Le
dialogue souligne le rôle que Manuel de Diéguez attribue à François
Furet, celui d'avoir donné un " formidable coup d'accélérateur
" à une science de la mémoire désormais chargée de se donner
les moyens de la pensée nécessaires à la compréhension du messianisme.
" L'historien du XXIe siècle sera un penseur ". Le 11
septembre 2001 succède à la chute du mur de Berlin- mais, cette
fois-ci, la question débattue entre Furet et Diéguez se place au
cur de la politique internationale . Du coup, l'Europe de
la pensée a vocation d'approfondir la connaissance anthropologique
d'une espèce que son déboîtage de la zoologie a scindée entre l'ennui
et le délire.
Le communisme est-il
un messianisme?
En
quoi le communisme se distingue-t-il d'une religion?
Existe-t-il
des religions qui ne possèdent pas de dimension politique
?
Si
le communisme est une religion, comment expliquer la conversion
du païen ?
Pourquoi
le communisme s'est-il propagé d'une façon différente d'un pays
à l'autre?
Comment
expliquer la fièvre nationaliste qui s'empare des anciens pays
communistes ?
La
disparition du communisme ne correspond-elle pas à la sécularisation
de certaines de ses valeurs?
Un
régime peut-il survivre sans mythologie politique? Quelle est
celle qu'on nous propose aujourd'hui?
Commentaire,
n° 71 automne 1995
Dans
notre numéro 68 (hiver 1994-1995), offrant à nos lecteurs les bonnes
feuilles du livre de François Furet, Le passé d'une illusion.
Essai sur l'idée communiste au XXe siècle, (Laffont et Calmann-Lévy),
nous avions souligné l'importance de cet ouvrage qui embrasse, interprète
et éclaire un siècle commencé en 1914 et achevé en 1989. Le succès
remporté par le livre auprès d'un très large public français, européen
et américain nous a incité à poursuivre la réflexion qu'il ouvre,
sur la signification et la nature du communisme, en publiant ce
dialogue, autour de quelques questions clés, entre Manuel de Diéguez
et François Furet. COMMENTAIRE
1 - Le communisme est-il
un messianisme? 
François
Furet. - Le marxisme de Marx refuse de se penser
comme tel. Il n'est que de rappeler les innombrables écrits polémiques
contre le socialisme dit " utopique" qu'on trouve sous
la plume de Marx pour 1e comprendre. Pour l'auteur du Manifeste,
la société communiste qui doit se substituer au capitalisme naît
de la même nécessité qui condamne le mode de production capitaliste
à disparaître; elle sort du mouvement réel de l'histoire comme une
réappropriation de l'homme par lui-même. Elle se veut le contraire
d'une religion : une science du développement historique. Dans les
faits, cette prédiction à prétention scientifique a eu sans doute
les formes explicitement utopiques de l'idée socialiste précisément
dans la mesure où elle s'annonçait comme scientifique : la science
constituant le meilleur substitut moderne de la croyance religieuse.
Si bien que c'est au moment où elle s'affirme complètement détachée
de ce type de croyance que l'annonciation socialiste s'y apparente
au contraire le plus. Plutôt que de messianisme, il vaudrait mieux
parler d'un horizon imaginaire de salut de l'humanité. Le personnage
du "messie" à proprement parler n'y existe pas. Mais l'espérance
mobilisée, l'appel constant des malheurs du présent aux lendemains
qui chantent appartiennent bien au type messianique.
Mon
livre cherche à comprendre comment cette espérance s'est investie
sur un événement et sur un pays qui étaient a priori le moins faits
pour la porter: Octobre 1917, dans la Russie des tsars. L'écart
entre la force de cet investissement et sa substance historique
réelle souligne à quel point, dès l'origine, la croyance communiste
est indépendante de l'observation. Pourtant, comme elle est désormais,
de par sa nature, suspendue à une expérience historique, elle est
aussi exposée à ce qu'on pourrait appeler les irruptions de la réalité.
Elle est à la fois très puissante et très fragile.
Manuel
de Diéguez.
- Que le communisme ait été un messianisme est l'évidence même.
