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La survie de la civilisation de la pensée et l'enseignement des "faits religieux"
Lettre aux enseignants dans les collèges et les lycées

 

L'âge de l'interprétation historique et philologique du christianisme s'achève de la manière la plus brillante avec les travaux de Mordillat et Prieur (L'origine du christianisme, Ed. du Seuil) qui ont conduit jusqu'au terme de sa logique interne la problématique de la recherche inaugurée par Érasme au XVIe siècle et poursuivie jusqu'à Renan et ses successeurs. Désormais, l'heure de la lecture anthropologique de l'imaginaire religieux de l'humanité peut commencer. Elle s'inscrira dans la postérité de Darwin et de Freud.
J'ai rédigé une lettre ouverte aux enseignants dans les écoles et les lycées afin d'éclairer quelques chemins d'une révolution de la méthode qui posera aussi bien à l'humanisme de demain qu'à la géopolitique du XXIe siècle le problème fondamental de la survie ou du naufrage de la civilisation de la pensée.

1 - Un casse-tête
2 - L'éducation nationale et le génie de l'humanité
3 - Les géants de la raison et la théologie
4 - Dialoguez avec le ciel
5 - Les embarras politiques de "Dieu"
6 - Le dédoublement de " Dieu "
7 - L'avenir de la méthode historique
8 - Qu'en est-il du mythe de la création?
9 - "Dieu" et l'inconscient de l'humanité
10 - Comment faire parler " Dieu " ?
11 - La naissance virginale
12 - Le péché de la République
13 - Lucifer est dialecticien
14 - Le Dieu des singes
15 - Comment la République peut-elle parler de Jésus ?
16 - La raison, le cœur et l'esprit
17 - Le fer et le feu de la raison
18 - Les nouveaux sacrilèges d'Isaïe
19 - Les deux sacrifices
20 - Saisissez la chance de la France

1 - Un casse-tête

A la rentrée de septembre, il vous sera demandé d'enseigner les "faits religieux" dans les écoles et dans les lycées. Je comprends votre embarras : la République vous ayant appris à raisonner, elle ne vous a dispensé aucune initiation à l'enseignement du surnaturel. De surcroît, les faits ne sont pas l'objet d'un enseignement : on ne communique jamais que du signifiant, donc de l'intelligibilité. Vous distinguez l'information qui fournit des renseignements exacts, de l'interprétation qui arme les documents de leur compréhensibilité. C'est donc dans l'angoisse que vous vous demandez comment l'éducation nationale vous demandera de séparer clairement les événements réellement arrivés de ceux que leur statut théologique relègue nécessairement dans le vaste empire des prodiges et des songes. Les premiers ne vous donnent pas moins de fil à retordre que les seconds ; car les péripéties de l'histoire que nous déclarons avérées en raison des preuves qui attestent qu'elles se sont effectivement produites se rendent déjà difficiles à déchiffrer, et vous savez mieux que personne combien les historiens se disputent à leur sujet au gré des écoles entre lesquelles ils partagent leur intelligence du politique; mais les faits rêvés que rapportent les récits sacrés, comment allez-vous les expliquer, c'est-à-dire enseigner leur signification aux yeux des enfants dont la France vous a confié la mission non seulement d'éduquer la raison, mais de former le jugement ? De surcroît, il arrive également à la théologie d'imposer une lecture religieuse d'événements réels. Comment allez-vous séparer les circonstances susceptibles de se prêter à une lecture mythologique de ceux qui s'y montrent rebelles ?

Votre vocation n'est pas de produire des têtes bien pleines, mais de forger des caractères. Les malheureux qu'une autorité aveugle aura pliés dès l'enfance à reconnaître pour vrai ce que l'ignorance des adulte leur aura ordonné de croire seront coulés pour longtemps ou pour toujours dans un creuset différent de celui des esprits qui auront appris, comme disait Voltaire, à " penser par eux-mêmes ". Ceux-là sauront conquérir et discipliner le bien le plus précieux, la capacité de raisonner avec droiture et fermeté. Puisqu'une humanité infirme porte de siècle en siècle la marque des pédagogues qui ont conduit ses premiers pas, vous êtes, depuis les origines, les premiers accoucheurs de l'encéphale de l'humanité .

Depuis un siècle et demi, vous étiez devenus les phalanges macédoniennes de la connaissance rationnelle. Comment apprendrez-vous à décrypter la signification, non plus seulement de l'assassinat de Jules César en plein Sénat ou de Jaurès rue du Croissant, mais de la fécondation de Léda par un Jupiter métamorphosé en cygne ou de la fécondation de Marie par le Dieu de Moïse ? Peut-être les événements forgés par l'imagination religieuse ont-ils plus de sens que tous les autres ? Il avait plus de mille ans d'âge, le Dieu qui se montrait peu soucieux de se donner une progéniture. Mais si l'on considère que la longévité d'un dieu est de trois millénaires environ, celui-là arrivait tout juste à maturité. Votre vrai patron est un Grec audacieux qui soutenait que l'ignorance est la " mère de tous les maux ", et qui fut condamné à mort pour avoir outragé le ciel de l'époque par une si grande offense à son autorité. Vous prendra-t-on par la main pour vous reconduire sur les bancs de l'école ?

2 - L'éducation nationale et le génie de l'humanité

J'ai déjà dit qu'il existe deux sortes d'ignorances, celle qui donne à croire que des événements miraculeux par nature se seraient réellement produits en tels lieux et à telle époque et celle qui, à l'inverse, soutient que les aventures de l'imagination à laquelle l'encéphale des évadés de la nuit animale sert de théâtre ne présenteraient aucune signification , de sorte qu'on perdrait son temps à prétendre en déchiffrer les secrets.

S'il vous fallait tenter de décrypter le sens de cette guerre entre deux formes rivales d'une même sottise, sur quelle galère l'éducation nationale ne vous demanderait-elle pas de monter ! Mais c'est peu dire que d'évoquer un tel embarquement, alors qu'il s'agit rien moins que de descendre dans une géhenne dont personne n'a encore atteint le fond. Comment vous initierez-vous à l'écoute de ce que nos mythes et nos symboles disent de nous dans notre dos ? La République n'a pas d'école sur les bancs de laquelle elle vous inviterait à retourner vous asseoir. Mais il se trouve que tantôt vos élèves et leurs familles ignorent tout de la religion du pays , tantôt ils croient dur comme fer qu'elle dit la vérité au sens où Actéon aurait surpris Diane au bain ou que Jésus serait né d'une vierge. L'éducation nationale ne saurait vous condamner à marcher sur des charbons ardents. Or, d'un côté , l'État vous sollicite de faire preuve d'une connaissance de notre espèce tellement abyssale que seuls, au cours des siècles, quelques esprits ont tenté de descendre dans cet enfer ; d'un autre côté , la France laïque vous prie de ne pas aborder les sujets brûlants, parce que la tolérance est devenue une forme déguisée de l'interdiction de penser. Une raison bâtarde vous ordonne désormais de juger respectables les sottises les plus folles que l'imagination de notre espèce s'est ingéniée à répandre au cours des millénaires de la peur.

Comment vous soumettrez-vous au saint tribunal des cultures si la République vous ordonne de surcroît de condamner au mutisme les fables et les superstitions de nos ancêtres dont, dans le même temps, elle vous demande de charger la mémoire des enfants ? Vous ne sauriez laisser sans voix une descente de croix, une cathédrale, une oraison, le prodige eucharistique, l'immaculée conception , les pélerinages à saint Jacques de Compostelle pour le motif bien sot que ce menteur d'Hamlet n'a pas vu le spectre de son père se dresser sur la terrasse embrumée du château d'Elseneur, que ce bêta de don Quichotte n'a pas rencontré Dulcinée du Toboso, mais Maritorne jetant du grain aux poules, que la Béatrice de Dante n'était qu'une petite bourgeoise de Florence et qu'Œdipe est devenu visionnaire pour rien à Colonne. Mais encore une fois, on vous demande à la fois de marcher sur des œufs et d'enseigner le génie de l'humanité jusque dans les villages les plus perdus de l'hexagone.

