Introduction
L'un des objectifs
de mon site est de rendre nécessaire une coalescence entre internet
et l'édition de haut niveau, donc de rendre attirante pour les
deux parties une collaboration que je crois inévitable à long
terme entre un monde de l'écrit dont le lectorat d'élite s'est
dispersé et un nouveau-né de la communication. Pour l'instant,
seule l'édition dispose du recul intellectuel qui, depuis un demi
millénaire, initie le lecteur aux connaissances et aux savoirs
mûris; mais internet est un nourrisson qui a tout de suite débarqué
dans la politique méditée, et cela d'une manière moins ficelée
à l'actualité qu'une presse vieillissante, peu distanciée des
événements et largement au service du pouvoir. Mais si la toile
traite du quotidien avec une alacrité voltairienne, elle se dirige
également vers un surplomb de l'esprit critique jusqu'alors réservé
au livre de qualité.
Internet est donc
sur le point de conquérir le crédit et le prestige d'une chambre
de résonance de la pensée. D'ores et déjà, un texte sérieux peut
rencontrer plusieurs milliers de lecteurs par jour dans un monde
qui se rue au pas de charge à l'assaut du futur, tellement l'imprimé
échoue de plus en plus à suivre le rythme accéléré des événements.
D'où une rivalité larvée et d'ores et déjà stérile entre l'édition
tantôt asthmatique et tantôt mercantile, d'un côté et un univers
du net tout neuf de l'autre.
De plus, une synergie
se dessine entre la toile et une radio à la fois officielle et
d'opposition. A ce titre, internet a inauguré un type nouveau
de contestation. Autrefois, deux orthodoxies inaltérables s'envoyaient
des pierres. Le net a commencé de combattre l'ignorance tapie
sous l'erreur et de réveiller les intelligences par une information
rigoureusement argumentée, ce qui est proprement philosophique.
Puis des éditoriaux radiophoniques - Guetta, Thomas Legrand -
ont fait de France-Inter l'instrument d'un esprit critique de
masse fondé sur l'initiation d'un vaste public non seulement aux
arcanes du pouvoir et de l'Etat, mais aux dessous de la politique
internationale.
Il faut donc tenter
de tracer une frontière entre le sommeil intellectuel de la planète
de Gutenberg, qui a pris du retard sur son temps et qui ne tourne
plus qu'au ralenti et l' instantanéité d'un journal de bord de
l'Histoire encore à la recherche de ses repères et de son ancrage.
Puisque le livre s'essouffle et rend les armes face à l'ubiquité
électrique d'une planète toujours à mi-chemin entre le superficiel
et la réflexion de fond, je me suis demandé si le moment n'était
pas venu de tester l'écoute philosophique du net avec un texte
beaucoup plus difficile à lire que les précédents, afin de tenter
de localiser les arpents de la réflexion accessibles au public
de plus en plus attiré par l'effort intellectuel et par l'information
de fond; car plus la toile empiètera sur les prérogatives de l'édition
de haut rang, plus les deux parties jugeront indispensable de
conclure un accord entre les deux publics dont les clauses demeureront
tacites.
Mes quatre derniers
textes ont traité des Mémoires de l'ex-chancelier d'Allemagne
Helmut Schmidt, de la nature du génie littéraire à la suite de
la contestation de l'attribution du prix Nobel de littérature
à Le Clézio, de l'élection de M. Barack Obama et de l'ouvrage
de Mme Madeleine Albright, ex-ministre des affaires étrangères
des Etats-Unis, intitulé Dieu, l'Amérique et le monde.
-
La diplomatie américaine et la religion,
A
propos de Dieu, l'Amérique et le monde de Mme Madeleine
Albright, ex-ministre des affaires étrangères des Etats-Unis,
17 novembre 2008
- Les
rêves et les chaînes. M. Obama ou la fin de l'illusion,
10 novembre 2008
- Qu'est-ce
que le génie littéraire? 3
novembre 2008
- La
politique est-elle un emploi ou un appel? Helmut Schmidt,
Ausser Dienst, eine Bilanz(ed.Siedler,
Stuttgart, 2008), 27 octobre 2008
Ces quatre réflexions
soulevaient la question de la pesée post darwinienne et post freudienne
de l'inconscient "théologique" de l'Histoire et introduisaient
à une anthropologie critique soucieuse de formuler les fondements
de l'éthique des civilisations.
Mais comment toute
vraie démocratie ne se fonderait-elle pas nécessairement sur une
aristocratie intellectuelle, puisque c'est toujours à la démagogie
que le naufrage des libertés livre cette forme de gouvernement?
