1 - Qu'est-ce qu'un prophète
?
2
- Les blasphèmes créateurs
3
- Comment regarder une idole ?
4
- Les apports de l'islam pensant à l'Occident
5
- Les embarras d'un Dieu incarné
6
- L'islam, la science et le ciel des poètes
7
- Quand l'Islam s'éveillera…
8
- Brève spectrographie anthropologique de deux théologies
9
- L'écartèlement d'une civilisation
10
- Demain l'islam et la civilisation du tragique
*
1 - Qu'est-ce
qu'un prophète ?
Les encyclopédistes ignoraient que leur siècle les avait chargés
de faire progresser à petits pas la morale et l'intelligence d'un
dieu tueur et utile aux Etats tueurs en tous temps et en tous
lieux. L'époque croyait encore qu'une divinité proclamée "parfaite"
par acclamations y gagnerait nécessairement ses titres
à l'existence dite "réelle"; et ils ne se demandaient en
rien de quelle sorte d'existence sommitale, mais rebelle à un
consentement universel des savants et des ignorants réunis, les
prophètes du surréel religieux se réclament, parce que saint Anselme
s'était contenté de soutenir, en plein Moyen Age, qu'un Zeus dont
la "perfection" demeurerait privée d'existence psychophysique
dans l'étendue serait un carré rond. Mais cette aporie se situe
désormais au cœur de l'humanisme angoissé de notre temps; car
nos biographes des prophètes tissent leur récit d'aveugles autour
du trou noir que le verbe exister ouvre sous leurs pas. La musique
de Mozart, quel trou béant au cœur de la vie d'une simple charpente,
la guerre aux idoles, quel trou noir au cœur d'une ossature! Le
XXIe siècle sera celui de l'accès des sciences humaines au décryptage
anthropologique des trous noirs.
2 - Les blasphèmes
créateurs
Quel
est l'œil qui permet à Isaïe d'annoncer à ses congénères épouvantés
qu'ils n'ont jamais adoré qu'un monstre forgé à leur "image et
ressemblance"? Peut-être la noblesse et la grandeur des accoucheurs
de la transcendance de l'homme et de ses ciels terrifient-elles
les fuyards en troupeaux de la nuit animale. Il faut un courage
" divin " de la raison pour plonger le regard dans l'âme et l'intelligence
des grands solitaires du cosmos. Mais si le Dieu sanglant des
offertoires et des propitiatoires n'a jamais existé ailleurs que
dans les circonvolutions cérébrales des tueurs qu'il aura pris
au service de ses autels, quelle "grâce" grandiose et terrible
que d'apprendre à nous connaître à l'école d'un Dieu d'assassins
dévotieux! Décidément, le tueur bruyamment applaudi de la Genèse
nous enseigne en retour à prononcer les blasphèmes des géniteurs
de "dieux uniques", décidément, la langue grecque nous trompait,
elle qui appelait les prophètes des " interprètes des dieux "
et de leurs oracles. Un prophète est toujours le géniteur d'un
dieu nouveau.
-
Andres
Behring Breivik et l'anthropologie critique(2)
, 7 octobre 2012
- Andres
Behring Breivik et l'anthropologie critique
, 30 septembre 2012
Mais
alors, quel est le sens du verbe exister quand le miroir
géant que nous tendent nos idoles se décide à refléter l'âme et
l'encéphale nécessairement impies d'un grand prophète? Si Hamlet,
don Quichotte ou Antigone n'existent nullement dans l'étendue
des géomètres, comment un prophète présenterait-il ses sacrilèges
en chair et en os sur nos rétines, comment un Muhammad inspiré
jouerait-il au perroquet du maître qu'il a vocation de défier,
comment un Jésus suicidaire serait-il le perroquet du tueur du
Déluge, comment un Isaïe se ferait-il le perroquet de l'immolateur
d'Isaac auquel il dérobe par ruse une victime innocente, si toute
divinité tombée dans l'espace et le temps est une
idole prisonnière du verbe exister dont l'humanité
secoue en vain les barreaux?
