Face au messianisme
conquérant d'une démocratie placée sous le joug d'un empire
planétaire de la " liberté " et de la " justice ", l'Europe
asservie oppose depuis bientôt trois quarts de siècle un repli
stratégique illusoire. Triste camp retranché, en vérité, qu'une
apologie désespérée des simples " cultures ", piteuse retraite
dans la multiplicité et la diversité des folklores censés
opposer la barrière infranchissable des régions à l'expansion
apostolique et vassalisatrice d'un empire victorieux ! Toutes
les civilisations vaincues recourent au stratagème d'un panégyrique
éploré et stérile de leur passé glorieux. On croit repousser
les Tamerlan de l'histoire à seulement cultiver des fleurs
de grand prix, on croit terrasser les barbares à les enivrer
de parfums qu'ignorent leurs narines. Les trésors pillés du
musée de Bagdad fleurent bon dans les foires et sur les marchés
du Nouveau Monde. L'Occident oubliera-t-il que la seule civilisation
insubmersible est née à Athènes ? Elle n'avait pas de joyaux
somptueux à étaler aux regards ; son seul glaive était celui
de la raison. Alors, les premières victoires des argumentations
rigoureuses ont couronné les enchaînements de la dialectique,
alors le diadème de la logique est devenu pour toujours le
casque et la tiare de la civilisation mondiale. La pensée
rationnelle de demain triomphera-t-elle des cultures décérébrées
de notre temps?
Les premiers architectes
du discours raisonné avaient compris que la démocratie serait
philosophique ou ne serait pas. Les théocraties ne pensent
pas - leurs dieux savent tout - tandis que le pouvoir des
masses populaires combat un ennemi plus difficile à vaincre
que les idoles - l'opinion publique. Du moins les prêtres
disposaient-ils d'un noyau dur de l'entendement politique
dont ils avaient reçu l'armure en héritage et dont les ancêtres
avaient fait étinceler les cuirasses, tandis que la démocratie
guerroie avec le chaos cérébral du plus grand nombre, ce qui
la condamne à demeurer à jamais minoritaire et désarmée sur
l'agora.
Parmi les capitulations
cérébrales des civilisations qu'entraîne leur chute dans la
servitude politique, la première est celle de la laïcité française,
qui a renoncé au scalpel de la pensée critique et qui donnera
demain à une France en voie de décérébration une place de
choix au musée des "arts premiers" du quai Branly.
C'est au cœur de
ce naufrage de la raison que je me suis demandé si l'Europe
vassalisée par la " doxa " du clergé des modernes quittera
l'horticulture culturelle dans laquelle elle s'est peureusement
réfugiée. J'ai donc imaginé un dialogue serré entre la laïcité
au bistouri d'un apprenti-philosophe et celle d'un républicain
culturaliste, afin de tenter d'illustrer la tragédie du dépérissement
de l'encéphale de la France.
1
- La laïcité et les croyances religieuses
2
- La laïcité et la logique
3
- La laïcité respectueuse
4
- La République aux cent têtes
5
- La quête de la raison
6
- Le regard sur le Dieu des singes
7
- L'homme et l'imaginaire
8
- La sainteté de la raison
9
- Un double examen de conscience
10
- Comment pousser Dieu dans le dos ?
11
- L'intelligence ascensionnelle
*
1- La
laïcité et les croyances religieuses
Le fantassin de la laïcité nationale: Voyez-vous,
Monsieur, la ruine de la République de l'intelligence tient à
l'asthénie politique de la laïcité. Comment voulez-vous fonder
l'unité morale et intellectuelle d'un pays dont le culte de la
raison avait pourtant bâti les premiers autels, comment voulez-vous
convertir aux droits et aux pouvoirs de la méthode le peuple des
logiciens de 1789 si nous renonçons à former les générations montantes
à l'école d'un discours raisonné? Hélas, notre pauvre éducation
nationale n'initie plus les enfants aux principes qui guidaient
la droiture de l'intelligence française - elle se contente de
charger leur mémoire de savoirs tout bêtement exacts.
Le
philosophe : Fort bien, Monsieur, mais comment définissez-vous
la laïcité?
Le
fantassin :
La laïcité, c'est la tolérance à l'égard de toutes les religions
de la terre, la laïcité, c'est le respect que professe notre civilisation
à l'égard de toutes les croyances sacrées qui rendent désormais
le monde aussi providentiellement divers que du temps du polythéisme,
la laïcité c'est la substitution de la bénédiction républicaine
à la bénédiction apostolique. Tous les catéchismes et tous les
mythes sacrés en bénéficieront dorénavant - et, dans le même temps,
quel élan unanime du genre humain vers la compréhension rationnelle
du monde si la laïcité, c'est également et tout à la suite la
proclamation sans ambages de la séparation radicale des catéchèses
ecclésiales et des Etats rationnels!
Le
philosophe :
Je crains de rencontrer la résistance d'une première casemate
fortifiée sur le chemin de l'œcuménisme que suivra votre raison
en promenade; car je doute de la cohérence cérébrale d'une laïcité
que vous placez maintenant sur la même route fleurie que la théologie
prospère des Eglises. Qu'est-ce que votre tolérance équitablement
partagée entre les droits de la logique d'Euclide et celle de
la Révélation? Par quel raisonnement d'une rigueur exemplaire,
je l'espère, fondez-vous le rayonnement de la France rationnelle
dans le monde sur un postulat philosophique contradictoire par
nature et par définition? Car vous nous présentez les attraits
d'une tolérance complaisante aux dieux dont un long usage de leurs
bénédictions a certifié la pédagogie. Mais leurs doctrines se
trouvent en guerre les unes avec les autres. Comment votre tolérance
se présentera-t-elle, dans le même temps, en porte-parole assermenté
de la vigueur et de la cohérence de la pensée républicaine? La
logique universelle dont la raison véritable est armée déploiera-t-elle
par centaines les banderoles d'une légitimation générale des usages
et des traditions les plus absurdes?
