Deux thèmes essentiels
vont progressivement s'imposer au décryptage anthropologique
de l'histoire politique de la planète et ce déchiffrage unifiera
les paramètres de cette double réflexion : d'un côté, il s'agira
d'esquisser l'avenir cérébral de la civilisation musulmane,
de l'autre, de prévoir une mutation des coordonnées qui président
à la vassalisation continue de l'Europe depuis 1945.
Je consacrerai
les 13 et 20 octobre à traiter de l'islam vivant et pensant
de demain, puis les 27 octobre et 3 novembre, je publierai
deux lettres ouvertes au Président de la République.
Pour la première
fois depuis les XVe et XVIe siècle, l'histoire de la raison
du monde se verra contrainte de donner son sens à la rencontre
féconde ou manquée de deux civilisations sommitales, ce qui
exigera un examen des causes de l'échec des retrouvailles
de la planète de Gutenberg avec les sciences, la pensée et
les arts. Car d'un côté, le christianisme n'a nullement saisi
l'occasion de la résurrection inespérée de la littérature
et de la philosophie du monde antique qu'il avait engloutis
pour reprendre le combat de la connaissance rationnelle du
genre humain, tandis que, de leur côté, les humanistes- philologues
se sont divisés entre le conservatisme aveugle de l'orthodoxie
régnante et un culte superficiel pour la pensée grecque, qu'on
mettait timidement en parallèle avec le naufrage de notre
astéroïde dans l'adoration éperdue d'un homme censé être descendu
du ciel et y être retourné.
Ce double naufrage
des intelligences dans une magie réputée délivrante et dans
une autosatisfaction pseudo rationaliste et pseudo scientifique
nous guidera dans l'interprétation anthropologique de la résurrection
prochaine de l'islam de la pensée critique. L'interruption
de l'évolution cérébrale de notre espèce dont le christianisme
porte la responsabilité, aura duré quinze siècles, l'endormissement
musulman beaucoup moins. Pour comprendre cette paralysie intellectuelle
dans les deux camps, il faut apprendre à diagnostiquer la
finitude de notre espèce à l'école d'un regard de l'extérieur
sur les évadés de la zoologie. C'est dire que la postérité
de Darwin et de Freud demeure à défricher.
1 - Le siècle de Charlie Hebdo
2
- Les retards de la raison religieuse
3
- Le combat de l'héliocentrisme
4
- Les malheurs du verbe exister
5
- Les désarrois de la raison
6
- Les tribulations de l'univers tridimensionnel
7
- De la solitude de " Dieu "
8
- La mort des peseurs
9
- Comment mériter son assassinat ?
10
- Les yeux d'Isaïe
11
- Un humanisme des trous noirs
*
1 - Le
siècle de Charlie Hebdo
Voltaire et Diderot incarnaient l'avant-garde de la raison et
de l'intelligence de la France, donc de la planète pensante de
leur temps. Que diraient-ils, s'ils revenaient se promener parmi
nous, d'une régression de la pensée européenne et d'une paralysie
de la philosophie mondiale qui ramènent les armes du siècle des
Lumières à la sottise de quelques caricaturistes ignorants et
grossiers? Comment se fait-il que l'esprit critique qui inspirait
la civilisation de la science et qui aiguisait l'esprit d'une
élite de l'intelligence ait dégénéré au point qu'il ne reste du
génie, de l'audace et du souffle des encyclopédistes que quelques
dessinateurs de caniveau, comment se fait-il que le culte de la
"liberté d'expression" tourne au ridicule de payer à la
vulgarité un tribut plus lourd qu'autrefois à la scolastique de
Sorbonne? Une civilisation ne saurait s'interdire la guerre à
l'inculture et à la bêtise. Comment se fait-il que le culte de
la tolérance mette désormais sa majesté, la faiblesse des cervelles,
à l'abri des offenses saines et franches que réclame la raison?
