Je rappelle que ce
site est consacré à mettre en évidence la nécessaire synergie
entre l'avenir cérébral et le destin politique des civilisations.
A ce titre, l'enseignement du " fait religieux " dans les
écoles de la République ne dispose pas des armes intellectuelles
en mesure de comprendre et d'expliquer les mythes
religieux.
En vérité, c'est une
révolution du champ entier de la connaissance scientifique de
l'homme qu'appelle une information pédagogique désireuse de rendre
intelligible un sacré dont, depuis la Renaissance, l'humanisme
européen a négligé de chercher les clés. Il y faut l'anthropologie
critique qu'attend la postérité de Darwin et de Freud, mais également
celle qu'appelle de toute la philosophie occidentale attachée,
depuis Platon, à observer le genre humain et à décrypter son encéphale.
1
- Un nouveau Moyen-Age
2
- Les nouveaux anthropologues
3
- Le congénère dont nous mangeons la chair et buvons le
sang
4
- Savoir et comprendre
5
- Jusqu'où l'enseignement public doit-il se vouloir irréfléchi
?
6
- Un guet-apens
7
- Le temple du Superficiel
8
- L'avenir de la raison française
9
- Les étapes de la reconquête
1
- Un nouveau Moyen-Age
Non
seulement l'Europe, mais le monde entier doivent s'attendre à
un séisme intellectuel qui présentera également les traits d'un
gigantesque défi aux sciences humaines. Quelle infirmité que la
leur ! Pourquoi n'ont-elles pas su poursuivre la guerre de la
pensée commencée avec Protagoras et continuée jusqu'à Nietzsche
et Freud ? Et maintenant, leur rechute dans la cécité du Moyen-Age
à l'égard du sacré les tourne en ridicule aux yeux de la planète
entière. Que se passerait-il si elles renonçaient au décryptage
de l'encéphale biphasé d'une espèce que son évasion embryonnaire
de la zoologie a seulement scindée entre le regard plus aigu qu'elle
porte désormais sur le réel et les songes qui l'aveuglent? Mais
sont-elles armées, les pauvresses, pour percer les secrets des
fonctions immunitaires que les rêves collectifs des fuyards des
ténèbres exercent sur leur encéphale?
Il
sera lourd, le prix de leur rupture avec une philosophie qui,
depuis le solitaire de Sils Maria, s'apprêtait à se convertir
tout entière à une simianthropologie abyssale. Comment apprendront-elles
qu'une mutation de la terreur a engendré le premier vivant débranché
de l'animal au point de se demander qui l'a précipité dans le
vide ?Son angoisse de n'en savoir mot l'a persuadé de se trouver
une origine et une destination en se livrant à de gigantesques
exorcismes et de se bâtir des édifices théologiques que le cours
des siècles l'a si fort aidé à théoriser, à logiciser et à cérébraliser
qu'il a fini par s'imaginer qu'il savait pertinemment ce qu'il
faisait en ce monde. Depuis le 11 septembre 2001, l'examen critique
du cerveau évolutif - donc en route entre le singe d'hier et celui
de demain - est devenu une priorité impérieuse du seul fait que
le décodage de notre tête demeurée en suspens entre deux espèce
nous est désormais ordonné par le nouveau choc des empires qui
se prépare sous nos yeux à l'échelle de la planète.
Devant
la menace d'une régression subite de notre intelligence, il est
inutile, nous semble-t-il, de multiplier nos invocations aux trésors
de notre humanisme de bergerie. A quoi bon feindre qu'il s'agirait
de résoudre un "conflit entre les cultures" devant
nos tribunaux de la foi, alors que nos cosmologies mythiques et
les dogmes qui soutiennent nos dévotions ne sont pas des arènes
où s'affronteraient nos " cultures ", mais les enjeux d'une
bataille sanglante entre les guerriers de nos credos. Nos représentations
pieuses du monde ont été forgées dans les temps primitifs. Elles
ont été fossilisées en doctrines à l'école de nos juges et de
nos prétoires.
