Retour
Sommaire
Section Laïcité-Religions
Contact


Comment enseigner sans expliquer ?
L'avenir de la pensée française

 

Je rappelle que ce site est consacré à mettre en évidence la nécessaire synergie entre l'avenir cérébral et le destin politique des civilisations. A ce titre, l'enseignement du " fait religieux " dans les écoles de la République ne dispose pas des armes intellectuelles en mesure de comprendre et d'expliquer les mythes religieux.

En vérité, c'est une révolution du champ entier de la connaissance scientifique de l'homme qu'appelle une information pédagogique désireuse de rendre intelligible un sacré dont, depuis la Renaissance, l'humanisme européen a négligé de chercher les clés. Il y faut l'anthropologie critique qu'attend la postérité de Darwin et de Freud, mais également celle qu'appelle de toute la philosophie occidentale attachée, depuis Platon, à observer le genre humain et à décrypter son encéphale.

1 - Un nouveau Moyen-Age
2 - Les nouveaux anthropologues
3 - Le congénère dont nous mangeons la chair et buvons le sang
4 - Savoir et comprendre
5 - Jusqu'où l'enseignement public doit-il se vouloir irréfléchi ?
6 - Un guet-apens
7 - Le temple du Superficiel
8 - L'avenir de la raison française
9 - Les étapes de la reconquête

1 - Un nouveau Moyen-Age

Non seulement l'Europe, mais le monde entier doivent s'attendre à un séisme intellectuel qui présentera également les traits d'un gigantesque défi aux sciences humaines. Quelle infirmité que la leur ! Pourquoi n'ont-elles pas su poursuivre la guerre de la pensée commencée avec Protagoras et continuée jusqu'à Nietzsche et Freud ? Et maintenant, leur rechute dans la cécité du Moyen-Age à l'égard du sacré les tourne en ridicule aux yeux de la planète entière. Que se passerait-il si elles renonçaient au décryptage de l'encéphale biphasé d'une espèce que son évasion embryonnaire de la zoologie a seulement scindée entre le regard plus aigu qu'elle porte désormais sur le réel et les songes qui l'aveuglent? Mais sont-elles armées, les pauvresses, pour percer les secrets des fonctions immunitaires que les rêves collectifs des fuyards des ténèbres exercent sur leur encéphale?

Il sera lourd, le prix de leur rupture avec une philosophie qui, depuis le solitaire de Sils Maria, s'apprêtait à se convertir tout entière à une simianthropologie abyssale. Comment apprendront-elles qu'une mutation de la terreur a engendré le premier vivant débranché de l'animal au point de se demander qui l'a précipité dans le vide ?Son angoisse de n'en savoir mot l'a persuadé de se trouver une origine et une destination en se livrant à de gigantesques exorcismes et de se bâtir des édifices théologiques que le cours des siècles l'a si fort aidé à théoriser, à logiciser et à cérébraliser qu'il a fini par s'imaginer qu'il savait pertinemment ce qu'il faisait en ce monde. Depuis le 11 septembre 2001, l'examen critique du cerveau évolutif - donc en route entre le singe d'hier et celui de demain - est devenu une priorité impérieuse du seul fait que le décodage de notre tête demeurée en suspens entre deux espèce nous est désormais ordonné par le nouveau choc des empires qui se prépare sous nos yeux à l'échelle de la planète.

Devant la menace d'une régression subite de notre intelligence, il est inutile, nous semble-t-il, de multiplier nos invocations aux trésors de notre humanisme de bergerie. A quoi bon feindre qu'il s'agirait de résoudre un "conflit entre les cultures" devant nos tribunaux de la foi, alors que nos cosmologies mythiques et les dogmes qui soutiennent nos dévotions ne sont pas des arènes où s'affronteraient nos " cultures ", mais les enjeux d'une bataille sanglante entre les guerriers de nos credos. Nos représentations pieuses du monde ont été forgées dans les temps primitifs. Elles ont été fossilisées en doctrines à l'école de nos juges et de nos prétoires.