3 - Comment regarder
une idole ?
Il
faut donc se demander du haut de quel ciel délivré
de l'étendue et des heures, les prophètes parlent d'un
"Dieu unique" dont l'odeur de sainteté est celle de son absence
de tous les cadrans. En vérité, ce n'est pas le Dieu au cerveau
disloqué devant lequel leurs congénères se prosternent qui les
fait parler en maîtres à l'idole qu'ils apostrophent rudement
et à laquelle ils enjoignent de comparaître devant leur
tribuna. Isaïe est un œil furieusement braqué sur l'infirmité
de Jahvé. Son regard d'aigle observe du haut des nues le
paltoquet de l'absolu tapi sous le sot matamore du cosmos de la
Genèse. Comment les boîtes osseuses nées pour réduire les dieux
à des mulots dans un champ observent-elles la chair et le sang
des idoles de la tribu? Comment se fait-il que la rétine des prophètes
reflète des bêtes prosternées devant des idoles?
L'œil
des Muhammad, des Isaïe, des Ezéchiel observe une espèce agenouillée
dans un miroir; et ce miroir immense, ce sont les tueurs célestes
eux-mêmes qui le leur tendent. Le prophète regarde un animal agenouillé,
le front dans la poussière; et cet animal, ils le voient donner
la réplique à sa propre poussière. Quel est donc le carnassier
devant lequel se plantent les prophètes et qu'ils fixent droit
dans les yeux? Toujours et partout, c'est Caïn le biface qu'ils
contemplent en sa dichotomie entre le ciel et la terre. Abraham
retire Isaac de l'étal du boucher du ciel, Rome replace l'Isaac
des chrétiens dans le bloc opératoire qu'on appelle l'histoire,
Muhammad retire l'offrande d'une potence aux adorateurs d'une
crucifixion dédoublée- et, chaque fois, l'idole réfutée n'est
autre qu'un Caïn biphasé.
Décidément,
si les prophètes se révèlent les contempteurs du ciel bifide des
simianthropes de leur temps, si ces visionnaires mettent toujours
le fardeau de leur génie sur les épaules d'une divinité auto-glorifiée
et s'ils ont besoin de la poutre de soutènement d'un Titan dédoublé
afin de se rendre crédibles à leurs congénères, alors Muhammad
nous entraîne dans une dialectique dont le fil d'Ariane s'appelle
la logique socratique; et c'est l'échelle de Jacob du grand Athénien,
celui d'une dialectique accoucheuse qui assure l'envol de l'abeille
maïeuticienne dont le miel nourrit la pensée occidentale depuis
vingt-cinq siècles. Quelle boîte de Pandore que la mort du "Dieu"
des singes schizoïdes si le couvercle s'est refermé sur un
prisonnier incapturable - l'abeille de la pensée!
4
- Les apports de l'islam pensant à l'Occident
En
vérité, dit l'essaim à la ruche, trois directions fondamentales
feront débarquer la pensée musulmane dans le monde des abeilles
socratiques. Le premier sera la réfutation du mythe chrétien de
l'incarnation du divin. La croyance que certains hommes seraient
des Jupiter de chair et de sang est commune à tous les peuples
demeurés dans l'enfance. Elle s'enracine dans le polythéisme,
qui dotait les dieux d'un corps plus massif et plus vigoureux
que celui de leurs adorateurs. Cette mythologie s'est ensuite
transportée dans l'armée: la république romaine avait tenté de
l'éradiquer, mais les légions de Scipion l'Africain demeuraient
convaincues que leur général devait ses victoires à son statut
divin. Selon Tite-Live, le vainqueur d'Hannibal n'opposait que
de molles dénégations aux insinuations flatteuses de l'armée.
Alexandre avait donné l'exemple des avantages stratégiques de
se faire élever au rang d'une divinité. Ayant reçu une flèche
dans la cuisse, l'ennemi, épouvanté d'avoir blessé un Céleste,
s'était rendu à merci.