Or, je constate qu'aucun lecteur cultivé n'a trouvé ma réflexion
trop ardue : au contraire, tous ceux qui m'ont écrit reconnaissent
que la politique et l'histoire contemporaines ont besoin d'un
élargissement de la postérité anthropologique conjointe de Darwin
et de Freud . C'est ainsi que la conférence du 15 novembre à Washington,
dont il n'était pas difficile de prévoir le fatal enlisement,
fera progresser la pesée du cerveau schizoïde d'une espèce dichotomisée
entre des mondes parlants, mais imaginaires et une réalité d'autant
plus désespérément muette que davantage à portée de notre outillage.
Ne serait-il pas sage de profiter de ce que la philosophie moderne
court vers un deuxième siècle des Lumières pour soulever la question
de l'avenir de la science des problématiques, c'est-à-dire du
scannage des codes cérébraux à l'aide desquels les fuyards de
la zoologie tentent de conquérir un regard de l'extérieur sur
leur boîte osseuse ?
C'est dans cet esprit
que j'ai tenté de suivre quelques sentiers d'une psychanalyse
et d'une psychophysiologie du personnage mythique qu'on appelle
"Dieu", afin de mettre en évidence combien la postérité
de Voltaire et celle de Freud deviendront parallèles, donc conjointes.
Une lecture de l'inconscient "théologique" de la politique
mondiale est-elle possible?
Les lecteurs qui estimeront
inappropriée la mise sur internet d'un texte qu'ils jugeront réservé
à une revue spécialisée me feront sans doute valoir des arguments
pertinents; mais je crois également aux motivations des défenseurs
d'une violation iconoclaste de la frontière, devenue trop convenue,
entre un savoir académique menacé par une nouvelle scolastique
et la philosophie décloisonnée qui répondrait aux attentes du
XXIe siècle.
Voici donc l'esquisse
d'un déchiffrage des ressorts mythologiques de l'Histoire contemporaine,
discipline dont les historiens de demain diront peut-être qu'elle
a fait maladroitement ses premiers pas sur le net, parce que des
plumes plus autorisées que la mienne auront relevé le gant.
1
- L'idole et ses Narcisse
2
- L'humanité invisible
3
- L'homme démultiplié et l'homme axial
4
- L'idole et le meurtre
5
- La pensée à la croisée des chemins
6
- Les théologiens du meurtre sacré
7
- Le courage ou la lâcheté de la victime
8
- Le pain des anges
9
- Les offertoires de la démocratie angélique
10
- La politique mondiale et la magie religieuse
11
- La sacerdolatisation démocratique du monde
12
- La nouvelle domestication religieuse de l'Europe
*
1- L'idole et
ses Narcisse
La mère
de la philosophie s'appelle le questionnement et sa grand-mère
l'étonnement. Puis la troisième génération cache la lumière
de la question sous le boisseau de la réponse. Le géomètre, dit
Aristote, est légitimé de ne plus s'étonner de l'incommensurabilité
de l'hypoténuse, puisque le théorème de Pythagore a résolu la
question. Mais si la stupéfaction du philosophe cessait avec Euclide
ou Archimède, la physique moderne ne se serait peut-être pas engagée
sur le territoire miné de la relativité générale. L'ébahissement
philosophique moderne bénéficie de circonstances politiques favorables
à l'ahurissement de cette discipline du fait que la mondialisation
de l'Histoire rend universelle la question la plus centrale de
la discipline socratique, celle de savoir pourquoi le cerveau
humain sécrète des dieux, c'est-à-dire des idoles qui lui ont
longtemps servi de guides tour à tour bienveillants et cruels.
De nos jours,
peut-être Freud observerait-il l'humanité réfléchie dans les miroirs
que lui tendent ses théologies; et sans doute l'auteur de L'avenir
d'une illusion tenterait-il de comprendre la psychophysiologie
d'un personnage politique construit en décalque des épreuves sanglantes
que les siècles ont infligées à sa créature, de sorte que la science
historique deviendra un observateur privilégié de l'enclume sur
laquelle l'encéphale d'une humanité scindée entre le réel et le
songe s'est forgé. Car enfin, quels que soient sa nature et ses
apanages, une divinité se présente toujours et en tous lieux sous
les traits d'un souverain plus ou moins intraitable ou accommodant;
et, de siècle en siècle, ses sujets tentent de lui rendre la pareille.