Mais la question me semble plutôt de savoir comment nous pouvons
tenter de conquérir les vraies armes de la pensée critique, celles
qui nous permettraient d'interpréter un document historique tel
que le messianisme. Puisque la notion d' " illusion
" ressortit, en l'espèce, à la croyance, votre ouvrage me semble
précisément décisif pour le motif qu'il donne un grand coup d'accélérateur
à une histoire rationnelle de l'esprit religieux, discipline demeurée
dans les limbes ou qui piétine, malgré les efforts des "
historiens des mentalités " depuis vingt ans. Il était
temps de relever ce défi. Car ou bien la science historique, et
d'abord toute l'école des Annales, se couvrira de ridicule pour
longtemps, faute de rien comprendre en profondeur à tout le XXe
siècle, ou bien la science historique sortira de son " sommeil
dogmatique " deux siècles après Kant et se cherchera des
armes pour décrypter l'imaginaire. En vérité, nous nous trouvons
dans une situation que l'Occident pensant n'avait jamais connue
: depuis un siècle, aucun historien sérieux ne peut plus écrire
l'histoire d'une religion du point de vue de la foi; mais, pour
la première fois également, la raison reconnaît qu'elle a besoin
de s'approfondir et de redevenir socratique si elle veut nourrir
l'ambition de rendre réellement intelligible le moteur le plus puissant
de l'Histoire : le rêve messianique. Pour cela, il faudra dépasser
Aron, qui se référait à Kant et à Hegel, et donner une fécondité
intellectuelle nouvelle au siècle des Lumières. C'est pourquoi le
XXIe siècle sera philosophique ou ne sera pas.
2
- En quoi le communisme se distingue-t-il d'une religion?

Manuel
de Diéguez. - C'est ici que
la question de méthode commence de faire difficulté. Car je ne suis
pas convaincu que l'on puisse, à partir de la notion de " passion
révolutionnaire " , distinguer clairement une prétendue
" religion vraie ", ou même une " vraie
religion " en tant que réalité historique, d'une "
fausse religion " , parce que le messianisme comme
" passion " ne ressortit pas à un "
traité des passions " . Qu'est-ce que le messianisme d'Isaïe,
de Jésus, de Polyeucte, de Savonarole, de Mahomet ou de Marx comme
" passion "? Il va sans dire qu'il nous faut
éviter de tomber dans les pièges, désormais bien connus, d'une "
philosophie de l'histoire " , car la plupart sont
elles-mêmes messianiques. Mais quel sens donnerons-nous au verbe
" comprendre " pour demeurer dans le champ "
proprement historique " sur le " long terme
" ? Comment éviter le risque d'écarteler à nouveau l'Histoire
entre Socrate et Clio ? Il faudra se demander comment les connaissances
théologiques de l'historien seront des connaissances proprement
historiques. La définition même de l'Histoire change avec les progrès
de notre connaissance de l'homme.
François
Furet. - En ce que l'objet
de l'investissement psychologique universaliste se situe dans l'histoire,
dans le monde. Il est bien vrai que les religions aussi présentent,
à côté d'un culte de la divinité, un aspect politique, historique,
par lequel elles s'incarnent sous la forme d'Églises, d'institutions,
ou même de régimes. Mais elles conservent un ancrage extérieur au
monde qui offre un refuge à la foi, en cas de crise de ces institutions
temporelles. L'Église romaine est l'objet de multiples critiques
entre le XVe et le XVIIe siècles, mais la foi chrétienne n'est pas
suspendue à l'existence de l'Église romaine, comme l'illustre l'essor
du protestantisme. La foi communiste disparaît avec le régime communiste.
Il n'en reste que la propension démocratique à croire à une bonne
société, ce qui est très différent. On peut prendre la question
sous un autre aspect, celui du mode d'investissement psychologique
: la " passion révolutionnaire " est pour moi
caractéristique de la croyance moderne en l'histoire. On y retrouve
l'idée d'un temps neuf, d'un homme nouveau, d'une délivrance, mais
inscrite comme un produit de l'action politique, et non plus comme
la réalisation d'un plan divin. La révolution est par excellence
la figure politique qui exprime l'esprit de la démocratie moderne,
c'est-à-dire la réappropriation de l'homme par lui-même, et la construction,
par lui seul, d'une société qui garantisse cette autonomie conquise
ou reconquise. Dans la mesure où la religion se fonde sur la tradition,
elle s'oppose à la révolution. Mais l'idée révolutionnaire fait
réapparaître pourtant quelque chose de la religion puisqu'elle aussi
vise la libération de l'humanité.
