Introduction
Le texte qui suit
est d'une longueur inusitée, parce que le sujet que je tente de
circonscrire est à la fois le moins étudié par les historiens
et les sociologues et le plus central de la politique - celui
du retard que les classes dirigeantes ont pris de tous temps non
seulement sur les sciences de leur temps, mais sur les lumières
de l'intelligentsia moyenne de leur siècle . Il se trouve
que cette scission multiséculaire a pris un tour dramatique à
partir du milieu du XIXe siècle, parce que les Etats modernes
n'ont pas moins ignoré Darwin, Einstein et Freud que leurs prédécesseurs
du XVIe siècle la révolution copernicienne. Puis, au XXIe siècle,
le gouffre entre l'art de gouverner et la connaissance anthropologique
des fuyards de la zoologie a pris des proportions plus tragiques
encore, parce qu'il est devenu irrationnel de diriger la planète
sans connaître l'origine animale de l'encéphale de l'humanité.
Nous nous trouvons
donc à un carrefour stratégique du destin cérébral de notre espèce,
parce que l'avenir de la connaissance des secrets de la raison
simiohumaine se bâtira sur un terreau psychogénétique hautement
dérélictionnel, mais fécond, celui d'un animal suffisamment cérébralisé
par la coulée des millénaires pour renoncer à se chercher dans
l'immensité les béquilles de ses songes. C'est dire que la grandeur
des âmes à laquelle la "vie spirituelle" servait d'enceinte prendra
son essor dans une immensité privée de gouvernance. Il se formera
donc une espèce à jamais minoritaire, mais dont l'intelligence
et la dignité laisseront loin derrière elles toutes les civilisations
antérieures, qui s'étaient toujours donné des pilotes oniriques
dans le vide d'une éternité chamarrée.
Mais comment piloter
le destin de la pensée dans un cosmos qui aura brisé l'alliance
multimillénaire de l'espace avec le temps depuis 1904? Ce sera
férocement que la classe politique mondiale se refusera à entériner
l' entrée de l'humanité dans le nouvel âge de son entendement,
celui où elle saura qu'il n'y a pas de pilote galonné dans
l'avion parce qu'elle n' acceptera jamais de valider une mutation
du cerveau de notre espèce de nature à saper les fondements ataviques
de tout pouvoir politique - à savoir la croyance en une autorité
mythique, donc unanimement acceptée. La planète court donc vers
une guerre de l'intelligence auprès de laquelle la victoire de
l'héliocentrisme sur le géocentrisme ptolémaïque du XVIe siècle
paraîtra une petite querelle d'astronomes et de physiciens sans
portée politique irréparable, parce que tous les Etats ont réussi
à se redonner un blason, donc une crédibilité à partir d'un modèle
réduit de l'univers - un système solaire dont l'humanité n'occupe
plus majestueusement le centre et qui a réparti ses planètes au
hasard. En revanche, comment se faire respecter, donc obéir si
les peuples savent depuis le berceau que leurs chefs se trouvent
privés de toute boussole censée transcendante au monde et tenue
pour habilitée à réfuter les jugements d'une ignorance et d'une
sottise privées de système de navigation?
Ne nous y trompons
pas, 78% des Français, 98% des Italiens et des Espagnols et 99,99%
des Arabes croient en l'existence d'un dirigeant mi-régalien,
mi-compatissant du cosmos. Aux guerres cosmologiques et seulement
locales auxquelles se livrait la raison onirique d'une espèce
autrefois nantie de tuteurs sacrés succèdera une guerre d'un type
entièrement inédit et sans merci, puisque l'enjeu en sera l'encéphale
d'une humanité en gésine de ses lucidités de demain. Dans cet
esprit, l'étude comparée des armes ancestrales de la domestication
des intelligences dont l'Eglise disposait de génération en génération
et des armes semi rationnelles dont les idéalités idylliques des
démocraties font désormais usage, cette étude comparée, dis-je,
des pays d'Alice entre lesquels le genre humain se partage, s'impose
d'autant plus que la guerre aux idoles écrira à la fois l'avenir
de la raison politique et celui d'une "vie spirituelle" condamnée
à trouver ses élévations en l'homme seul.
Le texte qui suit
présuppose, dans un premier temps, qu'il serait encore possible
d'adresser un discours de la raison de demain à la classe dirigeante
des démocraties.
1
- La catéchèse des démocraties
2
- De l'égalité
3 - Votre apprentissage de l'humanité
4 - La fraternité et la politique
5 - La pesée de l'encéphale de notre espèce
6 - La responsabilité intellectuelle des chefs d'Etat modernes
7 - La foi et la culture
8 - Chronique de l'histoire de l'encéphale des Français
9 - Brève histoire du cerveau de la France
10 - Les malheurs de la philosophie française
11 - Le tournant humien de la pensée philosophique mondiale
12 - L'avenir de l'ironie socratique
13 - Les cardiologues des idoles
14 - Une politique des encéphales
15 - Un rappel
*
1 - La catéchèse
des démocraties
Depuis les temps les plus reculés et sous les vêtures les plus
diverses, vos fonctions ne sont pas d'apparat : elles mettent
sur vos épaules le fardeau le plus lourd de la vie politique,
celui de répartir le plus sagement qu'il est possible les tâches
et les apanages respectifs de deux ennemis, la raison et les mythes
religieux. Votre joug, vous le connaissez: vous devez éviter que
les délires attachés tour à tour au déchaînement de l'esprit de
logique et aux démences que déclenchent les utopies sacrées ne
précipitent dans le désordre et la folie des Etats relativement
policés. Mais il se trouve que les mythologies et le sens rassis
font un mélange dont les peuples se nourrissent depuis le paléolithique
et que leurs dosages tièdes ou bouillonnants varient d'un siècle
à l'autre. Vous êtes donc au rouet entre la sécheresse de cœur
et le feu des tueurs sacrés.
Je
puis vous aider à apprêter cette coction à la lumière d'une science
du domptage des explosions dont vous vous méfiez depuis longtemps
et bien à tort, alors qu'elle pourrait apporter le plus grand
secours à votre gastronomie politique, et d'abord celui de clarifier
le sens culinaire des mots de la tribu dans la tête des Etats.
On appelle cette discipline la philosophie.