Sans un bouleversement des méthodes de décodage et d'interprétation dont se sont armés les juges de l'histoire de notre boîte osseuse, nous ne saurons jamais comment un animal partiellement expulsé de ses chromosomes originels s'est trouvé livré à des fantasmes qui le font osciller depuis des millénaires entre ses épouvantes et ses prières. Nous nous vantons d'avoir fondé la première civilisation de la pensée. Mais si nous ne nous demandons pas comment nos gènes pilotent les verdicts de notre raison égarée par nos songes, le flambeau que nous avons allumé il y a vingt-cinq siècle se consumera dans les babillages qui accompagneront l'agonie cérébrale de grandes civilisations. Notre forfanterie nous fait juger invraisemblable un tel scénario. Mais il est déjà démontré que nos doctrines religieuses et nos catéchèses internationales sont passées maîtresses dans la singerie de paraître rallumer la torche de notre raison à la flamme même des rêveries qui l'éteignent, tellement nous faisons semblant de rationaliser tout ce que nous touchons sur le théâtre de notre destinée et de métamorphoser nos fantasmagories cosmiques elles mêmes en forteresses de notre logique.

2 - Les nouveaux anthropologues

C'est précisément à la faveur de la sacralisation irréfléchie de nos cultures que la planète est redevenue onirique. Du coup, la France des ardents législateurs a tenté de placer dans un contexte strictement juridique le souci de notre Etat rationnel d' " enseigner " les " faits religieux " aux enfants de la laïcité. Ce choix de notre éducation nationale est bien révélateur des carences cérébrales dont souffre une République dont la conversion à Voltaire obéit à des motifs plus politiques qu'intellectuels. D'un côté, la pédagogie superficielle appliquée aux croyances de nos ancêtres par une médication seulement anticléricale a conduit notre nation à une amnésie philosophique de plus en plus préjudiciable au progrès des sciences que nous qualifions aveuglément d' " humaines ", alors que nous n'avons même pas appris au préalable où se situe l'ébauche dont nous glorifions inconsidérément le parcours. Nous parions que l'esquisse de l'homme qui s'agite devant nos yeux préfigure le modèle achevé, comme s'il suffisait de prolonger notre branchement sur l'animal pour nous illuminer des lumières de notre futur port d'attache.

L'évanouissement de nos Eglises nous a fait oublier que notre histoire réelle est armée jusqu'aux dents, que nos autels sont en acier trempé et que nos emblèmes sacrés baignent dans le sang de nos nations. Si nous perdions notre documentation en chemin, notre recherche fondamentale sur l'évolution de notre espèce ferait naufrage. Supposez un instant que les Grecs auraient tenté de traquer les secrets des dieux d'Athènes alors que, dans le même temps, ils auraient perdu le souvenir de l'Olympe guerrier de leurs ancêtres : comment auraient-ils alors disposé des informations nécessaires à leurs enquêteurs audacieux? Aussi essayons-nous de ressusciter les rêves à demi effacés de nos augures. Mais leurs tablettes ne sont utiles à consulter qu'à nos anthropologues. Eux seuls se soucient de retracer l'évolution, siècle après siècle, du cerveau simiohumain ; et leurs laboratoires sont pleins de fossiles cérébraux dont nous n'avons pas percé les secrets. Qu'en est-il d'un animal encore incapable de décrypter son itinéraire par l'observation de ses crocs?

