L'instruction
publique est une école de la raison mais, depuis un siècle , elle
a pris du retard sur la connaissance scientifique. Cependant, ce
retard n'a pas l'ampleur de celui du Moyen Âge sur la Renaissance.
Quelle sera la raison qui commandera l'information religieuse des
enfants dans les écoles?
Le
11 septembre 2001 et les sciences humaines
L'homme
dans le miroir de ses théologies
L'
" intégrisme
" de la science et le sang de la politique
L'Histoire et le vide
Le singe-homme
De
la gestion bucolique des paradis perdus
Les embarras
de la raison d'État
Que veut dire enseigner ?
La
République et la censure de la pensée
La
République et l'anthropologie historique
La République
et les prophètes
1 - Le 11
septembre 2001 et les sciences humaines 
La
question de l'opportunité culturelle et politique de réintroduire
l'enseignement du christianisme dans les écoles de la République
revient périodiquement dans l'actualité , d'un côté, parce que l'histoire
des nations demeure largement liée, sinon tributaire de leurs convictions
religieuses, de l'autre, pour le motif que l'ignorance du contenu
humain des mythes sacrés rend inintelligibles non seulement les
Lettres et les arts depuis deux millénaires, mais le passé et le
présent de tous les peuples de la terre.
Les
événements du 11 septembre 2001 ont provoqué un séisme culturel
et intellectuel à l'échelle mondiale en ce qu'ils ont démontré de
la manière la plus spectaculaire qu'il était possible la fragilité,
la timidité et surtout l'ignorance dans laquelle une civilisation
consacrée au développement des seules sciences exactes est tombée:
n'a-t-on pas entendu les commentateurs de presse condamner d'une
seule voix et à juste titre le fanatisme islamique, qu'on appelle
maintenant l'intégrisme ou
le fondamentalisme, mais
avec la superficialité d'esprit des modernes, puisque personne ne
s'est seulement demandé pourquoi, depuis deux millénaires, le Dieu
des chrétiens est flanqué d'une chambre des tortures éternelles,
qui n'a fait que prendre le relais du Tartare des Anciens, ni pourquoi
le roi d'un holocauste sans fin qu'il a placé à la tête de son camp
de concentration souterrain ne sera jamais révoqué, ni pourquoi
le gigantesque génocidaire du Déluge se présente entouré d'un chur
d'anges et de séraphins qui chantent jour et nuit un si mémorable
exploit de sa grandeur et de sa sainteté : c'est que la civilisation
moderne ne sait pas encore que l'homme doit être observé dans ses
miroirs les plus fidèles et les plus éloquents, ceux que seules
ses théologies lui présentent. Mais si la pensée est l'instance
de l'étonnement, dans quelle mesure l'éducation nationale aurait-elle
encore le droit de s'étonner si sa vocation n'était plus de s'interroger
sur notre espèce, mais seulement de professer un savoir sûr de lui?
La
science historique mondiale est poussée à hue et à dia . Elle avoue,
sous la torture des événements, qu'il lui faut oser se demander
pourquoi notre encéphale sécrète des dieux divisés entre le rêve
et le réel, et toujours sur le modèle que leurs adorateurs de chaque
époque lui imposent. Toutes les sociétés simiohumaines se dotent
d'un enfer et d'un paradis. L'idole des Yahous n'est jamais que
le fidèle et nécessaire décalque de tous les gouvernements bien
réels dont elle réfléchit l'image plus ou moins civilisée ou sauvage
- ce que nous savons depuis 1726, date où un célèbre ethnologue
anglais a publié ses découvertes les plus remarquables dans un ouvrage
intitulé Les voyages de Gulliver.
2 - L'homme dans
le miroir de ses théologies 
Que
le contexte mondial dans lequel se pose désormais le problème diffère
considérablement de celui d'il y a dix ans, rien ne le démontre
plus éloquemment que le Nouvel Observateur
du 20 au 26 décembre 2001. Pour tenter d'expliquer
le fanatisme en béton armé de Ben Laden, Catherine David a fait
appel avec talent à une quinzaine de psychanalystes freudiens. L'un
d'eux, D. Béresniak , écrit : " Là où
Eros est malvenu, Thanatos prend le dessus. Oui, c'est un Dieu à
leur image : un Dieu mégalo et parano qui envoie des châtiments
collectifs terribles chaque fois qu'il estime qu'on ne l'adore pas
assez. C'est bien le rêve du petit chef de pouvoir punir dès que
la révérence n'est pas assez basse. Dans cette logique, certains
juifs eux-mêmes ont affirmé que Dieu avait envoyé Hitler pour punir
les juifs de leurs péchés. C'est de la folie furieuse.