Savez-vous que, depuis la fondation des républiques, le bréviaire
de la raison d'Etat comporte trois chapitres, dont le premier
traite de la Liberté, le second de l'Egalité et le troisième de
la Fraternité ? Mais ces trois vocables sont à retirer de la gangue
du langage de leur temps. Il serait donc profitable à la saine
gestion des affaires publiques que vous sachiez ce que parler
veut dire à votre époque et que vous vous entendiez sur le sens
provisoire des trois devises qui servent d'oriflammes à la raison
politique des nations dont les dévotions sont devenues démocratiques,
puisque vous avez la responsabilité de tenir la hampe de ces drapeaux
présentement aux yeux de vos peuples et demain sous la plume des
futurs historiens de votre passage d'un instant au timon de l'Histoire.
Depuis les Grecs jusqu'en 1905, la liberté démocratique et républicaine
se fondait sur la nécessité qu'éprouvaient progressivement les
civilisations cérébralisées d'accorder une juste préséance à la
faculté de penser droit, donc de donner le pas aux règles de la
logique sur les privilèges intellectuels des religions. Car, depuis
les origines, celles-ci prétendent réfléchir en lieu et place
de tout un chacun, de sorte que leur autorité de type doctrinal,
donc censée venue d'ailleurs, entend imposer aux peuples les vérités
qu'elles ont établies pour leur propre compte et à l'avantage,
qu'elles jugent primordial, du sceptre d'une divinité. Convient-il
de s'attacher à défendre la prépondérance des opinions du ciel
ou de celles des hommes au sein des Etats et faut-il donner la
parole à l'une et à l'autre partie tour à tour?
Depuis
cent cinq ans seulement, vous êtes réputés vous être délivrés
de la magistrature de Zeus. C'est donc à l'éclat des lumières
de votre propre Olympe qu'il vous appartient désormais de vous
acquitter des devoirs, solitaires à leur tour, de l'intelligence
rationnelle dont vous présidez le tribunal au sein de toutes les
nations. Mais si le Saint Siège de la raison change de toque et
de pelisse au gré des circonstances, quelle sera votre définition
de la raison et de la déraison du monde et sur quelle balance
de la justice allez-vous faire passer en jugement les verdicts
de votre haute magistrature? Comment irions-nous en appel, puis
en cassation contre les arrêts de l'intelligence si le sceptre
que vous tenez entre vos mains était effectivement celui de la
raison?
Car vous êtes condamnés à subordonner vos sentences à la jurisprudence
constante que seuls les "vrais savoirs" sont en mesure
de légitimer; mais, dans le même temps, le soleil qui vous éclaire
de ses rayons est celui de vos facultés cérébrales supposées prééminentes.
Comment passeraient-elles donc également passer pour courantes
dans la République et conformes, par conséquent, aux décisions
de tous les citoyens raisonnables? Tirerez-vous de grands avantages
de vos lumières résolument particulières ou bien, tout au contraire,
une démocratie fondée sur l'éclat de l'astre le plus glorieux,
à savoir la boîte osseuse des ignorants, vous plante-t-elle dans
le pied une épine que vous ne sauriez vous retirer? Je vous vois
privés du secours des premiers intellectuels oraculaires de l'humanité,
qui parlaient au nom des idoles de l'endroit, mais qui tantôt
les abêtissaient à plaisir sous la plume de leurs notaires du
ciel, tantôt s'efforçaient de les rendre le plus intelligentes
possibles pour leur temps.
2
- De l'égalité
Si
vous êtes inquiets de l'enseignement des philosophes sur ce point,
peut-être trouverez-vous quelque réconfort à la lecture du second
chapitre de votre missel, qui découle du premier et qui confirme
le principe de l'égalité qui devra régner entre tous vos semblables
et vous-mêmes. Vous remarquerez en tout premier lieu que ce volet
de votre catéchèse n'est pas aussi redoutable au premier abord
pour la sauvegarde des prestiges attachés à votre autorité que
celui de l'affichage effronté de la liberté de tout un chacun
de penser vigoureusement dans son coin et de s'asseoir ostensiblement
à l'écart de votre trône, parce que, comme dit Descartes, le sens
commun est un brouet dont le genre humain tout entier se partage
le fumet, de sorte qu'il n'est pas de puissance plus légitime
à déguster en ce monde que celle dont une égale répartition de
ses saveurs justifie tous les goûts. Mais l'auteur du Discours
de la méthode ne s'est-il pas montré bien imprudent à glorifier
des senteurs d'une si folle diversité?
Certes,
dira-t-on, la foi ne connaît pas d'autre égalité face aux prérogatives
d'une raison unifiée par le ciel que celle des plantes, des animaux,
des empereurs, des rois et des étoiles prosternés devant la majesté
éternelle du créateur de l'univers, de sorte qu'il est aisé de
faire passer l'humanité sous la herse exclusive d'un souverain
aussi incontesté ; mais si vous y regardez de plus près, le principe
d'égalité réputé régner entre tous les hommes place entre vos
mains un sceptre aussi digne des dieux que celui dont les théologies
réservent la jouissance à leur divinité; car vos compatriotes
ne seront jamais égaux que devant des mots abstraits et désincarnés,
qui s'appellent maintenant la République et la Démocratie. Vous
demeurerez donc les souverains absolus de vos vocables. Sachez
que les trônes et les autels ne tarderont pas à vous envier vos
vapeurs.
Voyez combien les guerriers du sens exact des mots - depuis deux
millénaires et demi leur assaut ébranle la citadelle de la confusion
d'esprit - comment ces guerriers se veulent utiles et même hautement
profitables à la science politique. Vous comprendrez mieux encore
la vocation des phalanges macédoniennes de la raison si vous remarquez
seulement que tout Etat et tout gouvernement sont condamnés à
se mettre à l'œil la loupe de l'inégalité entre les hommes, afin
de hiérarchiser leurs sujets à coup sûr, donc à la lumière de
la diversité patente de leur intelligence, de leur énergie, de
leurs talents, de leurs compétences, de leur formation, de leur
dévouement et même de leur génie, de sorte que vous ne perdrez
rien de consubstantiel à la grandeur de votre fonction à honorer
les agenouillements devant des abstractions que le langage républicain
convie à adorer; vous n'avez donc rien à redouter d'un personnage
non moins inaccessible que vos idéalités, mais colloqué dans un
ciel lointain.
3
- Votre apprentissage de l'humanité
Examinons
le troisième joug que le sacré laïcisé fait peser sur le cou de
la démocratie du verbe républicain, la Fraternité. A l'origine,
il s'agissait seulement de remplacer la bonté de Dieu et les bienfaits
que sa charité accordait à ses serviteurs - gratuitement selon
les uns, au prix fort des redevances bien calculées par l'Eglise
selon les autres - de remplacer, dis-je, cette manne mystérieuse
par la propension supposée naturelle et spontanée de vos compatriotes
à se reconnaître tous entre eux pour des frères et à se saluer
comme tels tous les jours "que Dieu fait" , comme on disait.