3 - Le congénère dont nous mangeons la chair et buvons le sang

J'ai assisté récemment, dans le midi de la France, à un mariage célébré selon le rite catholique, mais au cours duquel le prêtre a fait communier l'époux - et non l'épouse - sous les espèces du pain et du vin, ce que notre Thomas More qualifiera de sacrilège épouvantable et qui semble être devenu un péché véniel aux yeux de Rome. Il est indispensable à nos anthropologues de savoir, primo qu'espèce renvoie à species en latin, qui signifie l'apparence, parce que les deux aliments consommés par les fidèles sont censés se métamorphoser réellement en chair et en sang sur l'autel par l'effet prodigieux et instantané des paroles prononcées par l'officiant et dites de la " consécration "; secundo qu'au début du XVe siècle, les hussites de Bohême ont fait valoir que , pendant treize siècles, la potion du sang n'avait pas été réservée aux prêtres seulement , mais que cette liqueur délectable était offerte à tous les fidèles ; qu'à la fin du Ve siècle, le pape Gélase avait déclaré que la communion sous une seule espèce était un crime (1); tertio que la thèse de ces "utraquistes " - in utraque specie, c'est-à-dire " sous le double leurre" d'une fausse apparence de pain et d'une illusion de vin - a failli rentrer en grâce auprès de la papauté , mais qu'elle a été rejetée in fine au motif que les disciples de Jean Huss, brûlé vif en 1415 pour avoir voulu transformer tous les fidèles en prêcheurs, passaient désormais pour des hérétiques, qu'on appelait également les calixtes, parce qu'ils buvaient le vin au calice.

Mais seul le clergé devait-il bénéficier de la prérogative de boire l'hémoglobine du dieu, donc de participer de son esprit symbolisé par son sang, tandis que la femme ne pouvait se trouver promue à la dignité de prêtresse de la croix ? Pourquoi la cérémonie religieuse n'élevait-elle que le mari au rang de sacrificateur du dieu ? Pour tenter de descendre dans les profondeurs biopsychiques d'un sacrifice de consommation de la chair et du sang du fils de la divinité de nos congénères, nous pensons que l'information historique et théologique la plus précise de nos anthropologues est indispensable, mais que leur érudition demeure inutile à l'enseignement des " faits religieux " sur les bancs de nos écoles publiques . A quoi bon surcharger la mémoire des nouvelles générations de renseignements étrangers à l'esprit de notre République laïque et à une civilisation tout entière consacrée aux progrès de la pensée scientifique ?

Mais si nous devons remédier de toute urgence à l'ignorance qui laisse notre progéniture sans voix devant un tableau représentant une descente de croix ou un saint Sébastien percé de flèches, comment accepterons-nous d'un cœur léger que seule une infime fraction de la population française ait seulement entendu parler de la " transsubstantiation eucharistique " censée se produire sur tous les autels de l'Europe chrétienne ? Si nos ancêtres grecs avaient oublié la colère d'Artémis, qui changea Actéon en sanglier, les douze travaux d'Hercule, la vengeance d'Apollon, qui priva de leur retour en Ithaque les compagnons d'Ulysse coupables d'avoir rôti et mangé les bœufs sacrés du dieu dans l'île d'Hélios, la fureur de Poséidon contre le héros de l'Iliade qui avait crevé l'œil unique du Cyclope ; si, pis que cela, nos ascendants avaient oublié la barque de Charon, les trois Parques, ou les infidélités conjugales de ce coureur de Zeus, comment auraient-ils lu Homère, Sophocle , Eschyle et Lucien ?

Et nous, les Français , comment comprendrions-nous goutte à Racine et même à Voltaire si nous ne savions rien de la fécondation d'une vierge de Galilée par la parole d'un créateur de l'univers, rien des démons qui furent introduits dans un troupeau de porcs, lesquels furent précipités dans la mer, rien des hémorroïdes vieilles de douze ans qui disparurent par le seul attouchement d'une frange du manteau de la malade, rien des foules de boiteux qui marchaient à nouveau, des foules d'estropiés qui redevenaient valides, des foules d'aveugles qui recouvraient la vue pour ne rien dire des morts ressuscités ?

Mais comment tracerons-nous une frontière sûre entre notre oubli inévitable des prodiges dont se nourrissait l'imagination de nos pères et le désastre de rendre illisibles Bossuet et Pascal, énigmatiques Rabelais et Molière, mystérieux Corneille et Claudel, semi rationnels Montaigne et Descartes? Il se trouve, de surcroît, que nos archives théologiques sont le seul matériau cérébral qui permette à nos anthropologues d'approfondir notre connaissance psychobiologique de notre voyage inachevé entre le chimpanzé et Torquemada. Si la source d'information et de réflexion la plus précieuse dont nous disposons venait à tarir, nous souffririons du même blocage cérébral dont Alexandrie a péri.

