1
- " Dieu " au pesage
2
- Un regard sur le sacré
3
- L'incohérence mentale des modernes
4
- La hiérarchisation des encéphales
5
- Le XXIe siècle
6
- Les mentalités projectives
7
- Le Jupiter sauveur
8
- Quelques pas dans la psychanalyse politique du christianisme
9
- Un bijou théologique
10
- Le courage du lion
11
- Avis de tempête
12-
L'Europe de l'avenir de l'intelligence
13
- L'avenir
14
- Les transbiographes de Dieu
15
- La métamorphose mondiale du sacrifice
16 - La parole est à
M. le Procureur
*
1- Le
pesage de " Dieu "
Deux évènements hautement significatifs sont passés relativement
inaperçus pour avoir été jugés mineurs par la presse. Premièrement,
la cour européenne de justice a rejeté la supplique de l'association
des laïcs italiens que les crucifix fussent retirés des écoles
de la péninsule - ils le sont de l'enseignement républicain français
depuis 1882 - au motif que ce vieux symbole religieux n'exercerait
plus aucune influence sur le psychisme et le cerveau des nouvelles
générations. Secondement, la Hongrie a adopté une nouvelle Constitution
qui stipule que "le christianisme est le ciment de la nation".
Ces
deux évènements illustrent comme à plaisir le drame de l'inculture
religieuse et philosophique, donc de l'inexpérience politique
de la classe dirigeante d'aujourd'hui; car la cour de justice
du Vieux Monde en est venue à ignorer à ce point le contenu anthropologique
et la portée historique du mythe chrétien qu'elle réduit cette
légende sacrée à des rituels et à des liturgies étrangers à la
vie cérébrale et psychique des peuples et des nations démocratiques.
Quant à l'élite dirigeante de la Hongrie, elle qualifie de " ciment
de la nation " un mélange confus du patriotisme de la droite traditionnelle
du pays avec la cosmologie vétéro-testamentaire dont le rêve politico-religieux
du peuple élu s'était armé et qui alimente encore de nos jours
les multiples rameaux de deux millénaires de la religion de la
croix: on sait que le tronc de la foi des Hébreux a reçu progressivement
la greffe d'un corps humain dont le créateur primitif du cosmos
se trouverait doté, tandis que la foi de l' islam désubstantifie
définitivement le dernier Jupiter. Une civilisation qui ne connaîtrait
ni l'âme, ni le cerveau d'une espèce dotée de telles efflorescences
mentales serait-elle encore qualifiable de pensante ou faudrait-il
l'accuser de démontrer son origine simienne aux anthropologues
de demain? Car la raison politique des chimpanzés ne se pose pas
la question du vrai et du faux. Quand une dispute s'élève entre
deux membres de la horde, le mâle dominant s'approche des disputeurs
et sa carrure suffit à les dissuader de s'expliquer davantage.
Si le genre humain était logé à la même enseigne, sa politique
suivrait, elle aussi, une pratique musclée de l'étouffement de
la vérité.
2
- Un regard sur le sacré
Umberto Eco écrit que l'Italie se trouve encore placée, et pour
longtemps sous la tutelle de l'Eglise romaine. Mais l'Europe n'a
plus de gestionnaires officiels d'une cosmologie dont la protection
était tombée aux mains d'un puissant clergé. Le jeune Talleyrand
écrivait: "La jeunesse est l'époque de la vie où l'on a le
plus de probité. (…) Je ne comprenais pas encore ce que c'était
que de prendre un rôle d'abnégation continuelle pour suivre plus
sûrement une carrière d'ambition, d' aller au séminaire pour être
ministre des finances." Mais si le décryptage de la boîte
osseuse d'Adam n'est plus l'apanage d'une classe sacerdotale hiérarchisée
et habile à faire reluire le sceptre d'une hiérarchie commandée
par le chef d'une doctrine sacrée, l'Europe peut-elle encore se
donner un avenir intellectuel sans former des phalanges de l'intelligence
et sans confier à des pilotes nouveaux la tâche de sceller un
pacte de la politique des chimpanzés avec l'ameublement religieux
de leur tête?
Car
si la connaissance des méninges oniriques des évadés du règne
animal est désormais à la charge de la société civile, donc des
éducateurs nationaux des cerveaux au sein de l'Europe de la raison,
n'est-ce pas une question de vie et de mort, pour une civilisation,
de remplacer une caste de magiciens et de sorciers des autels
par une classe de philosophes? Puisque la pratique de la politique,
donc l'administration du temps de l'histoire, n'a pas été modifiée
par la découverte de l'héliocentrisme de Copernic ou de l'évolutionnisme
de Darwin, les Etats modernes ne sauraient se passer de toute
connaissance scientifique des systèmes de navigation mentale à
l'usage du chimpanzé actuel; et un gouvernement ne répond plus
aux charges attachées à son office s'il ignore les divers gouvernails
cérébraux que se forge le singe cosmologisé.
