A l'occasion de la
prise en otage de deux journalistes français par une frange fanatique
de l'islam irakien, M. Dominique de Villepin a obtenu de la communauté
musulmane une mobilisation exemplaire. Il s'agit du tournant le
plus décisif dans les relations avec l'Islam aussi de la France
que de la fraction politiquement consciente de l'Europe. Mais
cette victoire diplomatique qui fera date dans l'histoire du monde
pose également la question du statut de la laïcité face à toutes
les théologies. Dans le Nouvel Obs du 10 sept.04 J. Julliard
se demandait comment une dose de communautarisme serait introduite
dans la laïcité à la française.
Pour mes lecteurs,
la question est de savoir comment cette donne révolutionnaire
s'inscrit dans la logique interne qui commande mon anthropologie
critique, donc la pesée du cerveau biphasé de notre espèce et
comment cette problématique embrasse une science du messianisme
politique qui sert de masque religieux à l'expansion de l'empire
américain. L'avenir intellectuel de l'Europe serait-il lié à celui
de la future fécondité intellectuelle de l'islam français ?
1
- La République et les droits de la raison
2
- Un Jésus à la guimauve
3
- Le singe-homme
4
- Les premiers pas de l'anthropologie scientifique
5
- Les deux lobes cérébraux de l'espèce bicéphale
6
- Raisonnons
7
- Continuons de raisonner
8
- Les deux anthropologies
9
- Le statut anthropologique du surnaturel
10
- Un exemple actuel
11
- L'anthropologie critique et la télévision
12
- Une révolution anthropologique
13
- Le nouveau réveil de la raison française
14
- Une plongée dans les profondeurs psychogénétiques du singe-homme
15
- L'avenir de la France et de l'Islam
" Soyez résolus de
ne servir plus [le tyran] , et vous voilà libres ! Je
ne veux pas que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais
seulement [que] vous ne le souteniez plus , et vous le
verrez, comme un grand colosse à qui on a dérobé sa base,
de son poids même fondre en bas et se rompre. "
La Boétie , Discours de la servitude volontaire
1
- La République et les droits de la raison 
Ayant
conversé ce matin avec un quidam tout de noir vêtu et qui se vanta,
les yeux au ciel et dans un excellent français de dévorer la chair
crue d'un dieu et de boire son sang bien frais, je me suis rendu
de ce pas auprès des trois divinités de la République afin de
consulter leurs oracles. " L'État, leur demandai-je, accorde-t-il
au grain de raison dont la nature m'a doté le droit de remettre
à l'endroit la cervelle de ce fou ?" La Liberté m'a
répondu, le drapeau de la France à la main, que tous les cultes
du monde ont été proclamés sains d'esprit par le suffrage universel
et que les verdicts de l'opinion populaire sont aussi infaillibles
que ceux de la papauté, l'Égalité m'a rappelé qu'aucune
distinction entre l'intelligence et la démence ne saurait contester
le droit promulgué par le peuple souverain de dévorer un dieu
et de déglutir son hémoglobine et la Fraternité
m'a regardé de haut en bas : " Que fais-tu, me dit-elle, de l'esprit
de charité sans lequel le dogme d'une liberté fondée sur l'égalité
des cerveaux ne serait qu'une théologie despotique et un nouveau
Vatican? "
Je me suis demandé comment trois songe-creux internationaux interdiront
longtemps à tous les laboratoire où les idoles se trouvent en
observation de percer les secrets de la boîte osseuse de l'étrange
animal qui se soumet tantôt aux décisions du ciel, tantôt à ceux
d'une majorité d'ignorants. Qu'on me pardonne d'avoir toisé à
mon tour la sainte trinité des Superbes de la République: " Si
vous interdisez au singe parlant d'user de sa molécule de raison,
leur ai-je asséné, vous n'êtes que des gargouilles. La divinité
dont vous avez rejeté le sceptre nous ordonnait, elle aussi, de
nous rendre libres, égaux et fraternels devant sa face. " Et le
pauvre Yahou que je suis courut au confessionnel: j'avoue le péché
d'avoir passé outre aux commandements de l'obscurantisme républicain.
