Aussi tout son étonnement porte-t-il sur le fait que la philosophie d'école ait mis tant de siècles à se convertir à une anthropologie critique , puisque la croyance est une sécrétion cérébrale propre à une espèce terrorisée et en quête de réconfort dans le néant. Qu'est-ce que le "Connais-toi" socratique, sinon la connaissance du cerveau d'un animal devenu délirant pour une moitié et quelquefois pour quatre-vingt dix pour cent de sa matière grise? Pourquoi la politique et l'histoire ont-elles besoin de cette démence ? Et si tel est le joug de la folie, qu'est-ce que le " spirituel " et sur quels chemins appartient-il à la raison d'enseigner le "spirituel" aussi bien à la République qu'aux Eglises?

7 - " Dieu " est-il un pommier ?

M. Nicolas Sarkozy et M. François Bayrou savent tous deux que l'Etat et la religion se partagent l'intérêt politique le plus décisif de tous, celui de cautionner le pouvoir en place par le recours à une autorité tenue pour infaillible, donc magique par nature. Luther écrivait, dans la préface de 1529 de son Petit Catéchisme à l'usage de"tous les pasteurs et ministres fidèles" : "Exhortez les magistrats et les parents à s'acquitter fidèlement de leurs fonctions et à astreindre leurs enfants à suivre l'école. Faites-leur sentir qu'ils doivent le faire en vertu d'un commandement divin, et que , s'ils négligent ce devoir sacré, ils se rendent coupables d'un grand péché, celui de ruiner à la fois l'Etat et l'Eglise."

Tel est également, et non moins inconsciemment, l'esprit qui inspire M. Bayrou quand il proclame que le "droit au sens", c'est le pouvoir de faire prévaloir le désir de posséder un bien précieux sur la recherche de la vérité, le vrai trésor n'étant jamais la vérité, mais l'erreur payante, le seul de tous les biens mal acquis qui profite toujours.

Cependant, l'Etat et l'Eglise ne sauraient signer une assurance tous risques contre l'épouvante s'ils ne s'entendaient au préalable sur quelques tabous qui permettront à tous deux de nier l'essentiel - mais toujours secrètement - à savoir que toute religion, comme il est dit plus haut repose nécessairement sur les exigences viscérales du politique. Ce sera seulement au prix du refus de cette évidence que l'Eglise se donnera l'illusion de préserver la spécificité de la foi, et ce sera également à ce prix qu'elle persévérera à en revendiquer les prérogatives au point de les afficher sans relâche tantôt face à l'Etat, tantôt à ses côtés.

C'est ainsi que M. Bayrou peut écrire, à propos des prétentions de la France politique à mettre son nez dans les affaires du ciel : "Mais de quoi je me mêle. En vérité, il n'y a qu'une chose à leur dire : c'est bas les pattes." (p. 165) Mais à peine le sacrifice de la raison politique paraîtra-t-il avoir été refusé pour la galerie qu'il se glissera sous l'autel, où il sera facile de l'y retrouver aussi intact que devant, puisqu'il va falloir déclarer tout net que l'Eglise et l'Etat s'entendraient comme larrons en foire pour reconnaître non seulement la liberté de croire, mais la liberté de ne pas croire ! Voici que Rome est censé s'écrier : "France de la liberté de pensée, France de Pascal et France de Voltaire et France de Montaigne." (p. 165)

On comprend que M. Bayrou ne soit pas théologien pour un sou puisque il lui est nécessaire de ne pas penser la religion au point de donner à croire aux Français que le Vatican soutiendrait l'athéisme au nom de la liberté de la pensée rationnelle. Mais, bis repetita placent, toute religion est une théologie ou n'est pas. Question : un agrégé de Lettres peut-il revendiquer une incohérence mentale à faire dresser les cheveux sur la tête des philosophes? "La vie a fait que je suis engagé pour défendre la laïcité et que je suis croyant, et même pratiquant, comme on dit. C'est comme ça. C'est ma vie. Il n'y a aucun paradoxe, au contraire." (p. 159)

Non, il n'y a pas de paradox ; mais alors, il faut confesser qu'on ne saurait croire qu'à la condition expresse de refuser de penser la croyance. On est donc croyant comme les pommiers s'appellent des pommiers et l'on dira de l'existence de Dieu, "C'est comme ça".