3 - Les géants de la raison et la théologie

Si c'est la raison portée à l'incandescence de la satire ou du sarcasme des Swift, des Rabelais, des Molière, des Voltaire, mais aussi l'intelligence brûlante du Cantique des cantiques qu'on vous demandera d'enseigner, je voudrais savoir quelle forme de l'ignorance il vous faudra apprendre à terrasser et à quels géants l'État demandera de former - les pédagogues de génie de la France du IIIè millénaire.

La République se propose d'ouvrir une faculté de théologie de l'Islam. Son génie la rend soucieuse d'enseigner l'omniscience d'Allah à la France de l'ignorance, donc de la pensée. Combien de dieux, combien de dogmes, combien de catéchismes allez-vous enseigner au nom des principes de 1789 ? De quelle Liberté, de quelle Égalité, de quelle Fraternité serez-vous les apôtres si vous n'êtes pas les missionnaires des songes de l'humanité, mais les éducateurs de la pensée, les prêtres de l'individu, les médiateurs de l'unique , donc du génie et les catéchètes de l'universel ? Ce n'est pas sous une pluie de prodiges que vous arbitrerez le débat entre la vérité et la beauté, les faits et les signes, les événements et les symboles. Sauvez les perles et jetez les scories des trois dieux uniques sous le sceptre desquels vous demeurez placés, demeurez les Christophe Colomb de la pensée de la France.

C'est dans l'esprit de Sancho, votre serviteur, que je vais tenter de mettre dans mon havresac quelques thèmes modestes, mais raisonnés, afin que vous les présentiez aux enfants non point apprêtés comme des colis ficelés par les définitions minimales qu'en fournissent les dictionnaires, mais cuisinés par ma simplicité, ce qui les rendra intelligibles à leur entendement. Puisque les responsabilités de la France rationnelle reposent sur vos seules épaules, ce léger viatique de l'art culinaire, tel qu'il est pratiquée par les professionnels, vous permettra d'avancer sur un terrain jalonné de quelques points d'amarrage de la théologie qui vous serviront de repères.

En premier lieu , il faut que la science politique offre un point d'accrochage à votre catéchèse, afin que vous appreniez à décrypter la tournure d'esprit, la législation et la magistrature qui président à la pastorale des tortures éternelles dont les trois dieux uniques se trouvent armés par leur orthodoxie: car leur sagesse et leur sainteté passent pour les couronner dans le ciel et les faire plonger dans les abîmes infernaux .

Dites-vous bien qu'il faut s'armer de courage pour observer les hommes dans les miroirs confessionnels où ils se reflètent tout nus. Il n'est pas de portrait en pied plus criant de vérité que celui du surnaturel. Notre espèce s'y démasque à s'y couronner d'anges et de séraphins. Mais c'est à vous, les éducateurs de la nation, qu'il appartient d'enseigner aux enfants à juger l'immoralité du ciel théologique de la France d'autrefois et d'aujourd'hui. Alors seulement, vous leur apprendrez l'esprit ; alors seulement vous en ferez les bâtisseurs du cerveau des nations ; alors seulement ils sortiront de vos mains en architectes de la pensée du monde. Ne craignez pas d'élever bien au-dessus du " Dieu " d'autrefois les jeunes têtes que la République vous a confiées. Quels éducateurs vous serez si , d'emblée vous enlevez au saints et aux prophètes le monopole de mortifier les idoles, de briser leur orgueil et de les traîner dans la poussière. Soyez les redresseurs de la France de la pensée. " Dieu " attend ses pédagogues du IIIe millénaire.

4 - Dialoguez avec le ciel

Ne commencez pas tout de suite d'enseigner que les trois dieux uniques n'ont jamais occupé d'autre domicile que la tête de leurs adorateurs, parce que les saints eux-mêmes ont frémi de reconnaître leur propre génie dans la germination du "Dieu " qui se faisait sa place dans leur encéphale. Notre espèce est la seule que terrifie le spectacle du propriétaire auquel il a donné son cerveau en location. Mais quel fécond effroi de voir trois sauvages se proclamer " uniques " dans notre boîte osseuse, quelle épouvante de les regarder se dégrossir sous nos yeux ! Quand se rendront-ils dignes de se proclamer absents dans le cosmos ? Peut-être les prophètes d'autrefois avaient-ils encore besoin du support de leurs maquettes pour se donner à habiter par des idoles un peu moins barbares que celles de leurs prédécesseurs, peut-être ne pouvaient-ils travailler que sur des modèles contrefaits ?

Le " Dieu " le plus achevé sera celui qui couronnera la sainteté de l'incroyance. Un jour l'humanité se décidera à prendre ses divinités à sa charge et à s'en reconnaître le pédagogue. Mistral a écrit que le bœuf se plaint de n'être pas le bouvier ; il lui répond que les doigts de la main ne sont pas égaux . L'Église mettra toujours un bâillon sur la bouche de ses poètes ; mais Jean de la Croix ou Me Eckhardt ont reconnu le " Dieu absent " qu'ils étaient devenus à eux-mêmes dans la bûche incandescente qu'ils avaient appelée " Dieu ". Apprenez aux enfants qu'ils sont la France et son histoire, qu'ils sont la République et son destin, qu'ils sont la loi et l'esprit de la loi - et vous les rendrez porteurs de la France, de la République et de la loi. Mais un pédagogue est d'abord un guide, et c'est sur le chemin de leurs responsabilités proprement cérébrales qu'un vrai guide conduit les apprentis de la connaissance. Avancez pas à pas. Ne demandez pas à une France responsable de son passé de brûler les étapes de son devenir.

Observez, en premier lieu l'orgueil des trois idoles dont chacune se croit unique. Pour cela, il vous faut apprendre les secrets de la politique. Sachez que cette science repose entièrement sur les formes diverses que la force emprunte dans l'histoire. Dieu a commencé sa carrière en autocrate aveugle ; mais, à l'origine, il paraissait d'autant plus convaincant qu'il épouvantait davantage sa créature. Aussi disait-on pieusement que la crainte du maître est le commencement de la sagesse de ses serviteurs. Le génocidaire du Déluge fournit un modèle de fou furieux dont un clergé de robins astucieux et d'administrateurs habiles a ensuite appris à ritualiser prudemment les préceptes. Mais, bientôt, ils se sont assurés des rentes aux guichets de leur ciel. Comme ce type d'autorité éteint bientôt le respect, un autre clergé s'est attaché à lui substituer une divinité plus lointaine, dont il a régénéré l'autorité à la rendre moins accessible et moins corruptible.

5 - Les embarras politiques de "Dieu"

Mais, du coup, une autre difficulté s'est présentée aux gérants du ciel ; car un amollissement excessif du sceptre de l'idole l'affaiblit sur cette terre au point qu'elle cesse entièrement de gouverner ses sujets; mais si vous la cachez à l'excès dans l'inaccessible, elle présentera dans les nues des inconvénients politiques non moins embarrassants que si la ligotez ici bas. Comment équilibrerez-vous les avantages et les désavantages respectifs du saisissable et de l'insaisissable si vous condamnez le souverain du monde à demeurer aussi boiteux au ciel que dans l'histoire ? A quelle distance du règne animal faut-il donc que vous placiez la divinité pour qu'elle dépasse quelque peu notre stature, mais sans excès ? " Je ne sais, dit Sancho, devenu gouverneur, comment je vais équilibrer les profits et les nuisances de ces apprêts. En vérité, mon maître, l'illustre du Quichotte de la Manche, n'en sait rien non plus, et peut-être le maître du ciel et de la terre qui le tient dans sa main ne le sait-il pas non plus, puisque c'est nous qui en décidons tous les jours au gré des circonstances qui font la loi à mon gouvernement. Néanmoins j'accorderai au ciel de tous les chevaliers errants de la Castille et de l'Estramadure une autorité moins bureaucratique et moins tatillonne que celle qu'il m'avait paru, hier encore, habile d'attacher à son char. "

Mais comment redonnerons-nous au grand tueur du Déluge son prestige et son rang si ses prérogatives vont à vau l'eau sitôt que son ciel des noyades se trouve frappé d'asthénie et cesse de nous faire trembler de tous nos membres ? Vous apprendrez donc aux enfants à observer d'un œil soupçonneux les bandelettes dans lesquelles les greffiers et les notaires de " Dieu " l'enveloppent ; et vous leur ferez gentiment observer que les rois fainéants voient bientôt leur pouvoir, même légitime, tomber en quenouille. Puis vous attirerez gentiment leur attention sur les désavantages non moins grands que présente la méthode opposée ; car si vous hypertrophiez l'autocratie de l'idole et si vous tentez de redorer le blason de ses massacres à enrober son sceptre d'un mystère impénétrable, vous la précipiterez dans un arbitraire plus redoutable que le précédent, puisque la gratuité de ses grâces et de ses fulminations échappera à tout examen perspicace de ses adorateurs, de ses fidèles ou de ses sujets.

