1
- L'éducation nationale en 2050
2
- Comment exorciser le malheur d'exister ?
3
- Sus au suicide
4
- La science des seringues
5
- L'apprentissage de l'héroïsme et les verdicts de l'inexorable
6
- Les deux philosophies de la santé et de la maladie
7
- L'erreur est-elle immunitaire ?
8
- L'éducation nationale et l'enseignement de la vérité
9- La jeunesse et l'apprentissage de la condition humaine
10 - Les instructeurs du courage
11
- Les élites de demain
12
- La nouvelle spiritualité
13
- Le retour du mystère
*
1- L'éducation
nationale en 2050
En 2050, on pouvait lire les informations suivantes dans un manuel
scolaire destiné à initier les enfants de France aux plus cruels
secrets de la condition simiohumaine: "L'homme d'hier était un
animal désemparé et craintif. C'est pourquoi il se cherchait un
chef, mais aussi un guide et un protecteur dans le vide de l'immensité.
On lui racontait qu'une divinité généreuse avait fabriqué le soleil,
la terre et les étoiles et que si elle s'était appliquée à encastrer
provisoirement notre espèce dans un logement trop vaste pour elle,
c'est que tels étaient les effets de sa volonté, de sa sagesse
et de sa bonté. Depuis lors, ce souverain invisible et insaisissable
enseignait les règles immuables de la morale et de la justice
à une créature qu'il n'avait rendue fragile et chancelante qu'afin
de lui accorder le prodige, de l'immortalité de son ossature en
échange de sa docilité. Toute la difficulté pour l'humanité était
seulement de vénérer son bienveillant géniteur avec une constance
suffisantepour mériter en retour une récompense aussi extraordinaire."
Ce
n'est qu'au début du IIIe millénaire que le Ministre de l'éducation
nationale de la VIè République a commencé de préparer l'esprit
des enfants des écoles à la révélation de ce que le cosmos est
désert et de ce que le sort de notre espèce est sans issue dans
l'infini d'un espace et d'un temps désespérément muets. Comment
une telle mutation du civisme pédagogique français et mondial
a-t-elle pu s'imposer soudainement à la catéchèse jusqu'alors
lénifiante des Etats démocratiques? Comment la nation des droits
de l'homme a-t-elle pris la tête d'un progrès cérébral inouï de
l' humanité et avec quel succès une entreprise aussi aporétique
a-t-elle été programmée et conduite? A-t-elle réussi à entraîner
quelques peuples de la planisphère dans son sillage? Quelle postérité
nouvelle une si grande tempête intellectuelle a-t-elle donné à
la Révolution de 1789? Observons les causes mémorables qui ont
rendu possible une révolution de cette ampleur et qui l'ont fait
juger aussi nécessaire que salutaire par de nombreux gouvernements
européens.
Mais il a fallu que ces raison fussent étalées à tous les regards
pour que les semi-évadés du règne animal écarquillassent leurs
yeux embrumés et acceptassent stoïquement un bouleversement tellement
radical et inattendu du contenu de leurs têtes que l'entreprise
aurait pu tourner au désastre après des millénaires d'accoutumance
des encéphales à un saint bercement de leurs neurones sous la
houlette des religions et des idéologies politiques.
2
- Comment exorciser le malheur d'exister ?
Tout
a commencé vers 2010, quand certains Etats alertés par leur corps
médical décidèrent d'ouvrir sans tarder des salles d'intoxication
volontaire et contrôlée de la fraction de la population qui consommait
secrètement des drogues mortelles au mépris d'un code pénal qui,
non seulement en interdisait l'ingestion, mais en châtiait les
usagers par une incarcération nullement guérisseuse. N'était-il
pas plus sage, se disaient maintenant les Etats-thérapeutes, d'en
faire vérifier l'efficacité psychique par Hippocrate et Galien
? En vérité, il s'agissait déjà d'une pré-expérimentation massive
et destinée à préparer le débarquement de la civilisation simiohumaine
de demain, à laquelle il faudra administrer des euphorisants et
des anesthésiants en grande quantité, ce qui exigera le cadre
rassurant d'un contrôle légal du trépas retardé, afin que les
toxicomanes pussent bénéficier d'une surveillance de leur survie
de nature à limiter autant que faire se pourra le danger d'ingurgiter
par imprudence et d'un seul coup des doses cataleptiques ou de
contracter par négligence des hépatites incurables. Afin de conjurer,
sans pour autant espérer les éliminer, des contaminations mortelles
qui résulteraient de l'insalubrité inévitable d'un matériel d'intoxication
mal entretenu, on préparerait des seringues et des aiguilles soigneusement
stérilisées et de nature à laisser à la mort sa propreté.