Quant
aux philosophes athéniens présents dans l'armée du grand Macédonien,
ils avaient seulement fait valoir qu'un privilège aussi exorbitant
devait demeurer réservé aux morts dont le destin méritait qu'on
leur rendît un honneur aussi sage qu'insurpassable. On sait que
les empereurs romains d'un grand renom, à commencer par Jules
César, étaient solennellement divinisés par le Sénat après leur
trépas, mais sans qu'on sût distinguer clairement les fruits de
la gratitude politique de ceux du patriotisme théologisé. Suétone
rapporte des propos impies de Jules César et il s'en étouffe d'indignation.
Rares sont les esprits de l'antiquité qui ont osé se moquer des
dieux de l'Etat à la manière d'Aristophane dans Les Oiseaux,
qui avait affamé les ripailleurs du ciel par une grève des bouchers
et des charcutiers qui alimentaient en chair fraîche leurs
autels jour et nuit. Le plus souvent les Célestes se vengeaient
sans tarder de leurs profanateurs. Flaminius ayant négligé leur
avertissement, ils l'avaient fait tomber de cheval et fait courir
tout droit au désastre du lac Trasimène.
5 - Les embarras d'un
Dieu incarné
Naturellement, le célèbre Nazaréen que les chrétiens ont chargé
d'humaniser Jahvé - lequel a bien vite cloué sa viande
sur la potence que vous savez - a toujours refusé une mythologie
aussi ridicule - mais il était inévitable, compte tenu des mentalités
de l'époque, que le fils charnel de Marie bénéficierait d'une
promotion posthume digne des miracles physiques qu'on lui a attribués.
Néanmoins sa légende n'a définitivement pris corps et ne l'a fait
bénéficier d'un statut officiel d'une divinité en chair et en
os qu'au concile de Nicée en 325, puis de Chalcédoine en 450.
Aujourd'hui le catéchisme officiel de l'Eglise catholique prend
encore grand soin de préciser que Jésus est une divinité au sens
anatomique du terme. Par conséquent, sa rate, son foie et ses
viscères sont aussi physiquement divins que l'étaient ceux de
Zeus, de Poséidon ou d'Hercule. C'est dire que seul l'islam sera
en mesure de donner au christianisme de demain l'impulsion spirituelle
et intellectuelle décisive de rejeter un dogme dont le physicisme
horrifiait Socrate, comme il est rappelé plus haut.
Mais, d'ores et déjà, la spectrographie anthropologique des décisions
conciliaires illustre les embarras dans lesquels la raison simiohumaine
se trouve empêtrée et les apories dont témoigne la longue histoire
de l'encéphale de cet animal. Alors que les hérétiques qui, au
concile de Nicée en 325, mettaient en doute l'unité psychophysiologique
du Dieu incarné, avaient payé leur hérésie de leur vie, notamment
leur chef, Nestorius, le concile de Chalcédoine de 450 a précisé
que Jésus n'est Dieu qu'occasionnellement et plus précisément,
quand il se trouve occupé à faire des miracles. Le Dieu marche
sur la mer, ressuscite Lazare, multiplie les pains ou guérit une
hémorroïdesse, mais redevient un homme quand il tombe de fatigue
ou se met en colère. Naturellement les théologiens chrétiens ne
vous expliquent pas comment un Grand prophète passe sans relâche
d'un statut à l'autre et selon les exigences du moment. Et si
un Dieu ne renverse pas les tables des changeurs dans les temples,
pourquoi l'avoir rabaissé au rang d'un Karl Marx de l'antiquité?