6 - Le dédoublement de " Dieu "

Toute la classe vous demandera alors comment il faudra maîtriser un despote auquel on aura laissé la bride sur le cou. Vous lui répondrez qu'il est imprudent de soustraire le souverain du monde au jugement de ses sujets - et vous éveillerez l'intelligence encore tâtonnante de vos élèves à leur signaler la nécessité d'exercer leur esprit critique dès le plus jeune âge. Du coup, ils s'interrogeront d'une seule voix sur les moyens dont ils disposent pour sauvegarder leur entendement du danger de le laisser tomber en léthargie, et il sera réjouissant de les entendre se demander si le " Dieu " dont ils apprêteront le caractère et le cerveau sous vos yeux ne serait pas leur propre double, si leur ciel et eux-mêmes ne feraient pas une seule et même personne plus ou moins éveillée ou endormie, et enfin si leur tête se divisera toujours entre deux personnages en dialogue entre eux, alors même qu'ils se découvrent capables d'observer leur propre science de " Dieu " de l'extérieur - ce qui prouve que leur être véritable se trouve ailleurs. C'est ainsi que vous aurez progressé vers la question que je vous ai conseillé d'éviter de poser tout de go - puisque la pédagogie et un art de la méthode - celle de savoir de quelle nature est le personnage imaginaire qu'on a installé dans leur tête. Pourquoi, vous demanderont les enfants, prétend-on qu'il loge quelque part dans l'étendue ? Vous leur répondrez que Sancho ayant procédé à l'enchantement de Dulcinée croyait si fort à ce prodige trois jours seulement plus tard, qu'il s'affairait aux côtés des secouristes qui tentaient de la désenchanter.

Ces premiers rudiments d'une anthropologie scientifique vous aideront à donner un sens intelligible à l'histoire des métamorphoses cérébrales dont les trois dieux uniques sont le théâtre et qui ont fait passer notre espèce de l'âge du polythéisme à celui de nos trois monothéismes. Pourquoi ces dieux-là se révèlent-ils plus instables que les dieux antiques ? Notre identité serait-elle devenue plus flottante, puisque nous jouons à leurs côtés un jeu de plus en plus endiablé ? Certes, les dieux du paganisme jouissaient d'une stabilité politique et psychophysiologique plus grande que celle des trois dernières arrivées de nos idoles ; mais vous remarquerez, dans la foulée, qu'Athéna ou Apollon ont été conduits à des formes de sclérose et de dessèchement de leur tête fort différentes de celles dont souffrent les trois patients de notre ciel triphasé. Mais précisément, nos trois dieux nous racontent en détail l'histoire de notre encéphale. C'est un bien grand avantage de nous voir serrés de près par l'histoire de " Dieu ". Car nos trois idoles nous contraignent désormais à examiner l'évolution de notre morale, de notre politique et de notre intelligence à l'échelle de la terre entière.

7 - L'avenir de la méthode historique

Mais vous retirerez un autre avantage encore d'enseigner en classe l'observation de la boîte osseuse de notre espèce. Car les titanesques miroirs théologiques dont notre histoire a armé le cerveau de nos idoles et le nôtre nous montrent la migration d'une divinité exténuée par ses bureaucrates à celle de Calvin et de Luther. Ce spectacle met entre vos mains la clé de toute l'histoire de la Réforme et de ses effets collatéraux depuis le XVIe siècle jusqu'à nos jours ; car il vous permet de suivre pas à pas un demi millénaire de l'histoire du cerveau de la France et de l'Europe . Vous rendrez enfin intelligible à la République, sinon dans le primaire, du moins au lycée une méthode historique dont vous n'avez, certes, pas encore conquis toutes les armes dont elle dispose pour accéder à la connaissance scientifique de la vie religieuse de l'humanité, mais dont les premiers pas sont dans Cervantès, Swift, Shakespeare et tous les géants de la littérature mondiale.

De quoi notre éducation nationale souffre-t-elle en tout premier lieu , sinon de l'incapacité de la science actuelle de l'homme de remplacer un enseignement théologique défunt par un enseignement rationnel ? Mais puisque la République, rongée par l'ignorance, est tombée dans un second Moyen Âge et puisqu'elle vous demande d'enseigner de prétendus "faits religieux" sans vous proposer, et pour cause, la recette qui vous permettrait de leur donner un sens intelligible aux yeux des nouvelles générations, vous êtes condamnés soit à rendre les mythes sacrés relativement compréhensibles à l'école d'une raison dont vous ne disposez pas encore entièrement, mais à laquelle vous vous initiez avec courage, soit à enseigner des dogmes et des orthodoxies, ce qui, par bonheur, vous demeure interdit.

L'État laïc est au rouet. D'une part, il a le devoir de demeurer fidèle à l'histoire de la raison européenne et française depuis trois siècles, d'autre part, il se montre poussif au point qu'il ignore les derniers secrets de l'évolution des espèces et les découvertes des sciences de l'inconscient. Sa scolastique fait de vous les otages de la psychologie bloquée dont il souffre, mais également des privilégiés inattendus; car, à sa manière, l'éducation nationale vous somme de relever le défi que lance à l'intelligence de la France et du monde entier la théologie de l' " axe du mal " dont l'empire américain nourrit son ambition à l'échelle de la planète.

Si la République affolée vous met en première ligne, c'est que jamais encore la France laïque ne vous avait demandé d'essuyer les feux de l'ignorance et de la peur aux côtés des enfants des écoles. Si vous vous laissez engourdir par la raison trop rieuse de Voltaire, vous vous réveillerez demain dans un Eden ensanglanté. Interrogez-vous donc en premier lieu sur les secrets du paradis des idéalités parareligieuses de 1789 dans lequel la France endormie a été transportée. Les enfants de la raison attendent de vous que vous leur transmettiez le flambeau de votre vocation de soldats de la nation de Descartes. Retirez-les doucement du sommeil, et ils vous demanderont pourquoi la France suffoquée par la chute de sa raison dans un monde enchanté , la France étouffée par le mutisme de son entendement, la France d'un nouveau Bas-Empire ne vous demande pas de courir à son secours et de lui réapprendre à penser le monde et elle-même. Alors, vous leur enseignerez que la mort des mythologies sacrées les condamne à ressusciter dans l'intelligence de demain.

C'est pourquoi votre Sancho vous propose de déposer dans votre giberne quelques thèmes centraux auxquels vous initierez les enfants afin qu'à l'école du feu qui vous habite, ils apprennent à donner au pays des don Quichotte de la raison la balance à peser l'encéphale de l'humanité.

8 - Qu'en est-il du mythe de la création?

Le créateur est le personnage auquel l'humanité a confié le rôle de monter sur le théâtre de l'immensité et de lui raconter la scène que nous baptisons " le commencement " ainsi que les principaux épisodes qui ont suivi l'inauguration de l'univers. Comment allez-vous expliquer ces événements en classe si votre enseignement n'est réservé qu'aux enfants en bas âge et si les élèves du lycée conserveront leur vie durant l'empreinte ineffaçable reçue dans la candeur de leurs premières années ? Faute de directives de l'éducation nationale concernant le degré de profondeur de la réflexion rationnelle à laquelle vous serez autorisés à initier les adolescents, je vous suggère une feuille de route en trois étapes.