Mais ni la cour européenne, ni Budapest n'abritent dans leur enceinte
une phalange suffisamment pensante pour observer une espèce diversement
réfléchie dans les miroirs multifaces de ses dieux. La civilisation
mondiale du XXIe siècle demeure aussi dépourvue d'un regard sur
le sacré, donc d'un instrument de décodages des Olympes que l'empire
romain sous Claude, Tibère ou Néron, qui pesaient les "dieux étrangers"
sur la balance de la psychologie des peuples et qui demeuraient
aussi indifférents au contenu théologique des croyances sacrées
des nations que les Italiens et les Hongrois d'aujourd'hui.
3
- L'incohérence mentale des modernes
Et
pourtant, la situation actuelle est toute différente de ce qu'elle
était demeurée au premier siècle de notre ère: à l'époque, le
pesage des dieux en était aux balbutiements des Prodicos et des
Protagoras, et leur élève romain le plus illustre, Lucrèce, n'était
connu que de quelques amateurs des hexamètres de ce philosophe.
Certes, Cicéron avait publié un traité "de la nature des dieux";
mais ce brillant exercice oratoire d'un Romain un peu hellénisé
à l'école de son ami Atticus demeurait un affichage rhétorique
étranger à l'étalage public des convictions de la piété romaine
que réclamait impérieusement la conduite d'une carrière politique
crédible. Le début du IIIe millénaire, en revanche, illustre la
contradiction ridicule de légitimer ensemble trois monothéismes
intensément intellectualisés par plusieurs siècles de leur théologie
respective, et cela aux côtés d'une foule d'autres religions encore
privées de l'appareil d'une dialectique, alors que, depuis les
Grecs, l'humanité apprend peu à peu à distinguer le réel de l'imaginaire
et l'absurde du rationnel. Comment persévérer à glorifier des
délires en rivalité entre eux si on les connaît pour tels? Aussi
les Anciens se montraient-ils suffisamment logiciens pour ne pas
tomber dans l'incohérence de se persuader que certains dieux pourraient
exister, tandis qu'à leurs côtés des pelotons de Célestes seulement
rêvés piétineraient en vain aux portes des Olympes réellement
habités; et les juifs eux-mêmes ne réfutaient en rien l'aréopage
d'Homère - simplement, ces dieux-là avaient été réduits à l'impuissance
face à l'omnipotence de Jahvé, de sorte que leur disqualification
dans l'arène de la politique leur faisait purement et simplement
quitter la seule scène qui compte, celle de l'histoire du peuple
élu.
4 - La hiérarchisation
des encéphales
L'enjeu
politique du sacré d'autrefois est devenu cérébral de surcroît,
donc central, et cela à l'échelle des cinq continents, parce que,
depuis le trépas officiel du polythéisme, les progrès de la connaissance
rationnelle d'une espèce bizarre se sont toujours focalisés et
quasiment à titre exclusif sur l'examen d'une croyance tardivement
apparue: le cosmos devrait son existence à un géniteur fabuleux.
Aussi, toutes les périodes de régression cérébrale de l'humanité
se sont-elles caractérisées par un retour aveugle aux croyances
invraisemblables et aux pratiques absurdes des cultes qu'on avait
partiellement délaissés. Mais il a fallu attendre la Renaissance
européenne pour qu'Adam commençât de mettre en doute l'existence
de l'idole universelle qui, depuis la péremption de celles de
l'Iliade et de l' Odyssée, était censée
occuper un lieu à la fois réel, insaisissable et impossible à
localiser dans l'espace.
Au
XVIIe siècle, la question posée par ce personnage fantastique
est devenue existentielle : comment gérer notre solitude dans
l'immensité, comment ne pas attribuer à notre effroi la diversité
confondante des floraisons mentales de ce type sur toute la terre
habitée? Le XVIIIe siècle tout entier n'a été qu'une vulgarisation
amusée du tragique pascalien, accompagnée, il est vrai, de l'irruption
violente, avec Voltaire et Diderot, d'une esquisse de réflexion
politique sur la singularité et la permanence de la religion au
sein d'une monarchie dite de droit divin. Puis la biologie a pris
la relève du doute raisonneur; mais la découverte, jugée scandaleuse,
de l'évolution des espèces et de l'empire immense de l'inconscient
simiohumain dépassait la puissance iconoclaste du coup de tonnerre
de Copernic et de Galilée. Enfin, au début du XXe siècle, la déflagration
de la physique d'Einstein rompait nos amarres multimillénaires
avec les naïvetés cérébrales que véhiculait la logique euclidienne
et la France installait définitivement à l'écart du sacré la raison
seulement politique et la gestion toute pratique des Etats modernes.
Mais à quel prix une civilisation peut-elle laisser se creuser
un fossé abyssal entre les spécimens pensants, mais fragiles,
et les chefs musclés des coutumes de la horde?
5
- Le XXIe siècle
On sait que les progrès foudroyants de la génétique ont permis
d'observer au microscope l'ADN des Marseillais, qui ont conservé
quatre pour cent de l'ADN des Phocéens. Nous savons désormais
que les habitants du sud de la France sont demeurés des frères
biologiques des Arabes du temps des conquêtes guerrières de l'islam
en Europe. Du coup, le blasphème ne se réduit plus à observer
les relations que le climat et la géographie entretiennent avec
les religions et que Montesquieu avait mises en évidence : le
sacrilège s'étend maintenant à la pesée des encéphales sur la
balance de la subtilité ou de la grossièreté des rêves religieux
qui les habitent. Du coup, on découvre que la Réforme avait séparé
les têtes livrées aux habitudes de la magie sacrée à laquelle
l'autel catholique sert de théâtre de celles, plus rationnelles,
des calvinistes, qui ont commencé d'observer les cultes et leurs
augures comme des montages de magiciens.