Le
fantassin
: Tout Etat responsable se fonde sur une raison responsable. Comment
défendez-vous une laïcité politiquement irresponsable et, par
conséquent, incivique?
Le
philosophe :
Fort bien: vous avouez que votre tolérance n'est pas philosophique
pour un sou, mais seulement politique en diable; vous avouez que
les démocraties l'ont adoptée pour le seul motif qu'elles l'ont
jugée payante, donc de nature à défendre l'ordre public à peu
de frais. Mais alors, comment annoncerez-vous tout à trac aux
croyants les plus convaincus, donc aux citoyens persuadés de la
pertinence de leur orthodoxie religieuse , que la République consent
non point à valider franchement, mais seulement à "tolérer" hypocritement
leur erreur et qu'elle met beaucoup d'habileté politique à plaquer
le masque de la charité sur le visage d'une France devenue tartufique
des pieds à la tête?
Si vous avez affaire à des cervelles pour lesquelles deux et deux
font cinq, pourquoi renoncez-vous si vite à réfuter leur aberration?
Tout simplement, parce que vous savez bien que les croyances religieuses
sont tenaces et même indéracinables, de sorte que vous vous dites
qu'il appartient à tout Etat de sens rassis de les accepter du
bout des lèvres, donc de renoncer à faire régner de force les
théorèmes des géomètres de la condition humaine dans les têtes
rebelles à en écouter les prémisses et les conclusions. Mais c'est
assurer seulement la paix civile que d'édicter l'interdiction
pure et simple de débattre sérieusement de la nature des dieux.
En politique, ce n'est pas la logique, mais seulement la politique
qui dit ce qui est rationnel et ce qui ne l'est pas. Votre tolérance
est donc feinte et contrefaite du seul fait qu'elle n'est pas
honnêtement légitimable dans l'ordre des sciences et des savoirs
reconnus, votre laïcité décérébrée n'est rien de plus que la forme
du machiavélisme que l'éducation nationale des démocraties a lovée
au cœur d'une Liberté rendue secrètement acéphale, mais fière
de la vacuité cérébrale de son civisme.
2
- La laïcité et la logique
Le
fantassin
: Ne savez-vous pas que la séparation de l'Eglise et de l'Etat
commence sur les bancs de l'école et qu'elle repose entièrement
sur l'enseignement, dès le plus jeune âge, des droits de la raison,
donc sur l'initiation des enfants aux pouvoirs de l'argumentation
logique? Comment la France de notre génération déverserait-elle
les principes d'une logique cacochyme dans les têtes innocente
de la génération suivante?
Le
philosophe :
Dans ce cas, dites-moi, je vous prie, comment vous édifiez sans
le dire et en catimini une République que vous avez amputée en
coulisses de l'esprit de logique de la France, dites-moi, je vous
prie, ce qu'il en est d'une nation que vous ne prétendez laïque
que pour rire? Quel sens faut-il donner à votre refus masqué,
mais catégorique d'exercer pleinement les droits de la pensée
rationnelle? L'autorité régalienne qu'exerce votre laïcité retorse
et contrefaite, vous en déguisez non moins pieusement la doctrine
que l'Eglise fait monter le pain de sa dogmatique dans le four
de sa sainteté. Mais qu'est-ce qu'un Etat tellement illogique
qu'il renoncera non moins fermement qu'une tyrannie cauteleuse
ou une théologie impérieuse à convaincre l'adversaire par des
démonstrations serrées et conduites en bon ordre? Que vous placiez
l'autorité de votre despotisme sur un trône terrestre ou céleste,
ce sera toujours à un maître que vous obéirez. Croyez-vous vraiment
que la France laïque pourra s'offrir longtemps le luxe de jeter
la pensée logique par-dessus bord, croyez-vous vraiment que la
République fera de l'irrationnel le levain de sa foi aussi aisément
que l'Eglise reçoit la manne de la Révélation dans ses ciboires?
Le
fantassin :
L'arbitraire s'accompagne toujours d'une oppression. Je ne vois
pas de quelle oppression les croyants auraient à se plaindre au
sein de notre République. Ce sont la Monarchie de Juillet, la
Restauration et le second Empire qui ont mis en place une dictature
catéchétique, si j'en crois une éducation nationale qui me l'a
enseigné sur les bancs de l'école laïque.
Le
philosophe :
Imaginez un instant une France dans laquelle la religion catholique,
apostolique et romaine aurait retrouvé dans leur plénitude, primo,
l'exercice de la puissance publique, secundo, l'autorité
du clergé sur la société civile, tertio, les moyens de
la hiérarchie sacerdotale de régner sur les esprits dont elle
disposait sous la monarchie; puis, imaginez que cet Etat armé
de nouveau et jusqu'aux dents des droits de son ciel, que cet
Etat, dis-je, daigne vous accorder une grâce particulière, celle
de vous damner de votre propre chef; imaginez, de surcroît, que
ce sceptre d'une fausse liberté soit censé vous élever au rang
d'élu d'un Dieu résigné - celui que le progrès continu des savoirs
rationnels dans le siècle contraindrait, de son propre aveu, à
vous décorer des insignes de son propre accommodement aux prétentions
effrontées du profane. Dans ce cas, ne s'agirait-il pas exclusivement,
pour les représentants assermentés de leurs dogmes aux abois,
de sauvegarder bon gré mal gré les apparences d'un ordre public
et d'une unité théologiques de la nation, alors que celle-ci serait
censée avoir chu dans les affres du temporel et se trouverait
livrée aux tortures de la damnation aux yeux du Saint Siège? Que
diriez-vous de tant de bienveillance et de bénignité apparente
d'une Eglise de ce genre à votre égard, de tant de clémence et
de condescendance du Vatican pour votre hérésie, de tant de mépris
de Rome sous l'affichage benoît de sa charité?