3
- Sus au suicide
Mais
une administration ultra sécurisante de la mise en couveuse de
la maladie avait bientôt révélé le danger de la traîner en longueur,
parce que la sauvegarde de l'ordre public exigeait maintenant
une prise en charge coûteuse du corps entier de la population.
Comment fallait-il organiser et financer la gestion d'une responsabilité
fort nouvelle des Etats à l'égard du peuple souverain ? Pour prévenir
un suicide excessif des charpentes citoyennes, on allait recourir
à des experts en ossatures dont la compétence permettrait de détecter
les malheureux ou les maladroits les plus exposés aux désastres
de la prise des médicaments censés pallier le malheur de se trouver
au monde. On allait mettre en place des comités de surveillance
du squelette du corps électoral, qui piloteraient prudemment l'injection
d'euphorisants aux désespérés. Des policiers, des élus du suffrage
universel et des "acteurs sociaux", comme on disait, collaboreraient
avec des infirmiers qui diagnostiqueraient en permanence et à
coup sûr le degré de désespoir qu'éprouvaient les malades de se
trouver sur la terre. Mais des députés et des sénateurs en grand
nombre avaient soutenu que si la dépénalisation de la consommation
obsessionnelle du venin appelé à servir d'antidote sporadique
à la souffrance de se trouver en vie devait conduire le "meilleur
des mondes possibles" de Leibniz ou de Aldous Huxley à la légitimation
de l' ingestion coutumière de poisons éprouvés, le devoir du législateur
vigilant demeurait de combattre le mal, non de le tolérer et encore
moins de se complaire à la paresse politique de s'en accommoder.
Le
débat sur la responsabilité médicale des gouvernements démocratiques
à l'égard du genre humain avait duré plusieurs mois. Il s'était
d'abord circonscrit dans les enceintes parlementaire, hospitalière
et judiciaire; puis il avait débarqué sur le territoire plus étendu
de l'expertise des philosophes, des anthropologues et enfin des
psychophysiologues des religions. Car si, après tant d'autres,
Karl Marx avait traité les récits sacrés de drogues, la question
se posait désormais aux Etats rationnels de préciser ce qu'il
fallait entendre par ce terme et à partir de quels critères on
jugerait des avantages et des désavantages respectifs de la toxicomanie
et des drogues doctrinales. Qu'il fallût refuser ou recommander
les bénéfices passagers de la consommation des euphorisants chimiques
ou des élixirs dogmatiques de la nature humaine, dans les deux
cas, la question de fond était de savoir quelle grille de lecture
de la foi civique ou religieuse, donc quelle hiérarchie des valeurs
allait en juger le plus catéchétiquement.
4
- La science des seringues
Il
existait des différences connues entre les drogues verbales et
les drogues médicamenteuses. Les euphorisants célestes fournissaient
au malade un confort psychique relativement durable. Les affublements
cérébraux homogènes, constants et d'un usage planétaire que le
sacré avait confectionnés depuis des millénaires avaient été répertoriés
tout au long des siècles, tandis que les drogues chimiques, qu'elles
fussent qualifiées de douces ou de dures, provoquaient une euphorie
passagère et toujours au détriment de l'organisme tout entier
du sujet. De plus, les pharmacopées théologiques étaient jugées
hautement désirables, parce qu'elles conduisaient le malade à
un état psycho-cérébral censé lui révéler les dernier secrets
de l'univers, tandis que les drogues composées de produits chimiques
ne conduisaient nullement à la découverte de l'origine et de la
finalité de toutes choses, mais exclusivement à un bref apaisement
de l'angoisse ou de l'épouvante. De plus les élixirs divins jouaient
un rôle civique et politique roboratif non seulement en ce qu'ils
assuraient une thérapie psychique ambitieuse de délivrer le sujet
de la mortalité de ses ossements, mais en ce qu'ils y ajoutaient
le complément d'une potion magique d'un emploi quotidien et répétitif:
le croyant se voyait convié à goûter ici bas les prémices de son
éternité posthume et à entretenir de surcroît avec son prochain
des relations apaisées et même iréniques, ce qui rendait son existence
rythmée et ritualisée par des liturgies beaucoup moins anxiogène
que celle des damnés de la chimie.