3
- Existe-t-il des religions qui ne possèdent pas de dimension politique?

François
Furet. - Non, sans doute,
mais la part de politique qu'elles entraînent ou qu'elles impliquent
est très variable, selon la manière dont s'articulent le politique
et le religieux à l'intérieur de chacune d'entre elles. On peut
le comprendre sur l'exemple du christianisme et de l'islam. Dans
l'économie spirituelle du christianisme, la séparation du royaume
de Dieu et du royaume de César est opérée très tôt sur le plan doctrinal.
Ce qui n'empêche pas l'Église catholique, comme on sait, de se mêler
du temporel: l'Inquisition se donne comme le jugement de Dieu dans
la cité des hommes. Mais l'humanité chrétienne opère finalement,
entre le XVIe et le XVIIIe siècle, en Europe et en Amérique, la
séparation du plan divin et de l'ordre politique. Rien de tel, jusqu'à
ce jour, dans l'islam. L'inverse se produit même de façon spectaculaire
sous nos yeux, avec la naissance et le développement du fondamentalisme
sous une forme directement politique.
L'investissement
psychologique de type quasi religieux sur le communisme traduit
encore un autre dispositif, puisque c'est une réalité politique,
indépendante de toute divinité extérieure au monde, qui en est l'objet.
De là vient qu'il présente avec la croyance religieuse, à côté d'analogies
(comme l'anxiété ou le désir), des différences liées à cet objet
: par exemple sa fragilité, liée à sa subordination intégrale au
monde de l'histoire.
Manuel
de Diéguez. - Toutes les religions sont des réalités
politiques - mais il faudrait commencer par savoir de quelle religion,
donc de quelle forme du politique, nous parlons. Les religions du
Livre sont toutes trois messianiques, mais elles sont progressivement
parvenues à soumettre leur utopie révolutionnaire aux contraintes
de l'Histoire, donc au réalisme politique. À quel moment de leur
évolution doivent-elles être qualifiées de " vraies religions
" ? Quand elles sont devenues " culturelles
" par l'oubli de leur théologie? Mais le mode de penser de
la foi n'est pas " culturel ".
Croire
à une " révélation " répond à une organisation
mentale dont nous n'avons pas encore exploré les secrets. Puis il
faudrait préciser que la croyance en l'existence d'un Dieu n'est
pas constitutive d'un messianisme d'esprit religieux : aux yeux
de l'historien de l'imaginaire, il doit être clair, me semble-t-il,
que l'invocation rituelle de quelque Immortel ne sert que de moyen
de soustraire artificiellement à l'examen l'évidente identité dés
fondements psychologiques et de l'organisation politique des messianismes
idéologiques et théologiques. Le rôle de " Dieu "
peut fort bien être tenu par une doctrine " révélée
" sur le mode du marxisme - ou par le néant, comme dans le
bouddhisme originel. L'essentiel, c'est une vision rédemptrice et
globalisante du destin de l'homme dans l'Histoire - ce qui est précisément
commun au communisme et au christianisme.
4
- Si le communisme est une religion, comment expliquer la conversion
du païen ? 
Manuel
de Diéguez. - Le " païen
" n'a pas à " se convertir " : il y a belle
lurette que l'homme est un animal messianique; et depuis deux mille
ans, le messianisme chrétien est un système de purification expiatoire
de l'univers, comme toutes les autres religions, même non messianiques.
Simplement, le christianisme a organisé la " purification
" sur un mode nouveau, par le moyen de la torture et de la
mise à mort d'un innocent chargé de " laver "
l'homme d'un péché jugé héréditaire, tandis qu'auparavant, la faveur
des dieux et la purification du corps social s'acquéraient par des
immolations d'animaux. Avec le marxisme, le monde moderne avait
retrouvé une identité collective inspirée par un mythe purificateur.
Le nationalisme mystique est en train de prendre la relève du "
lavage de la tache " de Lady Macbeth. Sitôt que le christianisme
historique, donc expiatoire, a paru mettre sous le boisseau sa propre
utopie politique, celle d'un individualisme divinisé par le mythe
" révolutionnaire " de l'incarnation et par le
Sermon sur la montagne, on a vu des systèmes politiques
prendre le relais du rêve de l'avènement du royaume de Dieu sur
la terre.
