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Aux sources du meurtre sacrificiel chrétien

 

Chaque fois que la paralysie de la philosophie s'est prolongée, elle a entraîné le naufrage d'une civilisation . Qu'on se souvienne du désastre consécutif à l'épuisement de la pensée grecque, qui a entraîné la chute de l'intelligence critique dans quinze siècles de règne exclusif d'une théologie. Le monde moderne est à la veille de subir le même cataclysme, parce que la fécondité intellectuelle de l'humanisme exige un approfondissement continu du "Connais-toi" , ce qui a toujours passé par les progrès de la connaissance critique des mythes religieux.

Il en résulte que la promotion d'une orthodoxie fondée sur l'élévation de la tolérance au rang de dogme acéphale devient l'instrument planétaire de la répression du sacrilège de penser. Par chance, la France d'aujourd'hui voudrait retrouver sa mission de remettre en marche le moteur de la raison dans le monde. Sous la vigoureuse impulsion de M. de Villepin, l'Etat entend redonner son élan et sa fécondité à la laïcité. Mais, dans le même temps, la République se garde bien de rappeler la vocation intellectuelle de la loi de 1905 .

Désireux de publier un ouvrage collectif sur le " Jésus des philosophes ", un éditeur me demande ce que je pense du Jésus que j'ai publié en 1985 chez Fayard. Son initiative éditoriale ne peut que se trouver encouragée par un exposé des apories auxquelles la philosophie se trouve aujourd'hui confrontée à l'échelle de la planète ; car les " philosophes " croyants ne sauraient disposer des armes intellectuelles qui leur donneraient un recul crédible à l'égard d'une espèce que les derniers millénaires de sa lente sortie de la zoologie ont conduite à dresser des autels à des divinités aussi diverses que périssables. Mais, de leur côté, les philosophes incroyants se montrent tout aussi désarmés, faute que leur pesée des croyances religieuses se situe résolument dans la postérité scientifique de Darwin et de Freud. Le pays de Descartes quittera-t-il définitivement l'arène de la pensée ?

1 - Les premiers pas de la métabiographie
2 - Une anthropologie des dieux et de leurs prophètes
3 - Les faux monnayeurs
4 - Les anthropologues de Dieu
5 - Le problème du lanceur
6 - Le génie religieux et la littérature
7 - L'anthropologie et l'esthétique de Jean
8 - Le retour aux sacrifices humains
9 - Petite histoire de la Disputatiuncula
10 - La rébellion du fils
11 - La littérature et le génie de la pitié
12 - L'anthropologie de l'imaginaire
13 - L'humanisme peut-il se révéler métabiographique ?
14 - La " présence du dieu "
15 - La République et l'enseignement du " fait religieux "

1 - Les premiers pas de la métabiographie

Vous m'avez demandé comment je me retourne sur le Jésus que j'ai publié il y a vingt ans et de quel œil je le regarde aujourd'hui. Vous m'accordez le don de la méfiance à l'égard de l'ébauche de ma métabiographie des accoucheurs des dieux et du Christ en particulier. Vous ne pouviez me faire un plus grand honneur que de me créditer de graves soupçons à l'égard de la problématique intrépide dans laquelle je me suis engagé. Si je n'étais confus et repentant d'avoir si pauvrement frayé la voie aux interprètes à venir du génie des prophètes, je ne mériterais pas de vous exposer la médiocrité de mon entreprise . Les chefs d'orchestre qui retireront la baguette des mains du débutant que je suis demeuré auront-ils la bienveillance de me laisser délacer leurs chaussures ? Ecouteront-ils ma confession d'une oreille attentive ou distraite ?

Le biographe du vrai Balzac est celui qui fait le récit de la genèse, de la maturation et de l'accomplissement de la Comédie humaine, le biographe du vrai Platon est celui qui raconte la naissance, le cheminement, l'achèvement de l'œuvre du premier philosophe qui mit un peu d'ordre dans l'encéphale erratique de notre espèce, le biographe du vrai Freud est celui qui suit à la trace la discipline psychanalytique, le biographe du vrai Jésus est celui qui ressuscite l'aventure des poètes, des législateurs et des prêtres qui transfigurèrent à tel point un enfant de village porteur d'une grande métamorphose du ciel de son temps qu'ils en firent l'égal du géniteur du cosmos que le peuple hébreu appelait Jahvé et qu'ils l'élevèrent au rang du créateur en personne. Les vrais biographies sont surréelles. Elles racontent les conquêtes transtombales des conquistadors du symbolique Comment ces narrateurs se présentent-ils en plénipotentiaires des transfigurations auxquelles des hommes virtuels servent de théâtre et dont le vrai destin est d'incarner des signes universels du genre humain?

Je plaide les circonstances atténuantes : il y a vingt ans, la métabiographie était un genre tellement dans les limbes que j'ai dû me contenter d'esquisser une vie de Jésus décalquée du seul évangile de Jean . J'avoue que je l'ai commenté en me collant aux oreilles des écouteurs encore rudimentaires, alors que, depuis lors, nos appareils auditifs perfectionnées sont devenus, me dit-on, capables d'enregistrer les virtualités transsépulcrales des héros métaphoriques, ce qui nous permet de séparer les destins mythiques de la simple chronique de nos vies sur la terre. Néanmoins, le décryptage des transfigurations que nous imposons à notre mort devenait de plus en plus le véritable objet méthodologique de mon ouvrage. Pour y parvenir, il me fallait écarter de ma problématique à la fois les événements trop platement biographiques pour qu'on pût leur faire véhiculer une signification prospective quelconque et ceux dont le fantastique de confection stagnait dans le genre littéraire dont s'habille une théologie à vocation populaire.

Cette élimination préalable des scories que sécrète la trivialité du quotidien d'un côté, le cosmos des magiciens du ciel de l'autre, exigeait une réflexion anthropologique sur la double nature d'un Quichotte ou d'un Hamlet de l'autel dont des christologues inégalement doués et lourdement patentés avaient construit la stature psychique et politique. La superstition et l'incompétence des siècles avaient laissé des traces et même creusé de profondes ornières dans la croyance qu'une orthodoxie était censée couronner. Mais don Quichotte, Hamlet ou Jésus sont des personnages potentiels, donc inachevables par nature. Comment cerner suffisamment leur vraie nature pour s'assurer qu'ils ne changeront pas entièrement de logiciel en cours de route ?

2 - Une anthropologie des dieux et de leurs prophètes

Pour cela, il me fallait également recueillir des joyaux ciselés par deux orfèvres de la taille de Jean - à savoir Luc et Paul; mais alors, comment pouvais-je rendre justice à la candeur naturelle de Marc et de Matthieu, dont l'innocence et la simplicité d'esprit donnaient ses titres de noblesse à la naïveté religieuse et sanctifiaient pour des siècles les dévotions les plus innocentes ? Mais si je négligeais les pauvres en esprit, que de lacunes n'allaient-elles pas apparaître dans le décodage de l'animal qui s'agenouille et se prosterne! Comment se faisait-il que l'espèce dite humaine décollât de la terre pour aller se mirer dans sa propre effigie glorifiée dans les nues ? Il fallait rien moins qu'une anthropologie nouvelle et dangereuse pour tenter de rendre compte de la montée dans les airs de l'encéphale biphasé du singe-homme, alors que je ne disposais encore en rien d'une alchimie capable d' isoler les ingrédients psychobiologiques des ascensions de la sainteté . Les embarras épistémologiques qui allaient résulter du péché originel dont mon embryon de métabiographie se trouvait entaché m'ont empêché de recenser et de dresser une première nomenclature des points focaux que les géniteurs et les accoucheurs des trois dieux uniques occupent sur le vaste territoire qu'ils ont vocation de labourer depuis trois millénaires , alors même qu'ils ne connaissent et n'étudient ni la provenance, ni la nature des charrues et des socs que les siècles successifs leur ont fourni.