"
Certes,
on se réjouit de ce que les événements du 11 septembre aient désemmailloté
le Freud de 1926, celui de L'Avenir d'une illusion,
que la pratique psychanalytique mondiale avait prudemment endormi
dans les bénédictions de l'American way of
life depuis un demi siècle. La connaissance
de l'inconscient était devenue aussi bien-pensante qu'une Église
pour avoir été soumise aux somnifères de la pseudo culture américaine.
Quel électrochoc ! J'en ai signalé les premiers effets dès le 20
septembre 2001 dans la section "Réflexions sur l'après
11 septembre", Apostrophe
de l'Europe au dieu et à l'Amérique de G.W. Bush),
puis dans deux interviews par Gérard D. Khoury (Le
11 septembre et l'avenir d'une science des religions
et Le 11
septembre, un séisme philosophique).
Il
a fallu l'effondrement d'un building pour rappeler aux esprits bucoliques
que les mythes religieux sont violents et qu'ils pilotent en secret
l'histoire et la politique depuis deux millénaires. Si l'on prétend
les oublier, leur messianisme refait surface sous leurs formes les
plus originelles - celle des évangélismes de l'utopie ou des fanatismes
rendus furieux par leur mise en veilleuse ou leur compression sous
le couvercle d'une pieuse catéchèse démocratique.
Faute
d'une généalogie de l'évolution de notre boîte crânienne à partir
d'une simiologie historique, faute d'un regard critique sur les
sources religieuses du principe d'autorité, faute d'une véritable
anthropologie, la recherche post-freudienne sur l'inconscient du
sacré manque du tragique de son assise dans une psycho biologie
du sanglant. Quant à Lacan, il y a longtemps qu'il s'est évanoui
dans les vapeurs pastorales d'une psychanalyse et d'une philosophie
à l'usage de l'Amérique du Sud.
3
- L' " intégrisme " de la science et le sang de la politique

Mais
où l'enquête s'arrête-t-elle? Précisément à l'instant même où l'analyse
de l'inconscient déboucherait sur le constat de l'évidente inexistence
d'un souverain mythique du cosmos. Pour D. Béresniak, l'athéisme
est un " autre intégrisme
". On lui demande seulement par quelle métamorphose le mégalo
et le parano retrouve subitement une existence réelle s'il consent
seulement à se civiliser à l'école de ses adorateurs. Si les ouvrages
de Prodicos ont été brûlés à Athènes sous Périclès et si Protagoras
a dû s'enfuir pour avoir nié l'existence des dieux d'Homère, la
vraie question est de savoir pourquoi le peuple grec tenait tout
autant à ses dieux bien campés sur l'Olympe que les inquisiteurs
du Moyen Âge à leur dieu unique vaporisé dans le vide et pourquoi
il serait fanatique de rappeler que tous les dieux d'hier et d'aujourd'hui
n'ont jamais existé ailleurs que dans le cerveau de leurs fidèles.
Il
n'est pas " intégriste "
de demander à la raison scientifique et à toute psychanalyse qui
se voudrait cohérente d'observer la scission du dieu des chrétiens,
des juifs et des musulmans entre deux monde et le caractère schizoïde
de toutes les idoles divisées entre l'irénique et le sanglant. Mais
s'il faut attendre que Zeus soit mort pour le déclarer mortel, la
question de savoir pourquoi un dieu est censé exister hors des cavités
osseuses qui l'hébergent, et cela seulement aussi longtemps qu'on
y croit, est précisément celle que toute anthropologie sérieuse
devrait poser à la science politique. Car la République également
est censée rencontrable en chair et en os. Ses signes et ses symboles
ne sont-ils pas substantifiés en un personnage bien réel? "La
France est une personne " disait Michelet.