La
" raison " n'est que très rarement en avance
sur son siècle. Les " intellectuels catholiques "
d'aujourd'hui croient au miracle de la transsubstantiation et à
celui de la naissance d'un homme d'une femme vierge. A chaque époque,
la " raison " est soumise à des présupposés farouchement
soustraits à l'examen.
François
Furet. - La " conversion
" s'explique par le cours de l'histoire, où s'accroche, plus
ou moins facilement, l'illusion d'une société bonne et d'un homme
neuf. Octobre 1917 constitue l'exemple par excellence. L'événement,
entouré d'obscurité par son excentricité même, cristallise des attentes
et se loge imaginairement dans une " reprise "
de la phase la plus radicale de la Révolution française. La "
bonne nouvelle " s'en répand dans un univers bouleversé
par le caractère inédit du conflit de 14, une Europe coupée de ses
traditions, et dont les masses populaires sont entrées dans la démocratie
à tra-vers les simplifications et les servitudes de la guerre. Mon
livre cherche à cerner à la fois quel est le socle imaginaire du
mythe d'Octobre, et comment cette mythologie évolue au long d'une
histoire qui la porte. On peut en fixer le point d'orgue en 1945-1950.
Mais elle a un long et riche déclin, plein de méandres et de détours,
jusqu'à ce que son objet même disparaisse, en 1991 : il n'a fallu
rien de moins pour en éteindre la flamme. Au cours de cette histoire,
longue si on la rapporte à la réalité du régime soviétique, et courte
au contraire pour la durée d'une foi, la croyance communiste n'a
cessé d'une part de connaître des niveaux très divers d'adhésion,
et de l'autre d'être animée par un mouvement constant de conversions
et d'aban-dons, qui illustrent à la fois sa force et sa vulnérabilité.
5
- Pourquoi le communisme s'est-il propagé d'une façon différente
d'un pays à l'autre? 
François
Furet. - Il est facile de répondre de manière générale
: parce que précisément les pays ont des traditions culturelles,
au sens le plus large du mot, différentes. L'Italie catholique a
été plus séduite par le communisme que la Scandinavie protestante,
la France "jacobine " plus que les États-Unis
hostiles au pouvoir central, etc. Mais des études fines sont nécessaires
si on veut dépasser ce type de généralités et nous n'en avons encore
que fort peu. À l'échelle de l'univers - puisque l'extension géographique
du communisme a été extraordinairement vaste - il faudrait commencer
par distinguer les pre-mières zones de rayonnement, dans l'Europe
chrétienne et démocratique, et le puissant relais fourni hors d'Europe,
et notamment dans les pays coloniaux, par la passion anti-occidentale.
Née en Occident, l'idée communiste a été per-çue à la fois comme
un moyen de poursuivre le rêve démocratique européen, et comme un
ins-trument de renversement de l'oppression européenne.
Ce
qui rend si difficile l'examen de l'exten-sion différentielle de
l'idée communiste tient non seulement à la complexité des éléments
culturels à prendre en compte, mais aussi à l'ex-traordinaire capacité
de l'idée à satisfaire des besoins explicites divers.
Manuel
de Diéguez. - Aussi longtemps
que nous ne recourrons pas aux analyses d'une véritable anthropologie
historique et philosophique, aucun historien et aucun philosophe
ne sera en mesure d'expliquer le point le plus décisif, à savoir
que le messianisme marxiste avait étendu son empire sur les seules
aires géographiques christianisées sur le modèle orthodoxe et romain.
Je n'ai pas ici le loisir d'esquisser une psychophysiologie des
diverses formes du christianisme doctrinal, thème pressenti par
Michelet, que F. Furet connaît à fond et dont il salue le génie.
Je dirai seulement qu'il faut se donner les moyens de comprendre
pourquoi les protestants, toutes tendances confondues, éclateraient
de rire si l'on prétendait leur faire croire qu'un clergé sanctifié
par le prolétariat international assidu dont il serait l'émanation
angélique métamorphoserait par miracle les hommes en artisans infatigables
de la félicité universelle. Les théologies sont des systèmes d'arrimage
et de désarrimage de la terre dont les dosages divers répondent
aux diverses mentalités nationales.
6
- Comment expliquer la fièvre nationaliste qui s'empare des anciens
pays communistes ?