Comment ne pas se secourir mutuellement au nom d'un vocable aussi
évangélique?
Ici encore, il n'y a pas lieu de vous imaginer que vos hosties
républicaines seraient menacées. Et pourtant, vous devez commencer
de vous demander si vos égaux se montreront plus fraternels les
uns à l'égard des autres pour s'être mis à l'écoute de leurs nouvelles
dévotions plutôt qu'à l'école du souverain redoutable dont ils
craignaient les marmites infernales. Les promesses du salut par
l'intercession des idéalités de la démocratie suffiront-elles
à faire monter dans les cœurs les effluves d'une charité plus
céleste que ceux dont un sceptre inculquait les vertus à des dévots
tremblants?
Voyez - j'y reviens - combien la pesée comparée à laquelle les
philosophes soumettent les credos des fidèles du ciel et ceux
des croyants au vocabulaire séraphique de votre République vous
contraint à porter un regard d'anthropologues précautionneux et
même soupçonneux sur l'angélisme viscéral du genre humain tout
entier ; car voici que le scannage du cœur et des entrailles du
suffrage universel vous conduit à vous poser la question de savoir
qui, de la raison ou de la religion, frappe d'estoc et de taille
avec le plus de succès l'ennemi des nations que vous avez à combattre.
L'indiscipline civique et l'insoumission des peuples à votre autorité
sont-elles des pieuvres plus faciles à étêter par la force et
la peur que par le langage du cœur?
Vous voici mis par les hommes du "Connais-toi" sur le chemin plein
d'embûches de la pesée de l'obéissance en politique. Car d'ores
et déjà, il ne vous suffit plus de choisir les meilleurs instruments
de votre règne et, comme on dit, pour le plus grand bien de vos
sujets; d'ores et déjà il vous appartient de déposer l'intelligence
et les croyances sur les plateaux d'une balance difficile à construire,
celle qui pèsera l'histoire du monde à la lumière d' une éthique
imposée d'en haut ou innée; d'ores et déjà il vous appartient
de vous enquérir des moyens de juger les âmes et les têtes; d'ores
et déjà il vous faut comparer les armes de l'intelligence humaine
avec celles que les ancêtres s'acharnaient à attribuer à leurs
dieux. Apprenez à mettre en balance leur efficacité respective
dans l'arène d'une histoire universelle placée en porte-à-faux
à son tour et qui ne cesse de vous demander de préciser la place
que vous êtes appelés à y occuper.
4
- La fraternité et la politique
En
vérité, la fraternité est le cœur de la politique, donc la géhenne
dans laquelle vous vous trouvez précipités. Car ou bien vous transportez
les peuples dans le paradis de la charité des laïcs et vous les
livrez au ciel des utopies, dont les deux branches s'appellent
la fainéantise et la fureur ; et sitôt que vous combattrez la
première, vous verrez la seconde vous opposer les fourches d'un
évangélisme armé jusqu'aux dents et qui vous rappellera que la
souveraineté du peuple est celle de sa paresse. Mais les apories
de la fraternité vous renvoient également à la guerre des dieux,
tandis que les ravages opposés de la sécheresse de cœur sont à
ce point mortifères que, depuis des millénaires, toute la politique
repose sur le débarquement de la fraternité dans l'histoire. A
chaque couronnement, le clergé récitait une formule que les démocraties
modernes ont reprise mot à mot: "Que le Roi réprime les orgueilleux,
qu'il soit un modèle pour les riches et les puissants, qu'il soit
bon envers les humbles et charitable envers les pauvres, qu'il
soit juste à l'égard de tous ses sujets et qu'il travaille à la
paix entre les nations."
Vous voici face à votre tâche véritable: si le genre humain ne
se laisse assagir ni à l'école de la fraternité, ni à l'école
de la tyrannie, ne pensez-vous pas qu'il vous appartient d'observer
les peuples avec d'autres lunettes que celles du rêve et du sceptre
alternés et de l'étudier à l'école des philosophes qui, depuis
Platon, se veulent des peseurs du crâne de leurs congénères, donc
des anthropologues?
-
Lettre
ouverte à Jean-Luc PUJO, Président des clubs
"Penser la France",
L'arme
nucléaire et l'anthropologie critique du XXIe siècle,1er
février 2010
Mais
pour cela, Messieurs les chefs d' Etat, c'est la véritable histoire
de la philosophie qu'il vous faut apprendre à lire, tellement
cette discipline ne se rend intelligible qu'à l'école de la méthode
qui permet de la raconter et de mettre sa signification en évidence;
et si vous la déchiffrez à l'école des pédagogues de votre République,
vous ne raconterez jamais, comme dit Shakespeare, "qu'une histoire
pleine de bruit et de fureur dans la bouche d'un idiot".
5
- La pesée de l'encéphale de notre espèce
Si
nous chaussons les lunettes d'une véritable histoire de la philosophie,
que vous enseignera l'histoire de la fraternité ? Que le ciel
arme plus efficacement les princes du glaive de la peurque de
celui de la raison, parce que l'adage des Grecs n'a jamais été
réfuté, selon lequel "la peur des dieux est le commencement
de la sagesse". Mais la science, elle, s'est toujours nourrie
des attentats d'une raison sûre de ses prérogatives face aux pouvoirs
stupides et contrefaits des dieux quand leurs hommes de génie
les ont abandonnés en chemin. Je vous mets au défi de me citer
un seul savant qui aurait fait progresser d'un pouce les vrais
savoirs de son temps pour s'être mis à l'écoute du ciel abêti
de ses congénères. Au contraire, aujourd'hui encore, les trois
dieux dits uniques vous interdisent de décrypter vos propres secrets,
alors que vos idoles exposent vos entrailles sur les places publiques
de votre espèce de raison.
Messieurs les chefs d'Etat, soixante-dix après la mort de Freud,
existe-t-il une seule chaire de psychanalyse anthropologique des
religions dans vos universités laïques? Mais pourquoi allez-vous
jusqu'à vous concerter afin de persévérer dans votre volonté affichée
d'ignorer les raisons pour lesquelles les Etats adorent le plus
délibérément du monde des personnages qu'ils savent imaginaires
et dont la taille et la complexion sont si diverses, pourquoi
tenez-vous si fort à paraître ignorer pourquoi vous vous mettez
en quatre pour vous fixer un bandeau sur les yeux, sinon parce
que, dans le cas où la question de l'existence de Zeus serait
clairement posée au sein de vos Républiques, votre démocratie
mondiale apprendrait enfin pourquoi, depuis le paléolithique,
vos idoles s'accordent entre elles pour la défense de leur monopole
le plus décisif aux yeux de tous les peuples de la terre, celui
de la nécessité absolue dans laquelle elles croient se trouver
de se faire offrir des sacrifices bien rémunérés et dûment calqués
sur ceux que vous demandez à votre tour à vos sujets de s'acquitter
à votre égard.