Si l'auteur du Dictionnaire philosophique avait
combattu la chute du christianisme dans la superstition avec les
armes de l'imbécillité, non seulement la censure ecclésiastique,
mais les tribunaux de la très Sainte Inquisition auraient encore
de beaux jours devant eux.
2 - Les retards de
la raison religieuse
Et pourtant, le siècle des triomphes de la logique ne se trouvait
pas encore en mesure de conduire la réflexion sur les dérangements
mentaux dont souffre le genre humain jusqu'à dénuder les racines
semi zoologiques du sacré. Deux siècles seulement après la Renaissance,
il fallait encore se contenter de combattre la dogmatique sacerdotale
sur deux fronts demeurés décisifs dans l'esprit de tous les peuples
et de tous les Etats. Le premier champ de bataille était celui
du statut théologique de la médecine et de la santé publique.
On se souvient de la guerre de l'Eglise de l'époque contre les
Hippocrate et les Gallien dont la prétention inouïe allait maintenant
jusqu'à terrasser les maladies contagieuses avec les armes de
l'impiété la plus manifeste, dont la plus redoutable était le
recours satanique à la vaccination, dont la thérapeutique remontait
à Mithridate.
On
se souvient également de ce que cette médication rusée
causait les plus grands dommages à l'omnipotence du Créateur du
cosmos. Quelle hérésie d'imposer des limites humaines à l'excellence
des châtiments qu'infligeait le clinicien du ciel, quel sacrilège
digne du bûcher de lui retirer la gestion religieuse des fléaux
les plus terrifiants! Si les catastrophes épidémiologiques exemplairement
ravageuses se trouvaient soustraites sur cette terre aux récompenses
des corps après la mort, qu'adviendrait-il de la justice du roi
des funérailles? N'allait-on pas suspecter le sceptre de l'éternité
de tomber en quenouille? En ces temps reculés, il fallait rien
moins que les mécréants anglais, donc les suppôts du protestantisme
le plus luciférien, pour interjeter appel contre les verdicts
du satrape de l'immortalité. Le droit de tuer ou de laisser vivre
dont jouissait le César de la Genèse, son jus
vitae et necis, remontait aux apanages du père de famille
de l'antiquité, qui disposait du droit d'égorger ses enfants pour
offense à son infaillibilité. Et voici que le Dieu souverain entrait
en rivalité avec Esculape et rendait les armes face aux injonctions
d'un Céleste grec!
3
- Le combat de l'héliocentrisme
Quant
au second front de la guerre des sirops de l'immortalité, la raison
civilisatrice montait à l'assaut des liqueurs d'un Jupiter de
la Voie Lactée. Au XVIIe siècle encore, Descartes avait prudemment
décidé de renoncer à publier son Système du monde,
parce qu'il craignait les foudres d'une Eglise campée droit dans
les bottes de la cosmologie de Ptolémée. On se souvient que Copernic
et Galilée s'entêtaient à déplacer le centre de gravité du système
solaire et à réhabiliter l'irréligion d'un païen, un certain Démocrite
et reprise à leur compte par des Universités musulmanes fondées
plusieurs siècles avant celles de l'Europe. Mais, dès la seconde
moitié du XVIIe siècle, l'auto-censure de l'auteur du Discours
de la méthode était devenue trop craintive,
puisque La Fontaine osera publier une fable sur les nouveaux astronomes
du soleil:
J'aperçois le Soleil; quelle en est la figure?
Ici-bas
ce grand corps n'a que trois pieds de tour:
Mais si je le voyais là-haut dans son séjour,
Que serait-ce à mes yeux que l'oeil de la nature?
( Un animal dans la lune, Livre VII)
4 - Les mésaventures
du verbe exister
Mais
quelques décennies plus tard, les encyclopédistes convertis au
sacrilège héliocentriste par l'entêtement des télescopes rejetaient
encore par un vote unanime toute mise en doute du contenu d'un
verbe aux apanages bien établis et répandus en tous lieux, donc
appliqués indifféremment aux mathématiques, à la musique, à la
philosophie ou à Dieu. On aura reconnu le verbe exister.