Mais l'administration patriotique de drogues pharmacologiques
rivalisait néanmoins avec tant de succès immédiat avec la pédagogie
catéchétique que le malade, faute d'accéder instantanément à la
connaissance extatique des mystères du cosmos et de se voir mettre
en mains les clés de son éternité, ne s'en trouvait pas moins
soulagé par le débarquement de son corps dans des cités semi paradisiaques
sur lesquelles flottaient les banderoles de la rédemption et de
la délivrance laïques. Certes, sur la porte du royaume des cieux
on pouvait lire la sainte inscription : "Foi, Espérance, Charité",
mais sur les deux battants des celles du paradis de la drogue
on disait : "Liberté, Egalité, Fraternité". Quelle était
la pharmacologie la plus coûteuse, celle qu'on vendait dans le
commerce comme des substances de nature à soulager un instant
la souffrance d'être né ou celle qu'on vendait à l'école de l'impérissable?
A partir de 2010, la science comparative des ambroisies cérébrales
qui coulaient depuis la nuit des temps ici, des alambics des liturgistes
du sacré, là des préparateurs de liquides injectables, a conduit
l'anthropologie critique à affuter les méthodes d'une science
des nectars de l'oubli et de la provenance des seringues. Cette
discipline, disaient ses inventeurs, allait permettre à l'humanité
de détecter les causes de son refus de connaître sa condition
véritable dans le cosmos.
5 - L'apprentissage
de l'héroïsme et les verdicts de l'inexorable
Mais,
dès ses premiers pas, cette cogitation préfiguratrice des temps
nouveaux a conduit les historiens à des découvertes pharmacologiques
inattendues, dont la première est demeurée vivante dans toutes
les mémoires : car on s'aperçut soudain que notre espèce ignore
le plus volontairement du monde son sort réel sous le soleil et
que, depuis les origines, tous ses savoirs reposent sur des drogues
fort différentes les unes des autres par leur composition cérébrale
ou chimique. Comment choisir ses seringues en toute connaissance
de cause?
Du
coup, les philosophes de l'époque ont commencé de se demander
les uns aux autres si, depuis la nuit des temps, les faux remèdes
n'étaient pas pires que la maladie ; et ils se sont entendus,
dans le secret de leurs conciliabules, pour débattre de la nature
tourmentée ou légumière des évadés de la zoologie. Pouvait-on
les rendre tellement héroïques que leur encéphale conclurait un
pacte aussi solide que stoïque avec leur tempérament naturel ou
artificiellement fortifié? On comprend qu'il fallût se mettre
à l'écart du public pour traiter de difficultés anthropologiques
de ce genre. Et pourtant, la discrétion de la réflexion des anthropologues
et des penseurs sur les bienfaits et les méfaits de la drogue
n'a pas empêché la question de débarquer dans une pratique politique
et dans une science médicale enfin unifiées par une angoisse partagée.
Mais comment fallait-il expérimenter la capacité de l'espèce
simiohumaine de choisir ses toxines exagérément
ressuscitatives ou débilitantes à l'excès? Convenait-il
de commencer par réformer les méthodes pédagogiques des éducations
nationales et tenter d'enseigner à tous les enfants du monde la
place que notre espèce occupe dans l'immensité? Dans ce cas, on
fermerait les séminaires et les pharmacies - car, dans les deux
officines, on enseignait aux toxicomanes à vaincre la mort avec
des seringues. Mais comment des animaux hantés par leur extinction
se délivreraient-ils du rêve de parer leur musculature des avantages
de l'immortalité dans l'au-delà?