Contemplez un instant l'étendue de l'empire du mythe dont Cervantès a creusé les sillons. Comment jauger la folie de son héros à l'écoute de la Croix, alors que cette potence attend encore la balance capable de la peser ? Qu'en est-il des crevasses de ce monde dans lesquelles Swift condamne son Gulliver à descendre, alors que nous ne savons sur quels plateaux placer la grandeur et la petitesse de l'humanité? Qu'en est-il du Kafka métamorphosé en cancrelat dans la plus célèbre de ses nouvelles ? Qu'en est-il du Descartes qui observe les rouages des animaux-machines, dont les siens? Le métabiographe demeure confondu par la multiplicité et par la difficulté des tâches qui attendent des générations de sculpteurs , de poètes, de peintres, de chantres et de prophètes du Dieu unique, alors que nous ne savons sur quelle balance faire monter ce personnage. Pourquoi une espèce transfiguratrice dresse-t-elle son portrait virtuel dans le vide de l'immensité, pourquoi se dote-t-elle d'un gigantesque réflecteur de son éthique potentielle dans le silence de l'univers ? J'ai essayé d'observer les habillages de cette effigie changeante, branlante, furieuse, adoucie, pateline, cauteleuse, hypocrite, parce qu'elle s'est mise à notre école et que nous n'avons pas de photographie plus sûre de notre espèce que ce Titan instable. J'ai tenté de peindre un géant qui se colletait avec notre grandeur et notre bassesse à l'échelle des étoiles. Pourquoi allumions-nous ce phare de nos songes? Sommes-nous des exorciseurs de nos ténèbres ou des candidats à la conquête de notre lumière ?

3 - Les faux monnayeurs

Je me disais que les Moïse, les Jésus ou les Mahomet affichent des couleurs inconnues des psychologues et des anthropologues traditionnels et qu'ils se présentent sous des traits à décrypter à l'aide de leurs répliques terrestres, les Hamlet, les Quichotte, ou les Gulliver. Tout prophète copie un modèle ; mais il reçoit en héritage un Hercule du cosmos âgé et souvent épuisé. Aussi le premier exploit du génie propre à ce type de tempéraments et de cerveaux est-il d'observer le degré d'usure du valétudinaire de l'éternité encore en fonction, d'expertiser la longévité qui lui est réservée après un long usage et de peser la possibilité de régénérer son ossature. Convient-il de lui accorder une nouvelle floraison ou faut-il l'envoyer au cimetière des dieux où reposent Jupiter, Osiris, Mithra et tant d'autres géants morts de fatigue et de vieillesse au terme d'un long règne ?

Moïse a enterré Adonaï . J'ai étudié ailleurs la pointure dont ce prophète a su doter un nouvel arrivant, un certain Jahvé. Avec quel génie il a logé dans le ciel un forgeron de l'identité d'un peuple appelé à fonder une nation ! Si l'humanisme européen disposait d'une science de l'encéphale des prophètes, donc d'un appareil à mesurer les capacités diverses et inégales des accoucheurs, des guérisseurs ou des régénérateurs des dieux, nous saurions pourquoi les géniteurs du ciel des chrétiens n'ont pas su réitérer l'exploit solitaire de l'homme de l'Exode . Néanmoins, les améliorations et les carences nouvelles qu'ils ont progressivement imposées à un Jahvé en piste depuis des siècles demeurent au fondement de la politique et de l'histoire de l'Europe , parce qu'ils ont si inégalement réussi à féconder un Jésus dédoublé entre le ciel et la terre qu'ils ont tendu à nouveaux frais le ressort d'acier des peuples, celui que les augures antiques avaient laissé se détendre et qui s'appelle le sacrifice. Mais, me disais-je, si Jésus monte sur le vieil autel d'Isaac ou d'Iphigénie pour s'y trouver assassiné, la métabiographie devait apprendre à observer les ingrédients de ce type de meurtre.

En 1985, ma psychanalyse de l'Histoire n'était pas encore aussi résolument inscrite qu'elle l'est aujourd'hui dans la postérité anthropologique qui attend Darwin et Freud . C'est que je n'avais pas encore pleinement compris que le véritable objectif de la connaissance de l'inconscient est rien moins que d'explorer les souterrains cultuels de l'humaine condition. Mais j'avais conservé, parmi mes écrits de jeunesse, une brève métabiographie de Diogène le Cynique. J'avais été frappé de ce que le destin intellectuel de ce philosophe s'inscrivait dans une gestuelle qui élevait sa pensée à une épure de la condition simiohumaine: il avait jeté un coq plumé au milieu d'un cercle de disciples de Platon, il avait bu dans la paume de ses mains, il avait " baratté son tonneau ", disait Rabelais. Jésus, Moïse, Mahomet ou Socrate ne s'étaient-ils pas, eux aussi, incarnés dans leur métaphore? Le père de Diogène était faux monnayeur et avait été condamné à mort de ce chef. Sa vie durant, Diogène avait lavé ce déshonneur par la démonstration que les vrais fabricants de fausse monnaie ne sont autres que les Etats et les politiciens qui s'en prétendent les serviteurs . Moïse, Jésus et Mahomet se présentaient en Diogènes du monothéisme en ce qu'ils traitaient les dieux des ancêtres d'infâmes faussaires .

Raconter la métabiographie d'un symbole ambulant que ses géniteurs avaient fait naître à Bethléem et écouter Jean enseigner que l'authentique monnaie du ciel serait désormais frappée à l'écoute d'un innocent cloué sur une potence, c'était proclamer à la face du monde que les œuvres du glaive et de la loi sont celles des falsificateurs de Jahvé et que l'histoire et la politique des Etats seront tenues à jamais pour une monnaie trompeuse. Dans ces conditions, il fallait retrouver le Socrate qui enseignait à frapper les pièces d'or de la pensée et de la connaissance véritable. Mais celui-là avait écrit la biographie de la philosophie occidentale, celui-là ressortissait à la métabiographie.

4 - Les anthropologues de Dieu

Je me disais qu'ils étaient comptés, les jours d'une anthropologie apeurée et qui refusait d'observer le spectacle qu'elle était censée décrypter. Je mettais ma main au feu que cette contrefaçon effrontée d'une science ne réussirait pas longtemps à se boucher les yeux et les oreilles : tôt ou tard, elle se verrait citée à comparaître devant les juges de l'Hadès qui, dans Platon, dénudent une espèce si sauvage et si chaotique qu'on la voit courir en tous sens au gré de ses intérêts et de ses humeurs . Non seulement cet animal dresse au-dessus de sa tête un gigantesque pédagogue , lequel est censé lui dire d'où il vient, où il va, ce qu'il fait ici bas, mais qui lui enseigne de surcroît le juste et l'injuste, le vrai et le faux, le " bien " et le " mal ". Or, ce guide imaginaire d'une espèce livrée à ses songes biphasés se révèle à son tour un songeur tellement matois qu'il ne cesse de changer de sceptre et d'armure, de sorte que ses adorateurs se massacrent entre eux de siècle en siècle, faute de jamais parvenir à accorder entre elles les diverses écoles de faux monnayeurs du ciel entre lesquelles leurs augures se partagent. Ecrire une vie de Jésus, c'était rien moins que de se colleter avec l'encéphale schizoïde d'un personnage mi-terrestre, mi-céleste dont les disciples n'ont cesse de changer la livrée et le contenu de sa tête!