En premier lieu, vous parlerez du temps. Les Anciens n'imaginaient pas que l'univers de la matière aurait surgi du vide: ils croyaient que la terre et les étoiles étaient porteuses de leur propre éternité. Nous savons maintenant que le cosmos enflammé dont nous habitons un microscopique recoin s'étend sur environ quinze milliards d'années-lumières, mais que d'autres univers en feu existent sans doute dans l'infini de l'espace et du temps; mais surtout, nous avons appris que cette débauche d'astres incandescents a bel et bien bénéficié d'une fulgurance initiale, parce que les étoiles sont condamnées à s'éteindre, comme tout combustible. Aucune matière ne saurait jouir d'une durée éternelle, aucun incendie se prévaloir de l'immortalité. Vous direz donc aux enfants que nos savants ont remplacé le mythe de la création par un " big bang " silencieux, parce que le vide n'est pas un messager du sonore.

Puis, vous leur expliquerez que tout savoir véritable doit avoir connaissance de l'ignorance qui le sous-tend ; et vous enseignerez que l'ignorance est sans remède quand elle se montre certaine de savoir ce qu'elle ignore - ce qui vous permettra de faire entrer dans les écoles le royaume immense de l'inconscient; car les enfants sauront dès leur plus jeune âge que nous sommes devenus un peu plus intelligents que nos ancêtres, qui n'étaient encore que des primates saisis par l'épouvante et qui n'en revenaient pas de se voir précipités dans le vide. Mais ce qui les laissait le plus éberlués, c'était de se trouver privés de chef. Pelotonnés et tout tremblants dans une encoignure du cosmos, ils se sont aussitôt affairés en tous lieux à se chercher un maître ; et ils s'en sont bientôt forgé un tel. Puis, vous direz que, depuis lors, nous jouissons du prodigieux avantage de suivre la véritable histoire de notre encéphale à la trace des modèles cérébraux de nous-mêmes que nous dressons dans les nues.

9 - "Dieu" et l'inconscient de l'humanité

Entre nous, vous avez remarqué que l'exploration de l'inconscient a commencé avec le "Connais-toi" socratique, puisque l'ignorance se présente toujours sous la forme d'un savoir sûr de lui. Vous êtes donc des éveilleurs-nés. Vous direz aux enfants que les énigmes insolubles sont plus dignes de solliciter la pensée que les réponses assurées des sots ; et vous le leur ferez comprendre tout de suite à seulement leur faire observer la stupidité de nos ascendants, qui ne se sont pas demandé un instant comment il se faisait que l'espace et le temps, ou l'espace-temps, comme nous disons aujourd'hui, existaient déjà, semble-t-il, pour accueillir dans leurs plis et replis l'explosion fantastique qui allait précipiter dans le vide de l'infini des milliards de galaxies flamboyantes. Ne craignez pas de moucher dès le berceau la forfanterie d'une espèce blottie dans une niche du cosmos, parce que le tragique est le creuset de l'éveil : vous direz aux enfants que les planètes sont des scories desséchées du cosmos et que leur intelligence est appelée à sortir du néant dans lequel nous sommes logés.

Ne craignez pas d'enseigner leur véritable demeure aux enfants ; car ce seront seulement les plus intelligents d'entre eux que vous remplirez d'une angoisse féconde, parce qu'ils se sentiront appelés à laisser mûrir en eux les plus beaux fruits de leur raison. Vous n'effraierez jamais que les élus. Laissez les aveugles et les sourds se croire en bonne santé : je vous assure qu'ils ne s'inquièteront de rien dans le silence de l'éternité.

Puis vous ferez remarquer aux enfants qu'on ne saurait renoncer à un leurre avéré pour se précipiter aussitôt dans un autre ; qu'il est inutile de quitter les bosquets du créateur pour s'accrocher aux basques de la matière ; que les savants sont les rois d'une gigantesque dérobade. Car ils ne s'interrogent en rien sur la manière dont ils sont englués dans le temps et avouent ne pas le connaître . Sitôt qu'ils capturent quelques-unes des manifestations de ce mystère, ils se détournent de cette énigme pour le motif qu'ils ne la jugent pas exploitable . Alors, les enfants vous demanderont pourquoi les croyants et les savants s'enfuient à toutes jambes devant leur ignorance de la nature du temps, puisque, sans le temps, rien n'existerait, de sorte que le verbe être n'aurait pas pu être inventé.

Et puis, je parie qu'un enfant vous dira : " Monsieur, on ne peut pas demander ce qu'est le temps à partir du verbe exister . Si le temps est le père du verbe être, on ne peut dire de lui: 'Tel père tel fils'. - Très bien, continue. - Quelle est la nature du temps s'il faut déjà être tombé dans le temps pour poser la question de son existence tout de travers? - Que veux-tu dire ? - Monsieur, le temps me donne une définition de lui-même qui le fait déjà tomber dans le temps, donc qui m'empêche de le voir de l'extérieur. - C'est-à-dire? - C'est-à-dire étranger à notre usage du verbe exister. - Continue . - Si la saisie du temps échappe à notre langage, je ne saurais jamais ce que je suis."

Votre petit logicien vous donnera une bonne occasion de lui répondre que l'humanité d'aujourd'hui n'a pas moins peur du vide que les premiers ahuris que leur évasion du règne animal a livrés à une immensité sans voix. Comme les enfants naissent logiciens et ne perdent cette faculté que peu à peu, ils vous demanderont aussitôt quelle est la différence qu'il convient d'établir entre les savants et les croyants dans l'empire de la peur ; et vous ne manquerez pas de les faire progresser à seulement leur faire remarquer que les savants tournent le dos au mystère du temps, tandis que les croyants interposent entre eux et le vide un talentueux acteur, qu'ils chargent de conjurer la durée qui les encapsule. C'est ainsi que vous rendrez existentielle la question du " Dieu " qui n'existe pas, mais qui se coltine une victime infirme.

Alors les plus intelligents de la classe entreront dans la deuxième étape de l'enseignement de la raison républicaine et ils vous demanderont : " Comment se fait-il que " Dieu " n'ait personne de caché derrière lui ? Comment supporte-t-il sa solitude ? Mais si nous dialoguons avec notre double quand nous nous entretenons avec lui , qui sommes-nous quand nous faisons semblant d'ignorer que personne ne monte la garde dans notre dos ? Allons-nous cesser de nous dérober au vide , soit en fermant les yeux, comme les savants, soit en installant un ingénieux prête-nom derrière nous ? Quel est le subterfuge qui fait de nous les éternels fuyards de la nuit ? Comment faisons-nous parler " Dieu " ? L'enfant qui vous posera cette question-là, vous le prendrez à part - et si vous n'en avez éveillé qu'un seul, vous n'aurez pas perdu votre temps. Car vous l'initierez à la troisième étape.

10 - Comment faire parler " Dieu " ?

Vous lui direz que les théologiens sont des esprits stupéfiés de parler de " Dieu " et qu'en vérité, ils n'en reviennent pas, tellement ce prodige les laisse tout pantois. Vous direz donc à cet enfant que les personnages collectifs se donnent une existence symbolique dans les esprits capables de les écouter et qu'ils se mettent à parler par la bouche de leurs interprètes. Vous enseignerez à cet enfant l'art d'écouter la France ou la République. Pour cela, vous l'initierez à la connaissance de ces personnages, ce qui inspirera à l'enfant l'envie d'en écouter la voix . Puis vous lui direz que s'il n'entend pas ce que Socrate dit de l'humanité et ce que l'humanité dit de Socrate, il n'apprendra à connaître ni l'humanité, ni Socrate ; que s'il n'entend pas ce que la philosophie dit aux hommes et ce que les hommes répondent au personnage qui s'appelle la philosophie , il n'apprendra ni la philosophie, ni l'humanité.

Puis, vous livrerez les secrets d'un procédé de rhétorique vieux comme la Grèce, la prosopopée, qui permet d'emprunter la voix des lois, des mathématiques, de la peinture, de la musique, de la littérature ou de la langue française à condition d'entrer dans l'âme et dans l'intelligence de ces personnages. Quand l'enfant commencera d'écouter parler la France d'une manière qui vous paraîtra digne de l'initier au génie des grands théologiens qui ont appris à faire parler " Dieu " , vous lui raconterez l'histoire d'Isaïe, qui a fait dire à "Dieu" : " J'ai horreur de vos sacrifices sur mes parvis ; et vos mains pleines de sang me dégoûtent . " Puis vous lui montrerez que ce prêtre était un grand philosophe , un grand poète et un grand psychanalyste ; car il a observé comment le même bûcheron se chauffe avec la moitié du bois qu'il a coupé , puis sculpte une idole avec le reste et se prosterne devant elle. Alors peut-être cet enfant aura-t-il appris à l'école du poète, du penseur et du psychanalyste comment faire parler cette prosoposée de l'homme qu'on appelle " Dieu ".