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la distance
devenait immense entre les cervelles qui croient dur comme fer
à la métamorphose effective en chair et en sang physiques du pain
et du vin de l'offrande des catholiques sur leurs autels et les
masses encéphaliques moins crédules, mais perméables à d'autres
prodiges, et notamment à la résurrection d'un homme assassiné
à titre provisoire et pour la bonne cause. L'homme occidental
allait-il percer les secrets cérébraux et psychiques des sorciers
chrétiens, d'un côté, et de l'autre, découvrir les arcanes des
boîtes osseuses ouvertes au langage des symboles? La Réforme a
fait débarquer, avec cinq siècles d'avance, l'étude des rouages
et des ressorts inconscients des miracles - donc la spectrographie
de l'encéphale simiohumain - dans la pesée anthropologique et
critique des monothéismes.
C'est dire également qu'une laïcité qui renonce aux combats de
la raison et de la lucidité philosophiques inaugurée sous Périclès
s'expose à un retour torrentiel du sacré superficiellement refoulé,
de sorte que la suspension des hostilités entre les diverses divinités
qui se partagent l'encéphale ensorcelé du genre humain n'est jamais
que passagère: ou bien l'Europe redevient le phare de la science
mondiale du "Connais-toi" et elle rend à nouveau résolument pensante,
donc profanatrice, une laïcité qu'elle a laissé se décérébrer,
ou bien notre civilisation abandonne la guerre de l'intelligence
et tombe pour longtemps dans la confusion mentale des siècles
prosternés devant leurs idoles.
6 - Les mentalités
projectives
Dans ces conditions est-il possible de formuler clairement la
généalogie et le devenir de la connaissance anthropologique du
christianisme, puis de préciser les divers modèles de construction
théologique et d'usage politique entre lesquels ce type de croyants
se partage encore de nos jours? Pour tenter de l'apprendre, revenons
un instant à l'examen des origines de la collocation de personnages
et d'acteurs imaginaires dans le cosmos.
Le
singe dichotomisé se trouve partagé de naissance entre deux habitacles,
celui que ses cinq sens lui assignent et celui que ses rêves logent
dans le vide qui l'entoure et le surplombe. C'est en vertu de
cette scission que les premiers habitants du cosmos ont personnifié
des activités collectives qu'on n'imaginait pas dépourvues de
représentants corporels. Aussi la guerre était-elle habillée par
Mars, l'amour incarné par Aphrodite, la mer théâtralisée par Poséidon.
On aurait tort de ne pas suivre à la trace de son langage la généalogie
du religieux en général et du christianisme en particulier, tellement
la piste du vocabulaire est parlante. "Cette terre nous a humiliés",
disait une indigène de l'île de Clipperton. "Excusez-le",
me disait un Haïtien de son chien qui aboyait contre moi quand
je passais devant sa niche. L'homme rend humain tout ce qui l'entoure;
et les mots eux-mêmes empruntent la tenue de personnages vivants
et agissants. "La justice est en marche", disaient les Dreyfusards
- Anatole France avait tort de leur rappeler qu'on ne voit jamais
que des hommes en marche et que "la justice" n'a ni bras ni jambes
à montrer dans les rues. La France d'aujourd'hui est bel et bien
courroucée, la République est effectivement abaissée, la Démocratie
est bafouée sous nos yeux; et je vous défie de préciser la corporéité
spécifique qui fait, de ces mots, des acteurs en chair et en os,
si je puis dire, de l'histoire de la nation. Les dieux des Grecs,
eux aussi, passaient par les poumons de leurs adorateurs. Depuis
que des abstractions éloquentes se sont mises de la partie, au
point que notre larynx a pris la relève de l'Olympe, nous vivons
environnés de vocables jaillis de nos gosiers; et nos voix ne
cessent de nous apostropher. Qu'en est-il du culte tout vocal
que nous rendons désormais sur nos autels à la déesse suprême
qui trône dans notre gorge - la Liberté? "Les mots de République,
de Liberté, d'Egalité, de Fraternité, étaient inscrits sur toutes
les murailles, mais les choses que ces mots expriment n'étaient
nulle part." (Talleyrand, Mémoires,
tome II, p.9)
On voit que le fondement universel de la foi est toujours l'enfantement
spontané de personnages proprement mentaux et que nous greffons
sur notre langage. Aussi la diversité de la complexion cérébrale
de nos idoles ne doit-elle pas égarer notre jugement sur leur
origine et leur complexion: ce n'est pas pour le motif que les
pourtours de nos concepts sont plus flous que ceux des statuettes
de Jupiter, de Héra, de Poséidon ou de la vierge de Paphos des
chrétiens qu'il ne s'agirait plus de "dieux" : l'essentiel est
qu'ils soient bel et bien tenus pour des acteurs oraculaires du
monde, l'essentiel est dans les prières qu'on leur adresse, l'essentiel
est dans la vertu censée agissante des attributs qui leur sont
conférés, l'essentiel est dans le culte intérieur qu'on leur rend
et qui s'adresse désormais exclusivement aux valeurs qu'ils sonorisent,
l'essentiel est qu'ils soient réputés véhiculer une éthique et
un savoir. La distinction entre les symboles et leur support physique
est toujours demeurée vaporeuse : la charpente corporelle d'Athéna
se voulait consubstantielle aux vocables qu'elle sacralisait et
vice versa - mais Diogène fait corps avec son tonneau ou sa lanterne,
don Quichotte avec sa Rossinante, Ulysse avec son Cyclope, Hercule
avec ses travaux, Gulliver avec ses voyages, Pantagruel avec sa
navigation homérique d'île en île, Hamlet avec sa terrasse d'Elseneur,
Tristan avec Iseult, Ali Baba avec sa caverne, Harpagon avec sa
cassette, Jésus avec son Golgotha, tellement les dieux et les
hommes échangent leur symboles, leurs défroques et leurs harnais.