Souvenons-nous de ce que l'hypertrophie de notre civilisation dans les sciences et les techniques a précipité l'Europe entière dans quinze siècles de prosternements le front dans la poussière, tellement la connaissance des secrets d'un animal en route vers une espèce promise à la pensée ne progresse pas spontanément aux côtés de nos mathématiques ou de notre géométrie. C'est pourquoi l'ignorance de notre science psychologique, qui n'ose pénétrer dans les arcanes de notre idole, pourrait bien nous reconduire tout droit à la même catastrophe qu'au troisième siècle de notre ère, quand nous avons expulsé de Rome notre déesse de la victoire, parce que nous pensions qu'un Dieu nouveau vengerait nos défaites sur les champs de bataille , ce qui nous a conduits, sous une pluie de miracles, au sac de la ville éternelle par les barbares.

4 - Savoir et comprendre

Nous pensons que notre enseignement scolaire ne saurait se montrer critique, ce qui signifie que nous renonçons d'avance à enseigner la raison à nos enfants, puisque la pensée se veut critique depuis le Gorgias du plus grand de nos philosophes. C'est dans cet esprit que nous nous sommes enquis de la manière dont le " fait religieux " se trouvait maintenant " enseigné " dans nos écoles. Pour ma modeste part, j'ai pris mon bâton de pèlerin et j'ai ahané sur les routes et chemins de la Gaule à la recherche de nos vaillants enseignants , ce qui m'a permis de dresser quelques constats d'huissier , dont le premier concerne le sens que la République de la raison donne désormais aux verbes savoir et comprendre.

Car non seulement ces sons n'ont pas la même signification dans les monarchies et dans les démocraties, mais ils changent de nature selon les théologiens et, en outre, au gré de la géographie et du climat dans lesquels une religion recrute ses adeptes . A l'instabilité congénitale du ciel, il faut ajouter que Dieu change d'encéphale et de complexion à chaque siècle.

C'est ainsi que les pédagogues que j'ai interrogés m'ont tous assuré, la main sur le cœur, que l'éducation nationale n'enseigne pas des croyances, mais seulement du savoir. Par exemple, m'a rappelé l'un d'eux, j'enseigne que Jahvé est le dieu des Hébreux, point final. Nierez-vous qu'il s'agit d'un " fait religieux " et que les élèves ont le devoir d'en prendre acte, sauf à demeurer des cancres ? Je me suis aventuré à lui faire remarquer que le verbe savoir est souffreteux et qu'il collabore si étroitement avec son frère jumeau, le verbe comprendre que l'un ne saurait se conjuguer sans appeler l'autre à son chevet . La cohabitation de nos deux asthéniques, ajoutai-je, n'est pas sans provoquer force querelles dans leur ménage , parce que tantôt le verbe savoir, devenu glouton, accumule dans sa besace des provisions de route dont il fait un usage indigeste et qui le livrent à une obésité dangereuse, tantôt son compagnon non moins efflanqué se lance dans des équipées qui le conduisent à jeûner en stylite dans le désert . Que répondrez-vous à l'enfant qui jugera inintelligible le vocable " Dieu " que vous aurez accolé aux Hébreux ? Craignez, lui dis-je, qu'il pousse l'effronterie de son âge jusqu'à vous demander de l'informer du sens d'un terme si amaigri et tout proche de mourir de faim et de soif! L'éducation nationale n'est-elle donc qu'une agence de renseignements squelettiques ou bien est-elle de mèche avec son collègue plus loquace, lequel ne manque jamais d'en appeler à un troisième larron, le verbe expliquer - un bavard, celui-là, qui vous déclare haut et fort qu'il ne se gêne pas d'habiller le verbe comprendre de pied en cap ?