Et
maintenant, prenez la situation inverse, celle d'une République
devenue maîtresse des lieux. Ne sera-t-elle pas contrefaite à
son tour, une laïcité frappée de l'interdiction doctrinale de
réfuter le péché d'ignorance et de sottise dans les écoles publiques,
ne sera-t-elle pas hypocrite, elle aussi, une raison républicaine
dont le refus de raisonner se parera d'une sagesse politique souveraine
? Mais croyez-moi, les fidèles ne sont pas dupes des gages de
votre fausse bonté. Ils préfèreraient que vous tiriez le fer que
d'assister au spectacle de vos dérobades sous l'apprêt de vos
bénédictions laicisées.
3 - La laïcité respectueuse
Le
fantassin :
Je ne vois pas comment la laïcité respecterait les croyances religieuses
de bonne foi si elle leur infligeait l'humiliation de les réfuter
sur le pré. Les bons républicains n'ont pas d'autre choix que
de laisser l' épée au fourreau.
Le
philosophe
: Dans ce cas, je vois se dessiner à l'horizon une difficulté
morale de plus forte taille encore que la difficulté cérébrale,
celle de la définition du respect. Est-ce respecter
les peuplades primitives de s'incliner bien bas devant leurs grigris?
Est-ce respecter un interlocuteur que de demeurer bouche
cousue devant lui, mais de n'en penser pas moins? Est-ce respecter
un ignorant que de juger inguérissable sa sottise? Voyez le coup
de force inavoué que vous cachez sous les dehors trompeurs de
votre respect: vous laissez l'illettré croupir dans son
trou, mais vous tranchez les armes à la main de l'étendue des
pouvoirs intellectuels et politiques que vous concédez à son idole.
Ce sera à votre seule initiative que le totem se verra signifier
votre interdiction pure et simple de se mêler de politique au
sein de la République. Vous réduisez les apanages de l'amulette
du ciel au droit que vous lui accordez de dresser l'oreille aux
prières de ses adorateurs; mais ces derniers, vous les parquez
dans leurs demeures ou leurs temples et vous ratatinez les prérogatives
de leur culte au point de leur interdire de jamais se manifester
au grand jour et sur la voie publique. Mais, dans le même temps,
vous renoncez prudemment à convaincre les croyants de l'inanité
de leur théologie.
Le
fantassin
: La République ne réfute les dieux que dans la mesure où la nécessité
s'en impose aux démocraties rationnelles. Les juifs ont réfuté
les idoles des païens, non point jusqu'à les proclamer inexistantes,
mais seulement en tant qu'impuissantes, donc inutiles, puisque
non profitables à leur politique; les chrétiens sont allés un
peu plus loin - les dieux trop anthropomorphes à leurs yeux étaient
ridicules et ne pouvaient exister. Mais leurs connaissances psychologiques
des dieux rentables n'allait pas jusqu'à psychanalyser la politique
de l'idole panoptique qu'ils s'étaient donnée. Pourquoi voulez-vous
que la République réfute une divinité autrefois omnipotente et
omnisciente, mais qui n'est plus enseignée ni dans les écoles
publiques, ni dans les écoles confessionnelles, puisque les manuels
scolaires ont été déniaisés dans les deux institutions et que
tous les enseignants reconnus sont désormais habilités par des
diplômes laïcs?
Le
philosophe
: Que voilà un beau prétexte pour mettre un terme à la conquête
de la connaissance scientifique du genre simiohumain! A ce compte,
nous ne saurons jamais ni pourquoi les ancêtres ont cru en leurs
faux dieux pendant trois millénaires, alors qu'ils excellaient
déjà dans les arts et les sciences, ni pourquoi nous croyons encore
en trois fantômes qui trépasseraient aussitôt dans l'ordre politique
si nous leur retirions leurs fourches du diable et leurs marmites
infernales - ce dont les Eglises se gardent bien.
Quelle est la solidité de votre prétendue science de tous les
dieux ou d'un seul si elle vous interdit encore de vous mêler
résolument de leurs affaires dans la cité et de leur fermer le
caquet? Elle est infirme, votre anthropologie critique si elle
vous autorise à ne condamner les idoles que superficiellement,
donc sans oser les citer à comparaître devant votre tribunal,
faute, me semble-t-il, de vous trouver en mesure de rédiger l'acte
d'accusation qui répondrait à la question de savoir pourquoi l'encéphale
des évadés de la zoologie sécrète des dieux ; elle est manchote,
votre science du simianthrope si elle n'ose prêter une oreille
même distraite au Céleste enraciné au plus secret de l'inconscient
du singe vocalisé. Mais si votre judicature n'est pas suffisamment
légitimée à vos propres yeux, comment pouvez-vous prétendre respecter
un ciel auquel vous interdisez pourtant d'autorité de mettre le
nez dans les affaires de votre République? Pourquoi ne daignez-vous
pas réduire sa folie a quia ? Les chrétiens ont osé ridiculiser
les autels des païens et anéantir leurs simulacres sacrés. Pourquoi
reculez-vous devant la superbe des trois dieux uniques qui vous
font délirer, alors qu'ils ne se chamaillent qu'avec les atouts
que vous leur avez mis entre les mains? Comment se fait-il que
vous les saluiez d'un hochement de tête et que vous poursuiviez
votre chemin en détournant les yeux? Craignez-vous d'en apprendre
davantage sur l'homme et sur la politique qu'à réfuter Neptune
ou Apollon?
Et puis, votre laïcité au petit pied a-t-elle seulement des titres
à se proclamer citoyenne si vous vous contentez de remplacer les
fausses allégations de Jupiter par la prosternation des Français
et de leur Ministère de l'éducation nationale devant le mutisme
apeuré de l'intelligence de la France? Qu'avez-vous fait du cerveau
de la nation depuis 1905? Puisque nous savons, nous, que l'idole
à trois têtes devant laquelle notre espèce continue de s'agenouiller
n'a d'autre domicile que les boîtes osseuses en folie des déments
qui les adorent, l'honnêteté qui inspire l'esprit de logique de
la République exige pour le moins que nous consentions à les extraire
des cervelles et à en exposer les effigies sur les places publiques.