Encore
une fois l'âme religieuse est génitrice de Célestes visibles,
mais confondus à leurs auréoles verbales. On désigne les Immortels
par leur charge éthique, cérébrale et figurée, parce que leur
image visible n'est jamais que le support de leur divinité.
7
- Le Jupiter sauveur
Pourquoi cette digression? Parce qu'il s'agit maintenant d'observer
comment le christianisme se définit et se présente à son tour
sous les traits d'un personnage porteur des emblèmes et des symboles
qui le rendent visible et comment les effigies de cette religion
entendent nous enseigner les secrets de notre âme et ceux de l'histoire
du monde. Pour éclairer ce point, ce sera la politique et la signalétique
qui la manifeste qu'il s'agira en tout premier lieu d'observer
à la fois en tant que personnage de théâtre et en tant
qu'actrice réelle du monde, afin de découvrir ensuite comment
le dieu physique et le dieu blasonné qu'on appelle le christianisme
ont greffé de siècle en siècle leurs pavois et leur armure sur
le temps des peuples et des nations. Dieu s'habille en guerrier,
en magistrat, en législateur, en savant, en vainqueur du silence
et de la nuit, en créateur de la terre et des étoiles. Voilà un
personnage plus harassant à mettre au monde que Richard et son
cœur de lion, Sisyphe et sa pierre, Orphée et son Eurydice.
Observons
seulement les relations que l'accoucheur mythique du cosmos entretient
avec Clio, sa compagne, qui semble non moins déchirée à ses côtés
que lui-même entre le sacrifice conjoint de leur charpente et
de leur souffle dont tous deux réclament de leurs serviteurs le
tribut d'une part et, d'autre part, la condamnation indignée dont
ils frappent ensemble les tueurs.
Quel
spectacle que celui du partage d'un crime heureux entre Dieu et
sa créature, quelle leçon de politique que ce pardon réciproque
d'un meurtre perpétré en commun! Tous deux avaient besoin de la
même victime à clouer sur une potence de paria, l'un parce qu'il
manquait des fonds nécessaires au paiement de la dette qu'il avait
contractée, l'autre, parce qu'il repartait du bon pied d'avoir
rendu solvable le cadavre provisoire de son débiteur, l'un d'avoir
trouvé un fournisseur du tribut que réclamait le banquier du ciel,
l'autre d'avoir changé son client ruiné en un dépositaire soumis
à payer jusqu'à la fin du monde les intérêts d'un crédit pourtant
censé remboursé. Quel gibet heureux que celui dont la victime
acquitte de siècle en siècle le capital et les intérêts cumulés.
Et
puis, jamais Dieu n'aura à exprimer sa reconnaissance à sa créature
- ce que Talleyrand a compris avant tout le monde quand il écrit
que les dynasties "placent leur origine dans le ciel parce
que la formule 'Par la grâce de Dieu'est un protocole d'ingratitude
qui leur permet d'échapper à la noble dette de savoir gré à leurs
sujets et serviteurs."
C'est
pourquoi le meurtre sauveur dont la créature et son idole se partagent
les dividendes étale au grand jour leur gloire et leurs bons de
caisse quand la patrie se trouve en si grand danger de déconfiture
qu'il leur faut chanter en duo les psaumes du sacrifice pieux
des enfants du ciel.
La
nation est le bras armé et dévot de Clio; et la population tout
entière figure la masse du troupeau à immoler pour le salut du
pays. Les héros que Jupiter et Clio se partagent s'appellent les
"morts
au champ d'honneur". Leur drapeau commun figure leur signe
de croix dédoublé et l'emblème en indivision de leur trucidation.
Voyez comme l'offrande des brebis à égorger sur tout le territoire
où elles campent les rassemble sous le drapeau claquant dans le
vent de leur héroïsme, voyez comme leur suicide réputé librement
consenti sous le signe de ralliement de leur oblation leur rappelle
que, s'ils rechignaient à donner leur vie aussi bien à Clio sur
la terre qu'à son coadjuteur dans le ciel, ils seraient marqués
au front du sceau d'infamie. Car les déserteurs de leur pâturage
porteront les stigmates de leur trahison, et le peloton d'exécution
les attend. Les peuples et leurs dieux ont beau marcher de conserve
et l'épée dans les reins sur tous les chemins, ils n'en sont pas
moins à eux-mêmes les prêtres de leur propre massacre et les acteurs
consentants d'un carnage qui leur sert à la fois de théâtre glorieux
et de corrida.