Si vous vous enhardissez maintenant à enseigner que la croyance en l'existence de tel Dieu ou de tel autre ressortira au " choix" de l'élève et qu'il jouira des apanages d'une vertu républicaine qui le change, dès le berceau, en miraculé et en souverain de la tolérance - quel beau masque de l'indifférence ! - vous proclamerez que tout " sentiment religieux " est un bavard hautement respectable, parce que vous l'aurez déclaré, in petto, privé de toute véritable importance. Que répondrez-vous à l'enfant auquel la déclaration des droits de la raison aura donné un œil de lynx et qui ne craindra pas de percer à jour les ruses cousues de fil blanc de la République s'il vous demande sans ciller quelles sont les prérogatives de son entendement d'homme et de citoyen face à la subjectivité irraisonnée d'un peuple égaré tout entier dans les nues? Pourquoi, vous demandera-t-il dans la foulée, le genre simiohumain se convainc-t-il depuis la nuit des temps de ce que des acteurs extraordinaires habiteraient dans l'immensité sous une forme de plus en plus vaporisée, alors que nous avons toujours manifesté, dans le même temps, une désinvolture tragique, scandaleuse ou désopilante à l'égard, hier de leur musculature, aujourd'hui de leurs zéphyrs? Car enfin, même réduits à l'odeur de leur encens, il suffit qu'ils passent pour se trouver logés hors de nos têtes pour que nous ayons grand intérêt à nous préoccuper de nos relations tendues ou pacifiées avec eux.

On imagine l'embarras de l'enseignant si le môme devenu tout goguenard lui demande pourquoi les dieux des Anciens ont tous trépassé sous le nez de leurs augures. Décidément, il est difficile d'enseigner des personnages cosmiques comme on enseigne l'arithmétique ou la géographie , tellement les " faits religieux " collent aussi mal à nos chausses qu'ils nimbent péniblement nos auréoles.

5 - Jusqu'où l'enseignement public doit-il se vouloir irréfléchi ?

Notre enseignement public a le malheur de n'enseigner que des savoirs si peu réfléchis qu'ils vont sans dire et qu'on les obscurcirait, disait Pascal, à prétendre les expliquer. C'est que notre auto aveuglement se veut entièrement construit à seule fin de nous rassurer à l'école des évidences censées nous éclairer. Quelle chance, dira-t-on, que l'enseignement du vocabulaire, par exemple, ne nécessite en rien la connaissance de l'origine grecque, latine ou arabe de nos vocables, quelle chance que l'enseignement de notre syntaxe se passe aisément de l'étude des cadences de l'éloquence latine, quelle chance que notre géographie soit une science seulement descriptive et que notre arithmétique n'appelle aucun commentaire sur la nature des nombres négatifs!

Mais nos difficultés thérapeutiques les plus sérieuses commencent avec l'enseignement médicalisé de notre histoire, qui ne devient intelligible dans nos écoles que par la médiation empressée de notre science politique . Certes, notre pratique même courante des affaires du monde repose sur une certaine connaissance des pathologies dont souffre notre espèce, mais notre habileté dans le traitement du malade demeure étroitement limitée pour les " besoins de la cause ", comme nous disons, c'est-à-dire appropriée à la dégaine gaillarde que nous devons donner au récit des événements et à la bonne tenue du livre de comptes de notre chronologie. En revanche, aucun " fait religieux " ne se contente de son seul énoncé parmi nous, ni même de la narration la mieux enlevée des circonstances de sa mise en scène: non seulement nos idoles demeurent énigmatiques par définition, mais elles se veulent impénétrables, parce qu'elles nous renvoient astucieusement à des animaux rendus questionneurs par un verdict de la nature. Or, la bête interrogative est sans réponse comme la fleur est sans question. Quoi de plus angoissant que notre évolution sous le soleil ! Comment ne nous livrerions-nous pas à une recherche désespérée de notre identité cérébrale ?