Sans
un bouleversement des méthodes de décodage et d'interprétation
dont se sont armés les juges de l'histoire de notre boîte osseuse,
nous ne saurons jamais comment un animal partiellement expulsé
de ses chromosomes originels s'est trouvé livré à des fantasmes
qui le font osciller depuis des millénaires entre ses épouvantes
et ses prières. Nous nous vantons d'avoir fondé la première civilisation
de la pensée. Mais si nous ne nous demandons pas comment nos gènes
pilotent les verdicts de notre raison égarée par nos songes, le
flambeau que nous avons allumé il y a vingt-cinq siècle se consumera
dans les babillages qui accompagneront l'agonie cérébrale de grandes
civilisations. Notre forfanterie nous fait juger invraisemblable
un tel scénario. Mais il est déjà démontré que nos doctrines religieuses
et nos catéchèses internationales sont passées maîtresses dans
la singerie de paraître rallumer la torche de notre raison à la
flamme même des rêveries qui l'éteignent, tellement nous faisons
semblant de rationaliser tout ce que nous touchons sur le théâtre
de notre destinée et de métamorphoser nos fantasmagories cosmiques
elles mêmes en forteresses de notre logique.
2 - Les nouveaux anthropologues
C'est
précisément à la faveur de la sacralisation irréfléchie de nos
cultures que la planète est redevenue onirique. Du coup, la France
des ardents législateurs a tenté de placer dans un contexte strictement
juridique le souci de notre Etat rationnel d' " enseigner
" les " faits religieux " aux enfants de la laïcité. Ce
choix de notre éducation nationale est bien révélateur des carences
cérébrales dont souffre une République dont la conversion à Voltaire
obéit à des motifs plus politiques qu'intellectuels. D'un côté,
la pédagogie superficielle appliquée aux croyances de nos ancêtres
par une médication seulement anticléricale a conduit notre nation
à une amnésie philosophique de plus en plus préjudiciable au progrès
des sciences que nous qualifions aveuglément d' " humaines
", alors que nous n'avons même pas appris au préalable où se situe
l'ébauche dont nous glorifions inconsidérément le parcours. Nous
parions que l'esquisse de l'homme qui s'agite devant nos yeux
préfigure le modèle achevé, comme s'il suffisait de prolonger
notre branchement sur l'animal pour nous illuminer des lumières
de notre futur port d'attache.
L'évanouissement de nos Eglises nous a fait oublier que notre
histoire réelle est armée jusqu'aux dents, que nos autels sont
en acier trempé et que nos emblèmes sacrés baignent dans le sang
de nos nations. Si nous perdions notre documentation en chemin,
notre recherche fondamentale sur l'évolution de notre espèce ferait
naufrage. Supposez un instant que les Grecs auraient tenté de
traquer les secrets des dieux d'Athènes alors que, dans le même
temps, ils auraient perdu le souvenir de l'Olympe guerrier de
leurs ancêtres : comment auraient-ils alors disposé des informations
nécessaires à leurs enquêteurs audacieux? Aussi essayons-nous
de ressusciter les rêves à demi effacés de nos augures. Mais leurs
tablettes ne sont utiles à consulter qu'à nos anthropologues.
Eux seuls se soucient de retracer l'évolution, siècle après siècle,
du cerveau simiohumain ; et leurs laboratoires sont pleins de
fossiles cérébraux dont nous n'avons pas percé les secrets. Qu'en
est-il d'un animal encore incapable de décrypter son itinéraire
par l'observation de ses crocs?