11 - La naissance virginale

Le courage des enfants de la raison mettra votre propre courage à rude épreuve ; car si la République de l'intelligence vous interdit à la fois de condamner les "faits religieux" au mutisme et de les faire bavarder tout leur content, tantôt à l'école des petits théologiens de service, tantôt à l'écoute d'Isaïe , d'Ézéchiel ou de Jérémie, que direz-vous en classe du mythe d'un dieu condamné à une lente agonie sur une croix de bois ? Comment se fait-il que la sainte livraison de sa chair au bourreau, l'idole s'en lèche les babines depuis deux millénaires ? Pourquoi se montre-t-elle tellement ivre de ce sang, pourquoi le déclare-t-elle tellement adorable, pourquoi lui trouve-t-elle un parfum tellement délectable qu'en échange, notre pauvre humanité, qu'elle avait humiliée et condamnée à se reconnaître l'éternelle débitrice d'un éternel et insatiable créancier, se rende subitement rachetable, mais seulement au compte-gouttes ? Si vous enseignez aux enfants de la République à faire parler le " Dieu " armé d'une potence pseudo salvatrice et qui, de surcroît, l'aura plantée au cœur du monde, comme notre " arbre de vie " , je crains fort que l'art de la prosopopée que vous aurez enseigné fera tenir un langage à décrypter au souverain armé d'un instrument de torture de si belle taille. Il vous faudra donc expliquer à votre pépinière de prophètes pourquoi nous brandissons un gibet sous le ciel et comment il se fait qu'un échafaud de Dieu soit l'arme de notre délivrance. Frémissez, artisans sacrilèges de la France, tremblez saints otages du "Connais-toi": il vous appartient de descendre en poètes, en spéléologues et en résurrecteurs dans l'enfer qu'un fou sanglant a ouvert sous vos pas.

Vous expliquerez donc aux enfants désireux de donner une voix à la France, à l'État, ou à " Dieu " que les mythes présentent en général deux faces. D'un côté, ils rêvent, comme nous, de quitter la nuit animale , de l'autre, la glèbe des ténèbres leur colle aux os. C'est pourquoi, entre les premiers pas du créateur mythique de la Genèse, dont l'ébriété allait armer le peuple hébreu d'une origine fabuleuse, d'une part, et la naissance tardive d'Allah au Vie siècle de notre ère, lequel donnera un évangile dans leur langue aux arabes, d'autre part, il faut intercaler un épisode décisif et indispensable à une interprétation rationnelle, donc généalogique des monothéismes triphasés : il s'agit de la fécondation par le créateur de l'univers d'une mortelle qui naquit et mourut dans un petit village de la Galilée du nom de Nazareth. L'absurdité de ce prodige tout physique demande un examen plein de gravité dès lors qu'il vous appartient de le mettre à la portée des enfants, parce que s'il est déjà fort étonnant que l'univers et la vie aient commencé dans une durée armée de patience, et qui avait attendu des milliards d'années avant d'accoucher d'une masse fantastique de matière, il est plus incroyable encore qu'une espèce animale ait mûri si longtemps dans sa prison de chair qu'elle en serait venue à rêver de s'en évader et de naître de l'esprit d'une divinité résolument privée de tout corps ; car le dieu du Déluge était encore un Hercule dont les mains grosses comme des battoirs, avaient fermé les portes de l'arche de Noé.

Qu'un homme soit censé s'être proclamé le fils du créateur mythique de l'univers pour être né, pensent ses prophètes, des entrailles d'une vierge, voilà assurément un document anthropologique de nature à nourrir une connaissance enfin réellement scientifique de l'espèce au cerveau biphasé que sa nature ambiguë fait osciller entre l' " ange " et la " bête " sous la plume de Pascal. Mais il y a plus : le besoin atavique du singe-homme de stigmatiser ses origines impures, qu'il proclame contaminées à jamais par le règne animal, est si impérieux que les théologiens chrétiens sont allés jusqu'à traquer la souillure native de la mère de l'homme-dieu chez sa grand-mère et son grand-père, afin de tenter de les purifier après coup. Comment allait-on les laver à leur tour de l'impureté attachée à la procréation charnelle de leur fille, alors qu'il était bien impossible de jamais faire naître la mère du Christ d'une autre vierge censée avoir été fécondée, elle aussi, par le ciel, et de remonter à Adam et Ève, puisqu'en bonne et saine logique, il aurait fallu soustraire cette dernière au péché de désobéissance au propriétaire du jardin d'Eden, ce qui aurait renversé toute la théologie juive et chrétienne de la chute de l'espèce jardinière dans l'animalité de la mort ?

12 - Le péché de la République

Je ne doute pas de votre courage, mais du courage de la République, j'avoue que je commence de douter . A-t-elle sagement et longuement réfléchi avant de suivre les conseils de quelques hommes politiques déguisés en apprentis-philosophes ? Ces bâtards du suicidaire de l'intelligence qui fonda la philosophie retombent toujours dans une pastorale politique à prétendre courir deux lièvres à la fois - la connaissance réelle de l'encéphale de l'humanité et une catéchèse qui témoigne seulement de leur vocation refoulée d'archontes. Je compatis à votre souffrance : vous ne pouvez ni abêtir les enfants à l'école des gestionnaires de l'ignorance publique, ni les initier à des difficultés théologiques dont la psychologie moderne commence à peine de connaître les arcanes.

Mais que vous le veuillez ou non, vous êtes de ce siècle ; et ce siècle est le fils de Darwin et de Freud . Vous avez donc le devoir d'informer la République des progrès de la science de notre temps. La tâche vous incombe de rendre intelligible un fait de première grandeur: à savoir qu'il existe une espèce que la crainte rend rebelle à la connaissance rationnelle d'elle-même et que l'étrangeté de son encéphale vagabond contraint à se contorsionner de cent façons afin de tenter de tirer sa boîte osseuse de la glu ou du limon des ténèbres. Or, la peur dont souffre la théologie la met dans une situation bancale : cette discipline ne saurait s'avouer son effroi d'avoir donné au créateur de l'univers une épouse pécheresse à féconder, puisque conçue dans le péché de chair, donc à jamais maculée par son origine animale. Si nous avons piégé le ciel, nous demeurons piégés en retour par la zoologie que nous avions cru pouvoir défier.

Les devins se sont affolés et ils ont imaginé un subterfuge de taille à abuser le souverain du monde: un acte sexuel et un seul se serait trouvé soustrait de toute éternité au péché originel, afin que Marie pût naître hors de la condition simiohumaine : Anne et Joachim auraient bénéficié, un 8 décembre, d'une copulation séraphique. Les enseignants devront-ils rappeler les " faits religieux " suivants : l'immaculée conception le 8 décembre, l'annonciation le 25 mars, la visitation le 2 juillet, la nativité de la Vierge le 8 septembre, la purification le 2 février, la présentation le 21 novembre ? Du coup, comment tirerez-vous l'éducation nationale du mauvais pas dans lequel elle s'est mise à vouloir vous faire monter sur la nouvelle arche de Noé, celle de votre seconde naissance dans le verbe immaculé des principes de 1789? De deux choses l'une : ou bien la France ne sait ce qu'elle fait , ou bien, dans sa sagesse infinie, elle a compris que si le dogme de l'immaculée conception a pu être proclamé en plein vingtième siècle, en 1954, et si un demi milliard de femmes et d'hommes dans le monde y ont cru aussitôt du seul fait que Rome le leur a solennellement annoncé, c'est que le niveau mental du genre humain est demeuré tellement préoccupant que la République fait seulement ses premiers pas et que sa pédagogie de redressement de l'encéphale de notre espèce en est aux balbutiements.

