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Le 11 septembre et le statut de la laïcité en France

 

L'instruction publique est une école de la raison mais, depuis un siècle , elle a pris du retard sur la connaissance scientifique. Cependant, ce retard n'a pas l'ampleur de celui du Moyen Âge sur la Renaissance. Quelle sera la raison qui commandera l'information religieuse des enfants dans les écoles?


  1. Le 11 septembre 2001 et les sciences humaines
  2. L'homme dans le miroir de ses théologies
  3. L' " intégrisme " de la science et le sang de la politique
  4. L'Histoire et le vide
  5. Le singe-homme
  6. De la gestion bucolique des paradis perdus
  7. Les embarras de la raison d'État
  8. Que veut dire enseigner ?
  9. La République et la censure de la pensée
  10. La République et l'anthropologie historique
  11. La République et les prophètes

1 - Le 11 septembre 2001 et les sciences humaines

La question de l'opportunité culturelle et politique de réintroduire l'enseignement du christianisme dans les écoles de la République revient périodiquement dans l'actualité , d'un côté, parce que l'histoire des nations demeure largement liée, sinon tributaire de leurs convictions religieuses, de l'autre, pour le motif que l'ignorance du contenu humain des mythes sacrés rend inintelligibles non seulement les Lettres et les arts depuis deux millénaires, mais le passé et le présent de tous les peuples de la terre.

Les événements du 11 septembre 2001 ont provoqué un séisme culturel et intellectuel à l'échelle mondiale en ce qu'ils ont démontré de la manière la plus spectaculaire qu'il était possible la fragilité, la timidité et surtout l'ignorance dans laquelle une civilisation consacrée au développement des seules sciences exactes est tombée: n'a-t-on pas entendu les commentateurs de presse condamner d'une seule voix et à juste titre le fanatisme islamique, qu'on appelle maintenant l'intégrisme ou le fondamentalisme, mais avec la superficialité d'esprit des modernes, puisque personne ne s'est seulement demandé pourquoi, depuis deux millénaires, le Dieu des chrétiens est flanqué d'une chambre des tortures éternelles, qui n'a fait que prendre le relais du Tartare des Anciens, ni pourquoi le roi d'un holocauste sans fin qu'il a placé à la tête de son camp de concentration souterrain ne sera jamais révoqué, ni pourquoi le gigantesque génocidaire du Déluge se présente entouré d'un chœur d'anges et de séraphins qui chantent jour et nuit un si mémorable exploit de sa grandeur et de sa sainteté : c'est que la civilisation moderne ne sait pas encore que l'homme doit être observé dans ses miroirs les plus fidèles et les plus éloquents, ceux que seules ses théologies lui présentent. Mais si la pensée est l'instance de l'étonnement, dans quelle mesure l'éducation nationale aurait-elle encore le droit de s'étonner si sa vocation n'était plus de s'interroger sur notre espèce, mais seulement de professer un savoir sûr de lui?

La science historique mondiale est poussée à hue et à dia . Elle avoue, sous la torture des événements, qu'il lui faut oser se demander pourquoi notre encéphale sécrète des dieux divisés entre le rêve et le réel, et toujours sur le modèle que leurs adorateurs de chaque époque lui imposent. Toutes les sociétés simiohumaines se dotent d'un enfer et d'un paradis. L'idole des Yahous n'est jamais que le fidèle et nécessaire décalque de tous les gouvernements bien réels dont elle réfléchit l'image plus ou moins civilisée ou sauvage - ce que nous savons depuis 1726, date où un célèbre ethnologue anglais a publié ses découvertes les plus remarquables dans un ouvrage intitulé Les voyages de Gulliver.