Mais jamais une divinité ne se présente sous les traits d'un particulier
qui s'adresserait d'égal à égal à l'un de ses semblables aux fins
de lui faire valoir ses prérogatives, ses exigences et ses droits.
L'idole est donc un personnage collectif par nature ; et c'est
à ce titre qu'elle négocie l'étendue de ses pouvoirs avec des
interlocuteurs inégalement déterminés à lui céder ou à lui tenir
tête.
2 - L'humanité invisible
Il convient
donc de s'interroger sur ce qui constitue une divinité en un personnage
trans-individuel. Or, sitôt que l'on observe en lui un acteur
non rencontrable dans la nature, on s'aperçoit qu'il arbore les
traits , mais aussi les masques d'une société tout entière. Il
importe donc, en tout premier lieu, de relever les caractéristiques
du groupe humain ou de la civilisation qui les ont sécrétées.
Mais il
se trouve que les idoles ont perdu leurs bras et leurs jambes
en cours de route. Il semble donc que, sitôt socialisée, l'humanité
devienne un personnage tout mental à son tour, donc invisible
à lui-même. Comment se fait-il que sa chair devienne en quelque
sorte abstraite de se rendre collective et qu'elle se trouve soustraite
au regard? Comment se fait-il que le simianthrope devienne aussi
invisible que l'idole "spiritualisée" et effacée des rétines?
La généalogie des idoles rendues purement locutrices et oraculaires
permettra d'observer leurs métamorphoses en négociatrices surréelles
des tractations qu'une société engage avec sa propre pratique
politique et sa propre histoire. A ce titre les dieux échappent
nécessairement au regard des sociologues actuels, qui n'observent
jamais que les comportements collectifs des acteurs en chair et
en os de l'Histoire, non les agissements des personnages oniriques
que toutes les sociétés deviennent à elles-mêmes; car c'est en
leur identité "surnaturelle" qu'elles se mirent. Or cette surnature
se donne des réflecteurs psychiques et mentaux - les idoles.
3 - L'homme démultiplié et l'homme axial
Mais si
l'homme est un animal viscéralement spéculaire, donc narcissique
de naissance, du seul fait que son langage le renvoie inévitablement
à une identité vocalisée par la collectivité qui le dédouble dans
l'invisible, cette reduplication prendra des formes multiples,
puisque les diverses fonctions sociales se révèleront fatalement
génitrices de dichotomies cérébrales localisées. L'idole est donc
le miroir central du simianthrope unifié, celui avec lequel il
négociera non seulement ses représentations cloisonnées et partielles
du monde et de lui-même, mais son image axiale, celle qui le placera
au cœur de la politique et de l'histoire et qui, du berceau à
la tombe, l'entraînera dans son sillage.
4 - L'idole et le meurtre
Mais l'idole
n'est pas seulement une reine du cosmos entourée de la foule de
ses courtisans ritualisés et enrubannés. Il faut aller bien au-delà
du tissu serré des allégeances et des dévotions codifiées pour
observer le système cardiaque des théologies et leur connexion
interne avec l'Histoire. Car la collectivité ne négocie qu'accessoirement
ses usages auliques et ses protocoles avec l'idole somptueusement
couverte d'or et de pierreries en la personne de son représentant
sommital sur la terre. L'apparat sacerdotal n'est qu'une parure
rutilante à ranger parmi les accessoires d'une divinité. L'essentiel
d'une idole est la fonction de négociatrice du meurtre et de la
mort à laquelle elle se trouve affectée. Ce dont le simianthrope
débat en secret avec son image resplendissante ne porte pas sur
la nature du sceptre et de la tiare du ciel, mais sur l'enjeu
focal de l'Histoire, celui qui assure la survie de l'espèce et
que symbolise le meurtre de l'autel. Zeus est une divinité déjà
fatiguée et tardive: à l'origine, l'âme de l'idole, c'est le sacrifice;
et le sacrifice, c'est l'immolation d'Iphigénie chez les Grecs,
d'Isaac chez les juifs, de Jésus chez les chrétiens, puis celle
d'un animal de substitution, principalement des bœufs dans la
civilisation grecque, des moutons à Jérusalem et à Médine. Mais
que le sang de l'autel soit celui d'un congénère ou d'une bête
domestique n'est jamais qu'une modulation du principe qui fonde
le "vrai sacrifice" sur l'offrande de la vie du croyant à
son idole.