6
- Les deux philosophies de la santé et de la maladie
Les
premiers anthropologues des drogues et des seringues se sont alors
répartis entre deux écoles dont les travaux allaient bientôt converger
jusqu'à se rejoindre dans une synthèse réconciliatrice. Les adeptes
de la première problématique disaient que si l'encéphale simiohumain
sécrète jour et nuit des antidotes appelés à exorciser la mort,
c'est que cet animal ne saurait survivre sans absorber des substances
immunitaires, de sorte que la toxicomanie généralisée de type
pharmaceutique s'était fatalement répandue en raison de l'effondrement
progressif des drogues sacrées; car, depuis le paléolithique le
singe vocalisé se vaccine contre la maladie la plus universelle
qui le menace, celle d'une prise de conscience douloureuse du
tragique de sa déréliction dans un cosmos à jamais désert et muet.
L'heure avait donc sonné où les idoles débarqueraient derechef
dans la politique mondiale, et cela non plus sur le modèle cosmologique,
mais exclusivement sous la bannière des euphorisants et des anesthésiants
chimiques. Etait-il trop tôt pour faire connaître le bilan de
la toxicomanie généralisée sous le sceptre de laquelle le genre
simiohumain courait vers des remèdes aussi imaginaires que les
précédents?
A ces raisonnements tragiques, l'autre école opposait une dialectique
parallèle: de toutes façons, disait-elle, le problème n'était
pas de savoir si la disqualification des drogues sacrées avait
déclenché la fuite précipitée du genre humain dans une toxicomanie
d'un type nouveau et sous le sceptre de laquelle le genre simiohumain
se pelotonnait aussi craintivement que sous la férule et la houlette
précédentes, mais de prendre acte de ce que notre espèce ne serait
pas évolutive si elle n'était irrémédiablement condamnée par les
millénaires à perdre ses premières carapaces cérébrales en cours
de route.
Il
était donc vain de tenter d'en valider à nouveaux frais les capacités
immunisantes sous prétexte qu'il serait politiquement désastreux
de se priver de ce genre d'écailles. Comment se faisait-il que
cette espèce infantile, puis mûrissante, fût la première à se
voir contrainte de prédéfinir les notions mêmes de santé et de
maladie, la première à se demander s'il est préférable de se masquer
ou de s'avancer à visage découvert, la première à rendre héréditaire
les antidotes qu'elle s'administre pour soutenir ses premiers
pas, la première à ignorer s'il vaut mieux ouvrir les yeux que
de se les couvrir d'une taie?
7
- L'erreur est-elle immunitaire ?
A partir de 2010, la responsabilité nouvelle de la classe dirigeante
mondiale n'était plus seulement d'exorciser l'inexorable, mais
de mettre en œuvre une pédagogie susceptible de vérifier sur le
mode expérimental et de toute urgence si l'encéphale simiohumain
est appelé à survivre dans un monde de la connaissance froide
de la plus froide vérité ou si cet organe est condamné à demeurer
tellement infirme de naissance, donc inguérissable par un verdict
irrécusable de ses chromosomes, que sa fonction psychobiologique
se réduirait à perpétuer une ignorance et une sottise éternelles
à l'aide de mille artifices para létaux. A peine évadés de la
nuit animale, c'était à l'école de leurs Olympes que les ancêtres
s'étaient attachés à consolider leur système immunitaire; et maintenant,
le monde moderne ne savait pas encore s'il était possible de faire
changer de boîte osseuse au seul animal en voyage que la nature
eût produit ou si l'unanimité de sa vocation à sécréter des carapaces
sacrées est inscrite à titre immuable dans le capital psychogénétique
des otages du vide. Après tout, disait la seconde branche de l'Ecole,
on ne pouvait à la fois se proclamer en marche sur un certain
chemin de la connaissance socratique de soi-même et se croire
d'ores et déjà arrivé à bon port. Il fallait donc apprendre à
décrypter les secrets d'un encéphale qui ferait le point sur son
propre parcours et qui disposerait d'un levier pour se soulever
lui-même. Mais comment se fabriquer la boussole, le compas et
le sextant qui nous permettraient de localiser la borne de la
route où l'on se trouvait arrêté?