2 - L'homme dans le miroir de ses théologies

Que le contexte mondial dans lequel se pose désormais le problème diffère considérablement de celui d'il y a dix ans, rien ne le démontre plus éloquemment que le Nouvel Observateur du 20 au 26 décembre 2001. Pour tenter d'expliquer le fanatisme en béton armé de Ben Laden, Catherine David a fait appel avec talent à une quinzaine de psychanalystes freudiens. L'un d'eux, D. Béresniak , écrit : " Là où Eros est malvenu, Thanatos prend le dessus. Oui, c'est un Dieu à leur image : un Dieu mégalo et parano qui envoie des châtiments collectifs terribles chaque fois qu'il estime qu'on ne l'adore pas assez. C'est bien le rêve du petit chef de pouvoir punir dès que la révérence n'est pas assez basse. Dans cette logique, certains juifs eux-mêmes ont affirmé que Dieu avait envoyé Hitler pour punir les juifs de leurs péchés. C'est de la folie furieuse. "

Certes, on se réjouit de ce que les événements du 11 septembre aient désemmailloté le Freud de 1926, celui de L'Avenir d'une illusion, que la pratique psychanalytique mondiale avait prudemment endormi dans les bénédictions de l'American way of life depuis un demi siècle. La connaissance de l'inconscient était devenue aussi bien-pensante qu'une Église pour avoir été soumise aux somnifères de la pseudo culture américaine. Quel électrochoc ! J'en ai signalé les premiers effets dès le 20 septembre 2001 dans la section "Réflexions sur l'après 11 septembre", Apostrophe de l'Europe au dieu et à l'Amérique de G.W. Bush), puis dans deux interviews par Gérard D. Khoury (Le 11 septembre et l'avenir d'une science des religions et Le 11 septembre, un séisme philosophique).

Il a fallu l'effondrement d'un building pour rappeler aux esprits bucoliques que les mythes religieux sont violents et qu'ils pilotent en secret l'histoire et la politique depuis deux millénaires. Si l'on prétend les oublier, leur messianisme refait surface sous leurs formes les plus originelles - celle des évangélismes de l'utopie ou des fanatismes rendus furieux par leur mise en veilleuse ou leur compression sous le couvercle d'une pieuse catéchèse démocratique.

Faute d'une généalogie de l'évolution de notre boîte crânienne à partir d'une simiologie historique, faute d'un regard critique sur les sources religieuses du principe d'autorité, faute d'une véritable anthropologie, la recherche post-freudienne sur l'inconscient du sacré manque du tragique de son assise dans une psycho biologie du sanglant. Quant à Lacan, il y a longtemps qu'il s'est évanoui dans les vapeurs pastorales d'une psychanalyse et d'une philosophie à l'usage de l'Amérique du Sud.

3 - L' " intégrisme " de la science et le sang de la politique

Mais où l'enquête s'arrête-t-elle? Précisément à l'instant même où l'analyse de l'inconscient déboucherait sur le constat de l'évidente inexistence d'un souverain mythique du cosmos. Pour D. Béresniak, l'athéisme est un " autre intégrisme ". On lui demande seulement par quelle métamorphose le mégalo et le parano retrouve subitement une existence réelle s'il consent seulement à se civiliser à l'école de ses adorateurs. Si les ouvrages de Prodicos ont été brûlés à Athènes sous Périclès et si Protagoras a dû s'enfuir pour avoir nié l'existence des dieux d'Homère, la vraie question est de savoir pourquoi le peuple grec tenait tout autant à ses dieux bien campés sur l'Olympe que les inquisiteurs du Moyen Âge à leur dieu unique vaporisé dans le vide et pourquoi il serait fanatique de rappeler que tous les dieux d'hier et d'aujourd'hui n'ont jamais existé ailleurs que dans le cerveau de leurs fidèles.