Que négocie
l'humanité à l'école du meurtre sacré, sinon les conditions de
sa survie? L'idole ne devient que sur le tard un empereur chamarré
de l'univers; et sa splendeur vestimentaire incarnera moins sa
puissance politique que sa capacité de tenir d'une main ferme
les rênes de la vie de ses adorateurs sur l'autel de leur mort.
C'est pourquoi Chateaubriand rappelle que les religions sont nées
du sacrifice et non l'inverse. Certes, les sociétés simiohumaines
sont avides de discipline du seul fait que l'ordre public est
une condition sine qua non de la compacité psychique du groupe
et un garant de l'unité sans fissure de l'identité d'une société.
Mais l'Histoire, c'est la guerre; et la guerre, c'est le théâtre
du sang. C'est avec les armes de sa créature que l'idole a rendez-vous,
c'est du prix du trépas de ses sujets qu'elle débat avec le simianthrope
réfléchi dans le miroir de sa théologie. Certes, les siècles de
paix le font oublier - alors l'idole se change en un Zeus bâillant
d'ennui sur son Olympe de pacotille. Mais les trêves sont de courte
durée ; bientôt le glaive de la mort rappelle l'idole à sa fonction
originelle, celle qui se perpétue dans l'ombre des Eglises. Quel
est le prix du sang qu'une société est prête à payer pour son
expansion? Quel est le tribut à leur tombeau qu'acquittent les
Etats et les empires en croisade pour la conquête de leur puissance
et de leur gloire? Qu'en est-il de l'espèce semi animale dédoublée
dans le gigantesque réflecteur que lui tend son idole?
5
- La pensée à la croisée des chemins
Ce n'est
pas un hasard si, à l'heure où un empire planétaire, celui de
la démocratie sacrificielle, va opposer le dieu du dollar au dieu
de l'euro, du rouble ou du yuan, Mme Madeleine Albright soulève
en aveugle la question des relations que l'empire américain entretient
avec le Très-haut et le monde arabe avec Allah. J'ai exposé dans
mon texte précédent la méconnaissance du vrai problème dont souffre
une élite intellectuelle mondiale privée de toute spectrographie
du simianthrope, donc de tout recul à l'égard de l'animal cultuel
qu'on appelle l'humanité; et j'ai rappelé que les civilisation
pensantes sont celles que leur distanciation cérébrale à l'égard
d'elles-mêmes éclairent d'une lumière nouvelle de la raison.
A ce titre,
la mondialisation de la politique sur une planète dont l'imagination
religieuse est à nouveau entré en fusion peut aussi bien conduire
la philosophie et les sciences humaines aux ténèbres d'un polyculturalisme
privé d'horizon intellectuel, parce qu'immergé dans une légitimation
aux yeux crevés de toutes les croyances du monde, que vers une
ouverture nouvelle des intelligences, parce que jamais plus la
guerre des idoles ne sera gagnée par une seule d'entre elles sur
une planète globalement convertie aux sciences, de sorte qu'il
faudra bien que Pizarre brûle sa flotte afin de couper la retraite
à ses troupes et de les contraindre à l'assaut. Car enfin, qu'est-ce
que l'homme voué aux idoles, sinon la bête mi-socratique, mi-sommeilleuse
qui se regarde tantôt dans le miroir de sa mort apeurée, tantôt
dans celui de sa mort donatrice? Qu'en est-il de l'offrande de
la vie à l'idole avide de sacrifices? L'idole peut-elle être tuée?
Pizarre a-t-il rendez-vous avec cette guerre-là?
Si une
science des secrets anthropologiques du sacré était désormais
à portée de main, la civilisation actuelle aurait le choix entre
sa rechute dans le Moyen-Age et la percée mondiale d'un nouveau
"Connais-toi". Alors peut-être l'Europe se demanderait-elle enfin
quelle est la sainteté des sacrilèges de la raison et le feu de
son étonnement.
6
- Les théologiens du meurtre sacré
Pour tenter
du moins de rôder autour du catafalque de la théologie sous lequel
cette question demeure cachée à tous les regards, observons comment
le corps sacerdotal du christianisme s'ingénie de siècle en siècle
à détourner l'attention du meurtre que l'idole rémunère richement
par l'octroi de la vie éternelle à ceux qui consommeront la chair
d'un cadavre et qui boiront son sang bien frais. Car rien n'illustre
d'une manière plus saisissante l'ambiguïté psychophysiologique
du simianthrope que le mélange d'attirance et de dégoût qu'il
éprouve pour l'alliance de la théophagie avec l'anthropophagie
sacrée.