Un jour, je me suis arrêté dans un hameau dont l'instituteur m'a confié, non sans fierté, qu'il n'avait jamais rencontré la moindre difficulté pédagogique à enseigner les dieux des Grecs et des Romains, parce qu'il s'agissait de personnages de romans dont les aventures amusent beaucoup les enfants . Je me suis risqué, en marchant sur des œufs, à lui rappeler que les Anciens croyaient dur comme fer en l'existence de leurs dieux, que les ouvrages de Protagoras avaient été brûlés en public, que leur auteur n'avait dû son salut qu'à la fuite, qu'au reste, les procès en impiété se terminaient le plus souvent par la peine de mort, même à Athènes, et qu'un certain Socrate en avait si bien fait l'expérience que, depuis lors, les philosophes sérieux sont des crucifiés sur le gibet de la sottise publique. Ne pensez-vous pas, lui dis-je, qu'il serait utile aux piocheurs républicains du "Connais-toi" de se demander de quoi il est question au plus secret de notre espèce pour que nous tenions à la bonne santé de nos idoles comme à la prunelle de nos yeux et pour que chaque siècle voie des régiments de médicastres du ciel accourir à son appel? Les uns le jugent vigoureux et de sens rassis, les autres relèvent des symptômes fâcheux de vieillissement de sa complexion hier encore si solide : que signifient ses sautes d'humeur et ses caprices , ses fautes d'inattention, les occasions qu'il a manquées, son inadaptation aux circonstances ? Leur diagnostic demeure réservé.

6 - Un guet-apens

Si nous tendions un piège à notre intelligence ? Pourquoi ne mettrions-nous pas un tireur en embuscade derrière notre verbe savoir et un autre derrière notre verbe comprendre ? Puis nous creuserions entre nos deux chasseurs une fosse dans laquelle nous aurions des chances de faire tomber le gros gibier qui rôde dans les parages et qui n'est autre que notre verbe expliquer. Certes, ce fauve n'est pas moins malin que puissant. Non seulement il trouve sa nourriture dans nos troupeaux, mais chaque fois qu'il fait tomber sa proie dans un guet-apens, il prétend qu'il est le plus heureux des chasseurs et que le verbe comprendre se récite à ses quatre pattes. Comment se fait-il que les griffes de notre frère consomment à la fois du savoir et du sens ? Mais s'il mange avec appétit à deux râteliers, est-il meilleur de cuire sa cervelle à l'étouffé et de nous en faire un plat délectable ou bien devons-nous apprendre à distinguer les aliments destinés à notre estomac de ceux que nous réservons à notre matière grise ? Nous voudrions apprendre à séparer les verdicts de nos papilles de ceux de notre boîte osseuse.

Quand notre civilisation atteindra le degré de maturité qui lui interdira d'enseigner des mythes, donc des croyances même aux enfants, il nous faudra soit renoncer à connaître l'espèce singulière à laquelle nous appartenons, soit nous expliquer pourquoi des héros à la fois cosmiques, fantasmagoriques et de plus en plus gigantesques se sont logés sous l'os frontal de nos ancêtres, alors que nous savons qu'ils passaient pour d'autant plus réels que l'encéphale de leurs adorateurs était plus ancien et plus minuscule ; et pourquoi des esprits fort supérieurs pour leur temps ont cependant cru aux dieux de bois de leurs stupides congénères. Pour tenter de résoudre une énigme de cette taille, il nous faut une simianthropologie critique. Or, une discipline de ce genre demeurera hors de la portée non seulement de nos écoles publiques, mais de nos Universités, puisque nos psychanalystes eux-mêmes n'ont plus le courage de conquérir les armes d'une science du trio tourbillonnant que font nos verbes savoir, comprendre et expliquer à danser la bacchanale dans nos têtes .

Pourquoi cette agonie de notre entendement flottant entre le réel et le séraphique, sinon parce que les maîtres de nos Bas-Empire renoncent à nous enseigner des vérités pour nous inculquer seulement des valeurs morales et politiques ? Puis, dans la foulée, ils demandent à nos totems cérébraux d'illustrer la pertinence de nos vertus. Gide nous disait que nos bon sentiments nous faisaient une bien mauvaise littérature. Nos civilisations, elles aussi, périssent dans la sensiblerie de nos vagues rêveries religieuses; puis, tout subitement, notre sacré refoulé bondit comme un fauve libéré de sa cage et subjugue le singe-homme terrassé par un Dieu tout neuf, et notre espèce tout entière s'agenouille à nouveau le front dans la poussière.