3 - Le congénère dont
nous mangeons la chair et buvons le sang
J'ai
assisté récemment, dans le midi de la France, à un mariage célébré
selon le rite catholique, mais au cours duquel le prêtre a fait
communier l'époux - et non l'épouse - sous les espèces du pain
et du vin, ce que notre Thomas More qualifiera de sacrilège épouvantable
et qui semble être devenu un péché véniel aux yeux de Rome. Il
est indispensable à nos anthropologues de savoir, primo
qu'espèce renvoie à species en latin, qui signifie
l'apparence, parce que les deux aliments consommés par
les fidèles sont censés se métamorphoser réellement en chair et
en sang sur l'autel par l'effet prodigieux et instantané des paroles
prononcées par l'officiant et dites de la " consécration ";
secundo qu'au début du XVe siècle, les hussites de Bohême
ont fait valoir que , pendant treize siècles, la potion du sang
n'avait pas été réservée aux prêtres seulement , mais que cette
liqueur délectable était offerte à tous les fidèles ; qu'à la
fin du Ve siècle, le pape Gélase avait déclaré que la communion
sous une seule espèce était un crime (1);
tertio
que la thèse de ces "utraquistes " - in utraque specie,
c'est-à-dire " sous le double leurre" d'une fausse apparence
de pain et d'une illusion de vin - a failli rentrer en grâce auprès
de la papauté , mais qu'elle a été rejetée in fine au motif
que les disciples de Jean Huss, brûlé vif en 1415 pour avoir voulu
transformer tous les fidèles en prêcheurs, passaient désormais
pour des hérétiques, qu'on appelait également les calixtes,
parce qu'ils buvaient le vin au calice.
Mais
seul le clergé devait-il bénéficier de la prérogative de boire
l'hémoglobine du dieu, donc de participer de son esprit symbolisé
par son sang, tandis que la femme ne pouvait se trouver promue
à la dignité de prêtresse de la croix ? Pourquoi la cérémonie
religieuse n'élevait-elle que le mari au rang de sacrificateur
du dieu ? Pour tenter de descendre dans les profondeurs biopsychiques
d'un sacrifice de consommation de la chair et du sang du fils
de la divinité de nos congénères, nous pensons que l'information
historique et théologique la plus précise de nos anthropologues
est indispensable, mais que leur érudition demeure inutile à l'enseignement
des " faits religieux " sur les bancs de nos écoles publiques
. A quoi bon surcharger la mémoire des nouvelles générations de
renseignements étrangers à l'esprit de notre République laïque
et à une civilisation tout entière consacrée aux progrès de la
pensée scientifique ?
Mais si nous devons remédier de toute urgence à l'ignorance qui
laisse notre progéniture sans voix devant un tableau représentant
une descente de croix ou un saint Sébastien percé de flèches,
comment accepterons-nous d'un cœur léger que seule une infime
fraction de la population française ait seulement entendu parler
de la " transsubstantiation eucharistique " censée se produire
sur tous les autels de l'Europe chrétienne ? Si nos ancêtres grecs
avaient oublié la colère d'Artémis, qui changea Actéon en sanglier,
les douze travaux d'Hercule, la vengeance d'Apollon, qui priva
de leur retour en Ithaque les compagnons d'Ulysse coupables d'avoir
rôti et mangé les bœufs sacrés du dieu dans l'île d'Hélios, la
fureur de Poséidon contre le héros de l'Iliade qui avait crevé
l'œil unique du Cyclope ; si, pis que cela, nos ascendants avaient
oublié la barque de Charon, les trois Parques, ou les infidélités
conjugales de ce coureur de Zeus, comment auraient-ils lu Homère,
Sophocle , Eschyle et Lucien ?
Et nous, les Français , comment comprendrions-nous goutte à Racine
et même à Voltaire si nous ne savions rien de la fécondation d'une
vierge de Galilée par la parole d'un créateur de l'univers, rien
des démons qui furent introduits dans un troupeau de porcs, lesquels
furent précipités dans la mer, rien des hémorroïdes vieilles de
douze ans qui disparurent par le seul attouchement d'une frange
du manteau de la malade, rien des foules de boiteux qui marchaient
à nouveau, des foules d'estropiés qui redevenaient valides, des
foules d'aveugles qui recouvraient la vue pour ne rien dire des
morts ressuscités ?
Mais
comment tracerons-nous une frontière sûre entre notre oubli inévitable
des prodiges dont se nourrissait l'imagination de nos pères et
le désastre de rendre illisibles Bossuet et Pascal, énigmatiques
Rabelais et Molière, mystérieux Corneille et Claudel, semi rationnels
Montaigne et Descartes? Il se trouve, de surcroît, que nos archives
théologiques sont le seul matériau cérébral qui permette à nos
anthropologues d'approfondir notre connaissance psychobiologique
de notre voyage inachevé entre le chimpanzé et Torquemada. Si
la source d'information et de réflexion la plus précieuse dont
nous disposons venait à tarir, nous souffririons du même blocage
cérébral dont Alexandrie a péri.