4 - La République
aux cent têtes
Le
fantassin :
Si Périclès avait ordonné la séparation de l'Eglise et de l'Etat,
il lui aurait bien fallu sauver les apparences de la foi à Athènes;
et comment les aurait-il sauvées sans imposer le silence, du moins
en public, aux prêtres de Zeus, d'Athéna, de Mars et de Poséidon
? Allez-vous redonner à l'Eglise de France le droit de haranguer
et même d'ameuter les citoyens dans la rue ? Nous avons mis deux
siècles à seulement limiter quelque peu le pouvoir immense dont
disposait l'Eglise sous la monarchie et qui lui permettait d'égarer
le faible entendement des foules de l'époque ; et maintenant vous
prétendez tout subitement redonner au clergé gallican le droit
de tromper les sots, et cela sous le prétexte, absurde par définition,
selon lequel le droit naturel des dévots devenus républicains
serait de nous faire entendre leurs arguties avec la même docilité
pieuse qu'ils doivent, eux, à leur ignorance et à leur naïveté
! Mais vous savez bien que si vous mettez face à face un savant
et un ignorant et si vous demandez au public de les départager,
ce sera toujours le plus bavard et le plus malin qui se verra
couronné des lauriers du vainqueur. Si l'astrologie était enseignée
dans nos écoles, la moitié des Français croiraient à l'astrologie.
Comment pouvez-vous redonner tous leurs droits aux idoles, et
cela au nom même de la laïcité?
Le
philosophe
: Tiens, tiens, vous voilà tout allumé d'une saine indignation
philosophique , vous voilà monté sur le pont d'une raison plus
logicienne! Mais vous éludez encore la vraie question, qui n'est
pas de combattre sur le front des droits de l'ignorance et de
la sottise, mais de préciser ce qu'il en coûtera à la raison incohérente
du XXIe siècle que vous nous préparez, vous qui videz la laïcité
du contenu qui la définit, vous qui la rendrez si fièrement irrationnelle
à son tour qu'elle vous reconduira tout droit à la même capitulation
de la pensée logique que la théologie du Moyen Age. Savez-vous
que, plus d'un siècle après la séparation de l'Eglise et de l'Etat,
un tiers des Français croit encore dur comme fer en l'existence
du paradis et de l'enfer? Vous estimez qu'il n'est pas digne d'une
République de la raison de perdre son temps à réfuter des totems.
Mais savez-vous que les concepts se totémisent à leur tour et
qu'on ne devient un spéléologues des profondeurs de l'inconscient
de la "raison" elle-même que si l'on a appris à observer les idoles
verbifiques qui trônent dans les têtes?
Le
fantassin :
Sachez , Monsieur le philosophe, que la République ne viole pas
les consciences, sachez que la démocratie compte sur les progrès
constants de la raison dans le monde, même si ces progrès doivent
se révéler d'une lenteur désespérante, sachez que la France refuse
tout net de fonder les droits de la pensée rationnelle sur le
recours à la force.
Le
philosophe :
Mais, mon bon Monsieur, qui vous parle de faire appel à la force
des baïonnettes ? Votre laïcité faussement revêtue des apanages
d'une République d'avant-garde, mais engagée sur le front de bataille
de la raison totémisée du monde actuel, votre laïcité, dis-je,
refuse avec persévérance d'honorer les droits attachés depuis
Voltaire à l'exercice de la pensée critique; et votre refus de
décrypter la totémisation rampante de la raison des modernes et
d'en connaître la généalogie suffira grandement à fonder votre
espèce de liberté intellectuelle sur un obscurantisme condamné
à ignorer les ressorts anthropologiques de vos idéalités sacralisées.
Vous avez beau jeu de vous faire une gloire de garder vos gendarmes
dans leurs casernes si votre pacification cérébrale de la France
repose sur votre censure des conquêtes de la postérité du siècle
des Lumières. Je vois les mâchoires discrètement sacerdotalisées
de votre République verbifique dévorer à belles dents les "hérésies"
de la raison combattante de demain.
Qu'en est-il de la raison de la France rousseauiste dont vous
bénissez encore les ciboires et les cierges ? Vous êtes les nouveaux
naturistes ; c'est pourquoi vous croyez n'avoir pas à vous mettre
sur la piste de la divinité même fatiguée de votre temps. Vous
ne refusez que les théologiens qui ont minutieusement recensé
les traits de leur idole à l'école de deux millénaires de leur
doctrine. Vous avez seulement dépassé les théoriciens du ciel
qui vous dessinaient les contours abrupts ou amollis de leur roi
dans les nues et sur la terre. Ceux-là, pourquoi se tueraient-ils
à faire semblant d'apprendre les secrets d'une idole dont ils
prétendent connaître les arcanes en long et en large et depuis
tant de siècles? Mais vous, pourquoi n'avez-vous pas connaissance
des rouages du dieu Liberté qui rôde dans les couloirs de votre
République et qui fait fumer vos sacrifices sur les autels du
langage devant lesquels votre démocratie ensanglantée se prosterne?
5
- La quête de la raison
Le
fantassin
: Où voulez-vous en venir?
Le
philosophe :
Vous le savez bien : si la République se prélassait dans les aîtres
d' une raison accomplie, donc arrivée à bon port, croyez-vous
que la France demeurerait un Etat intellectuellement vivant? La
pensée suit son chemin de croix. Il lui est interdit de prendre
place sur le bateau ivre que sa rivale, la théologie, croit conduire
d'une main sûre. Jamais le paradis de la vérité rationnelle ne
rivalisera à armes égales avec celui d'une mythologie exercée,
elle, à s'enfermer de génération en génération et de siècle en
siècle dans des fortins inattaquables. Mais s'il appartient à
la République de la raison de poursuivre inlassablement son voyage,
comment fonderiez-vous l'ordre public sur une forme nouvelle de
la paresse d'esprit, celle que vous avez baptisée la tolérance
au pays d'Alice? Sous le masque de votre tolérance, j'y reviens,
je vois un refus sacerdotal de faire progresser la connaissance
des secrets redoutables du genre humain, je vois l'orgueil et
la peur à travers les trous du manteau de votre parcelle de raison.
