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Section Laïcité-Religions
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Ci-gît l'Europe de l'intelligence

 

Au XIXe siècle, Jacob Burckhardt soulignait que son siècle était fondé "sur le rationalisme pour le petit nombre, sur la magie pour les masses" et au XXe E.R. Dodds relevait que le XXe siècle courait le même danger, "au grand dam des deux parties".

Ni l'un, ni l'autre n'avaient évoqué le problème qui dominera tout le XXIe siècle , celui du divorce de la pensée scientifique d'avec la parole politique. Alors qu'au Moyen Âge la monarchie tenait à tous les peuples de la terre le même discours que l'Église, le monde moderne sait que les religions mettent en scène des mythes et des légendes. Les historiens futurs écriront-ils : " Dès le début du XXe siècle, les théologies étaient entièrement sorties du champ du savoir scientifique, mais les États, même démocratiques , avaient pris un siècle de retard sur la connaissance scientifique de l'encéphale religieux de notre espèce dont disposait leur époque. "

Certes, il est déjà arrivé dans le passé que les élites dirigeantes d'une nation aient pris plusieurs longueurs d'avance sur l'ignorance des foules et qu'elles n'en aient rien laissé paraître, moins par cynisme que par sagesse politique. Mais le problème change de paramètres à l'heure où la connaissance rationnelle est devenue omniprésente. Comment la gérer quand l'image télévisuelle véhicule instantanément les conquêtes de l'anthropologie scientifique sur toute la terre ? Les gouvernements élus peuvent-ils tenir aux masses un discours d'alchimistes? La démagogie peut-elle empiéter jusque sur les conquêtes de la raison et sceller une nouvelle alliance avec l'obscurantisme ?

Mais Burckhardt et Dodds n'avaient pas imaginé un instant qu'au début du IIIe millénaire la pensée serait frappée d'un interdit si puissant qu'aucun intellectuel ne se risquerait à observer l'évolution poussive ou heurtée de l'encéphale des descendants d'un quadrumane à fourrure. Comment leurs pires cauchemars leur auraient-ils présenté le désastre de la capitulation de la civilisation de l'intelligence à l'échelle des cinq continents? Depuis vingt-quatre siècles, l'Occident avait choisi pour guide, le "Connais-toi" socratique. Nous nous souvenions de ce que la civilisation grecque avait été anéantie par l'interdiction que les chrétiens avaient rudement signifiée aux philosophes d'Athènes de scruter les arcanes du cerveau de notre espèce.

Depuis lors, nous avions appris que l'histoire de notre boîte osseuse est observable jusque dans la brève durée mémorisée par nos écrits et que nous n'avons pas à remonter au calibrage des fémurs des premiers évadés de la zoologie pour en mesurer l'évolution. Nous avons également appris qu'une moitié de notre lobe frontal se trouve branchée sur des mondes imaginaires, tandis que l'autre demeure fichée en terre . Et voici que nous assistons au naufrage de l'ex-civilisation de la pensée critique dans un panculturalisme tellement acéphale qu'il semble interdire jusqu'aux chefs d'État démocratiquement élus de commettre le sacrilège de distinguer la vérité de l'erreur, alors que le courage de penser, nous le savons d'expérience, nous conduit nécessairement au décryptage du crâne de nos dieux.

L'expérience nous a également enseigné que les civilisations font naufrage dans la confusion mentale. Aussi l'éducation nationale entend-elle promulguer une loi qui interdira aux adeptes de l'une ou de l'autre de nos trois divinités uniques d'arborer dans les écoles de la République des signes spectaculaires du monothéisme ou du paganisme de leur choix. Mais le vrai drame de l'engloutissement de notre civilisation est dans la volonté de l'État de prendre discrètement la relève des orthodoxies, alors que, depuis un siècle et demi, la recherche sur le statut simianthropologique de l'encéphale de notre espèce se situe au cœur de la recherche sur toute la planète. Que dire d'un médecin qui refuserait de diagnostiquer la maladie avec la droiture d'esprit dont la science médicale se réclame depuis Claude Bernard?

Demandons au tribunal du bon sens de prononcer son jugement. A peine évadés de la zoologie, nous dit-il, des idoles ont bondi sur notre langage pour tenter de brouiller jusqu'à notre vocabulaire de tous les jours. Plus récemment, elles ont proclamé que l'opinion étant la reine incontestée des verdicts de notre suffrage universel, nos philosophes seront condamnés à servir eux aussi l'empire souverain de l'opinion. Quant à nos " opinions religieuses ", la logique nous avait enseigné qu'un fidèle convaincu de ce que des convictions sévèrement consignées dans des dogmes immuables ne seraient que des " opinions " pétrifiées n'aurait plus qu'à brûler ses sorciers et à se convertir à Copernic et Newton.

Mais il y a pis : nous savons également d'expérience que notre esclavage politique suit toujours de près notre chute dans la confusion verbale. Comment une Europe dans laquelle aucun anthropologue ne se montre sidéré d'apercevoir des personnages gigantesques et fantastiques se promener en long et en large dans la tête de ses congénères se montrerait-elle ahurie de ce qu'un empire d'outre-mer entretienne de puissantes forteresses sur les terres de ses " amis ", alors qu'aucun ennemi contre lequel elles sont censées les défendre ne se profile à l'horizon ?

Les paralysies de la parole ont toujours accompagné les garnisons d'une puissance étrangère. C'est pourquoi les Grecs avaient fondé leur démocratie sur les droits de leur raison ; c'est pourquoi tout notre Moyen Âge nous a démontré combien les léthargies de nos encéphales sur cette terre sont aidées par nos prosternements devant un géant dressé dans les nues. Dans les décombres d'une civilisation née de la ciguë de la lucidité, jetons un regard apitoyé sur l'épave que nous appelions la logique. Comment défendre une République sans tête et une France veuve de Descartes? Comment expliquer dans les écoles que Socrate dansait de joie dans sa prison, parce qu'il avait découvert sa liberté ?

6janvier 2004