8 - Le débarquement du spirituel dans la pesée rationnelle

Et pourtant, il y aurait un chemin à suivre pour tenter d'approfondir une connaissance socratique de l'âme et du cerveau du seul animal appelé par son infirmité et ses terreurs à dresser ses propres effigies agrandies et magnifiées dans un néant rebelle à les y accueillir, ce serait de s'étonner de la conception vulgaire que M. Nicolas Sarkozy se fait des relations que la religion entretient avec la politique. Car, dans son Discours de Latran, il apparaît qu'il voit les papes comme une cohorte d'ambitieux trépignants d'impatience dès les bancs de l'école et qui mettraient toute leur énergie à rassasier leur ambition - de poser un jour leurs fesses sur un trône pontifical en or massif. Quel couronnement d'une carrière menée tambour battant!

Mais si M. Bayrou avait approfondi la question de la nature de l'ambition des prêtres en culottes courtes - au sens figuré du terme - il aurait tenté d'expliquer au lecteur pourquoi il a écrit, comme il est rappelé ci-dessus: "Bas les pattes sur des réalités aussi subtiles, inspirées, précieuses". (p. 165) Quelle est la clé de l'itinéraire qui conduit une couronne d'épines à une tiare sertie de diamants ? Car enfin, ce qu'il y a d'incroyable dans la brutalité et l'inculture du Discours de Latran, c'est la tirade dans laquelle le Président de la République met sa propre ambition enfin assouvie en parallèle avec celle du Saint Père: "Je comprends que vous vous soyez sentis appelés par une force irrépressible qui venait de l'intérieur, parce que moi-même je ne me suis jamais assis pour me demander si j'allais faire ce que j'ai fait, je l'ai fait. Je comprends les sacrifices que vous faites pour répondre à votre vocation parce que moi-même je sais ceux que j'ai faits pour réaliser la mienne." (Nicolas Sarkozy , Discours de Latran, 20 décembre 2007).

Que la France de Descartes et de Montaigne, de Voltaire et de Jean-François de Sales ait lancé ces paroles à la tête du chef de l'Eglise catholique, c'est cela qui demandait une réplique, parce que la foi soulève tout de même une question plus relevée que celle de l'enregistrement d'un acquis de l'état civil tel que : "C'est comme ça , c'est ma vie".

Quatre siècles après Pascal, le simianthrope devenu semi pensant ne dispose encore ni de la force d'âme, ni du courage intellectuel que requerrait sa solitude dans le vide de l'éternité; mais il lui reste, s'il éprouve le besoin incoercible de se placer sous protectorat, à se forger du moins un souverain mythique relativement arraché à sa sauvagerie originelle, il lui reste à civiliser son maître imaginaire, et pour cela, il lui faut radiographier la psychophysiologie du barbare mi-séraphique, mi-féroce que ses ancêtres se sont forgé et qu'ils ont progressivement adouci au point de le réduire à l'impuissance politique. Pourquoi demeure-t-il tout occupé aux fourneaux de ses tortures souterraines? Pourquoi ce Ponce Pilate de la torture prend-il grand soin de ne pas paraître s'affairer aux côtés de Lucifer, son bras droit ? Serait-il à l'effigie des crématoires qu'il a enseigné à son prétendu créateur à construire aux enfers? Alors, apprenons à nous observer dans les miroir de nos idoles et nous deviendrons plus savants qu'à sécréter le semi catéchisme de la République.