Il n'est pas " intégriste " de demander à la raison scientifique et à toute psychanalyse qui se voudrait cohérente d'observer la scission du dieu des chrétiens, des juifs et des musulmans entre deux monde et le caractère schizoïde de toutes les idoles divisées entre l'irénique et le sanglant. Mais s'il faut attendre que Zeus soit mort pour le déclarer mortel, la question de savoir pourquoi un dieu est censé exister hors des cavités osseuses qui l'hébergent, et cela seulement aussi longtemps qu'on y croit, est précisément celle que toute anthropologie sérieuse devrait poser à la science politique. Car la République également est censée rencontrable en chair et en os. Ses signes et ses symboles ne sont-ils pas substantifiés en un personnage bien réel? "La France est une personne " disait Michelet. Beaucoup prétendent l'avoir rencontrée. Mais en tant que telle, elle n'a ni bras, ni jambes. Une anthropologie réellement scientifique se demandera pourquoi l'encéphale simio-humain croit rencontrer dans la nature les acteurs que son cerveau a sécrétés , ce qui étonnait Cervantès, Swift et Shakespeare deux et trois siècles avant Freud. La nation prendra-t-elle à son compte le titre d'une cantate de Bach : " Mon cœur baigne dans le sang "? N'avance-t-elle pas dans l'Histoire entourée d'un chœur de séraphins et précédée par les glaives qui ont assuré sa percée politique ?

4 - L'Histoire et le vide

En vérité, l'humanisme issu de la Renaissance a creusé le cratère d'une ignorance aussi profonde que celle du Moyen Âge et ce cratère, la raison tremble de le combler, parce qu'il lui faudrait, pour cela, se demander pourquoi notre espèce est un électron libre que terrorise l'immensité dans laquelle il vibrionne, au point qu'il " entre en effroi " de se voir assiégé dans les solitudes de l'immensité par un personnage qui s'appelle le vide et que la philosophie occidentale connaît depuis le Parménide de Platon. Aussi la psychanalyse elle-même juge-t-elle dangereux d'ébranler le tabou " intégriste " qui lui interdit de porter l'enquête de la raison jusqu'à s'interroger sur l'acteur invisible que les Grecs appelaient le non-être et les modernes le néant. Quel est le berceau dans lequel une espèce épouvantée se pelotonne , sinon le ventre maternel retrouvé à l'âge adulte ? Aucun progrès de la raison ne sera possible en profondeur aussi longtemps que la connaissance scientifique du psychisme d'un animal livré à l'angoisse butera sur le tabou qui soustraira d'avance à l'examen l'étude du fondement cosmique et religieux de l'Oedipe.

5 - Le singe-homme

L'homme serait-il un singe catapulté dans le rêve par son déboîtement de la zoologie ? Précipité dans le fabuleux, il s'est résigné à s'autofinaliser tantôt sur la terre, tantôt à titre posthume. Il faudra bien que les héritiers de Darwin et de Freud conquièrent et affermissent le regard de l'extérieur de ces précurseurs sur un animal tragiquement programmé pour se ruer dans des mondes fantastiques. C'est cela que le 11 septembre 2001 a rappelé de la manière la plus cruelle par un débarquement de plus de l'histoire sotériologique dans l'histoire réelle. La République, dont la raison critique a pris un siècle de retard, rendrait son anachronisme intellectuel plus vertigineux encore si elle se voulait étrangère aux conquêtes de l'anthropologie moderne au point qu'elle raconterait le christianisme, le judaïsme et l'islam dans les écoles à la manière des pédagogues qui narraient les aventures de Zeus aux enfants d'Athènes. Mais peut-être la France collaborera-t-elle une fois encore à la maturation de l'intelligence du monde .

6 - De la gestion bucolique des paradis perdus

Pendant tout le XXe siècle, deux forces principales s'opposaient à tout approfondissement de la psychologie: le messianisme marxiste et le messianisme chrétien, dont les rédemptions se fondaient , l'un sur le culte de l'utopie politique, donc sur l'application des évangiles à l'histoire, l'autre sur le refus de jamais accorder à la " créature " le pouvoir et le droit de penser par elle-même. Ces deux armées d'une " délivrance " allaient-elles s'affaiblir à la suite de l'effondrement du marxisme, ou bien la cécité volontaire des deux écoles ennemies en apparence allait-elle trouver d'autres moyens de faire triompher la peur de penser? En décembre 1991, je terminais une interview sur l'enseignement de la religion dans les écoles par ce vœu : " Puisse Marx ne pas remporter, à titre posthume, sa plus terrible victoire - celle d'entraîner la pensée critique dans sa mort. " (Peut-on enseigner Dieu à l'école? , in La revue politique et parlementaire, réponses recueillies par Thierry Pfister)