8
- Quelques pas dans la psychanalyse politique du christianisme
"Dieu" et Clio serrent le poing sur le fléau de la balance à peser
les chrétiens; et la divinité crucifiée qui préside à l'épopée
de cette religion aux côtés de la muse du temps des nations répète
mot à mot les raisonnements oblatifs qu'elle met tous les jours
dans la bouche des peuples. Les deux complices d'un Olympe qu'ils
se partagent scindent d'un commun accord leur créature en deux
tronçons à la fois joints et vigoureusement séparés. Voici le
plateau du sacrifice. Il y est ardemment demandé à l'humanité
de s'immoler sur l'autel de la souffrance universelle qu'on appelle
l'Histoire. Et voici le plateau du salut. La plus grande gloire
du géniteur de cette espèce y resplendit. Entre les deux plateaux,
un père mythique ne cesse de se tenir en équilibre. Il sert d'arbitre
aux meurtriers et aux bénéficiaires de l'offrande palpitante dont
son tribunal réclame sans relâche la charpente, le sang et les
entrailles.
Vous pensez bien que si le christianisme est décidément un offertoire
déicide et s'il châtie pourtant le déicide dont il s'alimente
jour après jour, vous pensez bien , dis-je, que si ce personnage
schizoïde se rend visible sur l'enclume du sacrifice dont il se
veut à la fois le saint demandeur et le saint profiteur, c'est
que la pièce dont "Dieu" se veut le protagoniste et la victime
n'est autre que le double décalque d'une dramaturgie, celle qu'une
humanité dichotomisée d'avance se joue à elle-même sur la scène:
les planches sur lesquelles le "Dieu" bipolaire évolue à l'école
du tragique qui inspire ses propitiatoires ne sont qu'une doublure
éthérée du théâtre dont la créature se veut l'hostie sur la terre
et le plumage dans l'au-delà; et l'alliance de l'insecte avec
l'ange n'est nulle part plus visible que tout au long du déroulement
de la cérémonie centrale dont la liturgie illustre le scénario.
Si le ver de terre se fait chérubin, c'est que Dieu est le justicier
qui a condamné Caïn pour l'assassinat de son frère et qui demande
maintenant à toutes ses créatures de conquérir sur les champs
de bataille la gloire et les lauriers d'un crime glorifié et proclamé
rédempteur. Quel est le trésor politique qu'une divinité biphasée
de ce type s'applique à engranger, de quel butin le tribut de
la créature remplit-il ses coffres, quand la créance se trouvera-t-elle
dûment acquittée?
9
- Un bijou théologique
Il
existe un bijou théologique peu connu des orfèvres du christianisme,
la Disputatiuncule de taedio et pavore Christi (Petite
controverse sur l'écœurement et l'effroi de Jésus-Christ)
d'Erasme de Rotterdam. Ce joyau anthropologique démontre clairement
l'alliance étroite que le sacrifice de la croix scelle avec le
tribut de sang dont un égorgeur cosmique réclame sans relâche
le paiement. Le cœur battant de la religion chrétienne est la
collusion entre le poignard rédempteur et le poignard de la politique,
c'est-à-dire avec la sueur et les larmes de l'histoire.
Comment
se fait-il qu'à l'heure de se faire assassiner saintement et à
bas prix sur un gibet dégoulinant de sang - et cela pour la plus
grande gloire d'un gentil rédempteur, mais doublé d'un créancier
insatiable - comment se fait-il, se demande le doux Erasme, que
la victime ait tellement rechigné? Pour que le "père" cosmique
se présente à la fois en donateur généreux et en banquier intraitable,
il faut bien que l'humanité soit déclarée débitrice d'une désobéissance
invétérée à l'égard de l'autorité de son géniteur. Mais comment
se fait-il, se répète l'humaniste, qu'une victime dont on attendait
qu'elle se précipitât pieusement sur sa potence - et avec les
"bondissements de joie d'un sainte
André",
dit le texte - que la victime n'ait pas exulté de sauver toute
l'espèce pécheresse d'un seul coup et au prix dérisoire de sa
maigre carcasse, comment se fait-il qu'à l'instant suprême où
la pauvre prébende d'une torture si heureuse paraissait disproportionnée
jusqu'à la caricature en regard de l'abondance de sa contrepartie
, comment se fait-il que le délivreur de l'humanité ait subitement
tremblé de tous ses membres et qu'il ait consacré ses dernières
forces à supplier son crucificateur adoré de renoncer soudainement
à un cadavre hautement payant et préparé depuis longtemps à remplir
cet office?