9 - L'apprentissage du verbe exister

Supposons maintenant qu'il existerait un lien entre la timidité philosophique du croyant et la timidité politique du simianthrope en général. Ce lien, parviendrons-nous à le rendre visible ? Car peut-être la peur de poser la question de la nature semi animale de la croyance religieuse serait-elle parallèle à l'effroi dont l'homme d'action aurait hérité de son origine zoologique. Dans ce cas, le courage de penser la foi serait celui de descendre dans un abîme de stupéfaction, d'ahurissement et d'ébahissement au spectacle des rescapés des ténèbres qui n'ont débarqué dans la lumière du jour que pour se vaporiser des chefs féroces et patelins dans les nues. Pourquoi en exposent-ils fièrement les effigies sanglantes et rusées dans l'immensité? Pourquoi n'ont-ils pas honte de visiter cette galerie de leurs autoportraits vengeurs et rancuniers? Pourquoi le simianthrope retouche-t-il de siècle en siècle le langage, la psychologie, les préceptes, les récompenses et les châtiments de ses phonographes célestes ? Pourquoi s'imagine-t-il que ses haut-parleurs ogresques et tartuffiques existent quelque part, mais sans jamais seulement s'interroger sur les divers sens que prend le verbe "exister", dont il use indifféremment pour désigner une charrue, un poème, un arbre ou une équation? Un agrégé de Lettres devrait du moins déposer le verbe exister sur les plateaux de la balance à peser la France, puisque l'Université laïque l'appelle à comprendre en quoi les chefs-d'œuvre de la littérature existent, donc ce qu'il en est de l'existence du dieu d'Orphée.

Mais si le croyant républicain n'est là que pour partager la pré-définition laïque de la religion - au sens vulgaire que prend le terme de politique dans la bouche d'un Etat semi rationnel - si la piété n'est là, dis-je, que pour partager le refus commun à la démocratie pseudo rationnelle et à une Eglise irrationnelle par définition de peser l'infirmité qui affecte l'encéphale du simianthrope, la peur de penser réellement la politique, donc l'histoire, serait-elle calquée sur la peur du chrétien de radiographier les viscères de la religion semi zoologique à laquelle il prétend appartenir? Dans ce cas Dieu est-il là comme l'empire américain est bel et bien là ? Faut-il s'accommoder de l'autorité de fait de Dieu et des Etats-Unis ? Dans ce cas, on comprend mieux le handicap théopolitique dont témoigne le chapitre que M. Bayrou consacre à l'OTAN.

10 - L'idole et le glaive

Et pourtant, on trouvera dans Abus de pouvoir un passage prometteur: "Quand il s'agit de sujets de gestion et de ne pas dilapider l'argent du ménage, c'est l'Allemagne qu'on regarde. Nous, c'était l'indépendance. Pas seulement la nôtre. L'indépendance de tout le monde. Nous étions une garantie. On savait bien qu'un jour, on irait vers une Europe qui ferait ce qu'il faut pour se défendre elle-même, en amitié bien sûr avec les Etats-Unis, mais autonome, que c'était [c'est] la logique des temps. Et on savait que ce jour-là, c'est [ce serait] la France qui marcherait devant." (p. 147)

Allons-nous nous boucher les oreilles et nous mettre un bandeau sur les yeux pour ne voir ni entendre les vrais historiens de demain, qui voudront comprendre en tout premier lieu comment une Europe rendue docile par je ne sais quels sortilèges d'une démocratie rendue semi religieuse par les cierges de ses idéalités aura accepté un siècle entier d'occupation militaire de son territoire par une puissance étrangère ? Clio voudra flairer l'odeur des Etats pourtant de belle prestance, tels l'Allemagne, l'Italie, l'Angleterre, qui auront consenti sans broncher - et cent ans durant - à mettre au placard toute souveraineté effective, et cela alors même qu'aucun ennemi ne les menaçait.