J'avais tenté d'observer la métamorphose parallèle de Jésus en souverain des nues et de Kafka en cancrelat. Décidément, les transfigurateurs de Jésus n'avaient cessé d'adresser un gigantesque pied de nez au ciel de Moïse. Je me disais que l'anthropologue du ciel simiohumain avait le devoir de se demander comment il se faisait que des générations de christologues avaient scruté la gestuelle du Diogène du christianisme avec des yeux de Lynx afin de percer les secrets de la lente mutation de l'intelligence semi animale de notre espèce en une dénonciatrice avertie de la monnaie fiduciaire que frappent les idoles en général et celle de Moïse en particulier.

Après tout, depuis un certain Isaïe, notre théologie si rudimentaire qu'elle demeure n'en tente pas moins de peser les muscles , l'ossature et les entrailles des faux dieux. Il fallait apprendre à observer le cœur et à peser la boîte osseuse de Jahvé , d'Allah et du dieu du gibet , il fallait apprendre à mettre en fiole la puanteur de leurs propitiatoires, il fallait analyser en laboratoire le parfum suave ou pestilentiel des victimes qui y sont immolées, il fallait isoler l'arôme que dégagent leurs sacrificateurs. Enseigner aux narines de la philosophie à reconnaître l'authenticité ou les contrefaçons d'un torturé à mort sur une potence, c'était conduire les buveurs les plus intrépides de la ciguë socratique jusqu'à flairer les idoles en cours de putréfaction. Je devais tenter de suivre à la trace le guide de l'anthropologie moderne que Jésus deviendrait dans la postérité vivante de Darwin et de Freud. L'homme du Golgotha m'apprendrait de quelle animalité le ciel se nourrit et quels faussaires de l'encens les fuyards de leur propre lumière se fabriquent.

5 - Le problème du lanceur

Peut-être les défauts de construction de mon Jésus de 1985 m'autorisent-ils à mettre ma contrition au service de mes successeurs. S'ils se veulent plus heureux que moi, je les mets en garde contre les dangers qui guettent les métabiographes des prophètes. L'artisan audacieux, mais encore maladroit qui s'essaie à placer sur orbite un satellite d'observation de l'encéphale d'une espèce autoréfléchie dans ses idoles ne se doute pas que toute métabiographie exige un lanceur et que l'assemblage des étages de ce type de fusée exige une attention de tous les instants. La tentation est grande de s'offrir d'emblée et à peu de frais la tête chercheuse du propulseur et de ne vaporiser dans l'éternité qu'un œil artificiel, alors qu'il s'agit de placer dans l'immensité une rétine géostationnaire et de programmer le logiciel d'un gigantesque témoin de l'évolution cérébrale de notre espèce.

J'ai tenté d'écouter les sacrilèges de Jean, puis d'entendre l'iconoclaste qui dresse l'oreille dans l'épisode des disciples d'Emmaüs chez Luc, et enfin, de transcrire quelques passages de Saint Paul, le plus fécond des blasphémateurs, celui dont les bombes à retardement provoqueront le schisme de la Réforme quinze siècles plus tard. Le télescope Hubble des anthropologues de la christologie observe le personnage testimonial qu'on appelle " le Christ " . Sa lentille capte les relations que la biographie du personnage entretient avec celle du héros métaphorique enfanté par la théologie doctrinale. Une métabiographie est un satellite d'observation dont l'œil regarde la terre girer sur son axe. Le champ de vision de la caméra paraît immobile, mais chaque siècle déroule une pellicule dont le métabiographe doit décrypter le scénario que le siècle y a gravé.

Cette étape de la métabiographie ressortit à la construction vigilante du lanceur, et non à l'organigramme du satellite. Le métabiographe a le devoir d'expliquer au lecteur de quelle pièces l'œil spatial de la fusée est construit. Je ne disposais alors que de quelques secrets de fabrication des personnages porteurs de leur ciel. Certes, l'étymologie de Diogène renvoie tantôt à " géniteur de Zeus ", tantôt à " de la race de Zeus " . Mais je n'ai pas su exploiter ce matériau, parce que j'étais pressé d'enregistrer les premières observations que Jean , Luc et Paul avaient reçues du satellite qu'ils avaient mis sur orbite. Cette précipitation est à déconseiller aux apprentis métabiographes, et cela pour des motifs qu'il me faut maintenant confesser , ne serait-ce qu'afin de rendre ma repentance profitable à mes successeurs.

6 - Le génie religieux et la littérature

La métabiographie a vocation d'explorer les souterrains de la chosification des signes . Pour tenter de percer les secrets anthropologiques de la substantification de la métaphore dans la religion et dans la politique, cette discipline se demande pourquoi le singe-homme concrétise des signifiants et objective les concepts dont son langage innerve aussi bien la littérature que la théologie. La métabiographie est un instrument au service d'une anthropologie du surréel. Puisque les Grecs croyaient en l'existence des dieux en chair et en os qu'ils faisaient camper sur leur Olympe et puisque l'ancien et le nouveau testament des semi évadés de la zoologie n'ont fait que perpétuer cette forme originelle de la folie, il n'y a pas d'anthropologie de l'évolution de l'encéphale onirique simiohumain qui puisse se déclarer scientifique si elle ne se demande pourquoi les " lois de la nature " dont la physique onirique de notre espèce s'était harnachée passaient pour véhiculer des routines de la matière dûment revêtues d'un juridisme rassurant : celui dont le singe-homme avait armé un ordonnateur et un créateur du monde.

Mais si les héros universels que les grands écrivains ont enfantés ne partageaient pas avec les mythes sacrés de nos ancêtres la vocation de se promener en chair et en os sur la terre, à la manière dont Jésus est censé incarner le mythe d'un sauveur du monde en visite à Jérusalem, nous ne disposerions pas d'un Quichotte visible, d'un Hamlet palpable et d'un Alceste plus vrai que nature ; et si le théologien est un lourdaud pris au piège que le dogme de l'incarnation du " verbe de Dieu " lui a tendu, le poète n'est pas moins menacé de choir dans la fosse de la prose. La métabiographie se situe au cœur de la rencontre mallarméenne des mythes religieux avec la littérature, donc au cœur de toute anthropologie scientifique soucieuse de se poser la question de la nature de l'encéphale dichotomique qui caractérise une espèce condamnée, depuis le paléolithique à suivre un certain chemin entre l'animal qu'il était hier et l'homme vers lequel il voudrait courir un peu plus vite.

La christologie actuelle est le lieu idéal où il est surdémontré que l'Occident ne dispose encore en rien d'une anthropologie qui puisse se réclamer du titre de scientifique. L'Etat laïc entend introduire l' " enseignement du fait religieux " non seulement dans les écoles de la République, mais dans une "culture occidentale" déconnectée des autels ; mais il oublie que, depuis Renan, l'Europe de la science historique cherche désespérément les secrets du " vrai Jésus " dans des biographies du prophète attestées par une historiographie de bénédictins. Le Moyen-Age a seulement changé de vêtements : on enquête aussi scrupuleusement sur le Jésus "réel " censé se cacher dans les archives des petits mémorialistes que l'Eglise s'épuise à traquer la " vera caro " , la " vraie chair " de Jésus sur l'autel où le pain du boulanger est censé se transformer en cellules de son corps et le vin de la vigne en son hémoglobine. Mais les biographes du Jésus selon l'état civil découvrent avec consternation que la vie dite " réelle " du prophète tient dans des opuscules fâcheusement rabougris et que les événements dûment attestés qu'on y rapporte se raréfient de jour en jour .

Mais n'allez pas imaginer que la banalité des événements qui ont tissé les jours du héros mythique fasse froncer le sourcil aux notaires et aux greffiers ; ce qui les met en déroute, c'est seulement que leurs biographies se changent en peau de chagrin, ce qui les désespère, c'est seulement qu'à la suite de leur passage sous le joug des faits, elles ne dépassent plus une centaine de pages. Le désastre des biographes, c'est la maigreur et le ratatinement des grands hommes sous les yeux des valets de chambre de l'histoire Aussi la métabiographie est-elle née d'un étonnement : elle se demande ce que deviendrait Jésus sans la croix symbolique qui le fait basculer dans sa vraie vie, ce qu'il adviendrait de Socrate si la ciguë des Archontes d'Athènes ne l'avait pas précipité dans la vraie vie de la philosophie.