10
- Le courage du lion
Au
XVIe siècle, la question du peu d'allégresse de courir au supplice
rédempteur dont la victime sacrée avait témoigné était posée avec
une énergie toute militaire par les théologiens les plus guerriers
du sacrifice. Leur argumentation indignée permet aujourd'hui à
l'anthropologue du singe suicidaire d'observer de près la construction
psychique qui fait, du christianisme, non seulement un personnage
historique habile à rendre éloquent le trafic de son sang, mais
l'acteur central d'une espèce dont l'encéphale s'est scindé entre
l'apologie d'une trucidation récompensée dans les nues et une
condamnation raisonnable de Caïn, qu'il s'agit de protéger des
vengeurs d'Abel.
A
l'époque comme de nos jours, il n'était pas question de radiographier
le boucher de lui-même et de son dieu qu'Adam est demeuré au cœur
de son histoire et de sa politique ambidextre, mais seulement
de savoir s'il était légitime d'accuser la brebis sacrée d'une
poltronnerie honteuse aux yeux des soldats du ciel; et les théologiens
actuels de cette pleutrerie ne s'interrogent encore en rien sur
la signification anthropologique d'une problématique militaire
étroitement calquée, depuis saint Ignace, sur un inconscient de
légionnaires du salut.
Mais de nos jours, c'est le fonctionnement psychobiologique de
l'histoire universelle du sang sacré qu'il s'agit de décrypter;
et c'est sur ce point qu'Erasme répondait au théologien John Colet,
un Anglais de haute taille et dont le tempérament sanguin illustrait
à merveille la carrure guerrière. L'auteur de L'Eloge de
la folie lui met sous le nez le dialogue que rapporte
Platon entre le général Lachès, le baroudeur, et Nicias, le fin
stratège. Le débat de 1499 se plaçait donc, aux yeux de l'helléniste
et correspondant de Budé, sur un terrain "simianthropologique"
avant la lettre, puisqu'il s'agissait de savoir si le courage
d'un homme intelligent et qui connaît fort bien les atrocités
rédemptrices qui l'attendent serait du même acabit que la "vaillance"
d'une brute stupide dont l'Athénien vantait la férocité à prétendre
que, de toute évidence, le lion était l'un des animaux les plus
"courageux"?
Naturellement, le fait que l'intrépidité philosophique de Platon
pose crûment la question de l'intelligence ou de la sottise du
courage militaire en général et de celui des Athéniens en particulier
n'est pas de nature à alerter nos pédagogues de la raison, et
pour cause, puisque la spectrographie intellectuelle de l'histoire
réelle du monde qu'illustre le sacrifice chrétien est aussi sacrilège
aux yeux de la République laïque qu'aux yeux d'une dogmatique
ecclésiale immuable. Mais le Nicias de Platon et l'Erasme de la
Disputatiuncula mènent le combat socratique. Non,
dit Erasme, les bêtes féroces ne sont pas courageuses, parce que
le vrai courage est celui de la raison.
11
- Avis de tempête
Attention, l'anthropologie critique vogue depuis longtemps sur
une mer agitée, mais elle n'a jamais couru toutes voiles dehors
sur un océan plus démonté que celui-là: car la cour européenne
de justice a benoîtement jugé que l'esprit des enfants ne courait
aucun danger de voir tous les jours de la semaine un instrument
de torture cloué sur les murs des écoles, puisque, nous dit-elle,
tout le monde en a tranquillement oublié la signification politique
et historique; et je doute que la Hongrie du quotidien soit devenue
un foyer vrombissant d'anthropologues, de politologues et de psychanalystes
du sacré qui feraient, de ce pays, le laboratoire ardent du "Connais-toi"
mondial de demain.
Car si le christianisme hongrois est le "ciment de la nation"
des tortionnaires rassemblés autour de la récompense suprême d'un
cadavre cloué sur une potence bien rémunérée, il serait heuristique
de se demander si cette nation de sacrificateurs comblés se blottit
tout entière contre le négociateur du marché le plus antique et
le plus profitable du monde, celui que les Etats concluent depuis
des millénaires avec leurs guerriers de bonne odeur à l'extérieur
de leurs frontières et avec leurs tueurs malodorants de l'intérieur.
Puisque tous les théologiens nous montrent un créateur piétinant
d'impatience devant les réticences de son "fils" et indigné de
son dégoût épouvanté de monter sur le gibet de l'Histoire du monde,
qu'en est-il du Caïn payant d'un côté et des Abel aux mains jointes,
de l'autre?
12 - L'Europe de
l'avenir de l'intelligence
Pas
de doute, le Jésus des chrétiens est un personnage bifide dont
le "père céleste" exige avec insistance que sa progéniture soit
torturée à mort afin que sa créance sur le genre humain lui soit
remboursée. Si l'avenir de l'intelligence européenne était dans
les promesses d'une psychanalyse anthropologique de ce marché
, quelle serait l'assise politique de la connaissance rationnelle
de "Dieu", donc de la pensée critique de demain? Elle s'inscrirait
dans la postérité intellectuelle de saint Augustin, le seul théologien
dont le bon sens, pourtant si fréquent chez les grands mystiques,
soit allé jusqu'à rappeler l'évidence que pour "créer l'univers",
il faut, au préalable, avoir enfanté l'espace et le temps. Puissent
nos théoriciens de la création du monde en tirer les conséquences
qui s'imposent à la science politique, à savoir que le verbe exister
ne saurait logiquement s'appliquer à un démiurge tombé dans le
temps. Mais comment seulement tenter de trouver un autre verbe
aux fins d'apprendre à écouter un personnage qui, s'il existait,
échapperait nécessairement à l'entendement simiohumain d'hier,
d'aujourd'hui et de demain?