Beaucoup prétendent l'avoir rencontrée. Mais en tant que telle,
elle n'a ni bras, ni jambes. Une anthropologie réellement scientifique
se demandera pourquoi l'encéphale simio-humain croit rencontrer
dans la nature les acteurs que son cerveau a sécrétés , ce qui étonnait
Cervantès, Swift et Shakespeare deux et trois siècles avant Freud.
La nation prendra-t-elle à son compte le titre d'une cantate de
Bach : " Mon cur baigne dans le
sang "? N'avance-t-elle pas dans l'Histoire
entourée d'un chur de séraphins et précédée par les glaives
qui ont assuré sa percée politique ?
4 - L'Histoire et le vide 
En
vérité, l'humanisme issu de la Renaissance a creusé le cratère d'une
ignorance aussi profonde que celle du Moyen Âge et ce cratère, la
raison tremble de le combler, parce qu'il lui faudrait, pour cela,
se demander pourquoi notre espèce est un électron libre que terrorise
l'immensité dans laquelle il vibrionne, au point qu'il " entre
en effroi " de se voir assiégé dans les
solitudes de l'immensité par un personnage qui s'appelle le vide
et que la philosophie occidentale connaît depuis le Parménide
de Platon. Aussi la psychanalyse elle-même
juge-t-elle dangereux d'ébranler le tabou " intégriste
" qui lui interdit de porter l'enquête
de la raison jusqu'à s'interroger sur l'acteur invisible que les
Grecs appelaient le non-être et les modernes le néant. Quel est
le berceau dans lequel une espèce épouvantée se pelotonne , sinon
le ventre maternel retrouvé à l'âge adulte ? Aucun progrès de la
raison ne sera possible en profondeur aussi longtemps que la connaissance
scientifique du psychisme d'un animal livré à l'angoisse butera
sur le tabou qui soustraira d'avance à l'examen l'étude du fondement
cosmique et religieux de l'Oedipe.
5 - Le singe-homme 
L'homme
serait-il un singe catapulté dans le rêve par son déboîtement de
la zoologie ? Précipité dans le fabuleux, il s'est résigné à s'autofinaliser
tantôt sur la terre, tantôt à titre posthume. Il faudra bien que
les héritiers de Darwin et de Freud conquièrent et affermissent
le regard de l'extérieur de ces précurseurs sur un animal tragiquement
programmé pour se ruer dans des mondes fantastiques. C'est cela
que le 11 septembre 2001 a rappelé de la manière la plus cruelle
par un débarquement de plus de l'histoire sotériologique dans l'histoire
réelle. La République, dont la raison critique a pris un siècle
de retard, rendrait son anachronisme intellectuel plus vertigineux
encore si elle se voulait étrangère aux conquêtes de l'anthropologie
moderne au point qu'elle raconterait le christianisme, le judaïsme
et l'islam dans les écoles à la manière des pédagogues qui narraient
les aventures de Zeus aux enfants d'Athènes. Mais peut-être la France
collaborera-t-elle une fois encore à la maturation de l'intelligence
du monde .
6 - De la gestion
bucolique des paradis perdus 
Pendant
tout le XXe siècle, deux forces principales s'opposaient à tout
approfondissement de la psychologie: le messianisme marxiste et
le messianisme chrétien, dont les rédemptions se fondaient , l'un
sur le culte de l'utopie politique, donc sur l'application des évangiles
à l'histoire, l'autre sur le refus de jamais accorder à la "
créature " le pouvoir
et le droit de penser par elle-même. Ces deux armées d'une "
délivrance " allaient-elles
s'affaiblir à la suite de l'effondrement du marxisme, ou bien la
cécité volontaire des deux écoles ennemies en apparence allait-elle
trouver d'autres moyens de faire triompher la peur de penser? En
décembre 1991, je terminais une interview sur l'enseignement de
la religion dans les écoles par ce vu : "
Puisse Marx ne pas remporter, à titre posthume, sa plus terrible
victoire - celle d'entraîner la pensée critique dans sa mort.