8 - L'éducation nationale
et l'enseignement de la vérité
C'est alors seulement que quelques Etats résolument laïcs du début
du IIIe millénaire, dont la France, se sont résignés à rédiger
les manuels scolaires d'avant-garde qui, pour la première fois
dans l'histoire de l'humanité, allaient permettre d'enseigner
aux enfants des écoles le fonctionnement onirique et trompeur
de tout encéphale simiohumain laissé à l'état de nature; et telle
est la raison cachée pour laquelle le lecteur a pu lire d'entrée
de jeu un extrait intrépide du contenu des manuels scolaires rédigés
sur le modèle des romans d'Alexandre Dumas, et notamment des Trois
mousquetaires, dont le récit commence par le portrait
en flashback de d'Artagnan et de son cheval, qui avait des javarts
aux jambes, afin de n'initier qu'après coup le lecteur aux motifs
secrets pour lesquels ce cadet de Gascogne se trouvait à cet endroit
et pour quelles raisons il montait à Paris.
Les premiers résultats de la pédagogie d'initiation d'une génération
entière de Français aux apories dont souffre notre espèce inachevée
ont confirmé les vues des premiers analystes post-marxiens concernant
la nature des drogues cérébrales maléfiques et passagèrement bénéfiques;
car il a été démontré que les drogués souffrent exactement des
mêmes maux psychiques dont la foi guérissait quelquefois les croyants
ou dont elle atténuait un instant les souffrances: même sentiment
de la vacuité et de la vanité de l'existence terrestre, même dégoût
et même amertume de se trouver réduits à un monde sans envol,
même besoin de se transporter dans un monde onirique et d'y trouver
une plénitude euphorisante. Saint Jean de la Croix avait théorisé
tout cela: le mystique subissait l'épreuve de la "nuit des sens",
puis de la "nuit de l'entendement" avant de sortir des ténèbres
et de suivre une lumière. Ce souffle intérieur répondait-il à
la nature indépassable d'un animal flanqué d'une conque sommitale
schizoïde?
9
- La jeunesse et l'apprentissage de la condition humaine
La
vraie question était donc de savoir si l'enfant informé en bas
âge de ce qu'il n'existe ni dorloteur de sa faiblesse dans le
cosmos, ni guide des cités des nations et des empires dans le
vide d'une étendue infinie, si l'enfant mis brutalement en face
de sa solitude dans un néant silencieux, si l'enfant rudement
sommé de se hausser à une conscience virile de son statut réel
dans le cosmos cédait à l'épouvante et courait au suicide ou si,
au contraire, il éprouvait de la satisfaction qu'on élargît son
champ de vision et qu'on lui donnât sans tarder l'insaisissable
pour demeure.
L'expérience a démontré que la jeunesse est sensible, avant tout,
à la manière impavide ou affolée dont ses aînés vivent dans le
monde à la fois exaltant et cruel qu'ils font connaître sans ambages
à l'enfant. S'ils se montrent désemparés, interloqués et tout
ébahis au spectacle qui s'offre à leur regard, s'ils se présentent
à leurs jeunes interlocuteurs comme des modèles d'abassourdissement
et d'ahurissement, l'élève calque sa stupéfaction atterrée sur
les sentiments qu'il observe chez son pédagogue épouvanté ; et
il se croit appelé à en mimer la panique. Mais si l'homme mûr
élève l'enfant à la dignité d'un complice et même d'un compagnon
de sa sagesse et de sa fermeté d'âme, l'élève accueille spontanément
la promotion cérébrale et la constance psychique qu'il se voit
offrir en exemple. Les premiers pédagogues de la solitude et de
la mort ont en outre remarqué que la notion de transgression et
de dépassement intellectuel que les philosophes appellent lourdement
la transcendance n'est nullement liée à la peinture du monde surréel
et merveilleux que les croyants baptisent le surnaturel ou le
royaume des cieux, mais à la simple extension naturelle du regard
et à la surélévation innée de l'intelligence proprement dite :
l'enfant respire spontanément dans un nouvel espace de la conscience
et triomphe sans efforts de la platitude du monde dont souffre
ici le toxicomane, là le croyant abandonné par sa divinité.