Le
fantassin :
J'ai foi en l'avenir de la science, Monsieur, j'ai foi en l'élan
naturel que la révolution française a donné à l'intelligence dans
le monde entier. Comment ne vaincrait-elle pas un adversaire tapi
derrière les murailles fissurées de ses dogmes? Comment ne terrasserait-elle
pas les régiments de la peur à l'école des légions aguerries d'une
logique dont rien ne saurait arrêter la marche?
Le
philosophe :
Que voilà un beau stratège! J'ai déjà dit que les religions n'ont
pas à fortifier sans relâche leurs châteaux forts, puisqu'elles
ont disqualifié d'avance et à jamais les armes présentes et futures
de leurs agresseurs. Est-il une stratégie plus assurée de l'emporter
à tous coups que de n'avoir en rien à réfuter des arguments? Mais
voyez comme nous sommes à la peine: si nous n'allons pas défier
l'ennemi dans ses retranchements, si nous n'ouvrons pas une brèche
dans ses rangs, si nous suspendons un seul instant nos assauts
sur un champ de bataille qui nous est étranger, si nous n'observons
pas la rouille qui menace sans cesse nos propres armes, si nous
ne fortifions pas sans relâche nos propres campements à l'école
des dangers de la pensée vivante, donc faillible, nous tomberons
dans la même léthargie cérébrale qui, depuis l'âge des premiers
singes raisonneurs, donne à la foi la citadelle inviolable de
sa somnolence pour trésor. Ce ne sont pas des légions sous les
armes que nous combattons, c'est le sommeil du genre humain. Croyez-moi,
cet ennemi-là dispose de ressources dont vous mesurez mal l'étendue.
Si vous n'y prenez garde, une laïcité à l'usage de Paul
et Virginie et que vous croyez encore habile à naviguer
entre les récifs périra beaucoup plus rapidement que la paresse
d'esprit des croyances dont les Bernardin de Saint Pierre de la
démocratie auront renoncé à combattre les ténèbres, parce qu'il
est dans la nature d'une raison bucolique de périr corps et biens
dans la stagnation, tandis que les religions prospèrent à servir
de havres tranquilles à une humanité avide de s'engourdir.
Le
fantassin :
Monsieur, ne pensez-vous pas que votre philosophie d'une laïcité
périlleuse et sans cesse au combat conduira l'humanité tout entière
à l'anarchie? "De l'audace, encore de l'audace et toujours
de l'audace", disait Danton. Mais quels Etats et quelles sociétés
peuvent-ils se condamner à faire progresser sans fin leur apostolat?
Ne vaut-il pas mieux administrer prudemment la boîte osseuse de
la France et des Français, quitte à la laisser faire escale dans
une rade trop tranquille, s'il est mortel de la livrer précipitamment
aux risques de la navigation en haute mer? Car enfin, si la République
socratique que vous appelez de vos vœux était vouée à approfondir
sans relâche la connaissance la plus angoissante des secrets du
genre humain et si la science de notre évolution en panne se révélait
de plus en plus mortelle pour la cité, n'en viendrions-nous pas
à nous demander pourquoi il existe des religions messianiques,
donc pourquoi notre espèce se forge des dieux prometteurs, donc
pourquoi elle s'enivre de songes tour à tour euphoriques et terrifiants,
donc pourquoi les évadés de la nuit animale se montrent bien souvent,
je vous le concède, plus prêts à prendre les armes pour défendre
les rêves qui comblent leurs attentes que leurs pauvres lopins
sur la terre ? Est-il de sage politique finaliste, Monsieur, d'expédier
la sotériologie républicaine et la démocratie édénique siéger
dans le royaume du salut par le savoir si, décidément, les extases
du vrai savoir sont incompatibles avec les exigences de l'action?
6
- Le regard sur le Dieu des singes
Le
philosophe
: Je ne vous le fais pas dire! Voyez-vous, depuis la parution
de L'origine des espèces de Darwin en 1859 et de
l'Interprétation des songes de Freud en 1900, ce
n'est plus l'astronomie minusculisée de Copernic qui se voit frappée
d'interdit par tous les Etats du monde, mais la spectrographie
anthropologique du Dieu de la délivrance que nos ancêtres adoraient.
Au XVIIIe siècle, c'était encore le récit de la création qui commençait
de se trouver réfuté par les encyclopédistes ; aujourd'hui, c'est
la croyance en l'existence même d'une idole soi-disant rédemptrice,
mais aux châtiments sauvages et aux récompenses trompeuses, d'une
idole de la délivrance qui se révèle scindée entre trois cervelles
calculatrices, trois morales intéressées, trois théologies harponneuses,
trois clergés gros et gras, trois hameçons catéchétiques, trois
codes pénaux en lambeaux, une idole qui se révèle un totem aussi
sanglant que stupide et que nos anthropologues relèguent dans
le paléolithique. Votre laïcité sera bonne à jeter aux orties
si, cent six ans après la loi de séparation de l'Eglise et de
l' Etat, elle n'ose pas davantage démontrer les duperies du ciel
que Descartes ne s'est risqué à défendre l'héliocentrisme quatre-vingts
ans après la parution du De Revolutionibus du grand
Polonais. Qu'en est-il de l'animal politique coincé entre ses
béatitudes et ses tortures infernales et que nous appelons "Dieu"?
Le
fantassin :
Vous allez un peu fort ! Vous avez de la chance que la République
ait aboli la sainte inquisition et ses bûchers!