Du coup, elle a bien raison d'élever votre vocation à la hauteur de la providence que nous appelons la liberté. Mais, dans ce cas, l'éducation nationale aurait dû rédiger une circulaire afin de vous guider au milieu des embûches de votre apostolat. Car si, sous la monarchie, il était demandé aux maîtres d'école de cacher les découvertes de Copernic ou de Galilée aux enfants, il vous est impossible de cacher aux jeunes générations que le "Connais-toi" du XXIe siècle est plus éloigné des cosmologies mythiques que Voltaire du Moyen Âge .

13 - Lucifer est dialecticien

Pas question pour vous de vous laisser désorienter ; mais pas question non plus de rire ou de vous moquer : si l'esprit qui inspire la République vous demande, depuis plus d'un siècle, de prendre la relève de l'Église dans la formation de la jeunesse, ce n'est pas parce qu'elle serait tombée entre les mains de Lucifer et qu'elle en serait réduite à grimacer à ses côtés. Mais si le destin de l'intelligence guide les pas de la France et si elle vous conseille de suivre le chemin de la science, elle ne vous communique ni les documents psychobiologiques dont seul le mythe peut vous fournir la manne, ni la méthode qui vous permettrait de les faire connaître et comprendre aux enfants de la République.

Car si, depuis cinq décennies seulement, le mythe de la naissance virginale de Jésus remonte à son grand père et à sa grand mère et si cette interruption providentielle du péché originel, dont nous avons été si tardivement informés, témoigne du faible degré d'évolution cérébrale d'une espèce encagée dans sa condition semi animale, il vous faut maintenant présenter aux enfants un tableau objectif de la férocité du dieu pseudo séraphique. Revenons donc au gibet auquel le " Dieu " se trouvera promis et aux relations de ce meurtre avec la naissance virginale: nous nous étions arrêtés, dans notre récit, à l'épisode célèbre où le créateur se faisait offrir en sacrifice son fils immaculé. Souvenez-vous : il humait l'odeur de cet assassinat judiciaire et le jugeait délectable, puisque rédempteur. Le sang de cette offrande apaisait si bien sa fureur de ce que l'humanité avait mangé du fruit de l'arbre du savoir qu'il consentait en apparence à apaiser son courroux et faisait semblant de passer à jamais l'éponge du pardon sur le péché originel dont il avait fait son capital politique .

Faites maintenant parler de ce Dieu à Isaïe, faites-lui dire ce qui se cache derrière sa férocité si diablement intéressée, faites dire à Ézéchiel , faites dire à Jérémie pourquoi une rédemption rusée sera proclamée acquise par tous les théologiens, alors que, bien au contraire, cette contrefaçon renouvelle et rend inépuisables les dividendes d'un fieffé malin, dont l'avarice lui permet désormais de reprendre sa mise à chaque instant. Un pardon qui n'efface pas la dette, mais la perpétue depuis deux millénaires nous cache peut-être les secrets du véritable marché. L'idole est retorse . Pourquoi feint-elle d'effacer la désobéissance originelle afin de la nourrir à nouveaux frais ? Dans la Genèse, le " récit sacerdotal " précise que l'idole est terrifiée à la seule idée que sa créature deviendrait aussi intelligente qu'elle-même si elle connaissait les secrets de Polichinelle de son maître. Croyez-vous que ce secret immémorial de toute la politique ait été éventé dans les démocraties ? Croyez-vous que la géopolitique du XXIe siècle ait trouvé un autre ciment que l'ignorance des peuples ? Allez-vous rendre soupçonneuse, donc philosophique en diable l'intelligence de la République ? Donnerez-lui la parole à la raison , puisque depuis un demi millénaire, la France fait de ses écrivains des penseurs et de ses penseurs des écrivains ? Comment se fait-il que, de Tacite à Shakespeare, Molière, Swift ou Stendhal, le décryptage de l'hypocrisie sociale se révèle la clé du génie littéraire ?

Mais alors, plus que jamais le vrai moteur du ciel s'appelle la politique ; plus que jamais le débiteur s'acquitte d'un bienfait truqué ; plus que jamais le remords éternel du pécheur rend intarissable le remboursement ; plus que jamais le péché de désobéissance est précisément celui que, de son côté , la République vous demande ardemment de commettre, elle qui entend que vous mangiez du fruit de l'arbre de la connaissance et que vous vous en nourrissiez de génération en génération. Le canon de la dialectique tire les boulets des syllogismes ; Platon a dit que seuls les cerveaux doués pour la dialectique sont supérieurement armés. Voilà que la République vous demande de perpétuer les péchés de la dialectique que l'Église juge si redoutables qu'elle en a fait l'arme de Lucifer.

14 - Le Dieu des singes

En vérité, vous êtes pris dans une logique de l'histoire qui vous dit que les mythes sont testimoniaux en diable et qu'ils vous parlent de l'humanité à une profondeur du politique inconnue des Anciens. Nos ancêtres n'étaient pas armés pour radiographier l'animalité du dieu des singes ; mais nous, nous voyons clair comme le jour que l'idole est construite sur le modèle de sa créature et qu'elle lui donne la réplique, puisqu'elle se trouve divisée, à son image, entre ses démons et ses séraphins. Voici que notre idole et nous-mêmes sommes devenus les otages de notre encéphale commun. Regardez Dieu, mes enfants, puis, regardez-vous dans ce miroir. Votre créateur fait le malin à se scinder entre ses rôtissoires souterraines et ses angelots voletants; votre créateur fait semblant d'ignorer qu'il couvre des ailes de sa sainteté empruntée les cris des damnés qu'il torture aux enfers . Faisons-nous autre chose que ce " Dieu "-là?

Que direz-vous aux enfants du savoir? Quelle miséricorde de la nation de la connaissance leur enseignerez-vous ? De quel cœur leur parlerez-vous de la République selon l'esprit ? Si le pardon de la France est fondé sur son oubli généreux des égarements de ses enfants, elle ne saurait, pour autant, perdre la mémoire . Ni la France, ni l'idole ne peuvent vider leur tête sans quitter l'histoire. La patrie s'est donné les idéalités de 1789 pour bible, l'Église s'est armée des saintes écritures de l' " Espérance, de la Foi et de la Charité ". Nous avons baptisé ces vertus dans l'eau lustrale de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité. Nos nouveaux compagnons cérébraux nous aident-ils à quitter l'enfer de la zoologie ? Nos idéalités, devenues nos idoles , nous divisent-elles entre l'ange et la bête ? Et pourtant, un tribunal de la conscience siège dans nos têtes et ce tribunal nous permet de citer le dieu des singes à la barre et de le mettre en accusation.

Qui arme les verdicts des juges de " Dieu " ? Vous êtes les pédagogues isaïaques que la République condamne à ouvrir tout grands les yeux de la France. Puissent les prédestinés appelés à connaître le regard que l'intelligence de demain portera sur l'humanité sortir à vos côtés du jardin d'innocence.

15 - Comment la République peut-elle parler de Jésus ?

Le plus difficile reste à dire. Si l'éducation nationale vous demande d'informer la jeunesse française de l'existence de Jésus de Nazareth, comment allez-vous enseigner un "fait religieux" aussi étrange ? Car il ne s'agit ni de la même personne d'un siècle à l'autre, d'une théologie à l'autre, d'une nation à l'autre. Comme Hamlet, don Quichotte ou Faust, Jésus change de nature, de destin et de sens à changer de peuple et de climat. Quelles sont les informations territoriales sur Jésus que vous jugerez utile de faire connaître aux futurs citoyens ? Parlerez-vous du même homme et des mêmes symboles dans les collèges et en terminale du lycée ? Que direz-vous du Moïse, du Mahomet, du saint François d'Assise ou de la sainte Thérèse d'Avila en chair et en os ? On vous demande d'enrichir l'éducation nationale d'une science des héros religieux ; mais ils ne vivent ni ne respirent comme Gulliver en Angleterre ou Alceste en France. Si Gargantua est un " fait littéraire " et Rodrigue un " fait théâtral " , comment enseignerez-vous aux enfants à préciser les latitudes et les longitudes d'un héros de roman ou de théâtre de celles d'un héros religieux?