7 - L'anthropologie et l'esthétique de Jean

J'ai déjà dit que la littérature , les arts et les sciences adressent un message anthropologique à toute l'histoire de la pensée et à tout l'humanisme européen ; mais vous me demandez comment il deviendra possible d'écrire la métabiographie de la psychanalyse, de la Comédie humaine, du Jésus symbolique qu'on appelle le Christ, d'Isaïe le métaphorique, du dieu de la croix ou Allah ; vous me demandez comment notre humanisme apprendra à déchiffrer le double langage d'une espèce dont la nature a scindé l'encéphale entre la nuit et le jour .

C'est bien modestement et avec les moyens du bord que j'ai essayé de raconter le Jésus de Jean, parce que cet évangéliste est le seul qui ait aussi résolument fait passer le Messie sous les fourches caudines de la biographie qu'il s'est montré un métabiographe inspiré . Il fallait tenter d'observer un couplage tantôt réussi, tantôt manqué entre les deux pôles d'une espèce qui tente de se réfléchir dans deux miroirs à la fois. Alors que les autres évangélistes font naître Jésus à Bethléem - il convenait de conformer sa biographie aux Ecritures juives, qui prophétisaient la naissance d'un messie d'Israël dans cette bourgade perdue - Jean ne craint pas de faire naître le " fils de Dieu " à Nazareth. Certes, les relations s'étaient tendues entre les juifs traditionnels et les pauliniens, qui acceptaient la conversion des incirconcis. Mais Jean inaugure l'anthropologie scientifique, celle qui s'attelle à la tâche de rendre compte d'une espèce spéculaire, celle qui osera observer comment les descendants d'un quadrumane se situent entre le réel et le rêve, et cela à titre psychogénétique, celle, enfin, d'une espèce qui fournit à son encéphale des réflecteurs fabuleux.

Du coup, comment le christologue de génie réussit-il à unifier un animal bifide? Jean est aussi le témoin des ratages de ce genre de littérature. Prenez la résurrection de Lazare : elle ne se trouve chez aucun des autres évangélistes. Il n'est pas de miracle qui sente l'huile davantage que celui-là. C'est que sa facture n'est pas vraiment résurrectionnelle. Mais l'échec même de ce prodige se révèle hautement instructif : pour que la métaphore illustre le message qui l'inspire, il faut que sa poétique et la gestuelle sur laquelle elle prend appui expriment le destin réel des semi rescapés de la nuit animale. Ressusciter un mort à titre ridiculement provisoire, puis renvoyer sans plus de façon le sursitaire à la fosse est une faute de goût littéraire et une maladresse théologique. Mais Marc et Matthieu abondent bien davantage en prodiges indignes de la métabiographie de Jésus : faire entrer des " démons " dans des porcs et envoyer tout le troupeau se noyer dans le mer ressortit à une fantasmagorie aussi éloignée du génie de Jean et de Paul que Shakespeare de la littérature de gare. Il n'en reste pas moins que Jean est le seul évangéliste à reconnaître ouvertement que sa métabiographie de Jésus ressortit à la littérature, puisqu'il la conclut par ces mots : " Jésus a fait encore quantité d'autres choses : si on les racontait un par un, je ne pense pas que le cosmos suffirait à contenir les livres qu'on écrirait. "

Une métabiographie du mythe de l'incarnation de la vérité qui soit digne de l'art et de la littérature messianiques conduit à une pesée du cerveau originellement déhanché dont les prophètes offrent le spectacle le plus saisissant. Il faut introduire une pesée esthétique, donc des jugements qualitatifs dans la littérature de ce type. A ce titre , la théologie des faiseurs de prodiges demeure aussi étrangère à la qualité d'âme et d'écriture dont témoigne la théologie de Sophocle dans Antigone ou dans Œdipe à Colonne que le roman sentimental à la Princesse de Clèves . Il est absurde de mythifier les miracles les plus grossiers attribués au Nazaréen quand ceux d'Osiris ou de Mithra sont d'une qualité religieuse et humaine bien supérieure ; et surtout quand deux évangélistes sur quatre se révèlent des Pygmées aux côtés d'Eschyle et de Sophocle . Le vrai souffle de Jean et de Sophocle met en scène une dramaturgie de la grandeur et de la finitude des dompteurs et des exorcistes de la mort. Le vrai génie du sacré élève la bancalité de notre espèce à la tension du tragique. La métabiographie jette les bases de l'intégration du génie religieux à la littérature.

8 - Le retour aux sacrifices humains

En 1985, il y avait plus de vingt ans que la lecture suivie d'Erasme m'avait conduit à me poser la question focale que soulève une anthropologie spectrale de la religion chrétienne, celle de l'alliance de la vie religieuse avec la biographie. Qu'en était-il, me demandais-je, de la connivence entre Jésus et le Christ ? Comment des circonstances aussi contingentes que la condamnation à mort d'un homme, fût-il de la trempe des grands prophètes d'Israël, avait-elle conduit des générations de métabiographes sacerdotaux à l'idée de déclouer ce cadavre de sa potence et de l' élever au rang d'un messie dont le statut ultime le rendra consubstantiel au créateur de la Genèse ? Où les décloueurs de Socrate se cachaient-ils ? Quelles étaient les agonies de la chair dignes de déclencher les résurrections de l'esprit? Dans La Caverne, j'avais mis en scène des " disciples d'Emmaüs " de Socrate qui élevaient le buveur de ciguë au rang de messie du "Connais-toi" au sein de la philosophie occidentale.

Or, Erasme avait publié, en 1499, une Disputatiuncula de taedio et pavore Christi - une Petite controverse au sujet du dégoût et de la frayeur du Christ - dont l'audace religieuse m'avait paru stupéfiante pour l'époque. Pour la première fois, la victime sacrificielle appelée d'une voix ferme par son " père céleste " à sauver l'humanité tout entière de la damnation éternelle par son auto immolation volontaire sur un gibet regimbait au point qu'elle paraissait se dérober à sa mise à mort sur l'autel hyperprofitable du Golgotha. Pourquoi ne s'était-elle pas précipitée au supplice avec les " bondissements de joie d'un saint André ", comme le réclamait la théologie bien pensante de l'époque ? Un seul assassinat cultuel payé d'une rédemption éternelle et définitive, c'était un marché tellement avantageux qu'il n'appelait pas un Isaac terrorisé et tremblant.

Jésus était-il dupe de l'idole ou pleinement conscient de ce qu'une divinité de sauvages appelait ses fidèles à perpétrer un meurtre aussi barbare qu'elle-même , puis à recommencer sur sa personne une trucidation ritualisée à l'école de la cérémonie béatifiante et expiatoire qu'on appelle la messe ? Que penser d'un Jésus qui rejetait des deux mains les commentateurs ensanglantés de sa vocation de Messie ? Que penser d'un Christ écœuré et épouvanté par un culte de tueurs auquel ses congénères n'avaient renoncé depuis Abraham qu'en rechignant et qui n'avait entièrement disparu ni à Rome, ni en Gaulle, ni ailleurs ? Certes, Erasme enrobait le retour caché de tout le christianisme aux sacrifices humains des premiers âges d'un apprêt théologique bien rodé: il s'agissait de savoir si le courage du torturé à mort devait se montrer parfaitement réfléchi ou s'il allait illustrer, à la face des bourreaux du salut, le vaillant aveuglement des bêtes féroces, qui passaient pour " courageuses " aux yeux de l'antiquité.