Aussi un Créateur réputé juste et bon devait-il sécréter une théologie
digne de l'existence de sa justice et de sa bonté dans
la stratosphère, donc calquée sur les neurones attachés à ces
autorités langagières - et notamment à la faculté de transporter
la foi dans l'astronomie. Et pourtant, dans le cas où une divinité
astrale souffrirait de la même incohérence grammaticale que ses
adorateurs, on ne pourrait, selon Voltaire, lui attribuer une
maladie mentale de ce calibre. Ergo, le chaos cérébral
dont souffrirait une idole en guerre avec les sciences de la nature
lui retirerait le privilège d'exister tant dans l'encéphale de
ses fidèles que dans l'immensité. Mais dans les dictionnaires?
Quelle est l'existence propre au vocabulaire ? Peut-être les mots
sont-ils aussi obstinés que les pierres.
Aussi l'audace de l'auteur de Candide et de Diderot
demeurait-elle bien en deça de celle du XIXe siècle, qui a commencé
de s'apercevoir que le genre simiohumain appartient à une espèce
que son évasion locale, partielle et inégale de la zoologie a
rendue si universellement craintive qu'elle se cherche de siècle
en siècle et dans la panique de ses entrailles un protecteur que
la sûreté de sa jurisprudence ferait exister dans l'étendue.
Comment une divinité se montrerait-elle encore hypertutélaire
si l'on pouvait remédier impunément à ses vengeances médicales
les plus atroces - et même se pourvoir en cassation contre ses
arrêts de mort?
En
ce temps-là, l'Europe chrétienne avait mille ans de retard sur
le Coran, qui avait largement retiré des
mains des théologiens l'existence
et les prérogatives propres aux sciences . Quant aux subterfuges
de la stylistique et à la magie des vocables, le XVIIIe siècle
n'était pas encore initié aux premiers pas de l'anthropologie
critique.
5
- Les désarrois de la raison
Mais,
depuis le XIXe siècle, l'Occident a repris l'avantage. Du verbe
exister, la raison a tiré le substantif existentialisme.
Nous savons maintenant pourquoi les religions, à l'exception de
l'islam, se montrent existentiellement et nécessairement des ennemies
implacables des victoires de la raison humaine. C'est que le savoir
scientifique, et notamment l'astronomie, se révèle traumatisant
par nature et par définition à l'égard des cosmologies épouvantées
qui servaient d'armures mentales au polythéisme et qui se sont
perpétuées au sein d'un judaïsme et d'un christianisme aussi terrorisés
par la foudre du ciel que les Grecs sous Périclès.
Puis
le XXe siècle a tout subitement anéanti l'existence cérébrale
dont se réclamait le vieil univers des dimensions simiohumaines
de la matière. Naturellement un scandale post galiléen de ce calibre
a précipité l'Eglise officielle dans un embarras existentiel
non moins insoluble que le précédent; car, depuis les origines,
les théologies juive et chrétienne reposent de la tête aux pieds
sur la logique d'Aristote, la géométrie d'Euclide et la physique
d'Archimède, tandis que, de leur côté les mystiques des trois
monothéismes se réjouissent de l'effondrement des conquêtes de
la raison profane, qui se trouve réduite à fourbir les armes du
"sens commun", à perpétuer les exigences du "sentiment d'évidence"
et à diviniser les prérogatives des "lumières naturelles".
Que va-t-il advenir des relations si illusoirement confiantes
qu'une raison chue dans le temporel entretenait avec nos cinq
sens ? Que faire du soleil de Ptolémée si notre intelligence n'est
plus la révélatrice infaillible du "vrai caché sous l'apparence"?
(La Fontaine, Ibid.). Voici Hélios en perdition dans feu la géométrie
d'Euclide:
L'ignorant le croit plat, j'épaissis sa rondeur;
Je le rends immobile, et la terre chemine.