" (Peut-on enseigner Dieu à l'école? ,
in La revue politique et parlementaire,
réponses recueillies par Thierry Pfister)
La
dernière décennie a dissipé la brume qui cachait le paysage. D'un
côté, les croyances religieuses traditionnelles ont retrouvé un
semblant de vigueur, mais sur un mode tellement informe et diffus
qu'on y chercherait en vain les formulations doctrinales autrefois
si vigoureusement affichées , de l'autre, une vague catéchèse sociale
répand ses effluves à l'ombre d'une mystique culturelle bien connue
de tous les bas empires, qui se sont toujours appropriés les nostalgies
de l'espérance religieuse dont elles compénétrent la sensibilité
littéraire et artistique d'une époque. Quant aux orphelins du marxisme,
ces inconsolables de l'absolu, dont je me demandais, il y a dix
ans, quel serait l'engagement dans l'action ou dans la réflexion,
ils se sont ralliés à un évangélisme des bons sentiments et des
bonnes volontés, mais en désespoir de cause et du bout des lèvres
- les paradis perdus de la logique vous laissent sans voix.
Les
perspectives de la pensée critique auraient pu renaître des décombres
des messianismes . Mais la laïcité qui grésille encore sous la cendre
a perdu toute cohérence intellectuelle, morale et politique. On
y chercherait en vain une ferme volonté de participer aux aventures
de l'intelligence rationnelle qui s'esquissent désormais à l'échelle
de la planète. Convertie à un vague apostolat éducatif, elle regarde
dormir son évangélisme, dans l'attente et l'appel d'un lointain
et hypothétique salut.
C'est
que la République entend désormais par " raison " le principe
d'action qui inspire sa tâche d'assurer l'ordre public et de faire
régner la paix scolaire dans la torpeur des rédemptions informulées.
L'État laïc a appris que les religions messianiques ne sont dangereuses
qu'aussi longtemps que leurs fidèles sont informés de la rigueur
de leurs dogmes et de la logique interne de leurs terribles orthodoxies.
Il suffit donc de leur faire oublier les formulations littérales
de leurs catéchismes autrefois impérieux et de noyer leurs théologies
aux arêtes coupantes sous une pluie de fleurs pour qu'elles paraissent
devenues inoffensives à souhait. L'État moderne a remporté la gigantesque
victoire d'une gestion bucolique des sotériologies en livrant à
un sommeil éternel le royaume des cieux les plus redoutables.
7 - Les embarras de la
raison d'État
République peut-elle, sans se renier, exclure les risques de la
recherche intellectuelle et les audaces de la pensée ? C'est dans
ce contexte, désormais lié à la définition même de la " civilisation
moderne ", que se pose aujourd'hui la
question de la possibilité proprement scientifique d'enseigner des
doctrines religieuses provisoirement assoupies dans une République
fondée depuis 1905 sur la séparation, en principe radicale, de la
croyance et de la politique - donc sur une distanciation intellectuelle
minimale de l'éducation nationale à l'égard de tous les dieux anciens
et nouveaux - mais sans que la connaissance scientifique de l'imaginaire
ait vraiment progressé.
Il
résulte de la paralysie à laquelle la civilisation moderne conduit
les sciences humaines que la connaissance véritable de l'homme,
qui est critique depuis vingt-cinq siècles, se trouve bien plus
embarrassée que les croyances religieuses par le problème fondamental
de la méthode qui a débarqué avec violence dans la politique avec
le 11 septembre 2001; car la République s'est elle-même subrepticement
catéchisée au point qu'elle craindrait de démasquer son propre rabougrissement
philosophique et la timidité sacerdotale de sa raison, donc la pauvreté
de son recul intellectuel si elle s'exposait aux pleins feux d'un
débat public sur les ecclésiocraties comparées et subrepticement
associées de l'État et des cultes. Les démocraties modernes attendent
que la psychanalyse se laisse féconder par une véritable anthropologie
historique pour assimiler et encourager les percées nouvelles de
l'intelligence. Mais la connaissance à venir de l'Histoire et de
la politique sera nécessairement fondée sur une analyse cruelle
du cerveau schizoïde qui nous gouverne. L'abîme entre le savoir
rationnel, qui est progressif par définition, et les mythes religieux,
dont le statisme fait la force, était infranchissable depuis longtemps.
Il est devenu sidéral dans la véritable postérité de Darwin et de
Freud.
8 - Que veut dire enseigner ? 