Souvenons-nous de ce que l'hypertrophie de notre civilisation
dans les sciences et les techniques a précipité l'Europe entière
dans quinze siècles de prosternements le front dans la poussière,
tellement la connaissance des secrets d'un animal en route vers
une espèce promise à la pensée ne progresse pas spontanément aux
côtés de nos mathématiques ou de notre géométrie. C'est pourquoi
l'ignorance de notre science psychologique, qui n'ose pénétrer
dans les arcanes de notre idole, pourrait bien nous reconduire
tout droit à la même catastrophe qu'au troisième siècle de notre
ère, quand nous avons expulsé de Rome notre déesse de la victoire,
parce que nous pensions qu'un Dieu nouveau vengerait nos défaites
sur les champs de bataille , ce qui nous a conduits, sous une
pluie de miracles, au sac de la ville éternelle par les barbares.
4
- Savoir et comprendre
Nous pensons que notre enseignement scolaire ne saurait se montrer
critique, ce qui signifie que nous renonçons d'avance à enseigner
la raison à nos enfants, puisque la pensée se veut critique depuis
le Gorgias du plus grand de nos philosophes. C'est
dans cet esprit que nous nous sommes enquis de la manière dont
le " fait religieux " se trouvait maintenant " enseigné
" dans nos écoles. Pour ma modeste part, j'ai pris mon bâton de
pèlerin et j'ai ahané sur les routes et chemins de la Gaule à
la recherche de nos vaillants enseignants , ce qui m'a permis
de dresser quelques constats d'huissier , dont le premier concerne
le sens que la République de la raison donne désormais aux verbes
savoir et comprendre.
Car non seulement ces sons n'ont pas la même signification dans
les monarchies et dans les démocraties, mais ils changent de nature
selon les théologiens et, en outre, au gré de la géographie et
du climat dans lesquels une religion recrute ses adeptes . A l'instabilité
congénitale du ciel, il faut ajouter que Dieu change d'encéphale
et de complexion à chaque siècle.
C'est ainsi que les pédagogues que j'ai interrogés m'ont tous
assuré, la main sur le cœur, que l'éducation nationale n'enseigne
pas des croyances, mais seulement du savoir. Par
exemple, m'a rappelé l'un d'eux, j'enseigne que Jahvé est le dieu
des Hébreux, point final. Nierez-vous qu'il s'agit d'un " fait
religieux " et que les élèves ont le devoir d'en prendre acte,
sauf à demeurer des cancres ? Je me suis aventuré à lui faire
remarquer que le verbe savoir est souffreteux et
qu'il collabore si étroitement avec son frère jumeau, le verbe
comprendre que l'un ne saurait se conjuguer sans
appeler l'autre à son chevet . La cohabitation de nos deux asthéniques,
ajoutai-je, n'est pas sans provoquer force querelles dans leur
ménage , parce que tantôt le verbe savoir, devenu
glouton, accumule dans sa besace des provisions de route dont
il fait un usage indigeste et qui le livrent à une obésité dangereuse,
tantôt son compagnon non moins efflanqué se lance dans des équipées
qui le conduisent à jeûner en stylite dans le désert . Que répondrez-vous
à l'enfant qui jugera inintelligible le vocable " Dieu
" que vous aurez accolé aux Hébreux ? Craignez, lui dis-je, qu'il
pousse l'effronterie de son âge jusqu'à vous demander de l'informer
du sens d'un terme si amaigri et tout proche de mourir de faim
et de soif! L'éducation nationale n'est-elle donc qu'une agence
de renseignements squelettiques ou bien est-elle de mèche avec
son collègue plus loquace, lequel ne manque jamais d'en appeler
à un troisième larron, le verbe expliquer - un bavard,
celui-là, qui vous déclare haut et fort qu'il ne se gêne pas d'habiller
le verbe comprendre de pied en cap ?