C'est
cette exigence de cohérence interne de la vie mystique que le
grand théologien luthérien Karl Barth a eu le courage de tirer
à la fin de sa carrière de la pensée de saint Augustin - ce qui
l'a fait chasser sur l'heure de sa chaire de Bâle, parce qu'il
est bien impossible de jamais former un clergé crédible de se
trouver condamné à un mutisme absolu. Mais qu'arriverait-il si
une Europe résolue à prendre les risques de la pensée critique
de demain et d'assumer, à la suite des mystiques, le tragique
de la condition des fuyards du monde animal, si une telle Europe,
dis-je, demandait aux spécialistes du ciel des Italiens et des
Hongrois d'aujourd'hui de se consacrer à la contemplation d'une
divinité à laquelle il serait interdit d'arracher un seul mot,
puisque tout ce que nous concevons se trouve nécessairement incarcéré
dans le tapage du temporel? Mais voyez comme la raison scientifique
se nourrit, elle, d'aller les oreilles dressées jusqu'au terme
de la logique qui impose le silence aux mystiques.
Premièrement, la source vive dont le sacré se féconde et qui n'est
autre que le néant n'en serait nullement tarie, bien au contraire,
puisque ce serait une eau plus pure que boiraient les esprits
que nourrit la nuit du monde. En contrepartie, il deviendrait
enfin possible de placer résolument sous la lentille rieuse de
nos microscopes les contradictions ridicules dont une idole précipitée
dans le temps se trouve nécessairement frappée. Non seulement
notre science historique et notre science politique en seraient
approfondies, mais également nos radiographies du cerveau du genre
simiohumain actuel, parce que les progrès de la connaissance scientifique
de notre espèce ont toujours découlé d'un regard plus profond
que le précédent sur les idoles en tant que telles.
Car
enfin, d'où les observons-nous? Qu'est-ce qui nous permet de dire:
"Voilà une idole? " Quel télescope nous montre-t-il en tant que
"faux dieu" l'Eole auquel Ménélas a sacrifié Iphigénie, alors
que le Dieu des chrétiens n'en serait pas une, lui qui reçoit
le Christ assassiné sur ses offertoires afin de donner bon vent
à une potence? Décidément, les idoles vous font dresser l'oreille,
les idoles vous ouvrent les yeux comme personne. Si les théologiens
officiels étaient moins idolâtres, ils se demanderaient à quelle
profondeur il faut descendre dans les secrets du singe cognitif
pour cerner la simiennité cérébrale de leur Dieu.
13
- L'avenir
Au XIXe siècle, c'est la chute dans le néant du Dieu de 1804 -
il avait déposé la couronne de pierreries du premier empire sur
la tête de Napoléon - a donné son élan à un siècle de l'introspection
romantique de l'Europe dont la littérature mondiale n'est pas
près d'épuiser la fécondité. C'est que le romantisme est greffé
sur la mystique. On sait que les moines contemplatifs dialoguent
jour et nuit avec le père spéculaire du cosmos qui les habite
et qu'il en résulte une hypertrophie de l'encéphale commun aux
deux personnages: à force de se faire face et de se regarder droit
dans les yeux, ces acteurs dédoublés se ressemblent de jour en
jour davantage. Mais saint Augustin est le premier mystique qui
ait imaginé de faire basculer ses entretiens avec son créateur
dans la haute littérature, ce qui nous a valu les Confessions;
et c'est pourquoi, treize siècles plus tard, Rousseau est allé
de nuit déposer les siennes sur l'autel de la cathédrale Notre-Dame
de Paris, tellement le genre confessionnel sert de théâtre à un
confessionnal littéraire dont le ciel recevra la sainte offrande.
Mais notre temps est mieux armé pour l'introspection abyssale
que celui de saint Augustin et de Rousseau, parce que nos analyses
de la subjectivité de "Dieu" reposent désormais sur une psychanalyse
iconoclaste du tartuffisme politique dont l'inconscient des religions
établies s'alimente.
Les Confessions de saint Augustin et de J.-J. Rousseau
élevaient encore la divinité au rang de magistrat suprême, donc
d'autorité dûment habilitée par son rang à prêter une oreille
favorable ou courroucée au récit des péchés de la créature, tandis
que le face à face prolongé du croyant avec son ciel dans l'enceinte
des monastères court tout droit à la confession réciproque des
dialoguistes. Comment expliquer ce renversement des rôles, ce
partage des péchés entre la divinité et sa créature, ce dévoilement
progressif, tout au long de la conversation, des ultimes secrets
de la politique simiohumaine dont nos scénaristes du cosmos se
révèlent les prisonniers et les acteurs?
On
voit comment l'origine confessionnelle de la littérature européenne
fera progresser la science historique et la politologie du IIIe
millénaire, et cela précisément en raison de leur inspiration
commune dans la haute mystique chrétienne et musulmane.