Dans
tous les catéchismes, Dieu est toujours déjà là. La foi ne s'interroge
pas sur sa provenance, elle se contente de donner de ses nouvelles:
" ", ou encore : " Dieu dit à Noé : construis
un paquebot. " Mais quand l'idole s'exclame devant Adam
: " Comment sais-tu que tu es nu ? ", elle apostrophe
encore les successeurs de Darwin : " Comment se fait-il,
leur demande-t-elle, que vous ne vous ne sachiez ni comment,
ni à quel moment vous vous êtes étonnés de vous trouver ici? C'est
décidément à bien peu de frais que vous vous donnez le titre d'anthropologues
d'un singe qui veut devenir dieu."
La
pensée distingue l'information de son interprétation, la document
de sa signification, le renseignement de la grille de lecture qui
l'éclaire. La France imitera-t-elle ces cantons de la Suisse romande
qui, au début du siècle dernier, avaient édité un livre d'images
à l'usage des écoles intitulé Mes plus belles histoires, et
qui racontait la bible aux enfants sur le ton d'un conte de fées
? Mais si la laïcité ne saurait immobiliser la raison comme la théologie
immobilise son ciel, comment remettra-t-elle en route les cerveaux
de notre temps et de quel pas l'entendement d'aujourd'hui marche-t-il?
Pour
toute croyance religieuse, enseigner se
confond au message immobile dont ce verbe est porteur et dont il
a reçu la mission d'asséner la sacralité. La formulation d'un credo
est consubstantielle à son contenu. Les papes évoquent leur enseignement
au sens où l'entendent les saints, c'est-à-dire comme une pédagogie
chargée de servir de véhicule à la vérité dite révélée. Par nature,
une théologie est une dogmatique, donc un système hiératique au
sein duquel on étudiera pourtant des tempéraments divers de la foi:
l'enseignement de saint
Augustin est distinct de celui de saint Clément d'Alexandrie par
sa tonalité et ses points focaux, sans que soit jamais précisée
ni la portée des différentes accentuations dans un corpus de certitudes
réputées immuables et intouchables, ni la marge de liberté concédée
au sein d'une doctrine d'un seul tenant à des inspirations légalistes
ou antilégalistes aussi inconciliables que celles de saint Louis,
juriste de l'Inquisition et de saint Jean de la Croix, mystique
de la lumière, de François d'Assises, poète des oiseaux et de Thomas
d'Aquin, conciliateur du réalisme de l'Église avec la théologie
de la grâce .
Dès
lors, l'expression enseigner une religion perd
toute signification rationnelle aux yeux d'un État de droit non
moins embarrassé que l'Eglise par l'ambiguïté de son propre statut
mental puisqu'il se déclare, lui aussi, fondé en " raison
" et pourtant juriste " tolérant
" à l'égard de tous les mystiques du
monde, alors qu'il ne peut que tenir les propositions confessionnelles
pour erronées à partir de la définition même du verbe enseigner
au sein d'une République immergée à son corps défendant dans un
monothéisme.
Les
Romains n'éprouvaient aucun embarras à reconnaître la validité de
tous les dieux ; mais quand il faut arbitrer entre trois dieux uniques
aux théologies inconciliables entre elles, le vrai débat ne se situe
plus au cur d'une doctrine religieuse déterminée, mais au
sein de la philosophie tout entière, qui se définit, depuis Platon,
comme l'expression d'une faculté extraordinaire de la raison, celle
d'enchaîner les unes aux autres des propositions logiques, et qu'on
appelle la dialectique.
Le traitement illogique auquel la croyance soumet les langues elles-mêmes,
en chargeant d'avance du contenu de la foi les mots les plus courants,
lui interdit de jamais approfondir la connaissance intellectuelle
de notre espèce, tandis que la science, elle, n'a jamais eu d'autre
choix que de tenter de donner une signification toujours nouvelle
au "Connais-toi" ou de renoncer à l'ambition qui en fait
l'héritière jamais comblée de la révolution socratique.