La dernière décennie a dissipé la brume qui cachait le paysage. D'un côté, les croyances religieuses traditionnelles ont retrouvé un semblant de vigueur, mais sur un mode tellement informe et diffus qu'on y chercherait en vain les formulations doctrinales autrefois si vigoureusement affichées , de l'autre, une vague catéchèse sociale répand ses effluves à l'ombre d'une mystique culturelle bien connue de tous les bas empires, qui se sont toujours appropriés les nostalgies de l'espérance religieuse dont elles compénétrent la sensibilité littéraire et artistique d'une époque. Quant aux orphelins du marxisme, ces inconsolables de l'absolu, dont je me demandais, il y a dix ans, quel serait l'engagement dans l'action ou dans la réflexion, ils se sont ralliés à un évangélisme des bons sentiments et des bonnes volontés, mais en désespoir de cause et du bout des lèvres - les paradis perdus de la logique vous laissent sans voix.

Les perspectives de la pensée critique auraient pu renaître des décombres des messianismes . Mais la laïcité qui grésille encore sous la cendre a perdu toute cohérence intellectuelle, morale et politique. On y chercherait en vain une ferme volonté de participer aux aventures de l'intelligence rationnelle qui s'esquissent désormais à l'échelle de la planète. Convertie à un vague apostolat éducatif, elle regarde dormir son évangélisme, dans l'attente et l'appel d'un lointain et hypothétique salut.

C'est que la République entend désormais par " raison " le principe d'action qui inspire sa tâche d'assurer l'ordre public et de faire régner la paix scolaire dans la torpeur des rédemptions informulées. L'État laïc a appris que les religions messianiques ne sont dangereuses qu'aussi longtemps que leurs fidèles sont informés de la rigueur de leurs dogmes et de la logique interne de leurs terribles orthodoxies. Il suffit donc de leur faire oublier les formulations littérales de leurs catéchismes autrefois impérieux et de noyer leurs théologies aux arêtes coupantes sous une pluie de fleurs pour qu'elles paraissent devenues inoffensives à souhait. L'État moderne a remporté la gigantesque victoire d'une gestion bucolique des sotériologies en livrant à un sommeil éternel le royaume des cieux les plus redoutables.

7 - Les embarras de la raison d'État République peut-elle, sans se renier, exclure les risques de la recherche intellectuelle et les audaces de la pensée ? C'est dans ce contexte, désormais lié à la définition même de la " civilisation moderne ", que se pose aujourd'hui la question de la possibilité proprement scientifique d'enseigner des doctrines religieuses provisoirement assoupies dans une République fondée depuis 1905 sur la séparation, en principe radicale, de la croyance et de la politique - donc sur une distanciation intellectuelle minimale de l'éducation nationale à l'égard de tous les dieux anciens et nouveaux - mais sans que la connaissance scientifique de l'imaginaire ait vraiment progressé.

Il résulte de la paralysie à laquelle la civilisation moderne conduit les sciences humaines que la connaissance véritable de l'homme, qui est critique depuis vingt-cinq siècles, se trouve bien plus embarrassée que les croyances religieuses par le problème fondamental de la méthode qui a débarqué avec violence dans la politique avec le 11 septembre 2001; car la République s'est elle-même subrepticement catéchisée au point qu'elle craindrait de démasquer son propre rabougrissement philosophique et la timidité sacerdotale de sa raison, donc la pauvreté de son recul intellectuel si elle s'exposait aux pleins feux d'un débat public sur les ecclésiocraties comparées et subrepticement associées de l'État et des cultes. Les démocraties modernes attendent que la psychanalyse se laisse féconder par une véritable anthropologie historique pour assimiler et encourager les percées nouvelles de l'intelligence. Mais la connaissance à venir de l'Histoire et de la politique sera nécessairement fondée sur une analyse cruelle du cerveau schizoïde qui nous gouverne. L'abîme entre le savoir rationnel, qui est progressif par définition, et les mythes religieux, dont le statisme fait la force, était infranchissable depuis longtemps. Il est devenu sidéral dans la véritable postérité de Darwin et de Freud.