10
- Les instructeurs du courage
Cette
première découverte pédagogique des Pestalozzi du cosmos a donné
son essor à la célèbre école des instructeurs de l'humaine condition,
tellement il est aussitôt et clairement apparu que seul courage
intellectuel fonde les conquêtes de la raison et assure leur envol.
Il est fécond de rendre exaltante la marche de l'élève vers la
connaissance des secrets de l'ignorance d'elle-même que câline
le genre humain. Loin de faire tomber l'enfant dans un désespoir
de bambin privé de gâteries, une pédagogie ferme et tranquille
peut forger une humanité en mesure d'habiter une immensité vide,
déserte et muette. L'heure semblait avoir sonné où l'éducation
nationale allait élever le pouvoir politique à la dignité d'un
forgeron de l'humanité véritable; et puisque les fuyards de la
zoologie se trouvaient livrés à des métamorphoses et à des mutations
non seulement du contenu, mais du fonctionnement de leur tête,
pourquoi les Etats n'auraient-ils pas pris acte de ce que la pédagogie
peut devenir un moteur de l'évolution et aider la nature à produire
de nouveaux chromosomes?
Du
reste, ce n'était pas sur le chemin de la spéculation métaphysique
que cette exigence ou cette urgence s'imposait désormais aux démocraties
du IIIe millénaire: comme il est rappelé plus haut, la chute du
genre humain dans la consommation de plus en plus massive d'une
drogue de substitution aux euphorisants cosmologiques épuisés
par près de cent millénaires de bons et loyaux services, cette
chute, dis-je, se présentait comme un avertissement hautement
politique et à l'échelle planétaire, autrement dit comme un appel
à métamorphoser les hérésies anciennes en un instrument en quelque
sorte bouddhique du salut par la lucidité . Une police religieuse
longtemps attachée à brûler les défenseurs de la vérité sur des
bûchers se changeait en science d'une humanité enfin digne de
se placer sur le chemin de sa véritable vocation spirituelle.
11
- Les élites de demain
Mais
était-il d'ores et déjà avéré que la connaissance rationnelle
de la déréliction qui frappe le simianthrope dans le cosmos pouvait
devenir l'axe central des éducations nationales modernes ? Car
la question demeurait grande ouverte de savoir si l'élévation
de notre espèce à un regard métazoologique sur elle-même et l'élargissement
révolutionnaire de notre champ de vision allaient également fortifier
l'éthique publique sans laquelle aucune civilisation ne résiste
longtemps au pouvoir d'érosion de la mort. Certes, l'enfant armé
d'une pénétration d'esprit et d'un courage hors du commun promettait
de produire des générations d'adultes dégrisés et souverains,
ascensionnels et modestes, vigoureux et paisibles. Mais l'homme
dégrisé n'allait-il pas profiter de sa solitude et de sa responsabilité
pour abuser de sa liberté et pour ne songer qu'à ses intérêts
? Depuis le paléolithique, les dieux étaient des garde-chiourme
respectés. Pouvait-on briser le lien entre la sagesse et la peur,
alors que le premier adage du singe contrôlé du haut des nues
disait: "La crainte des dieux est le commencement de la sagesse"?
C'est pourquoi j'ai cité un manuel scolaire de 2050, parce qu'il
a fallu plus de deux générations pour découvrir que le simianthrope
n'avait pas le choix. Ou bien il fondait son éthique sur les verdicts
de son intelligence et forgeait une élite planétaire de la connaissance
rationnelle du politique , ou bien les drogues chimiques prenaient
les sociétés semi animales de l'époque en otage et menaçaient
la survie même du genre semi cérébralisé. On assistait d'ores
et déjà à une course de vitesse entre deux concurrents du tragique
et de la mort dont la connaissance anthropologique et critique
de l'encéphale de notre espèce était devenue l'enjeu.