En
vérité, votre culte d'une fraternité à laquelle les sacrifices
servent de ciment politique tend ses bras charitables à la liberté
et à l'égalité; puis ces trois divinités se pelotonnent autour
d'un autel commun n, de telle sorte que si votre Liberté n'était
pas égalitariste et si votre égalitarisme n'était pas fraternel,
vous ne disposeriez pas du Saint Esprit qui rassemble votre trinité
en un faisceau sacré.
Mais quelle menace, n'est-il pas vrai, pour tous les chefs d'Etat
du monde que de laisser la raison poursuivre le chemin propre
à la pensée philosophique parmi les tonneaux de poudre de la cécité
théologique! Comment accorderez-vous la vie sauve à l'intelligence
du "Connais-toi", donc à l'esprit critique, si cette faculté socratique
devait vous faire découvrir les arcanes cultuels de la politique
? Si vos détecteurs des secrets du sacré, qu'on appelle les philosophes,
vous privaient du moteur politique des Etats et des Olympes, qui
n'est autre que le tribut du sacrifice qu'ils réclament d'une
seule et même voix à l'Histoire, comment la République saurait-elle
qu'elle honore les autels de trois dieux en majesté, la Liberté,
l'Egalité et la Fraternité et que ces trois divinités doivent
être disséquées au scalpel? Mais si vous prenez le parti opposé
et si vous frappez Socrate d'interdit, votre responsabilité sera
de mettre un terme définitif aux progrès de tous les savoirs et
de toutes les sciences sur cette planète, tellement il n'est plus
permis d'avancer d'un pas dans la connaissance du genre humain
sans apprendre au préalable à peser l'encéphale de notre espèce.
6 - La responsabilité
intellectuelle des chefs d'Etat modernes
Vous
voici en charge de votre apprentissage de l'histoire du cerveau
de la France ; et si vous l'apprenez de travers sur les bancs
de l'éducation nationale, jamais vous n'en saurez le premier mot;
mais, dans ce cas, vous serez livrés au double naufrage des Etats
relativement pensants que vous avez sous les yeux et de la raison
politique traditionnelle, qui vit ses derniers jours; car, d'un
côté, vous ligoterez les sciences de l'homme dans les bandelettes
semi théologiques des idéalités que vous aurez sacralisées, de
l'autre, votre laïcité subrepticement dévotieuse entrera en agonie
du seul fait que, depuis Périclès, le pouvoir populaire en appelle
secrètement à des individus supérieurs, donc, en dernier ressort,
à l'audace des Prométhée de la connaissance rationnelle, puisque
seule l'échelle des intelligences structurera, au sein des Etats,
les pouvoirs indistincts et non encore hiérarchisés issus des
agora confus. Achèverez-vous donc de jeter la République de la
raison à la fosse, écouterez-vous un séminaire de moribonds de
la science politique, refuserez-vous de radiographier les totems
dans la postérité de Hume, de Kant, de Freud, de Darwin, nous
offrirez-vous le spectacle du dépérissement des travaux sur l'état
actuel de l'évolution de l'encéphale de l'humanité, nous préparerez-vous
au grand retour des autels, ou bien vous résignerez-vous à confesser
que la pensée est sacrilège ou n'est pas?
Sachez
qu'il serait erroné et même oiseux d'étudier l'histoire de notre
boîte osseuse sur les millénaires lourdement enténébrés des ancêtres,
alors que notre matière grise progresse modestement, certes, mais
d'un siècle miraculé à l'autre chez les spécimens pré-sélectionnés
qui se pressent en rangs de plus en plus serrés à chaque génération
aux portes de nos temples de l'exception. La dernière sorcière
brûlée vive le fut en 1782 dans le canton protestant de Glaris
en Suisse. En ce temps-là, l'homme moyen se sentait encore globalement
beaucoup plus proche de l'animal que de nos jours, où il est devenu
si difficile, Messieurs les hommes d'Etat, de vous démontrer le
parallélisme évident entre les comportements faussement belliqueux
des chimpanzés et les vôtres à la tête des Etats nucléaires.
-
Lettre
ouverte à Jean-Luc PUJO, Président des clubs
"Penser la France",
L'arme
nucléaire et l'anthropologie critique du XXIe siècle,1er
février 2010
Aussi
la peine de mort appliquée en toute modestie à nos frères inférieurs
n'est-elle tombée en désuétude qu'au cours du XVIIIe siècle. Le
dernier modèle d'un type d'exécution égalitaire et fraternel avant
la lettre est celui d'un chien qui fut jugé et pendu en toute
légalité pour avoir participé à un vol et à un meurtre, à Délémont
en Suisse, en 1906. Lorsque les codes pénaux de l'époque appliquaient
la peine capitale à une truie, on l'habillait décemment de vêtements
confectionnés à son usage par un bon tailleur. Ses pattes bien
garrottées la maintenaient fermement sur l'échafaud, tandis que
l'exécuteur lui fixait la corde autour du cou. En face de l'animal
abasourdi de ce traitement insolite, se tenait le greffier bien
couturé, lui aussi, qui lisait gravement la sentence des juges
sur un rouleau.
Quel
ridicule, Messieurs les chefs d'Etat, de remonter à l'âge de pierre,
alors que le XXe siècle nous apporte si généreusement des documents
tout frais sur l'état actuel de l'encéphale de l'humanité! Prenez
le mythe de la transsubstantiation eucharistique, dont la sottise
se trouve massivement dénoncée depuis plus d'un demi millénaire
et que rejettent désormais des dizaines de millions d'encéphales
un peu plus avertis que les autres. Mais nierez-vous que la question
soit devenue du ressort d'une anthropologie critique, donc de
la compétence de la politologie de demain au sein des Etats les
plus modernes, en raison de la persistance extraordinaire de la
croyance en ce prodige chez un demi milliard de nos congénères
cérébralisés dans les écoles des Républiques ? Quels sont les
ultimes secrets psychobiologiques de la théophagie chrétienne
aux yeux de vos Etats?
7
- La foi et la culture.
Croyez-vous vraiment, Messieurs les chefs d'Etat des démocraties,
que le XXIe siècle pourra se permettre longtemps encore d'ignorer
les secrets des chromosomes du sacré? Certes, vous vous défausserez
sur le refus obstiné des sciences humaines de notre temps de l'apprendre,
et pour cela, vous invoquerez une vertu de la peur qui tombe à
pic - l'obscurantisme craintif des modernes, s'appellera la tolérance.