Que nous révèlent-ils de nous-mêmes, les évadés de la zoologie que nous sommes demeurés quand nous nous croyons conduits par la main d'un bon maître vers le pays de Canaan de nos songes? Devenues vacantes, nos civilisations oublient que leur souverain céleste avait des dents et des griffes, puisqu'il était coulé dans le creuset de notre Histoire et que ce sauvage se promettait de rôtir ses ouailles tout vifs avec tout leur saint cortège de cierges et de patenôtres au cas où ils s'aviseraient de ne plus lui obéir au doigt et à l'oeil. Que nous est-il encore divulgué des faiblesses de notre entendement de terrorisés des ténèbres ? Le jardin des supplices dont s'armait le souverain sanglant que nous avions hissé dans les nues n'était autre que le témoin le plus éloquent de nos gènes. C'est pourquoi la véritable histoire du singe tortionnaire est écrite en lettres de sang dans les bréviaires de ses sanctifications postiches.

7 - Le temple du Superficiel

Au terme de mon périple en Gaule, un enseignant de notre éternité m'a expliqué qu'il avait " enseigné " la Passion sans la moindre difficulté : il y suffisait, à l'entendre, de l'esprit de dialogue dont s'inspirent nos démocraties de la tolérance et dont l'âme de la République française a fait sa nouvelle diététique. Le plus étonnant dans l'ignorance, disait Valéry le socratique, ce n'est pas qu'elle se prenne pour un savoir sûr de lui, mais qu'elle se présente en outre et nécessairement drapée dans les parures du verbe comprendre, de sorte que plus elle s'explique, plus elle s'enferre dans l'erreur. Nous n'avons encore ni psychologie , ni psychanalyse, ni philosophie de notre histoire et de notre politique qui nous permettrait de répondre à des questions simples : " Que nous est-il enseigné de notre simiohumanité par le " fait religieux " que nous nous sommes longtemps identifiés à un congénère torturé à mort sur une potence, par le " fait religieux " que nous en avons fait un dieu bien doté, par le " fait religieux " que nous prétendons, depuis deux mille ans, condamner notre meurtre sur sa personne, mais que nous le jugeons tellement profitable que nous le perpétrons sans relâche sur nos autels, par le " fait religieux " que notre divinité s'en pourlèche si bien les babines qu'elle ne cesse de tirer de nos offertoires les dividendes de notre assassinat prébendé ? Pourquoi cette exécution répétée est-elle si bien rémunérée ? Pourquoi la déclarons-nous de si bonne odeur que nous l'appelons un sacrifice sauveur ?" Je souhaite bien du plaisir à notre corps d'enseignants réparateurs.

Le dieu de notre ignorance habite le temple du Superficiel. Quel est l'animal du sacrifice que l'Europe du Superficiel rédempteur immole à notre idole ? La pensée véritable serait-elle devenue l'agneau saignant du monde ? Nous enseignera-t-elle qu'une Europe sans destin cérébral n'aura pas non plus de destin politique ?

8 - L'avenir de la raison française

Nous nous trouvons dans la situation intellectuelle et politique singulière de figurer à la fois la nation la mieux armée et la plus désarmée pour redonner l'élan d'un avenir à la pensée mondiale. Quoi de plus favorable à notre ambition que de nous découvrir encerclés au nord et à l'ouest par des luthériens, au sud par des catholiques romains, à l'est par des orthodoxes pneumatophores, quoi de plus favorable, de surcroît, que de nourrir, de Ryad à Rabat, un dialogue tendu avec le monde musulman, quoi de plus revigorant que de se trouver menacé par les nouveaux croisés de Calvin, qui ont élevé au rang du sauveur du monde l'empire qu'ils ont édifié au delà des mers?