6
- L'islam, la science et le ciel des poètes
Le
second apport décisif de l'islam pensant de demain à un Occident
décérébré sera la fécondation de l'intuition scientifique de Muhammad,
également évoquée plus haut, selon laquelle le vrai "Allah" ne
saurait se trouver "présent" dans le monde tridimensionnel de
la physique et de la géométrie traditionnelles et que le verbe
"exister" - pris dans son sens religieux - ne saurait se conjuguer
à l'échelle du temporel, ce qui permettra à l'Occident de retrouver
le plus "musulman" des mystiques chrétiens, le poète Jean de la
Croix, cet explorateur méthodique de la "nuit des sens" et de
la "nuit de l'entendement", dont la rigueur logique a transporté
l'esprit cartésien au cœur la pensée mystique de l'époque.
La troisième fécondation de l'Occident par l'islam à venir portera
sur les relations que le génie religieux entretient avec celui
d'Orphée. Comment se fait-il qu'Homère, Pindare, Ovide, Isaïe,
Ezéchiel, Muhammad étaient des poètes visionnaires? Au cœur du
christianisme espagnol, le souverain de la "théologie négative"
évoqué ci-dessus a été proclamé le "prince des poètes" nationaux.
Mais aux yeux des Grecs, le génie poétique se partageait déjà
entre Apollon et Orphée, le visiteur de la mort et le "résurrecteur"
(Victor Hugo) d'Eurydice.
7 - Quand l'Islam
s'éveillera…
Quand
l'islam s'éveillera, ses philosophes éclaireront d'une vive lumière
les failles, les lacunes et les contresens dont l'héritage anthropologique
de la Grèce et de Rome se trouve la victime depuis un demi-millénaire
sous la plume des humanistes occidentaux. C'est que le sceptre
d'un homme-dieu mettait un bandeau sur les yeux des interprètes
même devenus semi rationalistes. Je n'en prendrai que deux exemples,
Tite-Live et Quinte-Curce.
Le
premier est riche de réflexions pré-anthropologiques sur les relations
que la géographie entretient avec la mentalité des peuples et
des nations, mais ses analyses n'ont été reprises que partiellement
- et dix-huit siècles plus tard - par le Montesquieu de L'Esprit
des lois. Le génie prospectif du baron de la Brède a été
méconnu au point que sa mort, en 1755, n'a trouvé que peu d'écho
chez les encyclopédistes. Seul le baron de Grimm, un Allemand
francisé et bon latiniste, connu pour ses lettres sur la vie parisienne
à Frédéric II en dix-huit volumes, a magnifiquement salué la grandeur
de Montesquieu et en a compris la postérité, parce que le siècle
de Voltaire lui-même n'était pas mûr pour s'engager dans la voie
ouverte par l'islam, qui souligne dans le Coran que ce sont les
parents qui enseignent à leurs enfants la doctrine et les dogmes
du dieu de l'endroit, même si la croyance en l'existence d'un
dieu unique répond à un sentiment universel. Naturellement, qu'un
sentiment unanimement partagé servait de preuve de l'existence
d'une divinité n'était pas encore une proposition réfutable
au VIIe siècle.
Quant
à Quinte-Curce, ses analyses de l'auto-divinisation d'Alexandre
auraient dû donner à la Réforme une immense avance intellectuelle
sur tout l'humanisme d'esprit catholique et romain du XVIe siècle.
Au début, le luthéranisme, le calvinisme et même l'église presbytérienne
ne s'y étaient pas trompés : toutes les éditions du grand historien
romain depuis 1470 (vér) jusqu'au XVIIIe siècle ont répondu à
l'esprit protestant, parce que Quinte-Curce portait en germe un
arianisme beaucoup plus profond que le précédent et articulé aussi
bien avec la politique qu'avec l'art de la guerre. Mais bientôt,
le danger politique d'aborder un sujet aussi sacrilège dans une
civilisation encore tout entière placée sous le sceptre d'une
Eglise puissamment hiérarchisée et sous l'autorité religieuse
d'un prophète physiquement divinisé a mis un terme non seulement
à l'élan intellectuel de la Réforme, comme le constatera Voltaire,
mais à l'audace d'un décryptage des arcanes du genre simiohumain.