8 - Que veut dire enseigner ?

Dans tous les catéchismes, Dieu est toujours déjà là. La foi ne s'interroge pas sur sa provenance, elle se contente de donner de ses nouvelles: " ", ou encore : " Dieu dit à Noé : construis un paquebot. " Mais quand l'idole s'exclame devant Adam : " Comment sais-tu que tu es nu ? ", elle apostrophe encore les successeurs de Darwin : " Comment se fait-il, leur demande-t-elle, que vous ne vous ne sachiez ni comment, ni à quel moment vous vous êtes étonnés de vous trouver ici? C'est décidément à bien peu de frais que vous vous donnez le titre d'anthropologues d'un singe qui veut devenir dieu."

La pensée distingue l'information de son interprétation, la document de sa signification, le renseignement de la grille de lecture qui l'éclaire. La France imitera-t-elle ces cantons de la Suisse romande qui, au début du siècle dernier, avaient édité un livre d'images à l'usage des écoles intitulé Mes plus belles histoires, et qui racontait la bible aux enfants sur le ton d'un conte de fées ? Mais si la laïcité ne saurait immobiliser la raison comme la théologie immobilise son ciel, comment remettra-t-elle en route les cerveaux de notre temps et de quel pas l'entendement d'aujourd'hui marche-t-il?

Pour toute croyance religieuse, enseigner se confond au message immobile dont ce verbe est porteur et dont il a reçu la mission d'asséner la sacralité. La formulation d'un credo est consubstantielle à son contenu. Les papes évoquent leur enseignement au sens où l'entendent les saints, c'est-à-dire comme une pédagogie chargée de servir de véhicule à la vérité dite révélée. Par nature, une théologie est une dogmatique, donc un système hiératique au sein duquel on étudiera pourtant des tempéraments divers de la foi: l'enseignement de saint Augustin est distinct de celui de saint Clément d'Alexandrie par sa tonalité et ses points focaux, sans que soit jamais précisée ni la portée des différentes accentuations dans un corpus de certitudes réputées immuables et intouchables, ni la marge de liberté concédée au sein d'une doctrine d'un seul tenant à des inspirations légalistes ou antilégalistes aussi inconciliables que celles de saint Louis, juriste de l'Inquisition et de saint Jean de la Croix, mystique de la lumière, de François d'Assises, poète des oiseaux et de Thomas d'Aquin, conciliateur du réalisme de l'Église avec la théologie de la grâce .

Dès lors, l'expression enseigner une religion perd toute signification rationnelle aux yeux d'un État de droit non moins embarrassé que l'Eglise par l'ambiguïté de son propre statut mental puisqu'il se déclare, lui aussi, fondé en " raison " et pourtant juriste " tolérant " à l'égard de tous les mystiques du monde, alors qu'il ne peut que tenir les propositions confessionnelles pour erronées à partir de la définition même du verbe enseigner au sein d'une République immergée à son corps défendant dans un monothéisme.

Les Romains n'éprouvaient aucun embarras à reconnaître la validité de tous les dieux ; mais quand il faut arbitrer entre trois dieux uniques aux théologies inconciliables entre elles, le vrai débat ne se situe plus au cœur d'une doctrine religieuse déterminée, mais au sein de la philosophie tout entière, qui se définit, depuis Platon, comme l'expression d'une faculté extraordinaire de la raison, celle d'enchaîner les unes aux autres des propositions logiques, et qu'on appelle la dialectique. Le traitement illogique auquel la croyance soumet les langues elles-mêmes, en chargeant d'avance du contenu de la foi les mots les plus courants, lui interdit de jamais approfondir la connaissance intellectuelle de notre espèce, tandis que la science, elle, n'a jamais eu d'autre choix que de tenter de donner une signification toujours nouvelle au "Connais-toi" ou de renoncer à l'ambition qui en fait l'héritière jamais comblée de la révolution socratique.