Ce sujet avait été traité dans le Lachès de Platon : l'intrépidité du soldat athénien sur le champ de bataille devait-elle ressortir à une stupidité aveugle et inconsciente du danger ou à la lucidité du citoyen et du patriote? Jésus était "courageux", puisqu'il "connaissait d'avance et dans le détail les souffrances qu'il allait subir " - il passait alors pour omniscient de son vivant. Mais le génie iconoclaste d'Erasme éclatait malgré lui dans un vocabulaire de la rédemption par la grâce d'un assassinat dont la crudité ne débarquera dans la théologie protestante que cinq cents ans plus tard, en 1947 quand le célèbre théologien luthérien de Jean et de Paul, Rudolf Bultmann (1884 - 1976) traitera le sacrifice sanglant de la croix de tribut digne d'une peuplade primitive. L'anthropologie critique dressait l'oreille dans la théologie : il s'agissait d'une rançon réclamée par une divinité héritée de Baal. La croix ressuscitait le péage qu'une vieille idole demandait à ses adorateurs d'acquitter afin de calmer sa fureur.

9 - Petite histoire de la Disputatiuncula

En 1960 , la Petite controverse au sujet du dégoût et de l'épouvante du Christ au milieu des sauvages livrés à leur danse du scalp autour d'un gibet était accessible aux latinistes dans l'édition Leclerc de 1703-1706 et dans le premier volume de l'œuvre épistolaire complète d'Erasme en onze volumes dont P. S. Allen avait entrepris la publication de 1906 à 1947 et que ses successeurs n'achèveront qu'en 1962. De plus, la vocation internationale par définition d'une édition en langue latine, donc lisible aux seuls latinistes, mais dans le monde entier, demeurait stupidement réduite par des notes en langue anglaise, alors que les éditions de ce genre sont traditionnellement assorties de notes en latin. Puis, il faudra attendre 1969 pour que parût le premier volume de la traduction française de l'édition Allen . La Disputatiuncula s'y trouvait sous sa forme première, celle d'un échange épistolaire avec le théologien John Colet , guerrier anglais au sang chaud et grand ami d'Erasme . Le dialogue entre le colosse britannique et le frêle Erasme paraissait reproduire jusqu'à la caricature celui du baroudeur Lachès avec le chétif Nicias dans Platon.

Mais quels n'avaient pas été mon étonnement et ma déception à la lecture d'une Disputatio gentiment aseptisée par la traductrice belge, Marie Delcourt, qui avait débilité l'original de la meilleure foi du monde. L'université est le creuset naturel du style componctieux et de la bienséance académique. L'enjeu m'a paru tel que j'ai publié dans Critique de janvier 1970 une vigoureuse réfutation philologique, texte en main, des pédantes pudeurs et des effarouchements pédagogiques qui rendent exsangues les grands écrivains dans les enceintes du savoir officiel. Je rappelais avec rudesse, exemples criants à l'appui, qu'il existe une philosophie asthénique des textes de l'antiquité et une doctrine officielle, quoique implicite, de l'" exactitude " jugée décente . Il s'agissait de mettre en place, inconsciemment, un monde éducatif pénétré des convenances qui rendent une traduction recevable et dont la sclérose prédéfinit subrepticement ce qu'il faut tenir pour " vrai ", " objectif " et " fidèle à l'original " dans l'enseignement public .

Mais s'il existe une psychologie de la philologie gourmée où la vraie écoute de l'auteur signifie dignité, honorabilité et bon ton ; s'il existe des contraintes liées à une orthodoxie du vocabulaire; s'il existe des lectures destinées à renforcer et à faire prédominer un certain esprit de corps, afin de consolider une vision du monde, une forme de l'autorité et un style enrobé de la compétence professionnelle et du travail bien fait, alors, que devenait un Erasme émacié, d'où l'invention, l'originalité, la force, la crudité, l'audace, le souffle, l'élan, la vie même des grands humanistes de la Renaissance avaient été précautionneusement évacués ? Je connaissais bien ce problème pour avoir obtenu, quinze ans plus tôt, la publication chez Plon du texte authentique des Mémoires de Casanova alors enfouis depuis un siècle et demi dans les caves des éditions Brockhaus à Leipzig.

10 - La rébellion du fils

Comment se fait-il, me demandais-je, qu'Erasme eût pris un demi millénaire d'avance sur son temps, mais en quelque sorte par la bande et sous les vêtements de confection de la théologie officielle de son siècle? Si la Disputatiuncula n'est encore traduite en aucune langue vernaculaire, serait-ce pour le motif que la foudre qu'elle dépose au cœur de l'humanisme démocratique et chrétien d'aujourd'hui doit demeurer non moins soustraite aux regards d'une anthropologie critique qui piétine à la porte du IIIe millénaire qu'elle échappait à l'attention de la philologie dévote du XVIe siècle?

Ma métabiographie balbutiante de 1985 devait déjà beaucoup au jeune Erasme, qui ne maîtrisait pas encore le grec en 1499, mais dont le génie précoce avait détecté l'odeur du meurtre cultuel au plus secret de la théologie angélisée de l'autel chrétien - et qui, vingt ans plus tard, précédera à nouveau de cinq siècles l'anthropologie des sacrifices qu'attend l'âge nucléaire. Qu'en est-il, me demandais-je de la vocation des fécondateurs de leurs sacrilèges , quel est le destin des grands agonisants de leur lumière ?

Je me disais que si Diogène ressortissait à une métabiographie qui rendrait compte de la trajectoire des grands catalyseurs de la souffrance humaine, il fallait apprendre à interpréter les témoins et les victimes de leur propre feux , ceux que le singe-homme immole sur ses autels et dont la chair nourrit ses idoles ; et, pour accéder à une science des offrandes du genre humain au Caïn qu'il est à lui-même, il convenait de découvrir non seulement la psychophysiologie de Dieu, mais comment s'opère la mutation psychique qui conduit le tueur originel installé dans le cosmos à entrer dans sa métabiographie, celle que symbolise l'assassinat " angélique " de son " fils ", donc, paradoxalement, de lui-même. Depuis vingt siècles, Jésus montait de force sur les propitiatoires meurtriers de son "père " céleste . L'Œdipe du Golgotha réservait des surprises à la psychanalyse transfreudienne d'une condition humaine auto immolatoire - car si Diogène venge avec succès son faussaire de père , Jésus tue le sien en Joseph, puis va jusqu'à prendre la place de Jahvé sur le trône du ciel - mais, précisément, le Jésus de la Disputatiuncula réfutait son assassin de père et renversait vingt siècles de la théologie chrétienne!

Pour comprendre la métamorphose de Jahvé en séraphin roublard, passons de la Disputatiuncula de l'édition latine d'Allen de 1906 à la Ratio verae theologiae ( La méthode de la vraie théologie) de 1518. Pour quelles raisons "johanniques" ce traité, le plus dense d'Erasme, est-il demeuré, lui aussi, aussi secret que la Disputatiuncula, alors que les éditions latines de cet écrit ont été tellement nombreuses au XVIe siècle? Rappelons que la Ratio a paru à Louvain chez Théodore Martens en novembre 1518, chez Froben en janvier 1519, à Deventer en 1520 et, la même année, à nouveau chez Froben, à Strasbourg en 1521, 1522 et 1523 , à Venise et à Cologne en 1522, et que chacune de ces éditions approfondissait les précédentes. En quoi l'audace théologique masquée de la Ratio donne-t-elle toute sa portée anthropologique à la Disputatiuncula de 1499 ? En ce qu'elle fournit une clé de la mutation interne du genre biographique qui assurera le passage du récit à la métabiographie.