La conjonction entre notre position stratégique centrale et le danger de mener la bataille de la pensée sur une vaste périphérie est une chance qui s'augmente encore à nos yeux si nous songeons que nos relations avec l'Amérique du sud , désormais soutenues par l'Espagne, s'articulent avec le désir des descendants des Pizarre et des Vasco de Gama de reconquérir, eux aussi, leur indépendance politique et la fierté de leurs peuples à l'égard d'un empire automessianisé et si nous nous souvenons que nos relations avec la Chine de Confucius et du Bouddha ouvre le pays de Descartes à la seule civilisation qui n'ait pas sacralisé le logos.

Mais en même temps, nos chances de prendre la tête d'une offensive sur le front de la pensée mondiale révèlent notre France comme la plus désarmée des nations, parce que nous avons déserté les cosmologies mythiques de nos congénères sans être entrés dans la brèche que nous avons ouverte toute grande ; et nous n'avons pas exploré le royaume d'une connaissance abyssale du singe-homme que le trésor des Mémoires de nos dieux morts livre pourtant à notre anthropologie philosophique. Comment retrouverons-nous une audace intellectuelle qui ne saurait ni passer par le rappel scolaire du passé religieux du pays des Druides, ni par une longue éducation scientifique de nos classes dirigeantes concernant le contenu doctrinal du christianisme ? Il y faut rien moins qu'une réécriture complète de toute l'histoire de la religion du Golgotha et de celle de Mahomet. A ce prix seulement, nous conquerrons les connaissances psychobiologiques qui seules nous permettront de radiographier une Amérique messianisée , un islam pétrifié et une Europe devenue acéphale.

9 - Les étapes de la reconquête

La première étape d'une reconquête de notre entendement nous permettra de retrouver le regard surplombant que l'idole portait sur sa créature et qui permettait du moins à nos théologiens les plus avertis de s'approprier le recul, nietzschéen avant la lettre, de l'esprit critique à l'égard d'une espèce née bancale . L'homme de génie ne se gênait pas de s'armer du regard de Dieu sur ses congénères effarés. Rien de tel que d'endosser la cotte de mailles de la sainteté pour s'identifier au maître sanglant et patelin du cosmos . Notre intelligence a beaucoup perdu de sa grandeur à ne plus cacher sa superbe sous la cuirasse de ses prosternements. Faute de se donner les armes cérébrales relativement développées de feu notre divinité, notre pensée ne porte plus sur nous que le regard timide d'un ciel devenu complaisant à notre faiblesse et à sienne.

La seconde étape de notre parcours sera de porter un regard aigu sur l'infirmité de l'idole de nos ancêtres. Quand nous aurons spectrographié de siècle en siècle sa complexion intellectuelle et politique, nous aurons appris de notre Titan mort ce que nous étions au plus secret de notre tête et comment notre conque cérébrale s'était transformée sous la férule de notre dieu. Autrefois, un ciel omniscient nous réduisait au vermisseau. Mais l'heure sonnera de porter notre regard sur la simiohumanité de l'idole des singes parlants. Alors la pesée de notre finitude aura changé de balance ; alors, nous verrons notre souverain faire voleter des anges et des séraphins autour de son sceptre, mais la chaîne de sa politique traîner ses lourds anneaux sur le sol ; alors, nous serons devenus les dieux du vide. A ce prix, nous remettrons la France sur le chemin des laboureurs du "Connais-toi". Depuis deux millénaires et demi, ils nous disaient : " Soyez la mesure de toutes choses ".

(1) " Nous avons appris que certains ne prennent qu'une portion du corps sacré et s'abstiennent du sang du sacré calice. Ceux-là, sans aucune doute, puisqu'ils semblent adonnés à je ne sais quelle superstition , ou qu'ils reçoivent le sacrement dans son intégrité , ou qu'ils en soient intégralement exclus . Car la division d'un seul et même mystère ne peut se produire sans un très grand sacrilège et il est à craindre que la contagion n'en amène beaucoup d'autres à consentir à ce crime. " (Décret, du pape Gélase)

le 6 novembre 2004