Quelle tiare que celle des floralies culturelles d'une République
du renoncement terrorisé à la marche de la planète vers les vrais
savoirs, quel spectacle que celui des funérailles effrayés de
la philosophie sous le sceptre de la démocratie française! Mais
si vous ne retirez in extremis une pensée rationnelle encore
respirante dans lequel un XXe siècle acéphale l'a asphyxiée, jamais
vous ne résisterez au péril des retrouvailles de l'Europe avec
les autels; et vous les verrez débarquer avec armes et bagages
dans l'arène du monde, où ils défendront leur lopin au nom même
de leurs droits doctrinaux subrepticement retrouvés sous le vêtement
trompeur des cultures étêtées que votre raison leur aura accordés
à point nommé.
Ne vous y trompez pas, le Saint Siège a compris que ce cheval
de Troie est l'arme du sauvetage des autels, ne vous y trompez
pas , Rome est revenue à Symmaque, qui défendait face à saint
Ambroise la présence sacrée de la statue de Victoire dans l'enceinte
du Sénat au nom des droits inaliénables des peuples à défendre
leur dieux au nom de leur culture, ne vous y trompez pas, les
sorciers ont plus d'un tour dans leur sac et les religions plus
d'une corde à leur arc. D'abord, elles vous feront gentiment remarquer
que Bossuet n'est pas Jean de la Croix, que Tertullien et saint
Augustin ne jouent pas du même instrument, que le violon de saint
Ambroise le préteur faisait monter des parfums séraphiques de
l'autel du sacrifice de sang des chrétiens et qu'il faut laisser
les poètes déguster les hosties. Mais si vous échouez à porter
l'attention de la raison du monde sur le noyau dur de toutes les
croyances - la rançon des immolations fondatrices du politique
- vos sciences de l'homme et de ses extases ne progresseront plus
d'un pas.
Par bonheur, il existe des catéchismes. Sachez, Messieurs les
chefs d'Etat, que le vrai et le faux y sont minutieusement consignés.
Il vous faudra apprendre à la République à définir une religion
à la lecture du traité des affaires du ciel et de la terre dans
lequel elle s'explique clairement et sur tous les articles de
sa foi. Si vous vous y refusez, voyez dans quelle confusion mentale
vous serez précipités à votre tour: vous tenterez d'alléger la
tâche des candidats au doctorat en droit au prix de leur renoncement
à l'étude du code civil. Mais un vrai chef d'Etat ne saurait se
résigner à piloter une civilisation désireuse de ne laisser nulle
trace digne de mémoire dans l'histoire du cerveau de l'humanité.
8
- Chronique de l'histoire de l'encéphale des Français
Le 10 février 1638, Louis XIII voue à la Vierge Marie "notre
personne, notre Etat, notre couronne et tous nos sujets".
Les résultats politiques de cette sainte stratégie ne se sont
pas fait attendre: après quatre fausses couches et vingt-deux
ans d'un mariage stérile Anne d'Autriche accouche enfin, le 5
septembre 1638, d'un enfant conçu le 5 décembre 1637 à l'occasion
d'un passage inopiné du roi au Louvre, le mauvais temps ayant
contraint ce chasseur à faire un détour.
Le 7 juin 1654, jour du sacre de l'enfant du miracle, "le comte
de Vivonne, premier gentilhomme, enlève au Roi sa robe d'argent,
le duc de Joyeuse, grand chambellan, lui chausse les bottines
de velours, Monsieur le duc d'Anjou, lui met les éperons d'or;
puis l'officiant bénit l'épée royale, qui est censée être celle
de Charlemagne. L'évêque de Soissons prend le saint chrême et
pratique sept onctions." (Louis XIV, par F.
Bluche, Fayard 1985) Un siècle environ plus tard, Voltaire déclarait
que Dieu existe parce que l'univers serait une horloge et qu'il
lui faut un horloger. Un siècle encore et le crâne de Charles
X reçoit à son tour la couronne. Le roi de France n'est pas seulement
"de droit divin", il est l'"oint du Seigneur" et
le Messie, comme jadis le roi David. Ce prédestiné dispose en
outre du titre de "fils aîné de l'Eglise" depuis Clovis,
donc de fils du Très Haut, de pasteur des peuples, de bras droit
du ciel et de premier des rois de la terre. C'est pourquoi sa
poitrine, ses pieds, ses mains, ses narines, ses paupières, reçoivent
le saint chrême quelques années seulement après la prise de la
Bastille; et c'est également la raison pour laquelle la loi de
1905 sépare l'Eglise de l'Etat, mais ne réfute en rien la décision
de Napoléon selon laquelle "le peuple français proclame l'existence
de Dieu".
Aussi
une question nouvelle vous est-elle posée en ce début du IIIe
millénaire: légitimerez-vous l'édit de Nantes de 1598 au nom de
la "liberté de conscience" et condamnerez-vous sa révocation,
bien que dix-neuf millions de Français en furent complices le
16 octobre 1685? Dans ce cas, quel est le statut théologique de
votre France? Comment la République laïque siège-t-elle dans votre
tête? L'éclairerez-vous de la seule lumière de la "liberté
de conscience" de Voltaire, qui n'était nullement informé
des enjeux anthropologiques, donc politiques, de la croyance aux
mythes sacrés? Quelle sera la nature de votre retard intellectuel
en ce début du IIIe millénaire? On ne saurait reprocher à Louis
XIV de ne pas s'être demandé ce que signifie le mélange du dogme
de la présence corporelle et de la présence symbolique de la chair
et du sang de la victime humaine physiquement censée se trouver
immolée sur l'autel à chaque messe; mais en 2010, les chefs d'Etat
modernes peuvent-ils afficher une inculture philosophique et anthropologique
et un retard cérébral qui les renverrait à l' argumentation déiste
superficielle du XVIIIe siècle, qui a rendu Voltaire inconséquent,
puisqu'il prêche à la fois la tolérance et les rages de l'intelligence?
Car, l'article Transsubstantiation de son Dictionnaire
philosophique fait frémir notre "tolérance":
"Non seulement un Dieu dans un pain; mais un Dieu à la place
du pain; cent mille miettes de pain, devenues en un instant autant
de Dieux cette foule innombrable de Dieux, ne faisant qu'un seul
Dieu ; de la blancheur, sans un corps blanc, de la rondeur, sans
un corps rond ; du vin, changé en sang, et qui a le goût du vin;
du pain , qui est changé en chair et en fibres, et qui a le goût
du pain; tout cela inspire tant d'horreur et de mépris aux ennemis
de la religion catholique, apostolique et romaine, que cet excès
d'horreur et de mépris, s'est quelquefois changé en fureur."