Pour expliquer ce prodige théologique de belle taille, Clio dira qu'on ne pouvait prétendre faire réellement de la politique si l'on ne soulevait cette question-là et que les prétendus hommes d'Etat de l'époque qui ne s'en sont pas préoccupés pour un sou se sont seulement amusés à gérer des affaires de patelins. Mais pourquoi ces administrateurs de la vie municipale des peuples et des nations de l'Europe se sont-ils miniaturisés à l'école de leur médiocrité, sinon parce qu'ils portaient le garrot d'un mythe parareligieux - celui d'une Liberté changée en sceptre d'un empire étranger ? Mais alors, comment se fait-il que les épées enfantent des idoles?

11 - L'Europe spirituelle

Quels étaient les abus de pouvoir des petits chefs gaulois sous Claude, Néron ou Domitien? Des broutilles en regard de la vassalisation de toute la classe dirigeante du pays. Les historiens demeurés dignes de la discipline de Thucydide rappelleront que les peuples soumis à la domination romaine s'occupaient de politique sur le modèle étriqué de l'Europe des XXe et XXIe siècles, mais qu'un pays qui a perdu ses armes a perdu son drapeau et qu'il n'est plus une nation véritable, de sorte qu'il était dérisoire de tempêter contre les abus locaux d'un pouvoir minusculisé sous le sceptre d'un géant étranger, tellement une patrie subordonnée à une autre n'est maîtresse de rien sur son sol et qu'on ne réduit pas la politique à une annexe de l'Histoire, parce qu'un chef d'Etat digne de ce titre se porte sur le front où il y va de l'existence des peuples et des Etats.

Mais que se serait-il passé si le peuple gaulois avait jugé l'empire romain nul et non avenu, comme le peuple espagnol a regardé défiler comme des ombres les armées de Napoléon réputées présentes sur son territoire, parce qu'à ses yeux, l'Espagne réelle ne pouvait se trouver occupée par quelques uniformes sous lesquels se cachaient des charpentes non moins illusoires que les étoffes qui les recouvraient ? Si les Européens savaient que les hommes réels ne sont pas dans leurs squelettes, il y a longtemps qu'il n'y aurait plus deux cents bases militaires américaines stationnées à jamais en Allemagne ; et le port de Naples, soumis au statut de l'exterritorialité au profit des Etats-Unis depuis soixante ans ne serait plus qu'un lointain souvenir.

12 - La raison et le spirituel

On ne traitera donc pas sérieusement des relations secrètes que le politique entretient avec le sacré aussi longtemps qu'on ne se posera pas la question de savoir pourquoi "Dieu" passe pour se trouver dans son Eglise ; car l'Europe réelle est aussi étrangère à l'empire américain qui semble l'avoir placé sous son sceptre et soumise au commandement de ses armes que "Dieu" est absent des monuments qui voudraient l'installer sur la terre.

M. Bayrou écrit que le symbolique est le cœur du politique. Mais précisément, quelles sont les relations du symbolique avec le "spirituel"? Ce n'est pas la France qui s'est placée sous le commandement du Pentagone, ce n'est pas la France qui est rentrée dans l'OTAN, ce n'est pas la France qui s'est replacée sous le sceptre de l'étranger. Mais si la France n'est pas dans l'OTAN, où est-elle et dans quelle mesure la foi de M. Bayrou lui enseigne-t-elle la nature réelle de la France? Autrement dit, quels sont l'âme et le souffle du symbolique si la France est réelle par delà sa chair, son sang et ses squelettes? La foi de M. Bayrou le conduirait-elle à descendre à cette profondeur-là du symbolique? Dans ce cas, ce ne sera pas le misérable accord théo-politique de la république laïque avec un Vatican des gardes suisses qui donnera son esprit à une Europe en attente de sa résurrection "spirituelle".

Mais quand l'Europe de M. Bayrou se promet gentiment de retrouver sa souveraineté "en amitié, bien sûr, avec les Etats-Unis" il oublie que l'empire américain ne dispose d'aucun moyen de coercition physique pour interdire les retrouvailles de l'Europe avec sa souveraineté. Comment se fait-il que notre esclavage soit volontaire, sinon parce qu'il est inspiré par la piété démocratique et parce que cette piété-là s'est étroitement calquée sur les dévotions fascinatoires de la passivité religieuse?