9 - La République
et la censure de la pensée 
C'est
ici que la vraie question devient aussitôt celle, dangereuse pour
l'État, de savoir jusqu'où la raison laïque peut autoriser l'éducation
nationale à approfondir la connaissance réelle de l'homme, donc
la science psychologique, et quelles limitations elle imposera à
un corps enseignant supposé savant en ces matières. Depuis vingt
siècles, la religion a rencontré les mêmes obstacles politiques
que les États. Si l'Éducation nationale reculait, prise de vertige
devant les droits de la raison, on demande quel serait le statut
des kamikazes de la lucidité. L'enseignement public peut-il s'interroger
ouvertement sur les restrictions du droit de réfléchir qu'il s'impose,
donc sur les limites auxquelles il soumet son information anthropologique
? Sa vocation est-elle seulement d'apporter des réponses assurées
? La pensée proprement dite préfère poser des questions et porter
un regard sur l'inconscient des problématiques qui sous-tendent
les savoirs.
Il
sera difficile d'enseigner dans les écoles du début du troisième
millénaire que l'homme serait sorti des mains d'un certain démiurge
à seule fin de servir son créateur et son maître dans la plus parfaite
obéissance qui s'attache à l'adoration d'un souverain, il sera difficile
d'expliquer, à l'écoute d'un manichéisme sacré redevenu international
qu'un pouvoir parfait déciderait du sens et des règles de la soumission
absolue à ses desseins et que le monde serait régi par le combat
du Bien contre le Mal : c'est le cerveau du Président de l'État
le plus puissant du monde qui se trouve renvoyé aux ténèbres du
Moyen Âge pour avoir réfuté Allah la bible à la main. Lorsque le
maître de la terre se révèle un ignorant de l'an mil face aux Copernic
d'aujourd'hui, la raison française n'en mènerait pas large, elle
non plus, s'il lui était interdit de semer la suspicion sur les
sources et la validité de l'autorité d'un despote théologique. Nous
ne sommes pas entrés dans le choc des cultures, mais dans le combat
contre les barbares dont le cerveau enténébré nous rappelle que
les civilisations meurent dans les régressions intellectuelles.
Après
le 11 septembre 2001, la question de la subordination radicale de
l'esprit et du cur des hommes à un père du cosmos et à une
religion censée savoir d'avance à quoi s'en tenir sur toutes choses
a fait débarquer le vieux combat de l'intelligence dans la politique
mondiale et a rendu ridicule le retard culturel du Nouveau Monde.
Mais le débarquement du sacré à l'échelle de la planète est pain
bénit pour la science, parce qu'il faudra bien reprendre le harnais
du "Connais-toi".
Les philosophes demanderont en riant aux souverains de l'ignorance
redevenus les maîtres de la terre, comment le sceptre d'un ciel
masculin en diable peut se prétendre informé de la finalité de l'astéroïde
microscopique sur lequel il exerce son autorité. L'école laïque
ne pourra que renoncer à la neutralité de son enseignement si l'élève
lui demande quels principes régiront les tractations des hommes
avec les apanages d'un " tout puissant " et comment seront
partagés les bénéfices entre les exigences du trône céleste et les
revendications des citoyens.
Au
nom de quels droits les vassaux d'un empereur infaillible négocieront-ils
des privilèges qu'ils réclameront pour eux-mêmes, soit par leurs
supplications, soit, en cas de veto, par leur désobéissance? Si
les prétentions de la créature à l'autonomie ne sont pas inscrites
dans son capital génétique et si ses chromosomes du salut se révèlent
insuffisants, tirez-vous d'embarras à lire Les
Provinciales : ces roublards du ciel qu'on
appelle les Jésuites en ont traité tout au long, en peseurs des
grâces accordées, concédées, conquises, refusées tantôt par une
nature satisfaisante, tantôt par un tiers qui comble l'univers de
ses bienfaits.
Mais
il ne s'agit plus d'apprendre à penser et à rire tout ensemble aux
côtés de M. de Voltaire : le monde moderne est traqué par le tragique
de redécouvrir l'éternelle actualité politique du conflit entre
les dogmes d'un catéchisme inaltérable - sinon il ne serait pas
révélé - et la nécessité d'accommoder théâtralement les traits et
les prérogatives d'un créateur du cosmos au rôle d'un acteur soumis
à mille aléas sur la scène de l'Histoire. Qu'on ne s'y trompe pas
: sous l'anachronisme des mythes religieux, c'est le problème de
la nature d'une humanité divisée de naissance entre l'imaginaire
et le réel par son capital génétique qui s'est installé au cur
de la politique mondiale et du choc entre les empires : le 11 septembre
2001, la guerre de l'intelligence européenne est devenue la pièce
maîtresse d'un combat à l'échelle de la terre contre le naufrage
des civilisations, qui s'exprime toujours par de gigantesques triomphes
de l'ignorance. Mais si la postérité de Darwin se précise, il faudra
apprendre à lire l'histoire des religions dans la perspective d'une
interprétation de l'encéphale simio-humain, cet otage de la folie.