Mais si la "liberté de conscience" n'est que la légitimation
masquée d'un sacre arbitrairement laïcisé et si son seul résultat
politique est d'accoucher de la décérébration des temps modernes,
est-il permis aux dirigeants des démocraties rationnelles d'invoquer
les verdicts du suffrage universel afin de se priver des conquêtes
de l'intelligence scientifique d'aujourd'hui, ou bien, tout au
contraire, une gestion des affaires publiques qui ne ferait pas
débarquer le décryptage de nos cellules grises dans le champ des
responsabilités politiques des Etats nous fera-t-elle retourner
au Moyen Age?
9 - Brève histoire
du cerveau de la France
Après
un intermède de quinze siècles, la France symbolise,depuis un
demi millénaire seulement, une portion devenue relativement pensante
du genre humain. Mais au Moyen Age déjà, Rome voyait "le pain
de la foi monter dans le four de l'école de Paris", bien que
la faculté de théologie de la Sorbonne, qui passait alors pour
le laboratoire mondial de l'intelligence chrétienne, fût demeurée
divisée entre les défenseurs du concept, qu'on appelait les "realistes",
parce qu'on croyait à la réalité substantielle des idées, et les
"nominalistes" qu'on appellerait aujourd'hui les existentialistes,
parce qu'ils attribuaient davantage de réalité aux individus qu'aux
abstractions forgées par le langage. C'est que l'époque illustrait
les apories philosophiques et anthropologiques liées au mythe
de l'"incarnation de la vérité", celle que les monarchies
de droit divin étaient censées substantifier de siècle en siècle.
Aussi, l'Etat faisait-il corps avec l'encéphale théologique de
l'humanité de l'époque.
Mais,
dans ces conditions, il était inévitable que la Renaissance mît
fin à l'hégémonie intellectuelle de la France en Europe, et cela
du seul fait que le christianisme avait cessé d'imposer son axiomatique
à la planète civilisée. Certes, François 1er avait compris l'enjeu
immense de la redécouverte de la littérature antique et il avait
fondé le "Collège des trois langues" dans cet esprit; mais
l'affaire des Placards l'a contraint à sévir contre les profanateurs
publics des prodiges dont la cérémonie de la messe est peuplée.
Il était impossible de ne pas tenter de sauvegarder l'unité cérébrale
de la nation face à un schisme politico-religieux dont il était
inévitable qu'il allait irrémédiablement scinder le cerveau du
royaume en deux camps inconciliables. La même difficulté s'est
présentée en Espagne, où Charles Quint a fini par sévir contre
les érasmiens sous la pression des Franciscains, parce que la
mentalité espagnole faisait tomber l'évangélisme exalté de la
Réforme dans l'illuminisme convulsionnaire.
10
- Les malheurs de la philosophie française
Si
le XVIe siècle français n'a pas été philosophique - seul Montaigne
a préparé la voie à un retour discret au "Connais-toi" socratique
- et si le XVIIe ne l'est devenu que dans les deux dernières décennies,
c'est parce que le jansénisme a pris la relève de la scission
protestante du XVIe siècle. Quand, au XVIIIe siècle, la guerre
de la raison a pu reprendre son cours démythificateur, la France
a paru être redevenue la tête pensante du monde. Mais il n'était
plus possible à l'Etat de se présenter en partie prenante dans
la guerre des intelligences, et cela d'autant moins que les Jésuites,
très ouverts aux idées démocratiques en raison de leur culte pour
la République romaine avaient été chassés du royaume en 1763 par
Louis XV.
Voir - Certus
odor dictaturae, Lettre ouverte aux Français juifs de mon
pays, 1er septembre 2009
Quant,
au XIXe siècle, outre qu'il connut le retour que l'on sait à la
monarchie absolue avec Charles X, puis deux règnes décidés à renforcer
les pouvoirs de l'Eglise - la Restauration et Napoléon III - la
pensée philosophique européenne avait émigré pour longtemps vers
l'Angleterre protestante avec Hume , successeur de Locke et des
empiristes du XVIIIe siècle et en Allemagne avec Kant et Hegel.
C'est
que la philosophie française était condamnée à demeurée superficielle,
faute d'avoir passé par l'épreuve préalable de la démythification
partielle des protestants, de sorte qu'elle a usé vainement ses
forces à réfuter des sottises . On s'épuise pour rien à combattre
des dogmes absurdes par nature et par définition, comme en témoigne
Voltaire tout entier, qui réfute l'eucharistie avec la rage citée
plus haut, tandis que le protestantisme genevois conduisait indirectement,
mais inévitablement à une pesée du tragique d'une humanité dont
l'encéphale se trouve colloqué dans un vide pascalien. Certes,
on était encore loin d'une mise en question vertigineuse des fondements
de la logique d'Aristote et de la science expérimentale dans la
pensée magique, ce qui pourrait réhabiliter l'intuition des mystiques,
notamment le thème de la "nuit obscure de l'entendement"
d'un Jean de la Croix.
Mais
en tant qu'Etat, la France laïque pouvait d'autant moins s'engager
dans la défense d'une pensée philosophique à la fois rationnelle
et radicalement dérélictionnelle que son intelligentsia courait
vers une réflexion politique de gauche. Cette fille naturelle
tant de la Révolution de 1789 que de Victor Hugo et de Zola qui
allait inexorablement se perdre dans l'utopie d'un "processus
historique" de type eschatologique et inconsciemment calqué
sur le finalisme d'une "rédemption". De plus, les progrès
de la connaissance de la matière plaçaient désormais bien
davantage l'avenir des sciences exactes au coeur du problème de
la connaissance qu'au XVIe siècle avec la révolution copernicienne.
Puis,
l'effondrement du Second Empire a porté les derniers philosophes
français à s'interroger sur les causes politiques de la défaite
de 1870, avec Hippolyte Taine et même Renan, plutôt qu'à la pesée
de la nature de la boîte osseuse de l'humanité. La Vie de
Jésus de Renan de 1863, qui fit perdre à l'historien sa
chaire au Collège de rance, était en retard, sur le plan méthodologique,
sur la Vie de Jésus de David Strauss (Das
Leben Jesu), paru en 1835 et traduit en français par Emile
Littré entre 1839 (tome 1) et 1853 (tome 2). Renan donnait dans
le romantisme et le bucolisme de Rousseau, tandis que Strauss
était du moins hégélien.