Le
philosophe:
La raison est à l'école des blasphèmes et des sacrilèges. Voyez
dans quel abîme de l'ignorance et de la sottise vous vous précipitez
si, près d'un demi-millénaire après le procès de Galilée, vous
prétendez priver la République des saintes profanations de la
raison de demain. Car vous allez substituer aux pouvoirs d'un
ciel abêti et cruel les apanages, régaliens à leur tour, des Etats
auto- idéalisés à l'école des artifices de leur propre verbiage.
Si vous vous décidez à faire débarquer dans nos écoles la connaissance
anthropologique de la sauvagerie de tous les dieux, quel portrait
de la barbarie de nos ancêtres que le spectacle du monstre céleste
qui se faisait offrir leur chair et leur sang sur ses offertoires
et auquel nos malheureux ascendants payaient le tribut de la rédemption
de leurs squelettes! Si la République devenait le nouvel Isaïe
de la raison du monde, comme nous jetterions allègrement aux orties
le garant de l'éternité de nos ossatures! Voyez comme nous sommes
loin du petit séisme astronomique qui a bouleversé la boîte crânienne
des théologiens du cosmos il y a un demi-millénaire, voyez comme
notre siècle sera celui du chambardement de la science du fonctionnement
cérébral de notre espèce ou ne sera pas. Souvenez-vous de ce que
les décadences sont toujours liées aux paniques de la pensée.
Ce sera au prix de la décadence de la civilisation mondiale de
l'intelligence que vous porterez votre laïcité acéphale sur les
fonts baptismaux des formes nouvelles de l'ignorance du monde.
Mais peut-être la vraie France fécondera-t-elle la conque osseuse
d'une humanité encore en devenir.
7
- L'homme et l'imaginaire
Le
fantassin
: Comment démontrez-vous l'inexistence, sous quelque forme spatiale
que ce soit, du Dieu des sacrifices sanglants dans un univers
devenu multidimensionnel? Et puis, même si l'idole n'existait
que dans les esprits, songez qu'un Dieu privé de ses foudres et
de sa chambre des tortures désarmerait la République des châtiments.
Retirerez-vous son glaive dans l'imaginaire à la France dite "des
armes et des lois"?
C'est pourquoi je me demande si la République, elle, se trouve
ailleurs que dans le cerveau des Français. Je vous défie de jamais
rencontrer ce personnage au coin de la rue; mais si vous soutenez
qu'il se cacherait dans les articles de la Constitution, qu'il
se ferait voir davantage en chair et en os sur les bancs de l'Assemblée
nationale, que son corps serait visible sous l'uniforme des agents
de la force publique, que les robes noires des magistrats et des
ténors du Barreau manifesteraient sa réalité physique, vous me
répondrez que la France et son Etat ne sont présents que sous
l'os frontal des habitants de ce pays et que la géographie se
refuse à porter secours aux attentes de l'esprit et du cœur. La
question se réduit donc, me semble-t-il, à celle de savoir pourquoi
les dieux ont eu d'abord des bras et des jambes, puis se sont
réduits à un souffle dans l'éther, alors que la France ne se gêne
pas de donner le change et de faire croire qu'elle existe indépendamment
de la foi de ses fidèles et qu'elle aurait donc besoin de l'étoffe
de ses drapeaux et des rubans de ses décorations pour bien montrer
qu'elle n'arbore des signes et des signaux que pour se prouver
à elle-même qu'elle n'est ni une vapeur, ni un simple acteur de
l'esprit.
Mais ne pensez-vous pas que l'humanité a besoin de substantifier
des personnages mentaux et que la politique veut rencontrer son
propre corps collectif et le concrétiser dans l'imaginaire afin
de s'en faire un interlocuteur public? Mais alors, ne pensez-vous
pas que le dieu des cierges et des ciboires est construit sur
le même modèle? Voyez comme il a besoin de cérémonies, de rites,
de chasubles, de crosses d'évêques et de régiments de prêtres
pour exister, lui aussi, à l'exemple de la France!
Le
philosophe:
Vous voyez bien que la dissection anthropologique de "Dieu" nous
éclaire sur la vie des Etats et des hommes dans l'imagination
patriotique et religieuse confondues! Songez que le simianthrope
est un animal né social et que, de la fourmi aux abeilles et aux
loups, les animaux socialisés par la nature se révèlent hiérarchisés,
donc placés par leur capital psychogénétique sous les ordres d'un
chef à la fois réel et imaginaire, de sorte qu'ils se sentent
appelés par leur propre dédoublement cérébral à se ranger docilement
sous un sceptre bicéphale et à en respecter les commandements
bifaces avec une docilité ou une indocilité qu'ils appellent leur
liberté ou leur servitude. Puis le lent grossissement de la conque
osseuse du singe évolutif au cours des âges l'a nécessairement
conduit à se demander ce qu'il adviendrait de ses chefferies physiques
et mentales s'il n'avait pas de harpon pour capturer et domestiquer
l'air, la mer et les étendues célestes.
C'est
pourquoi une simiohumanité devenue peu ou prou post-zoologique
à la rude école d'apprentissage des millénaires de ses songes
s'est donné dans les nues des maîtres fabuleux et de plus en plus
proportionnés à l'extension de son environnement oculaire et mental.
Mais comment retirer leur casquette aux idoles si je suis un animal
dédoublé entre son corps et ses songes ? Quand la difficulté de
séparer Poséidon de la mer et Apollon du soleil est devenue plus
difficile que de séparer Hermès du commerce, il nous a bien fallu
reléguer Zeus dans un au-delà du monde visible, mais sans lui
retirer pour autant les cordes qui nous rattachent à lui. Nous
en avons profité pour attribuer au glaive sanglant de la justice
de Zeus des qualités morales et politiques de plus en plus incompatibles
avec sa fonction de président de nos tribunaux et de garde-chiourme
de nos prisons. Depuis lors, trois idoles carcérales et séraphiques
à souhait sont devenues les étais, les poutres de soutènement
et les recours du singe qu'épouvante le vide et le silence de
la geôle de l'immensité dans laquelle il se trouve enfermé.