François
Furet. - Ce n'est pas le cas partout. La Hongrie
par exemple n'est pas enfiévrée par la question de la Transylvanie,
ou par la situation de ses nationaux en Slovaquie. La séparation
de l'Ukraine d'avec la Russie n'a pas donné lieu, jusqu'ici au moins,
aux passions nationalistes qu'on pouvait attendre. La fin de la
Tchécoslovaquie a été vécue sans drame. Etc.
Reste
qu'il y a les exemples inverses, à l'intérieur de la Russie, à sa
périphérie, et chez les peuples de l'ex- Yougoslavie. D'ailleurs
on ne peut exclure, loin de là, qu'ils ne fassent taché d'huile.
La raison me paraît devoir se trouver dans l'économie des passions
politiques postcommunistes. La passion de la liberté n'a pas dans
l'ensemble joué un rôle dominant dans la chute du communisme. Celle
du bien-être, si, mais elle ne peut être satisfaite dans l'état
des forces productives. Reste la passion nationale, qui a été le
plus souvent entretenue par les 3 régimes staliniens : le passage
du communisme au nationalisme n'est pas exceptionnel, comme le montre
le cas de Ceaucescu hier, et celui de Milocevic aujourd'hui.
Manuel
de Diéguez - J'ai déjà dit que le nationalisme mystique
n'est que le signe d'un messianisme chrétien revenu à ses origines,
celles de la sanctification d'une identité nationale "élue".
Ce sont Paul et Jean qui, pour des raisons historiques connues,
ont donné une dimension transnationale au messianisme national de
Jésus. Pourquoi le catholicisme se renforce-t-il toujours par le
nationalisme - dans l'Italie de Mussolini, dans l'Espagne de Franco,
dans la France de Vichy, pour ne rien dire du mysticisme nationaliste
de Dostoïevski et de Soljenitsyne? C'est que le nazisme faisait
des Allemands un " peuple élu ". La patrie du prolétariat
faisait, elle aussi, du peuple russe une sorte de peuple élu.
7
- La disparition du communisme ne correspond-elle pas à la sécularisation
de certaines de ses valeurs? 
Manuel
de Diéguez
- Si penser, c'est d'abord peser le sens des mots, que signifie
le terme de " sécularisation " ? Que la couche
ou le vernis des rituels s'est écaillée ou a disparu? Il me semble
que l'essentiel est ailleurs, dans le fait que tout messianisme
digne de ce nom est "sécularisé " d'avance du seul
fait qu'il veut débarquer dans le siècle, ce qui nous renvoie à
la question III. Rien de plus " sécularisé " que
le christianisme du Moyen Âge. C'est une erreur de méthode de notre
culturalisme tous azimuts de s'imaginer que les " vraies
religions " ne seraient pas immergées jusqu'au cou dans
l'Histoire, donc dans le politique. L'un des concepts passe-partout
de notre temps est précisément celui de pseudo religion appliqué
à toute religion respirante et vivante, donc terrifiante, parce
que vouée, par sa nature même, à l'expansion politique. La relégation
artificielle de toutes les théologien dans la " vie privée
" date pourtant de moins d'un siècle et demeure réservée
à l' " exception française " ou à ce qu'il en reste
en Europe.
8
- Un régime peut-il survivre sans mythologie politique? Quelle est
celle qu'on nous propose aujourd'hui? 
François
Furet -.
La fin du communisme prive l'humanité de son grand mythe du XXe
siècle : celui d'une société délivrée des malédictions du capitalisme,
même sous la forme inoffensive de la production paysanne, et formée
d'une union de producteurs avançant vers une association harmonieuse
des volontés et des intérêts, sous la direction provisoire d'un
parti en possession des lois de l'histoire. De cette prophétie,
il ne reste que les ruines, sous lesquelles ont réapparu les principes
que la révolution d'Octobre avait eu l'ambition de dépasser: la
propriété privée, le marché, les droits de l'homme, les élections,
le gouvernement constitutionnel, etc. Si bien que l'humanité d'aujourd'hui
vit à l'intérieur d'un horizon politique fermé, constitué par le
répertoire inventé par l'Europe occidentale et les États-Unis au
XVIIIe siècle.