A l'exception de Bergson, le seul philosophe français qui tenta
d'interpréter le darwinisme dans une vision évolutionniste du
spiritualisme - et qui finit par se convertir au christianisme
- la philosophie de langue française du XXe siècle s'est montrée
incapable de peser les conséquences anthropologiques des trois
évènements centraux qui ont apposé d'avance leur sceau sur tout
le XXIe siècle, l'évolutionnisme, le bouleversement de la physique
mathématique consécutive à la découverte de la relativité générale
et l'exploration d'un continent inconnu, l'inconscient.
Et
pourtant, on a peine à imaginer une révolution intellectuelle
plus susceptible de réveiller le génie philosophique de l'humanité
que de mettre sans dessus dessous l'histoire biologique de notre
espèce, puis, cul par-dessus tête, la logique d'Euclide et d'Aristote
et enfin de citer la conscience dite claire à comparaître devant
un tribunal de l'inconscient qui allait soumettre à ses verdicts
les décisions de justice d'une raison autrefois impavide et d'une
lucidité secrètement domestiquée en sous-main par l'effroi.
11
- Le tournant humien de la pensée philosophique mondiale
En
vérité, c'était rien de moins que le pilier commun à la philosophie
et aux sciences de la nature qui tombait en ruines à la suite
de l'effondrement du principe de "causalité explicante".
Hume démontrait que seule l'habitude des animaux de voir un événement
succéder constamment à un autre fait imaginer au simianthrope
un "lien de causalité" mythique entre eux. Kant se voyait
contraint d'en prendre acte : aucune analyse des faits ne conduit
la science expérimentale à la découverte de ce fameux "lien
parlant", de sorte qu'il a fallu le supposer auto locuteur
et inné. Mais, du coup, l'intelligible, donc la compréhensibilité,
se trouvait à nouveau défini à l'école du mythe selon lequel l'expérience
répétée et aveugle serait rationnelle. Pourquoi ne se demandait-on
pas pourquoi, à l'instar des autres espèces, la nôtre rend loquace
ce qui lui profite?
On comprend qu'à cette profondeur du tragique cérébral simiohumain,
les Etats se trouvaient frappés de plein fouet et que la République
française ne pouvait encourager la pensée philosophique d'avant-garde
sur le même modèle que la royauté et le Saint Siège s'étaient
trouvés associés sous la monarchie de droit divin. Mais à partir
du moment où le moteur nouveau et prometteur d'une résurrection
de la pensée philosophique - la laïcité - conduisait à l'oubli
de ses fondements dans la pensée encore semi rationnelle du XVIIIe
siècle et faisait eau dans un culturalisme aveugle, vous vous
voyez reconduits tout droit au retour triomphal des mythes sacrés.
Du
coup, Messieurs les chefs d'Etat, une évidence politique aveuglante
s'impose à vous, à savoir que la question posée aux démocraties
d'aujourd'hui est de savoir si elles peuvent se priver des dieux,
ces pilotes imaginaires du cosmos que les ancêtres avaient amadoués
à l'école de leurs rituels et de leurs cosmologies mythiques.
Car, dès lors que la ruine du sacré traditionnel ne fait plus
progresser la pensée philosophique, donc la raison du genre humain,
la responsabilité historique que tout gouvernement fondé sur le
suffrage universel vous impose exige que vous preniez en charge
une politique du destin de l'encéphale de la France, tellement
votre interdiction larvée d'approfondir le "Connais-toi" conduit
vos républiques demeurées pseudo rationnelles à remettre en selle
les mythes religieux à coup de bénédictions des simples cultures.
12
- L'avenir de l'ironie socratique
Voici
la stratégie que je vous suggère: puisque la scission des encéphales
entre des savoirs officialisés par le catéchisme trompeur des
démocraties idéalisées ou par des orthodoxies religieuses dites
révélées ne cesse de s'approfondir, puisque ce hiatus a pris désormais
des proportions comparables au cratère qu'a connu le XVIe siècle
- en ce temps-là, tout le monde voyait le soleil tourner autour
de la terre, tandis qu'une maigre poignée de coperniciens prêchait
la giration de la terre autour du soleil - ne seriez-vous pas
bien inspirés, Messieurs les chefs d'Etat du IIIe millénaire,
de creuser encore davantage cet abîme et de le proclamer provisoirement
bienvenu, puis, par un retournement astucieux de votre stratégie
de changer la fissure en un gouffre plus abyssal que le précédent?
Je
m'explique. Vous échouerez de toutes façons à prétendre protéger
le monde entier des féconds sacrilèges que les nouveaux hérétiques
vous préparent; car l'existence même des sciences humaines iconoclastes
dépend désormais exclusivement de l'audace de profanateurs qui
se moqueront bien de votre autorité. Quand les nouveaux explorateurs
de la condition humaine auront percé les ultimes secrets du cerveau
de notre espèce, leur profondeur vous condamnera à vous rendre
un peu moins ignorants que vous ne l'êtes demeurés, hélas, au
siècle de Freud et de Darwin. Construirez-vous alors une cité
mystérieuse, dans laquelle les anthropologues profanateurs de
demain mèneraient leurs recherches à l'abri de tous les regards?
Dans
ce cas, croyez-vous que le résultat de leurs découvertes ne se
répandra pas aussitôt dans le public et bien davantage que l'héliocentrisme
impie du XVIe siècle ou l'équation dévastatrice e=mc² d'Einstein
de 1904 ? Souvenez-vous de l'échec de l'empire soviétique, qui
avait pris le plus grand soin d'isoler les scrutateurs des ultimes
secrets de la matière et qui les avait précautionneusement enfermés
dans une ville mystérieuse à laquelle seuls les initiés avaient
accès. Mais sachez que les enquêtes des anthropologues sur les
cosmologies mythiques dont les évadés délirants de la zoologie
s'alimentent depuis des millénaires sont les bombes nucléaires
du IIIe millénaire.
Que
se passerait-il si toutes les espèces animales devenaient parlantes
et donc effarées de se trouver livrées sans maître ni tutelle
au vide et au silence éternels de l'immensité? Sans doute se donneraient-elles
un souverain invisible, vaporeux et privé de corps. Mais ensuite,
ce personnage sans pattes et sans toison se choisirait une femelle
dans chaque espèce et donnerait un fils unique à chacune afin
de doter tous les animaux de la création d'un spécimen parfait,
qui attesterait de leur filiation avec le géniteur du cosmos.
Puis, les bénéficiaires de ce prodige se rueraient sur cette progéniture
miraculée afin de boire son sang et de dévorer sa chair de génération
en génération, afin de s'identifier à leur père mythique.