Bref je démens mes yeux en toute sa machine.
(La Fontaine, Ibid.)
Mais
si l'on ne bascule plus de l'apparence trompeuse du géocentrisme
dans l'irréfutable cheminement copernicien de notre astéroïde,
mais seulement dans l'illusion nouvelle d'un "soleil immobile",
que va-t-il advenir de la cuirasse des monothéismes chrétien,
juif et protestant égarée dans l'astronomie? Depuis Einstein,
une ribambelle de dimensions, toutes plus incompréhensibles
les unes que les autres, donc rebelles au cadrage ancien du verbe
exister, sont venues bousculer le jeu des trois premières
sur l'échiquier des apparences. Décidément, il va falloir substituer
une généalogie de l'existence propre à l'univers semi animal
d'Euclide au mythe de la création. Nos neurones ont été rendus
soupçonneux en diable. Qu'en est-il d'un animal trop longtemps
béatifié par une nature exagérément complaisante à son égard et
fort ahuri de se trouver subitement privé du témoignage de ses
yeux et de ses oreilles? Comment une équation aussi mystérieuse
dans sa formulation que l'énigme dont elle est censée faire entendre
la voix va-t-elle débarquer dans notre existence et en bouleverses
les coordonnées?
6 - Les tribulations
de l'univers tridimensionnel
Observons
la bête qu'un caprice bienveillant ou cruel de la "nature naturante"
n'a arrachée aux ténèbres que pour la faire tomber d'un monde
des apparences au suivant. Sitôt livrés au leurre de la lumière
du jour, ces animaux se sont effarés de ne se trouver d'autres
interlocuteurs sous le soleil que des semblables aussi éphémères
et titubants qu'eux-mêmes. Aussi ces rescapés du néant se sont-ils
cherché des vis-à-vis attentionnés. Mais comment les mettre à
l'échelle de leur effroi et de leur solitude? Les ahuris du silence
et du vide n'ont eu de cesse qu'ils n'aient trouvé à qui parler
de leur désarroi, de leur stupéfaction et de leurs espoirs dans
une immensité au silence terrible. Naturellement, ces interloqués
suspendus entre le ciel et la terre n'ont pas tardé à se trouver
une foule de dialoguistes conviviaux à souhait. Trois millénaires
durant, c'est non moins nécessairement qu'ils ont entretenu des
relations à la fois craintives, sages et bien rémunérées avec
eux; et ils les ont gentiment logés tantôt sur les pentes du mont
Hymette, tantôt au sommet d'une montagne imposante, qu'ils ont
appelée l'Olympe. Tout serait demeuré pour le mieux dans "le
meilleur des mondes possible", comme dira Leibniz, alias le
Docteur Pangloss dans le Candide de Voltaire, si
les Immortels ne fatiguaient bientôt leur machinerie.
Alors
nos ancêtres ont commencé d'observer leurs protecteurs du coin
de l'œil, de se montrer méfiants à l'égard de leurs performances
physiques et de leur chercher noise. Quand Charron s'est plaint
à Hermès de ce que les voiles de sa barque tombaient en lambeaux
et qu'elles étaient cent fois rapiécées, quand il a demandé au
dieu du fil et des aiguilles afin de les recoudre encore et encore,
quand il est allé jusqu'à demander des écrous tout neufs au ciel
du commerce, de l'industrie et des voleurs de l'époque, comment
censurer le Voltaire de l'Antiquité, un certain Lucien de Samosate,
qui a raconté tout cela dans ses Histoires véritables?
Mais si vous jetez Mars et Poséidon, Apollon et Mercure, Aphrodite
et Héra à la casse et si vous les remplacez au pied levé par un
Zeus solitaire, omnipotent et omniscient, gaffez-vous, les enfants,
un jour ou l'autre, ce Dieu-là tombera sur vous à bras raccourcis;
et quand il se sera appesanti sur vos épaules, vous retrouverez
la même panique d'entrailles que vos ancêtres, ces malheureux
fuyards de la nuit animale, qui demandaient seulement qu'on cessât
de les suspendre entre le ciel et la terre.