Si vous vous enhardissez maintenant à enseigner que la croyance
en l'existence de tel Dieu ou de tel autre ressortira au " choix"
de l'élève et qu'il jouira des apanages d'une vertu républicaine
qui le change, dès le berceau, en miraculé et en souverain de
la tolérance - quel beau masque de l'indifférence ! - vous
proclamerez que tout " sentiment religieux " est un bavard
hautement respectable, parce que vous l'aurez déclaré, in petto,
privé de toute véritable importance. Que répondrez-vous à l'enfant
auquel la déclaration des droits de la raison aura donné un œil
de lynx et qui ne craindra pas de percer à jour les ruses cousues
de fil blanc de la République s'il vous demande sans ciller quelles
sont les prérogatives de son entendement d'homme et de citoyen
face à la subjectivité irraisonnée d'un peuple égaré tout entier
dans les nues? Pourquoi, vous demandera-t-il dans la foulée, le
genre simiohumain se convainc-t-il depuis la nuit des temps de
ce que des acteurs extraordinaires habiteraient dans l'immensité
sous une forme de plus en plus vaporisée, alors que nous avons
toujours manifesté, dans le même temps, une désinvolture tragique,
scandaleuse ou désopilante à l'égard, hier de leur musculature,
aujourd'hui de leurs zéphyrs? Car enfin, même réduits à l'odeur
de leur encens, il suffit qu'ils passent pour se trouver logés
hors de nos têtes pour que nous ayons grand intérêt à nous préoccuper
de nos relations tendues ou pacifiées avec eux.
On imagine l'embarras de l'enseignant si le môme devenu tout goguenard
lui demande pourquoi les dieux des Anciens ont tous trépassé sous
le nez de leurs augures. Décidément, il est difficile d'enseigner
des personnages cosmiques comme on enseigne l'arithmétique ou
la géographie , tellement les " faits religieux " collent
aussi mal à nos chausses qu'ils nimbent péniblement nos auréoles.
5 - Jusqu'où l'enseignement
public doit-il se vouloir irréfléchi ?
Notre
enseignement public a le malheur de n'enseigner que des savoirs
si peu réfléchis qu'ils vont sans dire et qu'on les obscurcirait,
disait Pascal, à prétendre les expliquer. C'est que notre auto
aveuglement se veut entièrement construit à seule fin de nous
rassurer à l'école des évidences censées nous éclairer. Quelle
chance, dira-t-on, que l'enseignement du vocabulaire, par exemple,
ne nécessite en rien la connaissance de l'origine grecque, latine
ou arabe de nos vocables, quelle chance que l'enseignement de
notre syntaxe se passe aisément de l'étude des cadences de l'éloquence
latine, quelle chance que notre géographie soit une science seulement
descriptive et que notre arithmétique n'appelle aucun commentaire
sur la nature des nombres négatifs!
Mais nos difficultés thérapeutiques les plus sérieuses commencent
avec l'enseignement médicalisé de notre histoire, qui ne devient
intelligible dans nos écoles que par la médiation empressée de
notre science politique . Certes, notre pratique même courante
des affaires du monde repose sur une certaine connaissance des
pathologies dont souffre notre espèce, mais notre habileté dans
le traitement du malade demeure étroitement limitée pour les "
besoins de la cause ", comme nous disons, c'est-à-dire
appropriée à la dégaine gaillarde que nous devons donner au récit
des événements et à la bonne tenue du livre de comptes de notre
chronologie. En revanche, aucun " fait religieux " ne se
contente de son seul énoncé parmi nous, ni même de la narration
la mieux enlevée des circonstances de sa mise en scène: non seulement
nos idoles demeurent énigmatiques par définition, mais elles se
veulent impénétrables, parce qu'elles nous renvoient astucieusement
à des animaux rendus questionneurs par un verdict de la nature.
Or, la bête interrogative est sans réponse comme la fleur est
sans question. Quoi de plus angoissant que notre évolution sous
le soleil ! Comment ne nous livrerions-nous pas à une recherche
désespérée de notre identité cérébrale ?