Quel océan de difficultés on vous demande d'affronter ! Car si Mahomet et saint Gorgon sont tous deux des personnages religieux, ils ne revendiquent pas davantage le même statut sur la scène du ciel que Louis XI et Commynes sur la terre. Comment allez-vous traiter des rangs, des dignités et des valeurs en usage dans la sphère céleste si les personnages qui évoluent dans le " royaume de l'esprit " se présentent dédoublés en acteurs de l'histoire réelle? Regardez-les marcher de long en large ici bas, puis d'un pas non moins assuré dans un monde imaginaire. Les héros religieux existent sous une forme biphasée, à l'instar de " Dieu " et de notre espèce.

La République n'est pas encore devenue une fine lettrée : elle n'enseigne pas à distinguer clairement l'univers littéraire de Cervantès ou de Swift de celui de Conan Doyle. C'est tout de go qu'on vous demande rien moins que de distinguer au pied levé sainte Apolline de Jésus Christ . Or, il est encore plus difficile d'identifier les personnages religieux que les personnages littéraires. Certes , ce sont des héros de théâtre ; mais il existe un théâtre pour les yeux, un autre pour l'oreille, un troisième pour la vue, et aucun n'est étranger à l'odorat, puisqu'on dit, de tel auteur, qu'il faut se pincer le nez pour le lire et de tel autre qu'il répand le plus suave des parfums.

Observez les sacrifices de l'autel dont les effluves sont en odeur de sainteté. Pourquoi le sacrifice nauséabond que fit Tantale de son propre fils, qu'il osa présenter aux dieux comme un " plat divin ", n'a-t-il pas manqué d'alerter les fines narines d'Athéna, qui châtia le truqueur du fameux supplice qui porte son nom? Si les contrefaçons des sacrifices vous privent des fruits et de l'eau de la terre , il faut se décider à apprendre le langage des symboles et des signes . Jésus et Bourdaloue , le Boudha et ses moines n'ont pas davantage la même odeur dans le royaume de l'esprit qu'Ulysse et Werther dans le royaume du roman. Quelle sera votre science des odeurs, des sonorités et des images et qu'allez-vous faire connaître de l'inconnu du nom de " Jésus " aux enfants qui vous écoutent comme paroles d'évangile ?

16 - La raison, le cœur et l'esprit

L'école publique vous demande d'enseigner la raison et le cœur ; mais la République n'enseigne pas l'esprit. Quelles sont donc la voix et l'odeur du personnage qu'on appelle l'esprit ? Que dit-il de ses compagnons d'infortune, la pensée, le savoir et le cœur ? Distinguons le royaume du cœur de celui de la pensée et précisons quelles pensées seront qualifiées de grandes de jaillir d'un autre cœur que de celui qui fleure les bons sentiments. De ceux-là, Gide disait qu'ils font la mauvaise littérature et saint Jean de la Croix la mauvaise dévotion . Si vous devez vous initier au " langage de l'esprit " pour raconter Jésus dans les écoles de la République et si, pour cela, il vous faut apprendre les secrets de l'alliance du cœur avec les " grandes pensées " qu'évoquait Pascal , comment allons-nous distinguer l'éloquence de la chaire de celle du Cantique des cantiques ? La voix est partie prenante de la littérature comme des religions. Quelle sera la part de l'oreille dans la parole sacrée ? Pourquoi la musique du cœur appelle-t-elle d'autres sons que ceux du prédicateur quand c'est de l'esprit qu'il est question?

Il est temps de nous demander comment le génie de la République va s'y prendre si elle entend non seulement faire entrer l'odeur, le son, le goût , le toucher et la vue de l' " esprit " dans le royaume de l'humanisme français, mais initier la culture européenne à une dimension de l'homme désormais largement ignorée de la littérature, de la musique, de la poésie et de tous les autres arts. Qu'a-t-il donc manqué à la foi et à l'Église pour qu'une messe de Mozart ou de Bach soient plus religieuses que les cantiques des clercs ? C'est sans doute que le regard propre à l'esprit s'appelle la vision , c'est sans doute que la vision appartient à la cécité d'Œdipe à Colonne, c'est sans doute que les Tirésias voient l'avenir avec les yeux des morts , c'est sans doute que le globe oculaire de l'esprit n'ouvre que les yeux des aveugles. Se demander quelle leçon de l'intelligence Jésus donne à la France et quelle haute pensée il enseigne à la nation de la raison, c'est se demander de quelle vision il est le messager et le témoin au sein de la République de la Liberté, de la Justice et de la communion altière que nous appelons la Fraternité .

En vérité, ce serait un théâtre nouveau et grandiose de la culture mondiale qu'inaugurerait la France si elle faisait parler "Jésus " dans la langue de la nation de la justice. Puisque Rome a fait parler le fils de Marie dans la langue de la capitale des empereurs et des préteurs , Athènes dans la langue christophore de Platon et de saint Chrysostome, Luther dans la rude langue du paysan allemand , Dostoïevski dans la langue des visionnaires et des icônes , que serait la voix audacieuse du Jésus français si la nation de Descartes et de Pascal se montrait plus digne que toute autre de dessiner le visage civilisateur d'un personnage universel ?

Mais alors, allons-nous progresser dans le décryptage anthropologique des sacrifices truqués, et cela à l'école de la sagesse des Grecs, qui se sont méfiés de saint Tantale, lequel offrait aux dieux le fils de sa propre chair ? Le " Dieu " des chrétiens serait-il un Tantale nouveau, lequel aurait offert à l'esprit un fils de sa chair concocté à l'école d'un trucage, le trucage de la naissance virginale, dont l'odeur alerterait les narines d'Athéna, la déesse de la philosophie ? Avec quels yeux allez-vous entrer dans la psychanalyse des trucages de la sainteté dont le Tantale chrétien s'est rendu coupable ?

17 - Le fer et le feu de la raison La France

tient un discours lucide, donc cruel aux intelligences auto sacrificielles. Celles-ci demandent qu'on forge la vie isaïaque sur l'enclume du courage de l'esprit. Le fer et le feu de la raison apprennent à regarder en face comment l'histoire assassine l'intelligence et le cœur. Enseigner le message intellectuel de l'inventeur d'une religion, c'est rappeler que ce guerrier de la raison est mort abandonné de l'idole dont il avait cru servir les desseins tantalesques; c'est rappeler aux enfants de la République qu'il appartient de savoir si le christianisme est la seule religion à diviniser un supplicié de l'intelligence et à placer les sacrilèges de la pensée au cœur de l'histoire de l'esprit ou si elle est à l'école de vingt siècles de la sainteté truquée de Tantale.

Les sources scripturaires du Jésus de la France pourraient faire pâlir d'envie les théologiens de Rome, d'Athènes, de Moscou ou de Copenhague. D'abord ces capitales d'une chrétienté de l'obéissance ne se demandent jamais pourquoi les martyrs de l'esprit meurent seuls . C'est que l'âme de ces nations n'enseigne pas la solitude. Seule la France sait que l'auto crucifixion est la plus haute offrande de la pensée aux gestionnaires du ciel des Églises; seule la France a le courage d'enseigner que le ciel des iconoclastes de la Croix arrache l'humanité à la sauvagerie d'un démiurge qui fait encore saigner la bête suppliciée sur l'autel d'une idole ; seule la France rappelle aux kamikazes de l'intelligence qu'on appelle des prophètes que les grands donateurs se donnent à tuer à la place de l'animal sur l'étal des cultes primitifs. La France de la pensée observe que le fils de Marie a mis longtemps à découvrir que l'intelligence meurt abandonnée du ciel et de la terre: " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ". Cette parole, d'autres l'ont prononcée des siècles avant le fondateur du christianisme, puisqu'elle figure dans les Psaumes. Mais il est peu vraisemblable que, quatre siècles et demi après Socrate et dans un monde compénétré par la culture platonicienne et néoplatonicienne, ce prêtre d'Israël aurait ignoré la première alliance jamais conclue du sacré avec la ciguë de la lucidité.

Quelle autre nation que la France est en mesure de donner son assise littéraire rationnelle et scripturaire au guerrier du feu qui enseigna à distinguer la lettre de l'esprit et à fermer les bréviaires ? Le supplicié français est dans le Descartes intrépide que saluait Péguy, mais aussi dans le philosophe de l'esprit qui interpréta Darwin et Freud à l'école de la parole : " La lettre tue et l'esprit vivifie " - l'auteur de L'Évolution créatrice. L'individualisme français est en attente d'un enseignement du christianisme digne d'élever l'humanisme mondial à une vision du tragique de la condition semi pensante de l'humanité d'aujourd'hui.