On comprend
bien que si le spectacle d'un tel culte provoque tant d'embarras,
c'est qu'il témoigne de la scission originelle de l'espèce humaine
entre le dégoût de consommer un congénère, même habillé en divinité
et le besoin opposé d'avaler un symbole substantifié de force,
parce qu'il s'agit d'illustrer ce que la collectivité réclame
en réalité d'elle-même sous le déguisement de l'idole à dévorer
- à savoir, le sacrifice de la chair et du sang de tous à l'identité
du groupe sacralisé à ses propres yeux par le prodige de son unification
prestigieuse, mais magique. C'est pourquoi la théologie chrétienne
abonde en ruses et subtilités afin d'escamoter sous des rituels
de prestidigitateurs le meurtre imaginaire qu'elle proclame d'autant
plus réel au sens physique qu'il aura été rendu plus astucieusement
invisible par le recours aux subterfuges de sa ritualisation symbolique.
Pour observer
ce qui est censé se produire sur l'étal du victimaire, il faut
lire tour à tour les théologiens "réalistes", qui insistent sur
le fait qu'il s'agit du paiement d'un tribut concret de chair
et de sang à l'idole et les "théologiens de la grâce", qui tentent
de métamorphoser en une "offrande spirituelle" une masse de chair,
d'os et de viscères. La dichotomie cérébrale des théologiens reproduit
donc fidèlement la schizoïdie psychique de l'humanité entière;
mais il se trouve que les théologiens de l'offrande symbolique
sont bien plus embarrassés par le corps de la victime réputée
physiquement présente sur l'autel du sacrifice payant que les
défenseurs de la présence corporelle du cadavre à "spiritualiser".
Pourquoi cela, sinon parce que l'histoire réelle du simianthrope
est une histoire de son corps et, qui plus est, de l'engagement
de sa chair dans la guerre, donc dans la mort sur les champs de
bataille . Il en résulte que le culte le plus repoussant est aussi
le plus "vrai" au sens où une théologie "vraie" se révèle un miroir
fidèle de l'espèce qui s'y regarde.
Aussi l'humanité
qui voudrait se mirer dans une autre glace que celle du meurtre
sacré seul censé la peindre de la tête aux pieds et dont les autels
les plus primitifs lui renvoient cruellement l'image ne sait-elle
comment subtiliser la victime toute palpitante sur l'autel où
l'idole attend sa nourriture. Saint Jean de la Croix, Me Eckhardt,
Nicolas de Cuses et combien d'autres mystiques demeurent désarmés
devant les témoins de l'espèce à laquelle ils appartiennent et
dont ils ne sauraient s'évader sans conquérir un regard de l'extérieur
sur les bouchers d'Iphigénie et sur le rescapé de l'idole d'Abraham,
un certain Isaac.
C'est ainsi
que notre époque fait silence sur les témoins les plus authentiques
de l'humanité, ses théologies. Un Urs von Bathasar, par exemple,
analyse phrase par phrase les paroles du sacrifice de la messe
afin de démontrer et de surdémontrer que Jésus se serait voulu
une offrande physique portée aux pieds du bourreau céleste - et
il ajoute que Marie agenouillée devant la potence du Golgotha
était une donatrice volontaire de son fils au meurtrier des nues
des juifs et des chrétiens. Et pourtant, Urs von Balthasar, jésuite,
était un grand ami du père de Lubac, cet autre jésuite qui consacra
toute sa vie à combattre le mythe de la "vera caro", la
"vraie chair" aux yeux de la théologie de l'eucharistie
depuis les origines jusqu'à nos jours - raison pour laquelle l'Eglise
n'a pas manqué de le persécuter longuement et insidieusement aux
côtés de son émule, le Père Montchanin.