7
- De la solitude de Dieu
Décidément,
les voies d'un Zeus proclamé incontrôlable sont retorses : vous
aurez beau le casquer de pouvoirs politiques, juridiques et moraux
illimités, vous aurez beau vous défausser de votre faiblesse et
de votre ignorance sur la titanesque carrure d'un Titan épistémologique
de l'univers, vous aurez beau mettre votre solitude sur le dos
d'un colosse du néant, serez-vous pour autant condamnés au pire
sous le soleil et votre avenir sera-t-il fatalement cruel, aveugle
et sourd sous le sceptre d'un redoutable souverain? Peut-être
votre potentat de l'absolu vous réserve-t-il une heureuse surprise
et, plus précisément, celle de vous donner un cœur et une tête
enfin dignes de votre abandon dans l'immensité. Ne dit-on pas
que les chemins de l'esprit de miséricorde sont impénétrables?
Peut-être votre Hercule d'une immensité muette ne s'affuble-t-il
d'une casaque et d'une tiare impériales que pour vous préparer
à prendre sur vos échines un "Allah" condamné à se donner, lui
aussi, sa déréliction sans remède pour interlocuteur?
8 - La mort des peseurs
Mais le genre simiohumain prend ses jambes à son cou au seul rappel
de l'érémitisme qu'il partage pourtant avec ses dieux. Nous pouvons
vérifier ce phénomène au spectacle de la fureur et de l'épouvante
qui se sont emparés des trois monothéismes à la seule évocation
des Versets sataniques de Salman Rushdie,
qui semble pourtant n'avoir pas compris goutte, lui non plus,
aux enjeux politiques vitaux qui donnent leur sens au feu et au
soleil des mythes sacrés. Trente ans après la parution des Versets
sataniques, l'auteur vous raconte seulement dans ses mémoires
(Joseph Anton, Plon 2012) la longue traque dont
il fut et dont il demeure la victime dans l'arène des humains
écrasés par l'arbitraire de Zeus.
Quel
malheur que nos grands écrivains ne soient plus des peseurs de
la condition humaine ! Quel peseur que le Sophocle d'Antigone
et d'Oedipe-Roi, quel peseur que le Dostoïevski
de Crime et Châtiment, quel peseur que le Tolstoï
de La Guerre et la paix, quel peseur que le Kafka
de La Colonie pénitentiaire, quel peseur que le
Céline du Voyage au bout de la nuit, quels peseurs
que Shakespeare, Cervantès ou Jonathan Swift - et Salman Rushdie,
lui, se frotte seulement les yeux et n'en revient pas de ce qui
lui arrive. Mais la pensée mondiale d'aujourd'hui le comprend-elle
mieux que lui?
On
cherche les Argonautes de la raison contemporaine dont la voix
haute et forte ferait souffler dans les voiles de l'humanisme
invertébré de notre temps l'haleine du dieu solitaire dont Muhammad
a osé remplir la mission. Guidé par la logique du discours, un
scribe imprudent a terminé de sa propre autorité une phrase censée
avoir fait ses premiers pas dans le ciel et laissée en suspens
par un prophète hésitant ou distrait. Voyant son propre énoncé
aussitôt cautionné par l'approbation d'Allah, notre malheureux
croyant prend ses jambes à son cou.
Un
incident de cette portée aurait dû alerter une vocation de peseur
du ciel et de la terre chez un Salman Rushdie rendu socratique
jusqu'à l'effarement. Mais nos romanciers ne sont plus des oreilles
et des voix aussi impavides que Goethe et Schiller, qui lisaient
avec passion La Critique de la raison pure de Kant,
où l'existence du Dieu des chrétiens était réputée se trouver
dûment démontrée par la seule contrainte morale et politique d'installer
ce personnage dans le cosmos et de nous placer docilement sous
son joug.