Aussi
la science historique ne pourra-t-elle que se doter des méthodes
d'analyse qui lui permettront d'interpréter des documents anthropologiques
aussi titanesques que les théologies des trois religions du Livre
dont un Ben Laden, un Bush, un Sharon ont si exemplairement incarné
les chromosomes. Puisque ces trois miroirs réfléchissent la complexion
psycho-physiologique des trois justices éternelles désormais qualifiées
d' " immuables ",
essayons d'éviter que la République laïque soit ridiculisée par
la miniaturisation de sa raison si elle lance l'encéphale de sa
classe politique et celui de son éducation nationale sur la piste
d'un " enseignement "
dont elle ignore les fondements.
10 - La République
et l'anthropologie historique 
C'est
ici que les difficultés s'aggravent encore, et à tel point qu'elles
soumettent le Ministère de l'éducation nationale à un choix redoutable.
Après tout, la recherche est une chose, la pédagogie de la nation
en est une autre. Le pont entre l'enseignement et la pensée s'appelle
le Collège de France. Certes, il est impossible à un professeur
de Lettres de faire lire Pascal s'il n'évoque les figures du grand
Arnault et de la mère Angélique et s'il ne rapporte fidèlement les
croyances respectives des jansénistes et des molinistes - s'il y
renonçait, l'objet des Provinciales deviendrait
du chinois.
Mais
quels sont les rapports que la théologie entretient avec une connaissance
iconoclaste des plus grands chefs d'uvre de la littérature
mondiale ? D'un côté, la République ne pourra se contenter d'enseigner
un embryon de raison critique dans les écoles ; de l'autre, la laïcité
n'est pas encore armée pour lire les grands anthropologues qui s'appelaient
Jonathan Swift, Cervantès ou Kafka. Mais s'il fallait se résigner
à admettre qu'une démocratie née d'une révolution intellectuelle
internationale cesse de jouer sur cette planète le rôle de tête
chercheuse de la vérité sur l'homme , c'en sera fait de l'humanisme
européen .
A
quelle profondeur un professeur de Lettres comprend-il ce qu'il
raconte en classe? Peut-être prononcera-t-il en passant quelques
mots concernant la tragédie politique, aux yeux de Louis XIV, d'une
école de Port Royal qui changerait la religion du royaume en une
dure ascèse. Alors les sujets les plus doués et les plus croyants
du roi pactiseraient avec les protestants de Genève. Debout dans
la tempête, seul le mythe de l'eucharistie demeurait intouchable
dans le Royaume de France des jansénistes, ce qui atténuait le danger,
pour le trône, de la rivalité entre les orthodoxies et les hérésies
des purifications.
Mais
puisque l'homme devient un inconnu à ses propres yeux s'il n'existe
aucun miroir qui réfléchisse ses traits véritables, il faudra se
résoudre à expliquer aux élèves que le genre humain s'est constitué
depuis le paléolithique en une espèce dont le cerveau dichotomique
la divise entre deux sceptres de la politique, le corporel et le
surréel et que la République, elle aussi, est un personnage mélangé
en ce qu'elle est armée d'un ciel irénique et d'un système répressif
; et si la République est un personnage imaginaire, qu'est-ce que
parler chinois aujourd'hui ?
11 - La République
et l'intelligence historique 
On
rétorquera que l'histoire de la littérature pourra fort allègement
se passer d'un approfondissement réel de la connaissance de l'homme.
L'étude d'un écrivain se limitera à la dégustation de son style.