7 - Le courage ou la lâcheté de la victime
Que Jésus
ait fini par se convaincre que son destin religieux était celui
d'une victime "satisfactoire" , c'est-à-dire propre à "donner
satisfaction" à un monstre cosmique et que son "père" céleste
lui demandait instamment de s'immoler en créancier avide de recevoir
son dû sur l'autel du Golgotha est une évidence inscrite en toutes
lettres dans les quatre évangiles - et cela sans fard ni circonvolutions,
puisque les hésitations et même les atermoiements "impies" de
la victime se trouvent fidèlement relatés par nos quatre mémorialistes
du fondateur du christianisme. Les réticences de l'Iphigénie des
chrétiens à se montrer docile et même sa répugnance spectaculaire
à se laisser crucifier en fils obéissant ont donné lieu à d'âpres
contestations entre les théologiens de la Renaissance, dont l'orthodoxie
scandalisée leur faisait juger que le condamné s'était non seulement
comporté en poltron, mais fort égoïstement, puisqu'il aurait dû
se précipiter sur sa croix avec des "bondissements de joie",
dès lors que, par un sacrifice modestement réduit à sa seule carcasse,
il allait sauver "tout le genre humain" ; d'autres théologiens,
à commencer par Erasme, ont plaidé que le courage du fils de Marie
n'était pas celui des bêtes sauvages, mais un courage d'une haute
lucidité, le seul véritable, comme il avait été démontré par Platon
dans son Lachès. La crudité du titre du petit traité d'Erasme
sur la question est éloquent : De taedio et pavore Christi,
De l'écoeurement et de l'effroi du Christ.
8
- Le pain des anges
Mais de
nos jours, la question de la définition théologique du sacrifice
de l'autel s'est si bien transformée au sein de la démocratie
messianique - dont j'ai analysé les coordonnées anthropologiques
et psychophysiologiques dans le texte précédent
- La
diplomatie américaine et la religion, A propos de Dieu,
l'Amérique et le monde de Mme Madeleine Albright, ex-ministre
des affaires étrangères des Etats-Unis, 17
novembre 2008 - qu'il
s'agit maintenant d'observer l'évolution de la logique interne
de la théologie chrétienne qui a entraîné la mutation du mythe
de l'incarnation en un séraphisme universel et en un angélisme
politique tous deux réputés consubstantiels à l'histoire des démocraties
messianisées par le mythe de la Liberté. Il s'agit de tenter de
comprendre non seulement les nouveaux ressorts psychiques de la
politique mondiale, mais leur greffe sur le plus vieux meurtre
de l'autel, celui des immolations primitives d'Iphigénie, d'Isaac
puis de l'illustre Galiléen dont les théologiens furent les premiers
au monde à théoriser le sacrifice pseudo volontaire sur un autel
nouveau, celui de l'histoire universelle de l'humanité.
Cette forme
nouvelle du meurtre sacré a pris un essor planétaire à partir
de la victoire américaine de 1945, qui n'a plus tenté d'évangéliser
la terre au nom du créateur de la Genèse et de son "fils unique",
mais au nom de la métamorphose des fidèles de la démocratie en
Christs de la justice internationale, donc en apôtres naturels
et en quelque sorte viscéraux, en tant qu'Américains, de l'avènement
d'un nouveau royaume du ciel, celui de la Liberté. Les Croisades
n'avaient pas couvert la Palestine de cimetières réservés aux
sauveurs, aux libérateurs et aux justiciers christifiés du salut
et de la délivrance politico-religieuse de tous les royaumes de
la terre : on enterrait des soldats de Dieu dont la gloire, encore
modeste, était seulement d'avoir étendu le territoire de leur
souverain céleste et consolidé son trône, tandis que la métamorphose
protestante et démocratique du meurtre sacré des premiers âges
a fait de l'Europe entière un Golgotha réservé non plus aux simples
chevaliers du Christ, mais à des légions de Christs en miniature
et dont chacun est réputé porter la croix du salut
du monde.
Le soldat
américain est transfiguré par la grâce des principes universels
de la Démocratie. Il est chargé d'armer le ciel nouveau du sceptre
d'un concept sauveur : la Liberté . D'où une expansion évangélique
fondée sur le "sacrifice" des missionnaires de leur citoyenneté
censés apporter au peuple le pain des anges - celui qui monte
dans le four des idéalités de la démocratie. Le mythe de l'incarnation
de la "parole de Dieu" qui faisait tourner le réacteur d'autrefois
du sacrifice dans les têtes devenait l'instrument de l'expansion
politique et militaire d'un ciel nouveau, qui associait l'occupation
armée du territoire des vaincus par un puissant quadrillage de
garnisons à une omniprésence politique fondée sur l'inculcation
dès l'enfance d'une catéchèse de délivreurs de la planète. Mais
comment le sacrifice démocratique demeurait-il fondé sur le meurtre
originel de l'autel ? Pour l'apprendre et le comprendre, il fallait
attendre le témoignage immémorial de la guerre, c'est-à-dire la
preuve par les armes qui, depuis les âges les plus reculés , met
le sceptre des tombeaux entre les mains de la divinité.