Un
jour, je me suis arrêté dans un hameau dont l'instituteur m'a
confié, non sans fierté, qu'il n'avait jamais rencontré la moindre
difficulté pédagogique à enseigner les dieux des Grecs et des
Romains, parce qu'il s'agissait de personnages de romans dont
les aventures amusent beaucoup les enfants . Je me suis risqué,
en marchant sur des œufs, à lui rappeler que les Anciens croyaient
dur comme fer en l'existence de leurs dieux, que les ouvrages
de Protagoras avaient été brûlés en public, que leur auteur n'avait
dû son salut qu'à la fuite, qu'au reste, les procès en impiété
se terminaient le plus souvent par la peine de mort, même à Athènes,
et qu'un certain Socrate en avait si bien fait l'expérience que,
depuis lors, les philosophes sérieux sont des crucifiés sur le
gibet de la sottise publique. Ne pensez-vous pas, lui dis-je,
qu'il serait utile aux piocheurs républicains du "Connais-toi"
de se demander de quoi il est question au plus secret de notre
espèce pour que nous tenions à la bonne santé de nos idoles comme
à la prunelle de nos yeux et pour que chaque siècle voie des régiments
de médicastres du ciel accourir à son appel? Les uns le jugent
vigoureux et de sens rassis, les autres relèvent des symptômes
fâcheux de vieillissement de sa complexion hier encore si solide
: que signifient ses sautes d'humeur et ses caprices , ses fautes
d'inattention, les occasions qu'il a manquées, son inadaptation
aux circonstances ? Leur diagnostic demeure réservé.
6 - Un guet-apens
Si nous tendions un piège à notre intelligence ? Pourquoi ne mettrions-nous
pas un tireur en embuscade derrière notre verbe savoir
et un autre derrière notre verbe comprendre ? Puis
nous creuserions entre nos deux chasseurs une fosse dans laquelle
nous aurions des chances de faire tomber le gros gibier qui rôde
dans les parages et qui n'est autre que notre verbe expliquer.
Certes, ce fauve n'est pas moins malin que puissant. Non seulement
il trouve sa nourriture dans nos troupeaux, mais chaque fois qu'il
fait tomber sa proie dans un guet-apens, il prétend qu'il est
le plus heureux des chasseurs et que le verbe comprendre
se récite à ses quatre pattes. Comment se fait-il que les griffes
de notre frère consomment à la fois du savoir et du sens ? Mais
s'il mange avec appétit à deux râteliers, est-il meilleur de cuire
sa cervelle à l'étouffé et de nous en faire un plat délectable
ou bien devons-nous apprendre à distinguer les aliments destinés
à notre estomac de ceux que nous réservons à notre matière grise
? Nous voudrions apprendre à séparer les verdicts de nos papilles
de ceux de notre boîte osseuse.
Quand notre civilisation atteindra le degré de maturité qui lui
interdira d'enseigner des mythes, donc des croyances même aux
enfants, il nous faudra soit renoncer à connaître l'espèce singulière
à laquelle nous appartenons, soit nous expliquer pourquoi des
héros à la fois cosmiques, fantasmagoriques et de plus en plus
gigantesques se sont logés sous l'os frontal de nos ancêtres,
alors que nous savons qu'ils passaient pour d'autant plus réels
que l'encéphale de leurs adorateurs était plus ancien et plus
minuscule ; et pourquoi des esprits fort supérieurs pour leur
temps ont cependant cru aux dieux de bois de leurs stupides congénères.
Pour tenter de résoudre une énigme de cette taille, il nous faut
une simianthropologie critique. Or, une discipline de ce genre
demeurera hors de la portée non seulement de nos écoles publiques,
mais de nos Universités, puisque nos psychanalystes eux-mêmes
n'ont plus le courage de conquérir les armes d'une science du
trio tourbillonnant que font nos verbes savoir,
comprendre et expliquer à danser
la bacchanale dans nos têtes .
Pourquoi
cette agonie de notre entendement flottant entre le réel et le
séraphique, sinon parce que les maîtres de nos Bas-Empire renoncent
à nous enseigner des vérités pour nous inculquer seulement
des valeurs morales et politiques ? Puis, dans la foulée,
ils demandent à nos totems cérébraux d'illustrer la pertinence
de nos vertus. Gide nous disait que nos bon sentiments nous faisaient
une bien mauvaise littérature. Nos civilisations, elles aussi,
périssent dans la sensiblerie de nos vagues rêveries religieuses;
puis, tout subitement, notre sacré refoulé bondit comme un fauve
libéré de sa cage et subjugue le singe-homme terrassé par un Dieu
tout neuf, et notre espèce tout entière s'agenouille à nouveau
le front dans la poussière.