11 - La littérature et le génie de la pitié

Comme il se trouve que cet exhaussement s'opère par l'irruption de la métaphore dans le récit historique et de la gestuelle symbolique dans la biographie et comme cette médiation fait appel à la littérature, je me trouvais reconduit à Cervantès, Swift ou Shakespeare. Car si le " Jésus " des biographes suffoquait de dégoût et tremblait de peur de monter sur l'étal dont les pieux bouchers du christianisme allaient tirer les fruits les plus dévots et s'il demandait à son " père " de retirer cette coupe de ses lèvres, ne fallait-il pas considérer les héros universels de la littérature mondiale comme des Christs pathétiques ? Qu'est-ce qu'Œdipe à Colonne, sinon le Christ de Sophocle, celui du passage de la victime des dieux au visionnaire de la condition humaine ?

Le génie littéraire serait-il sacrilège par nature en ce qu'il radiographierait les dieux sanglants? Saurait-il d'instinct que les créateurs sont des profanateurs-nés, saurait-il qu'un Christ vaincu et silencieux se cache sous ses blasphèmes et que le premier protestataire qui christifia la littérature mondiale est le Jésus effaré de la Disputatiuncula ? Peut-on profaner et féconder plus cruellement la noblesse du christianisme que d'en illustrer la gestuelle à l'école d'un fou tragique ? Peut-on humilier et vivifier davantage cette religion par le rire et la dérision qu'à briser la cervelle du chevalier sur les moulins à vent de ce monde, peut-on mieux se moquer de la sainte vierge et en illustrer le pathétique qu'à changer une Maritorne de village en Dulcinée dans l'esprit dérangé de ses amoureux, peut-on abaisser davantage le christianisme et mieux l'illustrer à l'école de Zarathoustra qu'à peindre des Lilliputiens capables de ficeler le géant Gulliver sur un char, peut-on révéler davantage l'inconscient des relations de Jésus avec Jahvé qu'en livrant Hamlet au spectre de son père assassiné sur la terrasse du château d'Elseneur ? La christologie est l'avenir de la psychanalyse. Qu'en pense le père de la maternologie, le Dr Delassus, qui a introduit dans la médecine une science du destin biopsychique de l'enfant ambitieuse de remonter au fœtus?

Mais l'écrivain de génie prend également tout le christianisme à revers, du seul fait que la pitié qui inspire les intelligences supérieures les rend charitables. Zarathoustra meurt de pitié, Sophocle porte la tragédie antique au génie de la pitié, Socrate élève la pitié de la pensée jusqu'à consoler le pauvre Criton , qui pleure d'avance son cadavre, parce qu'il s'imagine que le Socrate qu'on portera en terre est le vrai Socrate. La pitié du Jésus de l'intelligence se donnerait-elle pour compagnon l'Athénien qui partit " en emportant son miel " ?

Et voici qu'avec saint Erasme, Jésus se mettait à lorgner d'un œil soupçonneux le meurtre sacrificiel dont son " père dans le ciel " allait faire le plat de résistance du christianisme; et voici que le futur crucifié peignait le créateur sous les traits du bourreau qui va immoler son " fils " sur ses autels ! Le Jésus d'Erasme n'en appelle-t-il pas, lui aussi, à l'éveil de l'intelligence visionnaire, celle des iconoclastes et des profanateurs qu'on appelle maintenant des démythologues et qui crient : " Abraham, au secours "?

12 - L'anthropologie de l'imaginaire

Vous ne trouverez aucune traduction dans aucune langue vernaculaire de la Ratio, à l'exception d'une édition en polonais dont on se demande bien par quel prodige elle a vu le jour à Warsovie en 1960 entre le futur Jean Paul II et un Kremlin au couteau entre les dents. C'est que, dans la Ratio, le seul grand écrivain de la Renaissance qui ait reconquis la langue latine de l'intérieur vous démythifie les saintes écritures à l'école d'une forme alors entièrement nouvelle de la critique littéraire, celle dont le destin se confond aux combats de l'intelligence. Mais les latinistes sont à la fête . Outre la grande édition Leclerc en micro film chez Gregg Press à Londres et à Hildesheim chez Olms, ils disposent de la précieuse édition Hajo Holborn de 1933 parue chez C. H. Beck'sche Verlagsbuchhandlung à Munich et réimprimée en 1964.

Lisons la Ratio, dont le titre complet de 1518 dit qu'il s'agit d'une Réflexion ou méthode pour parvenir par un court chemin à la vraie théologie (Ratio seu methodus compendio perveniendi ad veram theologiam ), titre qui deviendra, dès 1519 chez Froben, Examen ou résumé de la vraie théologie (Ratio seu compendium verae theologiae :

" Si l'on cherche un exemple de récit absurde, on en trouvera aussitôt et en quantité jusque dans la Genèse. Comment faire tenir debout un récit selon lequel le premier, le second et le troisième jour de la création, dans lesquels on vous met un soir et un matin, n'avaient ni soleil, ni lune, ni étoiles? Quoi de plus absurde, au sens historique, que le dieu [Erasme évoque un " deus " sans majuscule] aurait planté des arbres au paradis à la manière d'un banal agriculteur et, du côté de l'orient de l'Eden, un certain " arbre de vie " en bois bien visible et qu'on pourra toucher de ses mains, mais dans lequel se trouverait un pouvoir d'une nature telle que celui qui en croquerait les fruits avec les dents de sa mâchoire recevrait la vie ; et un autre arbre tel que si vous le mangiez, vous en recevriez la faculté de juger du bien et du mal ? Il n'est pas moins insipide de raconter que le dieu se serait promené au paradis après le déjeuner et à la brise, qu'Adam se cachait sous un arbre, que Caïn se serait soustrait au regard du seigneur, que Dieu aurait mené jour après jour une fraction de sa tâche et enfin que le septième jour, il se serait reposé, comme si son travail l'avait fatigué. (…) Dans le nouveau testament, ce fourmillement d'inepties, sans s'éteindre entièrement ne laisse pas de présenter des récits absurdes au sens historique , tel que celui qui raconte que Jésus aurait été porté sur une haute montagne d'où il aurait contemplé tous les empires du monde et leur gloire. Comment un quidam pourrait-il contempler du haut d'une montagne, si haute qu'elle fût, et avec les yeux de son corps, le royaume des Perses, des Scythes, des Gaulois, de l'Espagne, des Indes, des Anglais et de quelle façon chacune de ces nations honore son roi ? "

La théologie protestante acceptera relativement tôt que l'Ancien Testament pullulât d'allégories, c'est-à-dire de figures de rhétorique plus ou moins heureuement enchaînées entre elles ; mais le scandale que des métaphores de ce genre pussent interdire qu'on prît les récits des miracles de Jésus à la lettre dans le Nouveau Testament ne sera admis qu'au milieu du XIXe siècle dans le luthéranisme allemand. La vie de Jésus hégélienne de David Strauss avait paru depuis plus de dix ans . Renan s'en inspirera trente six ans plus tard, en 1863, ce qui le fera démettre de sa chaire d'hébreu au Collège de France. Quant à la théologie catholique, la papauté n'admet que depuis un lustre et seulement du bout des lèvres le blasphème selon lequel le serpent de la Genèse pourrait bien ressortir à la meilleure littérature. Et l'on voudrait que l'anthropologie moderne ne se demandât pas pourquoi Diane a changé en sanglier l'Actéon des biographes et pourquoi le Jésus de l'Eglise est censé né d'une vierge !

C'est dire que les difficultés que soulève l'interprétation mythologique des textes littéraires qui ont fondé les trois monothéismes ne seraient aucunement résolues aux yeux du métabiographe si la Ratio se trouvait traduite en plusieurs langues vernaculaires et si, dans la foulée, la Disputatiuncula de 1499 devenait la fontaine d'Aréthuse de la critique post-darwinienne et post freudienne du sacrifice chrétien au sein des fausses ou des demi sciences que nous qualifions pompeusement de " religieuses ".