Messieurs
les chefs d'Etat, quel petit garçon que Voltaire, qui écrivai
: "Ils mangent et boivent leur Dieu, ils chient et pissent
leur Dieu". Mais vous, qu'allez-vous faire d'une espèce qui
se met davantage à l'abri des victoires de la raison que les géocentristes
du XVIe siècle, qu'allez-vous entreprendre dans l'ordre politique
si vos anthropologues vous enseignent à observer des animaux théophages,
qu'allez-vous entreprendre si l'abîme qui sépare l'encéphale des
classes dirigeantes des démocraties du cerveau des savants ès
idoles vous condamne à donner son vrai sens à une laïcité dont
vous vous réclamez seulement du bout des lèvres?
13
- Les cardiologues des idoles
Messieurs,
il existe un géocentrisme et un héliocentrisme des temps modernes.
En bons stratèges du destin de l'esprit humain, songez que vous
vous trouvez d'ores et déjà dans l'incapacité d'élever le niveau
moyen des savoirs et de l'intelligence de la population française,
parce que les écoles publiques de votre République s'y refusent.
Pourquoi la loi de 1905 ne vous a-t-elle pas permis d'initier
le peuple aux secrets des mythologies sacrées, pourquoi exposez-vous
toutes les théologies de la terre dans les parcs d'attraction
de votre culture mondialisée par des amulettes, pourquoi légitimez-vous
les cierges d'un côté, tandis que, de l'autre, vous ne mettez
plus d'ex-votos entre les mains des enfants dès leur âge le plus
tendre, sinon parce que vous n'avez plus de philosophie de l'homme
et de son histoire et que vous croyez, comme au Moyen Age, que
l'art de gouverner n'a en rien à se préoccuper des progrès de
la connaissance scientifique de l'humanité? Mais je vois que vos
législateurs se montrent de plus en plus embarrassés par la profondeur
des ténèbres dans lesquelles leur ignorance les a précipités et
qu'ils s'apprêtent, ils ne savent pourquoi, à interdire aux musulmanes
le port de la burqa, je vois que vos hommes de loi pseudo rationnels
se révèlent empêtrés dans leur indifférence même à l'égard de
ce qui se passe dans la tête des gens. C'est pourquoi leur semi
raison se scandalise exclusivement du spectacle des étoffes noires
qui témoignent jusque dans la rue, d'un délire respectable
sous une forme moins concentrée. Où l'enseignement de la
raison s'est-il arrêté dans vos démocraties de séminaristes de
la République si votre prétendue éducation nationale n'a cure
que de l'étalage des talismans dans la capitale ?
14
- Une politique des encéphales
Messieurs
les chefs d'Etat, ne croyez pas que la science de l'homme progressera
sans que l'abîme entre les savoirs traditionnels et les savoirs
nouveaux ne mette en péril les vérités que vous avez convenu de
parquer depuis des millénaires dans l'enceinte de votre "sens
commun". Car la philosophie est une discipline politique. Depuis
Platon elle ne cesse de vous rappeler que la spécificité de la
raison dite politique est de qualifier de vrai ce qui se révèlera
profitable un instant à une population et à des dirigeants aveugles,
tandis que la science et la pensée séparent fermement le vrai
des fruits de l'imagination délirante des ignorants et des sots.
Mais laisserez-vous ces ignorants et ces sots se présenter sous
le vêtement des Etats, ou bien l'incompatibilité de nature entre
la définition philosophique et la définition religieuse et politique
du vrai et du faux vous rappellera-t-elle qu'elle régit l'histoire
des semi évadés du règne animal depuis les temps les plus reculés
? Telle est la raison pour laquelle toute la question est désormais
de se souvenir que, sur le long terme, la vérité des philosophes
est politiquement plus profitable aux Etats que leurs erreurs
et les vôtres confondus.
Certes, le discours de l'erreur s'est tout de suite révélé plus
convaincant que celui de la vérité à vos yeux, parce qu'il est
plus agréable aux nations et à leurs dirigeants d'entendre le
chant des Sirènes des rêves et de la folie de l'humanité que de
goûter aux aliments amers de la connaissance rationnelle . Mais
en parcourant vos expositions des dieux d'hier et d'aujourd'hui,
j'ai remarqué que vous ne savez pas si les peuples supporteraient
de perdre les rites sacrés qui leur permettent d'apprivoiser la
mort et si vous demeureriez des hommes politiques "responsable",
comme vous dites, dans le cas où vous tenteriez de quitter le
royaume des fantasmes et des sortilèges qui embrument et rassurent
le cerveau des théophages. Mais sachez que ce serait votre politique
de la responsabilité républicaine qui courrait au naufrage si
vous remettiez la démocratie à l'école des prêtrises et des exorcismes
du passé.
15 - Un
rappel 
Souvenez-vous
du siècle d'Archimède. Les derniers Grecs avaient inventé les
paquebots géants, les machines de siège titanesques, la vis sans
fin, la monnaie fiduciaire, la lettre d'amour, la galanterie,
les parfums, le crédit bancaire ; ils n'ont oublié qu'un détail,
la tâche d'approfondir leur connaissance de l'homme. Alors, l'immoralité
croissante des peuples et de leurs dirigeants a conduit une humanité
désemparée par son ignorance à se prosterner le front dans la
poussière; et notre espèce a connu quinze siècles d'agonie des
sciences, des lettres et des arts, parce qu'il lui fallait retrouver
au préalable les vertus élémentaires d'honnêteté, de droiture
et de courage qui seuls font tenir debout les Etats nantis de
gigantesques mécaniques.
Savez-vous
que saint Augustin n'en revenait pas de voir flotter un vase de
plomb, savez-vous qu'il attribuait à la volonté de Dieu que le
bois pourri sombrât? Certes, l'ignorance antérieure à Archimède,
vous la conjurerez aisément, mais non celle d'une laïcité qui
ne disposera plus des temples que vous aurez peuplés des statues
de vos idoles verbales. Messieurs les chefs d'Etat, le tronc de
votre arbre de la connaissance s'est desséché. Si vous ne vous
demandez pas pourquoi Dieu est de retour, pourquoi nous avons
des satellites et des croix, des bombes nucléaires et des chapelets,
des calculettes et des cierges, des stimulateurs cardiaques, mais
non des cardiologues de "Dieu", l'abîme entre les savoirs et l'ignorance
des peuples ne cessera de se creuser. Alors, il vous faudra vous
résigner à construire les laboratoires les plus dangereux, ceux
dans lesquels vos philosophes vous contraindront à peser les fruits
de votre folie.
voir
: Gaza,
cœur de la folie du monde,
18 janvier 2010
Le8
février 2010