9
- Comment mériter son assassinat?
Mais, dira-t-on, la France est logicienne. A ce titre, elle enseigne
dès les bancs de l'école et de génération en génération les fondements
de la philosophie, donc les rudiments de la pensée rationnelle
à tous ses marmots, la France se distingue de toutes les nations
civilisées de la terre en ce qu'elle seule produit des armées
de bacheliers du syllogisme, donc de citoyens dignes d'apprendre
à penser avec fermeté et droiture. Pourquoi aucun géant de la
santé intellectuelle de l'humanité n'est-il né de la postérité
de Voltaire le moqueur? Alors qu'un empereur des stratèges a rappelé
à nos compatriotes que le génie n'est jamais qu'un "formidable
bon sens", quel titanesque bon sens que d'observer la nature
avant d'en discourir savamment, quel vertigineux bon sens que
de colloquer le soleil au cœur de la ronde de ses satellites,
quel effrayant bon sens que de constater l'indifférence de la
rotation de la lune à la course de la terre dans l'étendue, quel
terrifiant bon sens que de courir de Paris à Marseille comme si
notre astéroïde ne pivotait pas sur son axe!
Mais
voici que le bon sens a des sueurs froides, parce que la pesée
des enjeux politiques, juridiques, moraux et scientifique du sacré
exigerait une conversion radicale de la pensée philosophique mondiale
à un existentialisme du tragique, de la déréliction et de l'effroi.
Vous ne radiographierez pas sans frémir une espèce terrorisée
par l'encéphale grossissant dont la nature l'a dotée, vous ne
radiographierez pas sans trembler les arcanes de l'animalité du
Dieu qu'elle a sécrété et dont elle projette les crocs, les griffes
et les bénédictions dans le vide de l'immensité. Voir:
-
Andres Behring Breivik et l'anthropologie critique(2)
, 7 octobre 2012
- Andres
Behring Breivik et l'anthropologie critique , 30
septembre 2012
Mais si ce Dieu-là du "bon sens" n'a pas froid aux yeux et s'il
vous donne sa propre bestialité cérébrale et la vôtre à connaître,
si ce Dieu-là vous dit "tel homme, tel Dieu" et s'il fait monter,
à vos narines l'odeur du carnassier céleste que vous êtes demeurés,
si ce Dieu-là vous contraint à traquer le Caïn qui vous habite
dans votre trou, tirera-t-il décidément une idée bienveillante
de sa besace? Et si ses voies sont impénétrables, comme beaucoup
le prétendent, feront-elles dire à Salman Rushdie: "Je veux me
montrer digne de mon assassinat, je veux mériter le courage de
penser, je veux courir le danger d'ouvrir les yeux sur Allah."
10
- Les yeux d'Isaïe
En
vérité, il y a longtemps que l'écrivain se dédouble en toute sincérité
entre sa propre voix et celle de sa plume. Les Anciens étaient
convaincus que leurs dieux venaient habiter leurs calames et leur
dictaient leurs élévations au génie de l'écriture. Quelle était
leur théologie de la création littéraire? En vérité, ils ne se
posaient pas sérieusement la question du dédoublement psychique
dont ils bénéficiaient et qui les martyrisait. Mais il n'est pas
de galérien du stylo qui ne sache combien cet outil veut parler
tout seul. "Je ne vaux rien que la plume à la main", disait
Madame du Deffand. Les voix inspirées seraient-elles celles qui
faisaient dire à Bossuet que l'auditoire fait l'orateur?
Comment Muhammad le solitaire écoute-t-il la voix du grand solitaire
qui l'habite et qui s'obstine à prendre la parole au plus profond
de son être? Qu'en est-il du dédoublement psychique qui scinde
les prophètes entre leur propre organe vocal et celui de leur
Olympe? S'agirait-il de la scission intérieure que nous pouvons
observer chez Isaïe, par exemple, qui ordonnait à un Jahvé inconnu
et plus sommital que le tueur du Déluge de vomir les assassins
de l'autel? Qu'en est-il du dédoublement cérébral du prophète
Muhammad, qui lui faisait écrire que les prophètes ne sont pas
la chair, le sang et les viscères d'Allah, mais son âme, son cœur
et sa voix? N'avait-il pas en horreur, lui aussi, les sacrifices
que ses fidèles lui offraient bien saignants sur leurs offertoires?