Voilà qui est étrange. La liberté de la pensée, serait-elle au fondement non seulement de la liberté politique, mais de la "vie spirituelle" des mystiques? Le souverain caché du "spirituel" serait-il donc la raison, parce que "Dieu", s'il "existait" dans l'ordre qui lui appartiendrait, s'appellerait la liberté? Mais alors, la pensée serait le conquistador de ce Dieu-là. Quel est le type d'existence propre à la liberté spirituelle et philosophique si toutes deux trouvaient leur source dans la colère de l'intelligence? Peut-être serait-il utile à la République qu'elle donne une solide formation philosophique et "spirituelle" à ses agrégés d'Orphée, afin que l'Europe conquière de vraies armes du combat politique contre le seul véritable "abus de pouvoir", celui de remettre à un tiers le droit et le pouvoir de penser la colère de la raison devant la sottise des idoles.

13 - " Dieu " et César

Quelle est la foi de M. François Bayrou et comment l'articule-t-il avec sa politique de la raison? Peut-on se contenter de fonder le "spirituel" sur le rappel facile de la parole "révolutionnaire": "Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu" (p. 159)? Cela suffit-il pour "fonder la séparation entre les choses de l'Etat et l'univers spirituel" (p. 159)? Cette séparation est tellement commode qu'on paraîtra savoir d'avance où passe une frontière réputée toute tracée entre " Dieu " et César. Pis que cela - ne la rendrons-nous pas flottante au gré des intérêts du moment et à courte vue, tantôt des Etats et tantôt des Eglises, pour ne rien dire de la sournoiserie de leurs accords secrets?

L'histoire enseigne que cette ligne de démarcation se déplace au gré des tensions qui se dessinent entre le rêve religieux et les platitudes du réel. Quand Lucien de Samosate raconte les ennuis de la barque de Charron, qui appelle à son secours Mercure, le dieu aux pieds à ailettes et lui demande des sous pour recoudre ses voiles trouées et cent fois rapiécées et quelques boulons pour consolider la coque appelée à franchir le Léthé, on voit la foi des Grecs contaminée par le temporel chercher à déplacer la barrière entre Zeus et "César". Quand saint Thomas d'Aquin explique, douze siècles plus tard, que seul l'homme de Nazareth se nourrit au paradis, et cela à seule fin de démontrer sa résurrection aux autres habitants du ciel qui, eux, se rendraient fatalement obèses en vertu des lois de la physique d'Aristote, quand le même Doctor angelicus des chrétiens leur explique que l'on ressuscite dans son plus bel âge, à l'exception des blessés de guerre qui jouissent du privilège d'étaler la gloire de leurs cicatrices dans l'éternité, le christianisme se trouve dans la même situation que la barque de Charron quelques siècles auparavant et Rome essaie à son tour de déplacer la frontière entre "Dieu" et le temporel, la foi et César.

14 - Qu' est-ce que la France symbolique ?

Mais M. François Bayrou sait fort bien que la distinction entre "Dieu" et "César" est symbolique, donc spirituelle et qu'il s'agit de séparer l'absolu du temporel , l'insaisissable du capturable et l'inaccessible du visible afin de faire franchir à la barque de Charron des chrétiens le fleuve de l'oubli qui, depuis la haute Egypte, les sépare de l'éternité. La foi de M. François Bayrou pose donc à la France la question de son voyage vers le royaume de son immortalité, et cette question-là est la plus politique de toutes, celle que seule la réflexion sur le "statut spirituel" de la République peut résoudre. Comment la France fait-elle la distinction entre "Dieu" et "César" à Gaza?