Le
fantassin :
Vous vous demandez donc comment nous allons désensauvager l'idole
des singes sans la réduire à une potiche politique.
Le
philosophe
: Je me demande avant tout comment nous arracherons la République
aux griffes d'un empire étranger si notre laïcité en était réduite
à recourir aux armes de la raison rudimentaire des ancêtres. Etes-vous
sûr que votre laïcité acéphale se révèlera l'instrument d'un asservissement
moins complaisant de la France et de l'Europe à l'empire américain
qu'une idole trop hâtivement désarmée? Autrement dit, sommes-nous
condamnés à retourner aux dieux primitifs pour survivre ou bien
allons-nous nous donner un Dieu de l'intelligence? Mais ce Dieu-là,
comment le ferons-nous "exister"?
Le
fantassin
: Fort bien, fort bien ; mais pourquoi croyez-vous que Socrate
a bu dans un esprit patriotique la ciguë mortelle dont les archontes
de la ville ont jugé de sage politique de lui tendre la coupe?
Ne pensez-vous pas que ce philosophe indocile a compris le danger
pour la philosophie elle-même de tomber dans une misanthropie
incivique si elle ne scellait pas une alliance docilement patriotique
et indissoluble avec les Etats de son temps ? Votre "Dieu" de
l'intelligence, sur quelle balance pèserez-vous la supériorité
de son encéphale?
8 - La sainteté de
la raison
Le
philosophe:
Vous admettez donc que si la sagesse politique la plus médiocre
était l'âme véritable de la laïcité, il nous faudrait négocier
la bancalité cérébrale de la République d'aujourd'hui avec les
archontes . Mais ne croyez-vous pas que les vrais guerriers de
la laïcité se mettent à l'école et à l'épreuve de la ciguë socratique?
Le
fantassin
: Bon, entrons encore davantage dans les sacrilèges de
votre dialectique de la sainteté de la raison: certes,
la France socratique ne saurait rendre la raison de notre siècle
aussi ignorante et aveugle que la bonne et sotte théologie de
nos ancêtres. Mais si nous lui fournissions des arguments acérés,
croyez-vous que nous nous serons mis à l'abri pour si peu? Qui
nous assurera que nous ne courrons pas à bride abattue vers l'autre
danger que vous avez évoqué, celui de tomber dans un second Moyen
Age? Comment les peurs qu'on prend pour des garde-fous ou des
sauve-qui-peut protègeraient-ils les démocraties des audaces fécondes,
donc selon vous, des blasphèmes créateurs que prononcera
la raison? Vous dites que si une Liberté fondée sur le refus d'accorder
ses droits à la pensée critique devait se rendre aussi catéchétique
dans les coulisses que sa rivale dans le ciel, le tour serait
venu, pour la fille aînée d'une raison privée de votre bistouri,
d'enfanter un obscurantisme du XXIe siècle. Vous dites que cet
obscurantisme de la dernière cuvée se prétendra faussement laïc
et démocratique à souhait. Mais comment démontrez-vous que seul
le scalpel d'une laïcité résolument pensante protègera la France
des attraits du faux messianisme de la démocratie américaine.
Comment démontrez-vous qu'une laïcité timide serait l'arme d'une
vassalisation irrésistible de l'Europe?
Le
philosophe:
Ne voyez-vous pas que le culte d'une raison démocratique amputée
conduira le monde moderne à un tartuffisme de la liberté politique
aussi contrefait que le culte précédent, qui livrait les vaincus
à leur vainqueur sous les couleurs d'une divinité faussement irénique
et toujours complice du plus fort, ne voyez-vous pas que votre
France se prosternera devant les idoles du langage forgées sur
l'enclume des idéalités politiques du Nouveau Monde, ne voyez-vous
pas que les totems du triomphateur se révèleront non moins redoutables
que les grigris dont la monarchie fleurissait ses autels, ne voyez-vous
pas que votre République d'une laïcité décérébrée armera de pied
en cap un clergé bureaucratique auquel sa piété docile servira
d'échine aussi flexible que celle du clergé chrétien, ne voyez-vous
pas que votre scolastique des droits de l'homme enfantera une
classe dirigeante fière de sa demi "raison" politique, ne voyez-vous
pas que votre sacerdoce de la Liberté distribuera les nouveaux
bénéfices ecclésiastiques dont la fonction publique déversera
la manne et le pactole, ne voyez-vous pas que le nouvel esprit
d'orthodoxie qui s'imposera au cœur de l'Etat de demain sera forgé
sur l'enclume des idéaux de la démocratie américaine?
9
- Un double examen de conscience
Parvenus à cette auberge, le dialogue entre nos deux bretteurs
a marqué une pause. Le fantassin se disait que si la guerre entre
une laïcité devenue acéphale sur les autels des idéalités de la
République devait mettre en danger la sainteté toute verbale des
démocraties de la Liberté, le genre humain se vaporiserait dans
des abstraction pseudo rédemptrices et que le danger de se prosterner
devant des idoles verbales forgées par les démocraties
auto-idéalisées serait aussi grand que de retourner
au vocabulaire du Moyen Age. De son côté, le philosophe s'interrogeait
maintenant avec angoisse sur le sort politique qui menaçait la
science anthropologique encore au berceau dont il rêvait. Le tribunal
des idéalités était-il appelé à se changer
en un nouveau saint office? La censure idéologique interdirait-elle
de formuler les méthodes de décryptage des secrets théologiques
du singe rêveur? L'évolution cérébrale dangereusement pseudo rationnelle
de l'animal parlant le reconduirait-elle à châtier les nouveaux
blasphèmes de la pensée?