Descartes
avait fini par renvoyer à ses fourneaux cette Maritorne de princesse
Elisabeth, qui voyait en l'homme le "mélange de chair et d'esprit"
que l'Eglise lui avait enseigné et Socrate se moquait de Criton,
lequel s'imaginait, le pauvre homme, qu'il allait porter "le vrai
Socrate en terre". Mais le vrai Salman Rushdie, celui qui habite
sa plume, n'a pas entendu la voix de la plus haute littérature,
le vrai Salman Rushdie a refusé la solitude du grand écrivain,
la carcasse du vrai Salman Rushdie s'est révélée trop fragile
pour supporter la charge des galériens de l'écriture. La voix
qui l'apostrophait était celle qui lui disait à l'oreille : "Apprends
à regarder les dieux et toi-même avec les yeux d'Isaïe."
11
- Un humanisme des trous noirs
Aujourd'hui,
la vraie question est redevenue plus existentielle que
jamais: il s'agit de savoir si la psychobiologie de nos plus récents
évadés de la zoologie donne d'ores et déjà à leurs entrailles
apeurées et à leur tête en déroute les moyens d'élever leur cervelle
à la solitude angoissée des prophètes. Mais, dira-t-on, si Muhammad
avait fondé la légitimité de son écoute sur sa propre autorité
théologique, n'aurait-il pas été froidement assassiné, comme ces
malheureux prophètes juifs, qu'on a tous accusés de ne parler
qu'en leur propre nom?
C'est
dire que le XXIe siècle sera "spirituel", comme disait Malraux,
en ce qu'il fera débarquer le tragique de l'histoire du sang et
de la mort dans les sciences humaines du simianthrope. Mais alors,
les visionnaires qui nous feront observer les origines animales
de nos trois "dieux" uniques et leur persévérance à nous montrer
leurs crocs sous la terre et leurs ailes là-haut, nous les appellerons
des prophètes. Car, dit la langue grecque, ceux-là parlent devant,
ceux-là s'avancent vers le solitaire qui les habite, ceux-là regardent
le Dieu droit dans les yeux, ceux-là répondent: "Me voilà " à
la voix qui sonne à leurs oreilles, ceux-là disent à l'idole:
"Qui es-tu? J'entends la bête gronder dans ta gueule, j'entends
le fauve qui rugit dans ta gorge, j'écoute le prophète dont la
plume et la voix accouchent du dieu qui t'attend."
Que dit encore le prophète dont le regard observe les entrailles
des idoles? Que tout pouvoir politique se fonde sur les deux leviers
du temporel, celui des récompenses que l'Etat accorde à ses servants
et celui des châtiments qu'il leur inflige. A leur exemple, les
idoles sont des machines construites sur le double rouage qui
les met en mouvement. En connaissez-vous une seule qui échapperait
à ce modèle? Mais les récompenses des idoles sont hypertrophiées
dans leur ciel et leurs châtiments sous la terre. Observez
leurs ailes de séraphins, écoutez les cris des malheureux qu'elles
torturent. M. Salman Rushdie, prendrez-vous la mer, affronterez-vous
la tempête qui engloutit les prophètes? Alors, tournez le dos
aux sacrifices de sang et enseignez à votre plume à désensauvager
le Dieu de la Genèse? Voir:
-
Andres Behring Breivik et l'anthropologie critique(2)
, 7 octobre 2012
- Andres
Behring Breivik et l'anthropologie critique , 30
septembre 2012
C'est à cette question que nous allons nous brûler la semaine
prochaine.
Le
14 octobre 2012