14 - Les métabiographes
de Dieu
On
appelle "métabiographie" la vie surréelle des grands hommes dans
la symbolique dont ils sont habités. Tout grand poète fait corps
avec son verbe, tout grand compositeur sait que sa musique est
son vrai sang et son vrai corps, tout mystique sait que sa lanterne,
c'est lui.
Aussi
l'époque approche-t-elle à grands pas où des sciences humaines
plus distanciatrices à l'égard du règne animal que les nôtres
porteront un regard sacrilège sur les ciels du quadrumane à fourrure
que vous savez. Celles-là se demanderont pourquoi notre espèce
s'acharne à se dépeindre sous les traits des dieux aveugles qui
lui collent à la peau et qu'elle projette seulement en décalque
d'elle-même dans les nues. Et pourtant, le "Dieu" du simianthrope
n'est pas masqué par un sou. Voyez comme il est intéressé à nourrir
sa puissance et sa gloire du décervellement auquel il soumet ses
fidèles, voyez comme l'ambition de cette idole est celle dont
Stendhal et Talleyrand disent, chacun à sa manière, qu'elle cache
une "carrière d'ambition" sous les traits d'une
"abnégation
feinte et continuelle".
Si,
après trois siècles de critique de la théologie bruyante et de
la cosmologie assourdissante du christianisme doctrinal , la pensée
européenne n'entrait pas dans la voie d'écouter en silence les
confessions d'un "Dieu" des dogmes - celles d'un personnage bavard
et livré aux apories de la politique du monde - et si nous ne
demandions pas à un démiurge aussi tonitruant de tremper sa plume
dans l'encrier d'un humble pénitent du cosmos, le continent du
mutisme des saints se trouverait englouti, tellement ni la Russie,
ni la Chine, ni l'Inde, ni l'Afrique, ni l'Amérique du Sud, ni
les Etats-Unis, ni le Canada ne verront surgir de terre des phalanges
de Christophe Colomb des blasphèmes de la nuit. Construisons donc
les scanners du futur, afin que l'Occident verbifique conserve
une chance de reprendre un jour en mains le sceptre des métabiographes
de l'esprit. Par bonheur, le Christ tremblant et terrorisé d'Erasme
fait figure d'Iphigénie d'une espèce haletante et que les crimes
sacrés auxquels la longue histoire de son idole l'a livrée laissent
pantelante.
15
- La métamorphose mondiale du sacrifice
Ne craignons pas de risquer quelques pas encore sur le chemin
de l'observation d'une espèce négociatrice du prix de ses épouvantes
et qui met à la criée ses déconfitures auprès de quelques êtres
imaginaires, mais hautement représentatifs des embarras sanglants
dont souffre sa politique sous le soleil.
Car
le renversement des rôles qui se prépare dans l'ombre est déjà
en route dans la lumière d'une mutation des anciens sacrifices.
Jusqu'à présent, nos crimes mêmes se changeaient en offrandes;
et la mort même payait à la mort le tribut de nos dévotions. Saint
Ambroise dépose le cadavre de son frère Satyrus sur l'autel de
l'Eglise de Milan, dont il était l'évêque, parce que le malheur
lui-même se changeait en pieux butin de l'idole rédemptrice. Et
voici que nos immolations par le feu ne sont plus des sacrifices
à une divinité vorace, mais des exploits politiques de rebelles
et d'insurgés, des gestes de victimes insoumises, des actes d'accusation
pathétiques - le Christ désemparé et tout pantois d' Erasme cite
son Père céleste à comparaître en accusé de sa créature devant
les juges de sa machinerie d'un salut acheté au prix du sang.
Du temps de saint Augustin encore, les dépouilles mortelles des
insurgés de Milan s'entassaient sur l'autel, parce qu'à l'heure
de l'invasion des barbares, il y avait une grande pénurie de pitances
à présenter à l'idole des chrétiens. Et maintenant le sacrifice
est au banc des accusés devant le tribunal de l'Histoire.
16
- La parole est à M. le Procureur
Naturellement, ni Erasme, ni aucun théologien des siècles suivants
n'étaient en mesure de conquérir un regard sur les métamorphoses
du chimpanzé que seule la triple postérité de Darwin, de Freud
et d'un certain pulvérisateur de l'univers euclidien pouvait enfanter.
Et maintenant, que dit le procureur ? Que, depuis les origines
de son histoire, le singe vocalisé était un cyclope dont son souverain
avait forgé les ressorts et les rouages. Mais le grand sacrificateur
de cette espèce demeurait déchiré entre deux devoirs politiques
inconciliables, celui de se faire payer le tribut de la mort que
l'histoire simiohumaine payait à ses propres lois et celui d'apparaître
sous les traits d'un sauveur universel de ses brebis.
Si l'Europe des lucidités de demain, l'Europe des fécondateurs
du silence, l'Europe des confesseurs de l'idole savait que les
civilisations sont des Orphée appelés à arracher à l'Hadès l'Eurydice
d'une plus haute vérité, nous aurons quelque chance que Rome et
Budapest ne replongeront pas Adam dans le sommeil le plus lourd.
Le
1er mai 2011