9 - La République et la censure de la pensée

C'est ici que la vraie question devient aussitôt celle, dangereuse pour l'État, de savoir jusqu'où la raison laïque peut autoriser l'éducation nationale à approfondir la connaissance réelle de l'homme, donc la science psychologique, et quelles limitations elle imposera à un corps enseignant supposé savant en ces matières. Depuis vingt siècles, la religion a rencontré les mêmes obstacles politiques que les États. Si l'Éducation nationale reculait, prise de vertige devant les droits de la raison, on demande quel serait le statut des kamikazes de la lucidité. L'enseignement public peut-il s'interroger ouvertement sur les restrictions du droit de réfléchir qu'il s'impose, donc sur les limites auxquelles il soumet son information anthropologique ? Sa vocation est-elle seulement d'apporter des réponses assurées ? La pensée proprement dite préfère poser des questions et porter un regard sur l'inconscient des problématiques qui sous-tendent les savoirs.

Il sera difficile d'enseigner dans les écoles du début du troisième millénaire que l'homme serait sorti des mains d'un certain démiurge à seule fin de servir son créateur et son maître dans la plus parfaite obéissance qui s'attache à l'adoration d'un souverain, il sera difficile d'expliquer, à l'écoute d'un manichéisme sacré redevenu international qu'un pouvoir parfait déciderait du sens et des règles de la soumission absolue à ses desseins et que le monde serait régi par le combat du Bien contre le Mal : c'est le cerveau du Président de l'État le plus puissant du monde qui se trouve renvoyé aux ténèbres du Moyen Âge pour avoir réfuté Allah la bible à la main. Lorsque le maître de la terre se révèle un ignorant de l'an mil face aux Copernic d'aujourd'hui, la raison française n'en mènerait pas large, elle non plus, s'il lui était interdit de semer la suspicion sur les sources et la validité de l'autorité d'un despote théologique. Nous ne sommes pas entrés dans le choc des cultures, mais dans le combat contre les barbares dont le cerveau enténébré nous rappelle que les civilisations meurent dans les régressions intellectuelles.

Après le 11 septembre 2001, la question de la subordination radicale de l'esprit et du cœur des hommes à un père du cosmos et à une religion censée savoir d'avance à quoi s'en tenir sur toutes choses a fait débarquer le vieux combat de l'intelligence dans la politique mondiale et a rendu ridicule le retard culturel du Nouveau Monde. Mais le débarquement du sacré à l'échelle de la planète est pain bénit pour la science, parce qu'il faudra bien reprendre le harnais du "Connais-toi". Les philosophes demanderont en riant aux souverains de l'ignorance redevenus les maîtres de la terre, comment le sceptre d'un ciel masculin en diable peut se prétendre informé de la finalité de l'astéroïde microscopique sur lequel il exerce son autorité. L'école laïque ne pourra que renoncer à la neutralité de son enseignement si l'élève lui demande quels principes régiront les tractations des hommes avec les apanages d'un " tout puissant " et comment seront partagés les bénéfices entre les exigences du trône céleste et les revendications des citoyens.

Au nom de quels droits les vassaux d'un empereur infaillible négocieront-ils des privilèges qu'ils réclameront pour eux-mêmes, soit par leurs supplications, soit, en cas de veto, par leur désobéissance? Si les prétentions de la créature à l'autonomie ne sont pas inscrites dans son capital génétique et si ses chromosomes du salut se révèlent insuffisants, tirez-vous d'embarras à lire Les Provinciales : ces roublards du ciel qu'on appelle les Jésuites en ont traité tout au long, en peseurs des grâces accordées, concédées, conquises, refusées tantôt par une nature satisfaisante, tantôt par un tiers qui comble l'univers de ses bienfaits.