Certes,
la généalogie critique de l'espèce de raison que sécrète
l'encéphale simiohumain allait permettre de spectrographier les
personnages verbaux que les semi évadés de la zoologie encensent
dans leur tête et dans leur cœur. Mais une République tolérante
à l'égard du sacrilège socratique accepterait-elle la déconfiture
du " Dieu " mimétique qui se regardait depuis tant de siècles
dans le miroir que sa créature lui tendait? La France n'était
pas près de jeter à la casse l'idole vieillie qui conduisait l'Europe
à la décadence; au contraire, elle jugeait préférable de la requinquer
un instant afin qu'elle renforçât les chaînes que le conquérant
lui avait attachées aux chevilles.
Et pourtant il était bien évident que les Etats européens condamnés
à se refléter dans leurs identités collectives magnifiées par
le ciel de leur servitude politique et religieuse seraient conduits
à la dissolution pure et simple. Certes, un continent qui demeurerait
sous la tutelle de ses songes sacrés allait tomber dans l'ignorance
et la sottise des vassaux qui proclament toujours que leur défaite
serait l'expression de la volonté impénétrable de l'idole de leur
vainqueur; mais une humanité indocile et qui saurait qu'elle n'a
décidément jamais eu d'autre interlocuteur qu'elle-même serait-elle
encore de taille à fonder l'éthique de sa résurrection sur son
abandon dans le vide de l'immensité ? Le fantassin de la laïcité
se tourna vers son ami le philosophe:
- Ne pensez-vous pas, Monsieur, lui dit-il, que si la République
et le cosmos n'avaient plus de gouvernail à se partager, nous
ferions naufrage ensemble?
Le philosophe lui répondit :
- Je ne me résignerai jamais à boiter sans fin entre les félicités
de la bêtise et les désespoirs de l'intelligence.
Et
le dialogue reprit pour quelques instants encore.
10 - Comment pousser Dieu dans le dos ?
Le
fantassin :
Je vous concède que "Dieu" n'était qu'un malheureux apprenti
pédagogue. Nos ancêtres encore dans l'enfance s'échinaient de
siècle en siècle à la double tâche de porter humblement sa casaque
dans leurs prières et à le déniaiser à l'école de leur intelligence
naissante; et il est vrai qu'ils l'ont éduqué avec suffisamment
de succès d'une époque à l'autre qu'ils l'ont rendu au moins égal
en esprit aux plus sages de ses créatures. Mais où puisaient-ils
les ressources cérébrales qui leur permettraient de lui attribuer
peu à peu des qualités morales et intellectuelles en progrès sur
les précédentes? Quand le flair politique de leur créateur mythique,
fort médiocre à l'origine, eut appris peu à peu à égaler celui
de tous les Machiavel de sa théologie , quand sa science de l'avenir
cérébral de sa créature eut fait pâlir d'envie les plus grands
docteurs de son Eglise, pourquoi ne s'est-on pas demandé de quelle
intelligence ses prophètes nourrissaient leurs performances cérébrales
et quelles étaient les armes du bord qui leur avaient permis d'installer
progressivement dans le cosmos une divinité capable de se perfectionner
lentement?
Le
philosophe:
Réjouissez-vous, Monsieur, c'est précisément sur ce modèle que
la République fonctionne en réalité dans les têtes. La démocratie,
elle aussi, tente sans relâche de porter remède à ses infirmités.
Les sachant inguérissables par nature, cette théologienne invétérée
gesticule sur les planches d'un théâtre croulant sous les détritus.
Mais si vous mettez en parallèle les ahanements respectifs d'un
"Dieu" fatigué et d'une République calquée sur les progrès poussifs
de son intelligence, ne disposerez-vous pas d'un programme transcendant
aux soubresauts irrationnels de l'Histoire?
11
- L'intelligence ascensionnelle
Le
philosophe se disait maintenant qu'un regard de l'intelligence
ascensionnelle du simianthrope pourrait faire aller de l'avant
et parallèlement l'encéphale du créateur fabuleux d'autrefois
et la matière grise de sa malheureuse créature; car celle-ci demeurait
obstinément emboîtée dans son propre effigie dûment célestifiée.
Qu'en était-il d'une idole et d'une République tellement calquées
l'une sur l'autre qu'on les voyait courir de conserve parmi les
ruines du monde et rivaliser d'ambition à lui donner une direction?
Certes, "Dieu" n'avait jamais été qu'une idole à dégrossir dans
les laboratoires du devenir; et si on la plaçait au-dessus de
ses adorateurs, c'était seulement afin d'apprendre plus facilement
à se regarder progressivement du dehors. Mais n'est-ce pas devenir
"divin", si je puis dire, que d'apprendre à porter un regard de
haut et de loin sur les animaux sacrés dont nos ancêtres avaient
peuplé le cosmos et qu'ils appelaient des dieux? Quand on a su
qu'il s'agissait d'idoles à décoder, on est parvenu à courir à
leurs côtés, puis à surplomber leurs ateliers. Si la laïcité enfantait
un regard toujours provisoire sur l'infirmité cérébrale et morale
des trois dieux uniques, ne deviendrait-elle pas l'Isaïe des modernes?
Imaginons
donc une République future et qui se serait armée d'un télescope
dont le miroir réfléchirait ensemble le tortionnaire souterrain
et le vaporisateur de nos ancêtres. Quelle comète de l'intelligence
de l'humanité ! Nos ancêtres peuplaient les nues d'animaux politiques
sauvages et difformes. Quels forgerons d'un "Dieu" bancal sommes-nous
inconsciemment demeurés au sein d'une République à laquelle Socrate
enseigne un "Connais-toi" perpétuellement ouvert - celui que la
philosophie ne cessera jamais de demeurer à elle-même. A nous
de savoir si nous délivrerons ce diamant de sa gangue.
Quand le fantassin de la laïcité pensante et le philosophe se
séparèrent, le premier était armé d'un regard d'anthropologue
sur les abysses des Républiques, le second d'une spéléologie du
genre simiohumain plus inachevable que jamais.
Le
3 octobre 2010