Que nous révèlent-ils de nous-mêmes, les évadés de la zoologie
que nous sommes demeurés quand nous nous croyons conduits par
la main d'un bon maître vers le pays de Canaan de nos songes?
Devenues vacantes, nos civilisations oublient que leur souverain
céleste avait des dents et des griffes, puisqu'il était coulé
dans le creuset de notre Histoire et que ce sauvage se promettait
de rôtir ses ouailles tout vifs avec tout leur saint cortège de
cierges et de patenôtres au cas où ils s'aviseraient de ne plus
lui obéir au doigt et à l'oeil. Que nous est-il encore divulgué
des faiblesses de notre entendement de terrorisés des ténèbres
? Le jardin des supplices dont s'armait le souverain sanglant
que nous avions hissé dans les nues n'était autre que le témoin
le plus éloquent de nos gènes. C'est pourquoi la véritable histoire
du singe tortionnaire est écrite en lettres de sang dans les bréviaires
de ses sanctifications postiches.
7 - Le temple du Superficiel
Au
terme de mon périple en Gaule, un enseignant de notre éternité
m'a expliqué qu'il avait " enseigné " la Passion sans la
moindre difficulté : il y suffisait, à l'entendre, de l'esprit
de dialogue dont s'inspirent nos démocraties de la tolérance et
dont l'âme de la République française a fait sa nouvelle diététique.
Le plus étonnant dans l'ignorance, disait Valéry le socratique,
ce n'est pas qu'elle se prenne pour un savoir sûr de lui, mais
qu'elle se présente en outre et nécessairement drapée dans les
parures du verbe comprendre, de sorte que plus elle
s'explique, plus elle s'enferre dans l'erreur. Nous n'avons encore
ni psychologie , ni psychanalyse, ni philosophie de notre histoire
et de notre politique qui nous permettrait de répondre à des questions
simples : " Que nous est-il enseigné de notre simiohumanité par
le " fait religieux " que nous nous sommes longtemps identifiés
à un congénère torturé à mort sur une potence, par le " fait
religieux " que nous en avons fait un dieu bien doté, par
le " fait religieux " que nous prétendons, depuis deux
mille ans, condamner notre meurtre sur sa personne, mais que nous
le jugeons tellement profitable que nous le perpétrons sans relâche
sur nos autels, par le " fait religieux " que notre divinité
s'en pourlèche si bien les babines qu'elle ne cesse de tirer de
nos offertoires les dividendes de notre assassinat prébendé ?
Pourquoi cette exécution répétée est-elle si bien rémunérée ?
Pourquoi la déclarons-nous de si bonne odeur que nous l'appelons
un sacrifice sauveur ?" Je souhaite bien du plaisir à notre
corps d'enseignants réparateurs.
Le
dieu de notre ignorance habite le temple du Superficiel.
Quel est l'animal du sacrifice que l'Europe du Superficiel rédempteur
immole à notre idole ? La pensée véritable serait-elle devenue
l'agneau saignant du monde ? Nous enseignera-t-elle qu'une Europe
sans destin cérébral n'aura pas non plus de destin politique ?
8 - L'avenir de la raison
française
Nous
nous trouvons dans la situation intellectuelle et politique singulière
de figurer à la fois la nation la mieux armée et la plus désarmée
pour redonner l'élan d'un avenir à la pensée mondiale. Quoi de
plus favorable à notre ambition que de nous découvrir encerclés
au nord et à l'ouest par des luthériens, au sud par des catholiques
romains, à l'est par des orthodoxes pneumatophores, quoi de plus
favorable, de surcroît, que de nourrir, de Ryad à Rabat, un dialogue
tendu avec le monde musulman, quoi de plus revigorant que de se
trouver menacé par les nouveaux croisés de Calvin, qui ont élevé
au rang du sauveur du monde l'empire qu'ils ont édifié au delà
des mers?