Mais il ne s'agit plus d'apprendre à penser et à rire tout ensemble aux côtés de M. de Voltaire : le monde moderne est traqué par le tragique de redécouvrir l'éternelle actualité politique du conflit entre les dogmes d'un catéchisme inaltérable - sinon il ne serait pas révélé - et la nécessité d'accommoder théâtralement les traits et les prérogatives d'un créateur du cosmos au rôle d'un acteur soumis à mille aléas sur la scène de l'Histoire. Qu'on ne s'y trompe pas : sous l'anachronisme des mythes religieux, c'est le problème de la nature d'une humanité divisée de naissance entre l'imaginaire et le réel par son capital génétique qui s'est installé au cœur de la politique mondiale et du choc entre les empires : le 11 septembre 2001, la guerre de l'intelligence européenne est devenue la pièce maîtresse d'un combat à l'échelle de la terre contre le naufrage des civilisations, qui s'exprime toujours par de gigantesques triomphes de l'ignorance. Mais si la postérité de Darwin se précise, il faudra apprendre à lire l'histoire des religions dans la perspective d'une interprétation de l'encéphale simio-humain, cet otage de la folie.

Aussi la science historique ne pourra-t-elle que se doter des méthodes d'analyse qui lui permettront d'interpréter des documents anthropologiques aussi titanesques que les théologies des trois religions du Livre dont un Ben Laden, un Bush, un Sharon ont si exemplairement incarné les chromosomes. Puisque ces trois miroirs réfléchissent la complexion psycho-physiologique des trois justices éternelles désormais qualifiées d' " immuables ", essayons d'éviter que la République laïque soit ridiculisée par la miniaturisation de sa raison si elle lance l'encéphale de sa classe politique et celui de son éducation nationale sur la piste d'un " enseignement " dont elle ignore les fondements.

10 - La République et l'anthropologie historique

C'est ici que les difficultés s'aggravent encore, et à tel point qu'elles soumettent le Ministère de l'éducation nationale à un choix redoutable. Après tout, la recherche est une chose, la pédagogie de la nation en est une autre. Le pont entre l'enseignement et la pensée s'appelle le Collège de France. Certes, il est impossible à un professeur de Lettres de faire lire Pascal s'il n'évoque les figures du grand Arnault et de la mère Angélique et s'il ne rapporte fidèlement les croyances respectives des jansénistes et des molinistes - s'il y renonçait, l'objet des Provinciales deviendrait du chinois.

Mais quels sont les rapports que la théologie entretient avec une connaissance iconoclaste des plus grands chefs d'œuvre de la littérature mondiale ? D'un côté, la République ne pourra se contenter d'enseigner un embryon de raison critique dans les écoles ; de l'autre, la laïcité n'est pas encore armée pour lire les grands anthropologues qui s'appelaient Jonathan Swift, Cervantès ou Kafka. Mais s'il fallait se résigner à admettre qu'une démocratie née d'une révolution intellectuelle internationale cesse de jouer sur cette planète le rôle de tête chercheuse de la vérité sur l'homme , c'en sera fait de l'humanisme européen .

A quelle profondeur un professeur de Lettres comprend-il ce qu'il raconte en classe? Peut-être prononcera-t-il en passant quelques mots concernant la tragédie politique, aux yeux de Louis XIV, d'une école de Port Royal qui changerait la religion du royaume en une dure ascèse. Alors les sujets les plus doués et les plus croyants du roi pactiseraient avec les protestants de Genève. Debout dans la tempête, seul le mythe de l'eucharistie demeurait intouchable dans le Royaume de France des jansénistes, ce qui atténuait le danger, pour le trône, de la rivalité entre les orthodoxies et les hérésies des purifications.

Mais puisque l'homme devient un inconnu à ses propres yeux s'il n'existe aucun miroir qui réfléchisse ses traits véritables, il faudra se résoudre à expliquer aux élèves que le genre humain s'est constitué depuis le paléolithique en une espèce dont le cerveau dichotomique la divise entre deux sceptres de la politique, le corporel et le surréel et que la République, elle aussi, est un personnage mélangé en ce qu'elle est armée d'un ciel irénique et d'un système répressif ; et si la République est un personnage imaginaire, qu'est-ce que parler chinois aujourd'hui ?