Quelle est la France absente ou présente à Gaza? Comment la France fait-elle franchir le Léthé à la barque de Charron quand le fleuve de l'oubli passe par Gaza? Et quand le pape Benoît XVI évite prudemment de s'arrêter à Gaza, quel messager des dieux le Charron du christianisme appelle-t-il à son secours pour faire passer la barque aux voiles trouées de l'Eglise par la ville sans mémoire ? S'il faut souhaiter à M. François Bayrou un destin de théologien de la République, il nous initiera à la spiritualité de l'éthique de la France. Car la question centrale du politique est bel et bien celle du statut éthique de la nation. Où M. Bayrou place-t-il la France de " Dieu " et celle de César à Gaza?

En vérité, le malentendu le plus fécond est celui qui fera débarquer dans la science historique une philosophie de l'esprit et de la raison de la France. Car si Clio ne peut plus se contenter de raconter Gaza pour élever l'événement à l'intelligible, il faudra bien que le narrateur conquière une distance nouvelle à l'égard de l'espèce humaine pour que son récit s'adresse à la raison; et si Thucydide et Tacite, Montesquieu et Mommsen n'expliquent plus le déroulement du temps des peuples et des nations, seul un recul anthropologique éclairera une espèce dont le parcours s'appellerait un destin.

M. François Bayrou occupe un carrefour privilégié de l'histoire de la méthode historique ; car si la France de la pensée n'élaborait pas une spiritualité de la République, elle ne saurait quel chemin emprunter pour fonder sa politique sur une éthique et son histoire tomberait dans les ténèbres. On l'a bien vu à Gaza : la France semblait avoir compris que l'avenir de la civilisation mondiale passe par la fécondation spirituelle du dialogue avec l'Islam ; mais elle avait cru pouvoir faire entrer Israël dans l'alliance des pays riverains de la Méditerranée. Et ensuite, c'est l'absence d'une vision profonde de l'éthique de l'histoire chez M. Nicolas Sarkozy qui lui a interdit de comprendre la tragédie de Gaza et le tournant que ce crime ferait prendre à la politique mondiale.

Du coup, les Etats-Unis ont pris la place de la France dans la volte-face planétaire qui fera du monde musulman, le levier de l'empire américain. Avec Gaza, la politique redécouvre qu'en profondeur, l'éthique est l'âme de l'histoire et de la politique.

15 - La colère des prophètes

La spiritualité républicaine aurait grand intérêt à se souvenir de ce que la vraie foi est le fruit de la fureur de l'intelligence des prophètes et qu'il n'est pas de foi vraiment politique et vraiment religieuse qui ne soient nourries de la colère de feu des saints. Mais puisque la fureur d'Isaïe s'en prend aux idoles, en quoi la France est-elle à elle-même son idole quand elle ignore le sens symbolique de la distinction devenue banalement cléricale entre "Dieu" et "César" ? La vraie France n'est pas le bûcheron d'Isaïe qui se coupe des cèdres vigoureux dans la forêt et en fait un feu afin de cuire son pain, de rôtir sa viande, de manger son rôti et de se chauffer; puis, rassasié et reposé, se taille une idole dans l'autre moitié de son bois et se prosterne devant elle. La France n'est pas la suppliante de son idole de bois, mais la nation qui, avec Isaïe, voit le "leurre qu'elle a entre les mains" et qui le rejette.

Car si la France était à elle-même son idole, les mots Liberté, Egalité et Fraternité se trouveraient gravés dans le bois du bûcheron d'Isaïe. Alors, la croix de Lorraine et la croix des chrétiens courraient en vain parmi les ruines fumantes de Gaza ; et la démocratie mondiale couperait son bois dans le jardin des supplices de l'histoire.

Si M. François Bayrou a la vraie foi, celle à laquelle il ne reste qu'à tuer son idole, peut-être est-ce elle qui lui fait écrire, en prophète de la République: "Il n'est rien de plus libérateur, pour la France, que de retrouver sa vocation perdue". Vous avez dit "vocation"? Mais ce mot-là ne renvoie-t-il pas à vox, la voix, et à vocare, appeler? Où se trouve-t-elle, la vraie France, celle dont le bûcheron d'Isaïe ne fera pas le bois d'une idole? La France de l'esprit serait-elle un appel?

Le 18mai 2009