13 - L'humanisme peut-il se révéler métabiographique ?

Il convient donc de tenter de porter le regard du métabiographe sur les raisons cachées qui condamnent, aujourd'hui encore, l'humanisme européen à occulter le problème focal que soulève, depuis un certain Homère, l'alliance constante et inévitable des mythes sacrés avec la plus haute littérature ; car, pour que Jésus devienne le Christ, il faut qu'il entre dans sa métaphore, donc dans sa symbolique, à l'instar de Diogène le Cynique, qui ne devient le vengeur de son faussaire de père qu'à se changer en signe vivant de la purification de la cité politique , ou à l'instar d'un Socrate qui ne devient le témoin spirituel et le martyr incarné de la catharsis philosophique qu'à boire une ciguë figurée .

Peut-être mon Jésus de métabiographe titubant dans le désert d'une christologie encore aveugle aux poètes de la lumière que furent les Homère et les Jean de la Croix incitera-t-il les futurs anthropologues du ciel chrétien à radiographier au moins des types stratifiés et devenus fossiles de la métabiographie officielle de Jésus. Qu'est-ce que la métabiographie du Christ selon l'Eglise , sinon un montage sacerdotal dont le souci premier est seulement d'introduire le réalisme des biographes de la platitude au cœur du fantastique théologique ? Le clergé du Moyen-Age avait besoin que le petit peuple disposât d'un " vrai et réel sacrifice ", comme le dira le Concile de Trente. Seule une victime en chair et en os se rendra saisissable sur l'autel. Quelle tragédie, n'est-ce pas, si la religion chrétienne ne se rendait pas crédible aux plus ignorants ! Mais que combattait donc Erasme, le métabiographe de la Ratio, quand il se moquait du dieu de la Genèse , sinon l'anéantissement de toute poétique de l'intelligence dans la substantification stupide et hilarante du symbolique ?

Mais si notre époque ne sait ni que faire du Jésus selon l'état civil , ni que dire du Jésus métaphorique, comment la métabiographie se fera-t-elle sa place au cœur des statuts dont se réclament respectivement le réel et le signe? Car l'apparition du réalisme théologique est relativement tardive dans le christianisme . On sait que saint Ambroise se voulait tellement féru d'allégories qu'il passait tout subitement à l'autre extrême : il n'y avait quasiment plus rien qu'il fallût entendre au sens littéral. Du coup, Erasme insiste avec autant de vigueur sur l'absurdité de passer d'un extrême à l'autre et d'allégoriser chaque mot qu'il avait démontré le ridicule d'historiciser le récit de la chute, avec son serpent enroulé autour d'un arbre et son dieu jardinier.

La métabiographie rappelle que le génie littéraire est le guide de toute théologie depuis Homère, parce que le grand écrivain est condamné à porter des personnages en chair et en os à leur gestuelle et à leur métaphore. Comment, sans cela, Cervantès tracerait-il une ligne de démarcation entre le Quichotte éternel, mais figuré et le Quichotte né à Sagayo, mais coincé entre le curé et l'apothicaire du cru ? Qu'est-ce donc qui inspire les grands médiateurs entre le rêve et le réel, sinon un génie de la parole qui se révèle commun à la littérature et à la christologie ? Il sera interdit de tenir pour seulement métaphoriques les personnages universels qu'enfantent ensemble les mythes religieux et la littérature. Réduire à des figures les personnages que le récit de la Métamorphose de Kafka met en scène, ce serait oublier que c'est sur la terre qu'ils ont éclaté de rire quand l'auteur eut achevé de leur en faire la lecture. Ce fait est attesté par le biographe le plus assermenté de l'auteur du Château, le fidèle Max Brod . Et le récit de La colonie pénitentiaire, comment le proclamerait-on métaphorique, alors que l'histoire du XXe siècle tout entier a bel et bien incarné la répression policière ; et le Christ en chair et en os des évangiles, comment le changerait-on en un personnage figuré, alors qu'il est démontré qu'il s'est rendu visible sous les traits de don Quichotte de la Manche , de saint Ignace de Loyola et de tout d'autres guerriers de son ciel ?

La métabiographie rappelle que le meurtre sacrificiel demeure le pain et le vin de l'histoire. Puisque l'espèce simiohumaine s'offre volontairement en victime aux lois expiatoires qui commandent sa politique, puisque sa survie se nourrit de ses rédemptions par le crime satisfactoire de l'autel, la métabiographie de Jésus radiographie un sacrifice immanent au fonctionnement des sociétés que leur difficile évasion de la zoologie rend auto immolatoires depuis des millénaires. Je n'ai pas voulu oublier les légions de saints imitateurs d'un combattant de sa propre métaphore sur cette terre ; je n'ai pas voulu oublier que l'idole réclame encore tous les jours son dû de chair et de sang sur ses autels .

Mais quelle est la vocation des grands écrivains, sinon d'observer les faussaires de la condition simiohumaine? Les yeux des Ezéchiel de la littérature sont ouverts sur le Jésus romain, qui se présente habillé de pied en cap des vêtements des artificiers du salut ; les yeux d'Ezéchiel sont ouverts sur l'Eglise hiérarchisée et chapeautée d'un père céleste tout à son affaire ; les yeux d'Ezéchiel sont ouverts sur les serviteurs de l'autel et sur leur Dulcinée ; les yeux d'Ezéchiel sont ouverts sur les ordres monastiques, qui colloquent les tempéraments à leur place dans le royaume du maître et de son grand vizir. Voici les bénédictins, ces scribes pieux, les jésuites, ces savants fers de lance de l'empire, voici les dominicains et les franciscains, ces laboureurs du ciel parmi les simples, voici les trappistes et les chartreux, ces sentinelles du souverain; voici les luthériens, ces orphelins de l'autorité d'une Eglise dont le sceptre leur est tombé des mains et qui font de Jésus leur bouée de sauvetage dans les tempêtes de l'histoire ; voici les calvinistes, ces élus du chef d'Etat du cosmos, qui se fient au bon vouloir d'un souverain insaisissable ; voici les carmes, les seuls chrétiens auxquels Jean de la Croix enseigne qu'on ascensionne le mont Carmel par les sentiers du poète. Oui, les grands écrivains sont les visionnaires dont le génie observe la condition humaine dans le gigantesque catalyseur de la politique et de l'histoire qu'on appelle la christologie.

14 - La " présence du dieu "

Mais, dira-t-on, comment puis-je prétendre que l'auteur de l'Eloge de la folie serait un théologien crypté de la fusée johannique ?

Si Jésus n'est pas le vendeur complaisant de son supplice à une espèce à la recherche des fonds qui rembourseront son créancier dans le ciel, mais le fondateur du tragique proprement simiohumain, si un Messie à la bourse vide rechigne à monter au ciel par le chemin du supplice le plus payant qu'on vît jamais, si le débiteur du péché originel se refuse à payer à l'idole le tribut du sang et de la torture , s'il s'indigne de ce que l'idole glisse le pain du crime de l'autel dans le pain de l'esprit, s'il rejette l'histoire des séraphins de la mort , s'il réfute la gigantesque duperie de donner au sacrificateur en chef du cosmos les œufs du salut à couver, en un mot comme en cent , s'il ne fait pas monter les actions de grâce de la foi des charniers sanctifiés des nations, alors, en quoi ce Jésus-là est-il précisément celui de Jean ?