La
conjonction entre notre position stratégique centrale et le danger
de mener la bataille de la pensée sur une vaste périphérie est
une chance qui s'augmente encore à nos yeux si nous songeons que
nos relations avec l'Amérique du sud , désormais soutenues par
l'Espagne, s'articulent avec le désir des descendants des Pizarre
et des Vasco de Gama de reconquérir, eux aussi, leur indépendance
politique et la fierté de leurs peuples à l'égard d'un empire
automessianisé et si nous nous souvenons que nos relations avec
la Chine de Confucius et du Bouddha ouvre le pays de Descartes
à la seule civilisation qui n'ait pas sacralisé le logos.
Mais
en même temps, nos chances de prendre la tête d'une offensive
sur le front de la pensée mondiale révèlent notre France comme
la plus désarmée des nations, parce que nous avons déserté les
cosmologies mythiques de nos congénères sans être entrés dans
la brèche que nous avons ouverte toute grande ; et nous n'avons
pas exploré le royaume d'une connaissance abyssale du singe-homme
que le trésor des Mémoires de nos dieux morts livre pourtant à
notre anthropologie philosophique. Comment retrouverons-nous une
audace intellectuelle qui ne saurait ni passer par le rappel scolaire
du passé religieux du pays des Druides, ni par une longue éducation
scientifique de nos classes dirigeantes concernant le contenu
doctrinal du christianisme ? Il y faut rien moins qu'une réécriture
complète de toute l'histoire de la religion du Golgotha et de
celle de Mahomet. A ce prix seulement, nous conquerrons les connaissances
psychobiologiques qui seules nous permettront de radiographier
une Amérique messianisée , un islam pétrifié et une Europe devenue
acéphale.
9 - Les étapes de la
reconquête
La première étape d'une reconquête de notre entendement nous permettra
de retrouver le regard surplombant que l'idole portait sur sa
créature et qui permettait du moins à nos théologiens les plus
avertis de s'approprier le recul, nietzschéen avant la lettre,
de l'esprit critique à l'égard d'une espèce née bancale . L'homme
de génie ne se gênait pas de s'armer du regard de Dieu sur ses
congénères effarés. Rien de tel que d'endosser la cotte de mailles
de la sainteté pour s'identifier au maître sanglant et patelin
du cosmos . Notre intelligence a beaucoup perdu de sa grandeur
à ne plus cacher sa superbe sous la cuirasse de ses prosternements.
Faute de se donner les armes cérébrales relativement développées
de feu notre divinité, notre pensée ne porte plus sur nous que
le regard timide d'un ciel devenu complaisant à notre faiblesse
et à sienne.
La
seconde étape de notre parcours sera de porter un regard aigu
sur l'infirmité de l'idole de nos ancêtres. Quand nous aurons
spectrographié de siècle en siècle sa complexion intellectuelle
et politique, nous aurons appris de notre Titan mort ce que nous
étions au plus secret de notre tête et comment notre conque cérébrale
s'était transformée sous la férule de notre dieu. Autrefois, un
ciel omniscient nous réduisait au vermisseau. Mais l'heure sonnera
de porter notre regard sur la simiohumanité de l'idole des singes
parlants. Alors la pesée de notre finitude aura changé de balance
; alors, nous verrons notre souverain faire voleter des anges
et des séraphins autour de son sceptre, mais la chaîne de sa politique
traîner ses lourds anneaux sur le sol ; alors, nous serons devenus
les dieux du vide. A ce prix, nous remettrons la France sur le
chemin des laboureurs du "Connais-toi". Depuis deux millénaires
et demi, ils nous disaient : " Soyez la mesure de toutes choses
".
(1)
" Nous avons appris que certains ne prennent qu'une portion du
corps sacré et s'abstiennent du sang du sacré calice. Ceux-là,
sans aucune doute, puisqu'ils semblent adonnés à je ne sais quelle
superstition , ou qu'ils reçoivent le sacrement dans son intégrité
, ou qu'ils en soient intégralement exclus . Car la division d'un
seul et même mystère ne peut se produire sans un très grand sacrilège
et il est à craindre que la contagion n'en amène beaucoup d'autres
à consentir à ce crime. " (Décret, du pape Gélase)
le
6 novembre 2004