9 - Les offertoires de la démocratie angélique
L'Indochine
est venue la première au rendez-vous du nouveau réacteur nucléaire
de l'histoire simiohumaine - le sacrifice séraphisé . On vient
seulement de découvrir que des bombes atomiques étaient entreposées
sur le territoire de cette nation et que le Japon avait refusé
de participer à leur stockage. Trente ans plus tard, le montage,
par le Pentagone, de l'attaque du 11 septembre 2001, dont les
preuves filmées les plus irréfutables de ce que les tours du World
Trade Center ne se sont pas effondrées sous l'impact des avions,
ces preuves échouent tout autant à vaincre la cécité de fer de
la foi démocratique que la démonstration, par les microscopes
électroniques, de l'inexistence de la chair d'un homme sous le
pain eucharistique. Puis ce subtertuge "théologique" a trouvé
un champ d'expérimentation nouveau du sacrifice angélique des
modernes avec l'invasion de l'Irak par les séraphins de la Liberté.
On remarquera que seul l'enlisement militaire - cette guerre dure
depuis cinq ans - commence de faire douter du bien-fondé de la
théologie mondiale du salut démocratique. Les croisés du nouveau
pain du ciel viennent d'obtenir que leur occupation durera jusqu'en
2011. Mais si la religion des guerriers de la liberté porte tout
autant le heaume des martyrs de leur foi que les soldats de Richard
cœur de Lion, ne faut-il pas réapprendre l'histoire et la politique
à l'école des théologies du sacrifice au ciel de l'époque et de
l'endroit?
10
- La politique mondiale et la magie religieuse
La "théologie"
de la Liberté qui sous-tend la légitimation politique de l'installation
d'un bouclier anti-missiles en Pologne et en Tchéquie a commencé
d'illustrer d'une manière saisissante la connexion entre la croisade
mondiale de la démocratie hégémonique et la politique cérébralement
désarmée des Talleyrand de l'Europe au petit pied d'aujourd'hui
. Quel est le premier objectif de l'expansion des armes et des
idéalités angélisées, sinon d'effacer de l'échiquier diplomatique
un continent interdit de souveraineté depuis 1949 ? Pour cela,
il ne suffit pas de le convier fermement à quitter les planches,
il faut qu'il consente à s'exclure lui-même de l'histoire de ce
bas-monde - sans quoi, comment contesterait-il l'installation
des armes d'une puissance étrangère sur son territoire? Dans cet
esprit, le premier ministre polonais, Donald Tusk a déclaré que
le Vieux Continent n'aurait pas voix au chapitre: "Le déploiement
du système anti-missiles est une question qui ne concerne que
les relations bi-latérales entre la Pologne et les Etats-Unis."
Autrement dit, le Vieux Monde est sommé de quitter la scène, ce
qui présuppose que le demandeur dispose des foudres de l'évangélisateur
suprême de la planète, tellement seule une puissance surnaturelle
peut provoquer un agenouillement vénérateur universel.
Comment
le messianisme de la foi démocratique agit-il de manière convaincante
sur le psychisme subjugué des croyants? Pour qu'une civilisation
entière accepte de s'auto éliminer sans phrase de sa propre histoire,
pour qu'elle consente à l'anéantissement de son statut d'acteur
vivant et respirant du temps des nations, il faut qu'une fascination
de type religieux obscurcisse sa vue et son jugement. Comment
comprendre un mécanisme psychocérébral de cette envergure sans
retenir les leçons d'anthropologie qu'enseigne l'étymologie du
sacré?
Sacré
renvoie à sacer qui signifie séparé , mis à part, coupé
du temporel. Mais pourquoi cette scission originelle entre le
divin et le profane, sinon parce que tout pouvoir politique se
fonde sur une séparation entre le chef et ses subordonnés, donc
sur une première sacralisation, même subreptice et occultée du
commandement, qui fait de l'exercice de l'autorité le levier auquel
son propre surplomb sert d'appui. C'est pourquoi la monarchie
reposait sur un sacre : la puissance temporelle du souverain
se nourrissait du sacramentel. En ce sens, le sacerdoce
incarne l'octroi magique d'une transcendance au pouvoir issu d'une
séparation prestigieuse entre le divin et le monde. Aussi retrouve-t-on
dotal et dot dans le sacerdoce, du latin
dos, la dot et de donare, doter. Tout
sacerdoce rappelle que le sorcier est l'inaugurateur du politique
et que le sacré est un ensorcellement du monde. La démocratie
est devenue le nouvel ensorceleur du cosmos, le nouveau magicien
de la politique mondiale.