Je rappelle qu'Erasme n'est pas seulement le théologien révulsé du meurtre de l'autel, mais aussi l'humaniste qui retraduisit les quatre évangiles dans son latin à lui, celui d'un écrivain sûr de sa langue et qui aura opposé avec vaillance son novum instrumentum , son "nouvel outil " scripturaire à une Eglise fétichisée par la canonisation de la traduction de saint Jérôme - la Vulgate - qui demeure le texte officiel des évangiles en latin. Or, dès la première ligne de sa traduction de saint Jean, Erasme avait déclenché une tempête d'une violence inouïe dans toute la chrétienté pour avoir tranquillement écrit : " Au commencement était la parole " (In principio erat sermo), alors que le texte ritualisé par les siècles disait: " Au commencement était le Verbe ". Notre latiniste à la fois élégant et vigoureux s'est vu contraint de consacrer un petit traité de l'art de la traduction à seule fin de légitimer le sacrilège d'avoir écrit " sermo ". L'auteur de l'Eloge de la folie allègue pour sa défense que Jean a bel et bien écrit : " Au commencement était le logos ". Or, en grec classique, le logos, c'est le langage et rien de plus. Pourquoi Jérôme a-t-il fait violence à l'évangéliste, avec son verbum solennel et un peu ridicule?

On sait aujourd'hui, primo, que Jean et Paul était des gnostiques , secundo, que la gnose vénérait un dieu de la lumière , tertio, que le logos solaire des gnostiques se voulait habité par le feu de l'esprit divin, quarto, que saint Jérôme était familier de la langue sacrée de la gnose et qu'il a fait tomber le lourd tonnerre du verbum dans la langue latine afin de se montrer fidèle à l'esprit de Jean. Mais aux yeux du métabiographe, ce qui compte, c'est de savoir que tout écrivain de sens rassis contraint ses personnages à habiter ce bas monde et qu'Erasme plante son Jésus sur la terre, parce que seuls les mauvais écrivains vous changent leurs héros en ectoplasmes dévots hier, sentimentaux aujourd'hui. S'il est johannique de faire naître Jésus dans son village, il sera johannique de le faire naître dans sa langue.

Qu'en est-il donc de la vraie vie mystique de Jean aux yeux de l'auteur explosif de la Disputatiuncula et de la Ratio ? On sait que si l'humaniste hollandais a retraduit les quatre évangélistes, c'est afin de tenir compte des premiers fruits de la critique philologique des humanistes de son temps, notamment de Reuchlin, qui avaient permis de nettoyer les originaux grecs de mille scories dues à la négligence des copistes, mais également aux exigences doctrinales de Rome, qui avait insidieusement réussi à glisser la théologie de la trinité du IVe siècle dans l'évangile de Jean et dans la Vulgate . Comment se fait-il qu'Erasme ait également publié une "paraphrase ", c'est-à-dire une lectio divina du Nouveau Testament, donc également de tout Saint Paul ?

C'est que, dans sa paraphrase de saint Luc, le grand Hollandais ne consacre pas moins de trente colonnes in-folio au commentaire théologique, donc conforme à l'orthodoxie de l'épisode des disciples d'Emmaüs. Mais de quelle orthodoxie s'agit-il? De celle de la Ratio verae theologiae de 1519 où l'on peut lire :

" Ce qui descend facilement dans toutes les âmes , c'est ce qui répond à la nature humaine. Qu'est-elle donc d'autre , la philosophie du Christ, qu'il appelle lui-même une renaissance, sinon l'instauration d'une nature bien née ? Quoique personne ne l'enseigne plus entièrement et plus efficacement que le Christ, il est néanmoins permis de trouver dans les ouvrages profanes quantité de vérités qui s'accordent avec sa doctrine. On n'a jamais vu une secte de philosophes ineptes au point d'enseigner que l'argent fait le bonheur , aucune dont l'impudence serait allée jusqu'à soutenir que le bien se définirait à l'école des honneurs et des plaisirs. " (p. 145)

Qu'est-ce donc que le " soleil de la foi ", qu'est-ce donc que le " feu de la vérité "? Rien de plus qu'un amour d'autrui ouvert sur ce que les Grecs appelaient " la présence du dieu ". On lit dans la Ratio:

" Quiconque nourrit la flamme de l'amour enseigne l'essentiel de la piété chrétienne. (…) Le vrai théologien n'est pas celui dont les démonstrations font appel à l'art d'entortiller des syllogismes . (…)Celui qui prêche l'esprit du Christ et qui le communique, celui qui exhorte , invite , inspire, celui-là est un théologien véritable, même s'il est terrassier ou tisserand. Un grand docteur se reconnaît à son mode de vie. Un mécréant dissertera peut-être avec plus de subtilité de l'intelligence des anges, mais une vie purifiée est le propre du théologien chrétien. "

15 - La République et l'enseignement du " fait religieux "

Qu'on me cite un seul théologien protestant ou catholique de la Renaissance qui ait été criblé , sa vie durant, de flèches en provenance des deux camps, un seul théologien du XVIe siècle dont le destin fut davantage celui d'un saint Sébastien du christianisme ?

" En quoi , écrit-il, était-il important pour le progrès de l'Evangile, d'abattre des statues, de barbouiller des tableaux , si pieux qu'ils fussent ? (…) On pouvait peu à peu corriger beaucoup de choses, on devait en dissimuler certaines. Si le règne du pape faisait obstacle à l'évangile, c'est sa tyrannie qu'il fallait avant tout briser, ce qui n'était nullement difficile si certains, à l'encontre du proverbe, n'avaient préféré le tout plutôt que la moitié. " (Correspondance d'Erasme, t. IX, L. 2615, Fribourg, 2 mars 1532, Lettre à Martin Bucer). " Par ailleurs, si l'on ne s'est déchaîné [à Bâle ] que contre des statues, peut-être le doit-on à ceux qui ont préféré céder que d'inonder la ville de sang. " (Ibid.)

Si la République enseignait le " fait religieux " sans féconder le génie rationnel de la France , si elle tentait d'enseigner le christianisme historique sans parvenir à seulement le définir au sein d'une laïcité à la recherche de l'eau de baptême de l'intelligence, elle oublierait qu'Erasme le johannique a combattu le fanatisme sur tous les fronts et jusqu'à son dernier souffle . Un pays dont l'éducation nationale a rendu la tolérance acéphale ; un pays qui se pique d' honorer les cultes du monde entier sans en légitimer aucun, mais également sans réfuter aucun sorcier, un pays qui rejette tous les communautarismes, mais sans remédier au naufrage intellectuel de la République, un pays de Descartes qui fonde la raison nationale sur l'abandon de l'esprit critique et sur la neutralité à l'égard de la sottise, un tel pays a besoin d'un humanisme armé des deux branches du christianisme d'Erasme et de Jean - celui d'un Christ tellement homme qu'il crache sur son supplice dans la Disputatiuncula et qu'il retrouve dans la Ratio l'amour johannique du prochain. Mais un tel Christ ne sera-t-il pas ambitieux de féconder les deux sources de la raison - une anthropologie en mesure de radiographier le meurtre de l'autel et une foi en l'humanité nourrie du souffle et du feu des radiographes des idoles?

Cette mélodie-là du christianisme se nourrit des blasphèmes d'Isaïe. J'ai tenté d'en rallumer quelques sacrilèges. Qui a souillé l'hostie ? Puisque des milliers de pages d'Erasme sont maintenant traduites en plusieurs langues, mais non celles qui féconderaient la pensée européenne d'aujourd'hui , j'ai tenté de suivre Jean jusqu'aux racines du sacrifice du Golgotha où la victime livrée à la torture est censée nourrir un meurtre sauveur ; et j'ai cru entendre la sonde spatiale mise sur orbite par la foi johannique adresser à la terre un commandement nouveau : " A cela seul, disait le satellite d'observation, tout le monde reconnaîtra mes disciples : si vous avez de l'amour les uns pour les autres. " (Jn 13,35)

Le 1er mars 2005