Reste
à savoir si cette situation est tenable longtemps. Dans les temps
où les rêves d'avenir ou de salut des hommes n'avaient pas la politique
comme objet principal, et s'investissaient surtout ailleurs, cette
situation pouvait durer. Mais l'homme démocratique investit ses
désirs et ses angoisses sur la Cité. Son imagination s'enflamme
à la pensée des promesses que la société moderne affiche, comme
la liberté et l'égalité, et qu'elle ne parvient pas, par définition,
à accomplir. Elle est d'autant plus ouverte à l'utopie du futur
qu'elle pense cette société comme arrachée au poids du passé, construite
par sa seule volonté, souveraine sur elle-même comme chaque individu
est censé l'être sur lui-même. Elle est d'autant plus portée en
rêve de la réconciliation collective et de l'union du peuple que
ses membres en sont plus isolés, enfermés dans leurs intérêts et
leurs affections privées. La finitude de l'homme a pris dans l'âge
démocratique un tour politique et social. C'est à elle encore, sous
une forme nouvelle, que s'attaque l'idée de la société juste, condition
de l'homme neuf. Le désir de cette société survivra à la mort du
communisme soviétique.
Manuel
de Diéguez.
-Aucune nouvelle médiation mythique n'est proposée aujourd'hui à
l'humanité. Ce sera précisément la tâche d'une véritable science
historique de l'imaginaire de comprendre, dans sa fatalité, le malheur
qui fonde la vie politique sur une mythologie. Les hommes sont pilotés
par des êtres imaginaires, c'est-à-dire par des idoles, parce que
les sociétés qui cesseraient de rêver ne seraient plus proprement
historiques, du seul fait qu'elles ne seraient plus relayées par
des supports mentaux fantasmés. La nation, la République, la démocratie,
le suffrage universel, les droits de l'homme, la science, la philosophie,
et l'Histoire elle-même sont constituées en personnages "
réels ", donc capables de s'adresser en quelque sorte de
l'extérieur à leurs interlocuteurs, afin que l'esprit humain sache
" à qui parler " en prenant appui sur des tiers.
Si toutes les théologies sont réalistes, en ce sens qu'elles substantifient
des symboles et des signes, c'est précisément parce que l'homme
est médiatisé par des images de lui-même objectivées et placées,
sur le mode mythologique, hors de la conscience du sujet.
C'est
pourquoi, comme le catéchisme de 1993 l'a rappelé, Jésus est réputé
présent physique-ment au paradis, comme les Parques étaient censées
habiter près du Royaume des Heures chez les Grecs. Tenez : la personne
extériorisée qui s'appelle " la France " doit-elle
demander pardon pour la persécution des juifs sous le régime de
Vichy, ou devons-nous demander pardon à " la France "
de l'avoir souillée de nos péchés ? La seconde solution résultera
de ce que " la France " possède un statut spirituel
et platonicien. À ce titre, elle ne peut " demander pardon
" , tandis que " l'Allemagne ", qui n'a
pas de statut métaphysique, le peut. De toute façon, " la
France " sera traitée en personnage vivant et agissant
selon le type d'extériorité qui la constituera dans l'imaginaire
politique des Français. Mais ce ne sera ni du même imaginaire, ni
de la même France que nous parlerons et que nous ferons parler dans
un cas et dans l'autre, parce que ces deux " France "
renvoient à des "théologies " , donc à des médiations
et à des hommes différents au plus secret de leur identité individuelle
et collective donc également à des " purifications "
différentes.
Il
faudrait un ouvrage entier pour éclairer Le Passé d'une illusion
à la lumière d'une postérité féconde de L'avenir d'une illusion
de Freud. Mais Furet a donné un formidable coup d'envoi à l'
" Histoire de l'imaginaire ", parce qu'un vaste
public a compris pour la première fois et comme d'instinct qu'il
n'y a pas de science historique dont l' " objectivité
" se targuerait de l'alibi de la " neutralité intellectuelle
". Pour comprendre, dirait M. de la Palice, il faut se
donner les moyens de la pensée. L'historien du XXIe siècle sera
un penseur. Tous les philosophes devraient se réjouir de ce qu'en
affichant cette évidence par un titre provocateur et en mettant
en sous-titre à un livre d'histoire " Essai sur l'idée communiste
au XXe siècle ", François Furet a placé un explosif philosophique
au cur de l'historiographie universitaire.NÇ
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