11 - La République et l'intelligence historique

On rétorquera que l'histoire de la littérature pourra fort allègement se passer d'un approfondissement réel de la connaissance de l'homme. L'étude d'un écrivain se limitera à la dégustation de son style. L'art d'écrire a ses connaisseurs. On apprend à tenir une plume aussi bien dans Homère, Virgile ou Tacite qu'à l'école de Pascal, de Bossuet ou de Voltaire. On étudiera en aficionado le rythme, l'élan et la clarté qui commandent la souveraineté d'un calame de théologien ou de croyant. Même les traducteurs terrassent quelquefois leur modèle. Mais la République ne peut s'offrir le luxe de demeurer muette devant les huit guerres de religion qui ont ensanglanté la France. Il faut donc que sa tête soit mieux apprêtée pour apprendre à rendre intelligibles le sanglant.

Clio ne se contentera pas de rappeler le contenu littéral des croyances respectives des protestants et des catholiques ; elle ne prétendra pas que " description vaut titre ". Elle ne croira pas qu'elle aura expliqué les causes du siège de la Rochelle pour avoir cité les clauses de l'Édit de Nantes. Inutile de déplorer les massacres de la saint Barthélemy ou l'affaire des Placards sous François 1er , cette insulte à la messe, qui fit brûler un hérétique par carrefour dans Paris, avec cérémonies d'expiation et de purification de la ville et de la nation à chaque crémation rituelle, toutes grandement honorées de la présence des plus hauts dignitaires du Royaume portant un cierge à la main : il faut expliquer pourquoi les croyances des deux camps tenaient tellement à cœur aux uns et aux autres que les fidèles s'en faisaient une question de vie et de mort et que de sanglants étripages en résultaient de toute nécessité. Entre le singe-homme et le singe-dieu, peut-être n'y a-t-il que l'épaisseur d'un cheveu. La science moderne est sur les traces des chromosomes d'une espèce intermédiaire entre l'animal qu'elle n'est plus tout à fait et l'homme qu'elle n'est pas encore, tellement la piété est inintelligible sans une anthropologie en mesure de rendre compte de l'évolution de l'encéphale des semi évadés de la zoologie.

12 - La République et l'interprétation du génie littéraire

Pour l'heure, l'historien moderne n'est pas devenu pensant au sens nietzschéen ou freudien. Quand il saura qu'il raconte "une histoire de fou racontée par un idiot " et quand il confessera qu'il n'y entend goutte, il se mettra à décrypter les grands visionnaires qui s'appelaient Cervantès, Shakespeare ou Swift. Du coup, il commencera de se demander pourquoi l'homme est un animal que son cerveau propulse dans des sotériologies plus ou moins exterminatrices, et il s'étonnera de ce que l'évolution d'un primate anthropoïde ait fait basculer son crâne dans des mondes irréels, de sorte que sa simiennité spécifique le fait vivre depuis une centaine de millénaires dans deux univers à la fois. Mais nos dédoublements oniriques se chevauchent, se contredisent, se combattent et nous livrent à des exécrations inexpiables.

Peut-être l'historien ad usum delphini s'apercevra-t-il un jour que l'irréel est la clé des événements réels qui jalonnent le destin des nations et qu'on ne comprendra pas un traître mot au siècle entier des camps de concentration et des goulags aussi longtemps que nous ignorerons pourquoi les semi-déboîtés du règne animal se divisent entre leurs hosannas et leur géhenne.

13 - La République et les prophètes

Alors le vieil adage selon lequel les voies du ciel sont impénétrables fera de la raison son légataire universel. Les guerriers de la lucidité se mettront à l'école des prophètes quand ils auront appris, à leur école, la vocation de l'intelligence de donner un autre cerveau à Jahvé, un autre cerveau à Allah, un autre cerveau au dieu de la croix. La raison deviendra le nouvel Isaïe, celui qui dira non plus aux idoles, mais aux hommes qui les sécrètent: " Vos sacrifices, je les ai en horreur et vos mains pleines de sang me dégoûtent. "

Cette lueur-là redonnera son vrai destin à la lumière. Quand elle s'allumera au cœur d'une laïcité encore contrainte de s'arrêter dès ses premiers pas dans les écoles de la République, l'idée d'enseigner " la religion " donnera à quelques-uns l'idée de réconcilier la philosophie avec les blasphémateurs de génie qui se sont donnés à tuer pour avoir craché dans la douleur à la face de l'idole d'Israël .

2 janvier 2002