8
- Brève spectrographie anthropologique de deux théologies
Le
protestantisme se veut à la fois proche du judaïsme par sa conception
patriarcale et sacramentalisée de l'autorité du père de famille
et par une théologie hautement sélective de la "grâce": le juif
et le protestant se sentent des élus du ciel, donc des privilégiés
d'une révélation absolue. Mais, dans le même temps, la Réforme
est virtuellement "islamiste" par l'ouverture de la foi et de
la doctrine à la miséricorde et à la charité. En principe, ces
dispositions du cœur ne devraient pas mettre de "lourds fardeaux
sur les épaules d'autrui". De plus, l'évangélisme luthérien
et calviniste se réclame, comme le Coran, du rejet pur et simple
d'un clergé pléthorique, ploutocrate, ritualiste, impérieux et
armé d'une orthodoxie policière.
C'est
pourquoi la rencontre encore potentielle, mais féconde entre l'islam
civilisateur d'un côté et les retrouvailles de l'Occident avec
un humanisme interrogateur de l'autre, exigera la construction
d'un pont entre le protestantisme d'esprit pastoral et le rejet
résolu de la substantification stupéfactoire d'une "vie spirituelle"
livrée aux magiciens d'un culte seulement plus habilement barbouillé
de sang que le précédent. Mais la théologie protestante n'est
plus qu'un désert aride, faute qu'elle ait approfondi avec vaillance
la question cruciale du statut anthropologique du meurtre sacré
des chrétiens et de son alliance avec le sacrifice d'Iphigénie.
Les encyclopédistes se montrent pleins d'admiration pour les horreurs
religieuses dont la tragédie grecque est remplie. Les humanistes
de l'affaire Calas n'ont pas un mot de réflexion sur les attaches
du sacrifice de la croix avec celui des païens. Aussi Luther et
Calvin ne savent-ils sur quel pied danser, tellement l'omniprésence
du mythe de la naissance virginale d'une divinité vouée à l'immolation
sacrificielle de la brebis des juifs étouffe dans leur esprit
toute tentative d'approfondissement du tragique grand ouvert au
cœur de l'humanisme occidental. Certes, le dogme païen de la matérialité
physique d'une divinité avide d'appâts ne se laissera pas éradiquer
de sitôt de l'esprit gréco-latin, qui demeure fondé sur le paiement
d'un tribut sanglant aux dieux dont l'Egypte n'avait pas réussi
à le guérir. Mais comment légitimer, même dans les pays nordiques,
une Eglise dont le prophète ne se laisserait ni transporter en
chair et en os dans un ciel des corps ressuscités, ni clouer au
sol, alors que l'islam populaire lui-même est aussitôt retombé
dans une mythologie du paiement d'une dette à un négociateur
divin?
9
- L'écartèlement d'une civilisation
Et
pourtant le désert anthropologique qu'occupe la théologie protestante
de la transcendance et de la "vie spirituelle" demeure riche des
promesses endormies de la raison musulmane. Certes, celle-ci a
été étouffée dans la double fatigue du ritualisme de masse et
du formalisme; mais l'aile translittéraliste des deux religions
bénéficiera des enseignements anthropologiques à tirer de l'évolution
mondiale de l'art depuis la fin du XIXe siècle.
Qu'est-ce
à dire? L'Occident avait trouvé dans la médiation de la peinture
et de la sculpture renacentistes - et notamment dans le culte
païen de la nudité des corps - un moyen "réaliste" de fonder le
sacré sur le mythe de l'incarnation du divin, alors que depuis
le trépas du polythéisme, le surnaturel refuse de se loger dans
les musculatures les mieux venues. Aussi l'art occidental est-il
un écartelé de la plastique. Il a beau tirer l'image en tous sens,
dans l'espoir que la fidélité de la copie veuille bien déborder
de son tracé et communiquer avec un absolu délocalisé; mais ni
l'exubérance d'un Rubens, ni l'ascèse d'un Greco, ni la piété
d'un Fra Angelico ne portent le mythe de l'incarnation de Zeus
au "spirituel".