18 - Les nouveaux sacrilèges d'Isaïe

Mais enseigner le christianisme de la ciguë en se mettant à l'écoute de l'intelligence critique, c'est également rendre plus pénétrant le regard de la raison sur les secrets psychogénétiques des nations. Le pourfendeur de la lettre ayant cru que son siècle tardif pouvait entendre la métaphore selon laquelle sa vraie chair était un " pain spirituel " et son vrai sang un "vin de l'esprit ", quel Sésame de notre histoire semi animale que l'acharnement des siècles chrétiens à réfuter le suicidaire de l'intelligence ! L'anthropologue d'aujourd'hui observe que les évadés de la zoologie ont aussitôt tenté de métamorphoser non point la chair de la victime assassinée sur l'autel du Golgotha en pain et en vin de la justice et de la vérité , mais, à l'inverse, de substantifier la métaphore, afin de se pourvoir d'un corps ensanglanté et palpitant sur l'offertoire du meurtre sacré. Il s'agissait de disposer derechef d'un mort délectable et tué dans les règles de l'art simiohumain d'offrir des victimes vidées de leur sang à des idoles carnassières. Amputé de son blasphème le dieu des chrétiens prenait seulement la relève des sacrifices païens, dont on sait combien les dieux affamés étaient friands de chair fraîche et de sang bien rouge.

Enseigner la France de demain, c'est scruter les entrailles de l'histoire de notre espèce au plus profond du sacré tantalesque qui a privé des milliers de saints chrétiens des fruits de la terre et de l'eau du ciel. Rendez le prophète chrétien du destin de l'intelligence à sa vocation de martyr de la pensée. S'il est un royaume du savoir rationnel où la République a vocation de poursuivre le combat de l'esprit contre l'alliance barbare du sang des autels avec la sottise, c'est bien dans l'enseignement d'une vie spirituelle qui soit digne du destin post animal de notre encéphale.

19 - Les deux sacrifices

Au cœur de la République de la logique, l'enseignement de la pensée passe par une réflexion logique sur les deux sacrifices qui se sont partagé la postérité du dieu chrétien : le sacrifice dérélictionnel et le sacrifice tantalesque qui monte des entrailles des bêtes assassinées sur l'autel.

Quel théâtre du grippage de notre évolution cérébrale que celui de vingt siècles d'une espèce acharnée à se pourvoir du "vrai et réel sacrifice " que réclamaient les théologiens du concile de Trente, quel drame pour ces Shakespeare de l'histoire de notre boîte osseuse qu'on appelle des prophètes que celui de générations et de générations de prêtres et de fidèles pris de panique à l'idée que la religion du Christ n'aurait pas de viande saignante à présenter au ciel pour prix de son pardon, quel spectacle que celui d'une foi attachée en tout premier lieu à exorciser le sacrilège des protestants privés d'hémoglobine ! Luther se contentait de négocier la part de la rasade et celle de la mortification : le pain subsisterait sur l'autel aux côtés de la chair fraîche et du sang écarlate du supplicié. Même Calvin ne réfutait pas l'absurdité du prodige - il jugeait seulement démoniaque la rage d'assassiner à nouveau et tous les jours le crucifié sur l'autel, alors qu'un seul meurtre et un seul cadavre n'étaient pas impies, mais réputés parfaits et voulus de l'idole, puisqu'ils avaient lavé la tache originelle en une seule lessive.

Calvin ne disposait d'aucun regard d'anthropologue. Les sciences humaines n'avaient pas de connaissance des hommes de génie. Nous commençons seulement de peser l'encéphale des fuyards du monde animal . Et pourtant, les protestants sont allés chercher jusque dans la théologie de l'assassinat sacré les armes qui leur permettaient de terrasser la sauvagerie du meurtre tantalesque. Mais comment trouver dans l'alchimie les moyens de réfuter l'alchimie ? Ils se sont laissé conduire par le bon sens , et cela un siècle avant le Discours de la méthode. Quant à leurs retrouvailles, trois siècles avant la Révolution française, avec l'esprit des Républiques antiques, elles les ont aidés à retirer des mains de leurs congénères le sang et la chair de l'homme assassiné dont saint Ambroise avait dit: " Autrefois, on offrait un bœuf , une génisse, une brebis, et maintenant nous offrons la chair et le sang du Christ. "

20 - Saisissez la chance de la France

Je demande aux " prêtres " d'une France en marche vers l'enseignement de l'esprit de saisir la chance que cinq siècles de l'histoire du cerveau européen vous donnent de devenir les catéchumènes de la raison du monde de demain. Cette chance résulte de ce que la République s'est piégée elle-même à vous confier un enseignement que vous ne pouvez ni inculquer en théologiens à la nation de 1789, ni laisser muet dans l'école de la République. Vous êtes condamnés par le génie de la nation à devenir le levier de l'Europe de l'intelligence. Quand vous serez devenus le fer de lance de la pensée, vous vous constituerez en phalanges du "Connais-toi" selon l'esprit. Songez que vous appartenez déjà à la troisième génération des héritiers de Freud et à la cinquième des héritiers de Darwin .

Par bonheur, le poids de la postérité scientifique de ces deux grands hommes demeure angoissant , donc fécond ; car la science mondiale vous demande qui nous sommes à nous ranger en ordre de bataille derrière les victimes de chair et de sang de nos sacrifices. J'imagine un Isaïe chrétien qui ferait parler notre dieu en ces termes : " J'ai horreur de l'idole à laquelle vous donnez votre sang. Pourquoi vous leurrez-vous à consommer la sanglante pitance de votre blanchiment ? Pourquoi mangez-vous la chair et buvez-vous le sang d'un condamné à mort ? Vous tuez un animal et vous le consommez ; puis, avec le reste, vous vous faites une sainte pâtée d'une idole et vous l'avalez ; puis, sitôt ces matières descendues dans votre estomac, vous joignez les mains et vous m'adressez des prières d'assassins. Et vous me dites : 'Recevez, Seigneur, cette nourriture de votre esprit.' Vos dents pleines de sang me dégoûtent. "

En vérité, c'est à son corps défendant, que la République vous a bien maladroitement placés au cœur de la politique et de l'histoire d'aujourd'hui. Car les sciences humaines du XXIe siècle se demanderont : " Quelle est la relation immémoriale que l'anthropophagie sacrée entretient avec la politique des autels? Que nous demande Caïn? Que la victime égorgée soit le signe de notre obéissance à nos maîtres. La chair et le sang du sacrifice sont l'expression de notre soumission dévote aux lois qui commandent notre histoire. Si nous ne fournissions pas sans relâche de la chair et du sang à nos offertoires, les siècles ne recevraient plus leurs aliments naturels. Depuis la nuit des temps, nos trucidations assurent la prospérité d'une espèce condamnée à se nourrir de ses sacrifices. Nous répondons à Isaïe : " Faute de cadavres à envelopper dans leur gloire, que deviendraient nos linceuls, et nos chants funéraires, et les asiles solennels que nous appelons des sépulcres, et l'éloquence des orchestrateurs de notre trépas, dont nous faisons les musiciens de nos âmes et de nos patries à l'école de nos armes? Si le sang des carnages dont s'abreuvent nos batailles venait à tarir comment troquerions-nous notre espèce contre une autre ? Si le saint égorgement d'un mort sur nos autels, ne sacralisait notre culte et notre dieu, nos immolations se réduiraient à une métaphore. " Mais l'éducation nationale n'attend pas de vous que vous parliez aux enfants les yeux mi-clos et en oraison.

Peut-être sera-t-il l'un de vos élèves, le théologien de la France qui fera dire au dieu d'Isaïe : " Je vous vois tout maculés de sang sur mes parvis. Quelle est cette nation de bonnes sœurs de la mort? L'offrande de vos fils assassinés sur mes autels, je l'ai en abomination. Convoquez les juges et les assesseurs de mon tribunal. Faites comparaître devant ma face l'idole qui a fait d'une potence son emblème. Je ne suis pas le dieu de vos sacrifices à votre mort, mais de vos sacrifices à votre intelligence . "

le 25 mai 2004