11 - La sacerdolatisation démocratique du monde
Il convient
donc d'observer le type de séparation "sacerdotale" qui
sacralise - qui "met à part"- les relations entre la Pologne
catholique et l'Amérique protestante. Comment M. Donald Tusk légitime-t-il
la transcendance bilatérale des relations en quelque sorte supraterrestres
- supra européennes - entre son pays et Washington? Comment le
dieu Démocratie a-t-il élu ces deux privilégiés de la transtemporalité
de la politique messianique de l'Amérique, alors que la Pologne
se trouve située sur le territoire des infidèles? Pour que la
démocratie angélisée (- La
diplomatie américaine et la religion, A propos de Dieu,
l'Amérique et le monde de Mme Madeleine Albright, ex-ministre
des affaires étrangères des Etats-Unis, 17
novembre 2008 -) parvienne à réduire le Vieux Continent
au rang réservé aux exclus de la grâce, donc à une déchéance congénitale
à sa relégation originelle dans le subalterne, il faut que Varsovie
et Washington se partagent inconsciemment un statut sacerdotal
parallèle et même conjoint.
Or, ce
statut particulier est lié à la sacerdotalisation interne de tous
les dépositaires de l'évangile de la Liberté. Les détenteurs d'une
vocation messianique laïcisée - mais seulement en apparence -
sont habilités à déposer l'offrande du salut du monde dans le
temple des idéaux qui servent d'hosties à la démocratie planétaire.
Il est bien évident que le modèle ancien de l'évangélisation de
la politique mondiale ne se prêtait pas à ce genre de promotion
d'un oracle salvateur, parce qu'il y faut l'immense sacerdoce
d'un peuple messianisé par la foi démocratique, il y faut le mythe
de l'individualisation du dépôt de la grâce, ce que seul le protestantisme
de type calviniste pouvait faire débarquer sur la planète. Mais,
du coup, on voit que, sans une radiographie simianthropologique
de l'ensorcellement politique du monde par le sacré démocratique,
l'Europe se trouvera intellectuellement désarmée - jamais elle
n'analysera et ne comprendra les ressorts inconsciemment religieux
de la géopolitique d'un empire fondé sur une "théologie" de la
Liberté sanctifiée et universalisée à titre individuel. Mais si
la question de l'alchimie politique qui sous-tend le sacré ne
venait pas au rendez-vous de l'histoire du monde, comment la politique
du XXIè siècle deviendrait-elle intelligible?
12 - La nouvelle domestication religieuse de
l'Europe
Les futurs
historiens de la domestication parareligieuse de l'Europe écarquilleront
les yeux devant le spectacle d'une civilisation qui se croyait
intellectuellement avancée et qui s'est laissé vassaliser par
une mythologie de croisés de la Liberté, alors qu'aucun adversaire
réel ne la menaçait et que le conquérant n'étendait son règne
sur la terre qu'à ensorceler les têtes.
Car dans
quelques semaines, le problème de la nature de la souveraineté
que le Vieux Monde demeurera autorisé à exercer sur son propre
territoire se posera dans une problématique anthropologique en
mesure d'observer et de comprendre les arcanes du sacré, donc
du séparé démocratique. La diplomatie européenne conquerra-t-elle
les moyens intellectuels de rejeter un bouclier anti-missiles
en Pologne et en Tchéquie? Cette civilisation renversera-t-elle
les murailles de la forteresse théologique américaine? Mais comment
renoncer à la "révérence stérile" et à la "fascination
pour les USA" qu'évoque Philippe Grasset si l'on n'apprend
pas à décrypter les secrets théologiques de la "révérence"
et de la "fascination"?
Dès lors
que Clio tarde à devenir philosophe, anthropologue, psychologue
et psychanalyste, on demande à ces disciplines de décrypter la
"religion de la Liberté". On les supplie d'étudier à nouveaux
frais et à l'aide des moyens intellectuels de notre temps une
question que le Moyen-Age avait placée dans une autre problématique
du sacrifice. Le combat de Voltaire a changé de voltage : il s'agit
maintenant de briser les chaînes d'une théocratie de type angélique,
celle d'un empire dont la croix enchaîne l'Europe à une servitude
inconnue des ancêtres. Le Golgotha d'autrefois ne divisait l'humanité
qu'entre son ciel et un royaume des tortures éternelles, le Golgotha
de la démocratie fait, de l'ex-civilisation de la pensée critique,
l'otage des "saints" de la "Liberté".
Le
24novembre 2008