Comment
une copie du monde, même crucifiée, comment une reproduction exacte,
même idéalisée de l'univers des apparences, comment l'imitation
même parfaitement réussie des anatomies masculine et féminine
feraient-elles débarquer Aphrodite Callipyge - aux belles fesses
- dans une transcendance de la beauté censée à la fois authentique
et palpable ? Alors l'Occident et l'Islam ont tous deux imaginé
que l'épure géométrique se déciderait à véhiculer le sacré, que
l'abstrait porterait le rationnel à la transcendance, que la raison
euclidienne charrierait une mystique - espérance aussi vaine,
naturellement, que le regard réaliste retrouvé par le subterfuge
de la "mise en perspective " de la nature.
Depuis la mort d'Erasme en 1536, c'est seulement sur la pointe
des pieds que les théologiens protestants se sont risqués à désubstantifier
le divin païen et catholique confondus. Il a fallu attendre le
Zarathoustra de Nietzsche, un fils de pasteur, pour que - mais
dans une méconnaissance universelle de la nature poétique et métaphysique
confondues de l'entreprise du philosophe - une généalogie psychique
non matérialisable et non chosifiable des étapes du "divin" et
de l'esprit prophétique vît le jour. Seul Gustav Jung, fils de
pasteur, lui aussi, tentera de préciser la logique interne du
devenir psychique de ce "dieu".
10
- Demain l'islam et la civilisation du tragique
Si nous nous demandons maintenant quelles caractéristiques doctrinales
une religion doit nécessairement présenter au tribunal de l'intelligence
pour accompagner et même pour inspirer la lente et difficile conquête
d'une méthode historique ambitieuse de porter un regard du dehors
sur l'humanité, seul l'islam remplit les conditions formelles,
mais indispensables au pilotage de la raison mondiale dans cette
direction; car il faut à la fois que le songe sacré plonge la
divinité dans un mystère abyssal et à jamais inaccessible et que,
d'autre part, la cosmologie mythique ne mette aucune entrave aux
victoires imprévisibles et angoissantes de la science.
D'un
côté, une pensée scientifique délivrée de la crainte que lui inspirait
un maître redoutable du cosmos ne fera que reculer à l'infini
et rendre à jamais infranchissables les limites de la connaissance
des idoles en tant que telles, de l'autre, l'épaississement inexorable
du mystère d'un monde sans écho et sans voix maintiendra allumée
la quête tragique du sens à laquelle le grossissement constant
de notre pauvre boîte osseuse ne cesse de nous condamner. Nous
demeurons une excroissance mystérieuse du chimpanzé évolutif,
mais nous pouvons du moins cesser de trembler de tous nos membres.
C'est à ce titre que l'islam virtuel annonce l'avenir d'une planète
en voie de cérébralisation, parce qu'il sera bien impossible que
le "sens" rompe un jour les digues de l'humain et débarque dans
l'univers de la matière.
J'exposerai
un jour comment l'islam a rendez-vous avec l'interprétation anthropologique
du génie grec que l'Occident a manquée, alors même que deux poètes,
professeurs de grec l'un et l'autre, Nietzsche et Unamuno ont
mis en évidence le "sentiment tragique de la vie" au plus profond
d'une civilisation qui disait: "Les dieux font mourir jeunes
ceux qu'ils aiment".
Quand la civilisation islamique sortira de son long sommeil, elle
donnera naissance à un type d'intellectuels plus éloignés du formalisme
religieux et de la lecture littérale du Coran qu'Erasme de la
scolastique du Moyen Age.
Messieurs
les caricaturistes de Muhammad, dites-moi où se cache votre poussière,
Messieurs les limiers des prophètes, dites-moi quels ossements
vous vous donnez à croquer, Messieurs les fossoyeurs, porteriez-vous
votre propre cadavre en terre? Dans ce cas, sachez que les prophètes
ne sont pas livrés aux vers, sachez que les prophètes n'ont pas
de cadavre.
Le
20 octobre 2012