Si
la tentative du simianthrope de s'évader de l'ère onirique de
son évolution cérébrale devait piteusement échouer, l'effondrement
de la civilisation des rêves sacrés conduirait à un désastre psycho-biologique
sans remède, puisqu'il serait démontré que les descendants du
chimpanzé ne peuvent survivre sans un système immunitaire qui
dote leur encéphale de la cuirasse de leurs songes; mais comme,
de toutes façons les progrès de la raison rendaient impossible
la perpétuation de la croyance en l'existence dans l'espace d'un
personnage fantastique, lequel aurait fini par se décorporer et
par s' installer sous la forme d'une vapeur dans le cosmos, il
fallait se résigner à accepter les lenteurs de notre évolution
mentale comme une fatalité imposée par nos gènes, de sorte que
le défi de la toxicomanie s'inscrivait désormais dans une histoire
des péripéties qui nous conduisent à chercher notre salut sur
le chemin de la connaissance plutôt que sur celui des songes de
nos ancêtres. Après tout, si notre évolution cérébrale est une
aventure risquée, pourquoi l'heure n'aurait-elle pas sonné où
notre nature elle-même nous commanderait de prendre en main les
rênes de notre évolution?
12 - La nouvelle
spiritualité
Pourquoi, disais-je, la stratégie inscrite dans nos chromosomes
n'aurait-elle pas placé l'obstacle de la toxicomanie mondialisée
sur la route de notre devenir, et cela précisément afin de nous
contraindre à nous doter du télescope qui nous aiderait à nous
colleter avec les aléas de notre évolution cérébrale ? Pourquoi
ne s'agirait-il pas d'un piège et d'une nécessité astucieusement
apprêtés au sein d'une nature mystérieusement intéressée à nous
rendre pensants?
Vers
2045 seulement, il est devenu évident que la première génération
formée par les pédagogues d'un vrai apprentissage de la condition
prématurément qualifiée d'humaine se révélaient à la hauteur de
leurs nouvelles lucidités. Pourquoi cela ? D'abord, les nouveaux
adultes mouraient de honte et de confusion à la pelle quand ils
ne se trouvaient pas à l'étiage d'une espèce privée de surveillants
dans le cosmos. Quelle bassesse d'âme, se disaient-ils, que de
se montrer indigne d'une responsabilité qui échappe au contrôle
d'un châtiment ! C'était devenu un grand encouragement à l'honnêteté
de se porter à la hauteur de sa liberté Mais surtout, après une
épidémie de suicides parmi les exclus de la nouvelle condition
humaine, une éthique de l'intelligence est devenue le tronc central
de la politique. Par quel prodige nos retrouvailles avec le mystère
se sont-elles alors placées sur le chemin d'une nouvelle humilité?
13
- Le retour du mystère
Sitôt
que nous n'avons plus trouvé de refuge dans un sacré apeuré et
vengeur, un surnaturel nouveau s'est précipité à notre rencontre,
un surnaturel qui refusait de se fondre dans le mythologique,
un surnaturel qui exaltait les intelligences et les courages.
Nos ancêtres se déplaçaient encore dans l'espace et le temps.
Ils croyaient décompter des heures et apprivoiser l'étendue. Toutes
leurs horloges trottaient d'un même pas sur la terre et dans leur
tête. Mais, vers 2050, une étape nouvelle de l'évolution de notre
espèce s'est imposée à tous les regards, celle où le mystère des
chemins et des cadrans a placé l' inconnaissable sous nos pas
- et il est devenu impossible de trouver une drogue qui nous aurait
fait tomber dans l'oubli d'une si haute ignorance.
C'est peut-être cela, l'évolution: l'espace et le temps nous précipitent
dans le mystère, et ce mystère-là ne nous dégrade pas, ce mystère-là
est un appel au courage de l'intelligence, ce mystère-là ouvre
aux navigateurs de la pensée un océan inconnu.
Le
10 octobre 2010