L'art d'écrire a ses connaisseurs. On apprend à tenir une plume
aussi bien dans Homère, Virgile ou Tacite qu'à l'école de Pascal,
de Bossuet ou de Voltaire. On étudiera en aficionado le rythme,
l'élan et la clarté qui commandent la souveraineté d'un calame de
théologien ou de croyant. Même les traducteurs terrassent quelquefois
leur modèle. Mais la République ne peut s'offrir le luxe de demeurer
muette devant les huit guerres de religion qui ont ensanglanté la
France. Il faut donc que sa tête soit mieux apprêtée pour apprendre
à rendre intelligibles le sanglant.
Clio
ne se contentera pas de rappeler le contenu littéral des croyances
respectives des protestants et des catholiques ; elle ne prétendra
pas que " description vaut titre ". Elle ne croira pas
qu'elle aura expliqué les causes du siège de la Rochelle pour avoir
cité les clauses de l'Édit de Nantes. Inutile de déplorer les massacres
de la saint Barthélemy ou l'affaire des Placards sous François 1er
, cette insulte à la messe, qui fit brûler un hérétique par carrefour
dans Paris, avec cérémonies d'expiation et de purification de la
ville et de la nation à chaque crémation rituelle, toutes grandement
honorées de la présence des plus hauts dignitaires du Royaume portant
un cierge à la main : il faut expliquer pourquoi les croyances des
deux camps tenaient tellement à cur aux uns et aux autres
que les fidèles s'en faisaient une question de vie et de mort et
que de sanglants étripages en résultaient de toute nécessité. Entre
le singe-homme et le singe-dieu, peut-être n'y a-t-il que l'épaisseur
d'un cheveu. La science moderne est sur les traces des chromosomes
d'une espèce intermédiaire entre l'animal qu'elle n'est plus tout
à fait et l'homme qu'elle n'est pas encore, tellement la piété est
inintelligible sans une anthropologie en mesure de rendre compte
de l'évolution de l'encéphale des semi évadés de la zoologie.
12
- La République et l'interprétation du génie littéraire

Pour
l'heure, l'historien moderne n'est pas devenu pensant au sens nietzschéen
ou freudien. Quand il saura qu'il raconte "une
histoire de fou racontée par un idiot "
et quand il confessera qu'il n'y entend goutte, il se mettra à décrypter
les grands visionnaires qui s'appelaient Cervantès, Shakespeare
ou Swift. Du coup, il commencera de se demander pourquoi l'homme
est un animal que son cerveau propulse dans des sotériologies plus
ou moins exterminatrices, et il s'étonnera de ce que l'évolution
d'un primate anthropoïde ait fait basculer son crâne dans des mondes
irréels, de sorte que sa simiennité spécifique le fait vivre depuis
une centaine de millénaires dans deux univers à la fois. Mais nos
dédoublements oniriques se chevauchent, se contredisent, se combattent
et nous livrent à des exécrations inexpiables.
Peut-être
l'historien ad usum delphini s'apercevra-t-il
un jour que l'irréel est la clé des événements réels qui jalonnent
le destin des nations et qu'on ne comprendra pas un traître mot
au siècle entier des camps de concentration et des goulags aussi
longtemps que nous ignorerons pourquoi les semi-déboîtés du règne
animal se divisent entre leurs hosannas et leur géhenne.
13 - La République et les
prophètes 
Alors
le vieil adage selon lequel les voies du ciel sont impénétrables
fera de la raison son légataire universel. Les guerriers de la lucidité
se mettront à l'école des prophètes quand ils auront appris, à leur
école, la vocation de l'intelligence de donner un autre cerveau
à Jahvé, un autre cerveau à Allah, un autre cerveau au dieu de la
croix. La raison deviendra le nouvel Isaïe, celui qui dira non plus
aux idoles, mais aux hommes qui les sécrètent: " Vos
sacrifices, je les ai en horreur et vos mains pleines de sang me
dégoûtent. "
Cette
lueur-là redonnera son vrai destin à la lumière. Quand elle s'allumera
au cur d'une laïcité encore contrainte de s'arrêter dès ses
premiers pas dans les écoles de la République, l'idée d'enseigner
" la religion "
donnera à quelques-uns l'idée de réconcilier la philosophie avec
les blasphémateurs de génie qui se sont donnés à tuer pour avoir
craché dans la douleur à la face de l'idole d'Israël .
2 janvier 2002
|