2 - Un Jésus à la guimauve
La question la plus décisive, mais aussi la plus insoluble qui
puisse se poser à une démocratie est celle de l'étendue des droits
que le suffrage universel accordera à la connaissance scientifique
de l'encéphale du genre humain. Le combat cérébral de l'État français
en faveur de la " neutralité religieuse " dans l'enseignement
public n'a pris un tour cartésien qu'à la suite de la défaite
de 1870 et de la proclamation de la République. Sept ans seulement
avaient passé depuis la parution de la Vie de Jésus de
Renan, qui avait déconsidéré la pesante érudition allemande. Le
romantisme théologique de Rousseau triomphait de la biographie
hégélienne de plus de 800 pages de David Strauss, parue en Allemagne
en 1835 et traduite en français par Littré. L'émergence d'une
laïcité à la française est donc concomitante à la victoire des
idéaux de la Révolution et d'un Christ bucolique, alors que le
second empire s'attachait à glorifier à la fois les principes
de 1789 et une autorité césarienne légitimée par la divinité.
Comment échapper à cette théologie bâtarde, sinon en dotant l'État
du même fondement intellectuel que la science expérimentale ?
On allait s'atteler à la tâche de former l'intelligence de la
jeunesse à l'école des raisonnements bien conduits. Titan et Hercule
se partageraient le travail de fournir aux citoyens les armes
de la logique. Bientôt la capacité cérébrale d'enchaîner entre
elles des propositions démontrées serait si bien généralisée que
chaque génération entrerait dans l'âge adulte munie d'un certificat
attestant sa capacité de faire un usage sérieux de son entendement.
On sait que cette audace pédagogique remontait à la dialectique
de Platon ; elle exigeait, en tout premier lieu, la preuve que
les croyances religieuses ne sont nullement commandées par des
cerveaux sainement éduqués, mais par des élites compénétrées par
la crainte qu'un animal sauvage par nature tombât dans l'anarchie
et le sanglant si l'on négligeait de lui donner un céleste geôlier.
Depuis les Grecs, on savait que " la peur des dieux est le
commencement de la sagesse " et Kant avait rappelé que " l'homme
a besoin d'un maître " . Dans ce contexte un Jésus mis à l'école
des Georgiques installait un Eden de carton pâte
au cœur de la France.
3 - Le singe-homme 
Peine perdue : l'histoire entière du monde rappelait que, depuis
les origines, toutes les religions simiohumaines se donnent un
fou furieux pour souverain dans les nues et qu'elles jugent tellement
sacrilèges les conquêtes des sciences qu'elles ont mis à les combattre
un acharnement dicté par leur instinct de conservation : elles
savent bien que le savoir terrestre est profanateur par définition.
Au IIIe siècle, Ambroise et saint Augustin avaient oublié le principe
d'Archimède , connu depuis sept cents ans : Dieu seul décidait
de faire couler le bois pourri et flotter un vase d'or. Aristote
n'a pu reparaître qu'au XIIIe siècle, et seulement par le canal
des savants de l'Islam qui avaient retenu la leçon d'Averroès
au XIIe siècle. Aux XIVe et XVe siècles, la théologie de la Croix
s'opposera avec vigueur aux retrouvailles de l'Occident avec les
civilisations grecque et romaine, et notamment avec le patrimoine
littéraire et philosophique de l'humanité qu'un millénaire et
demi de dévotions avait enseveli ou détruit. Au XVIe siècle, Rome
tentera de réfuter les révolutions de Copernic et de Galilée ;
au XVIIIe, elle fulminera contre une vaccination - une mithriditisation
- coupable de prévenir les maladies infectieuses voulues par la
divinité irritée ; au XIXe, la Curie s'insurgera contre le darwinisme
, au XXe contre la psychanalyse , au XXIe contre les progrès de
la génétique. La laïcité pensante du XIXe siècle avait forgé le
néologisme "obscurantisme " pour désigner la panique religieuse
face à la montée des savoirs rationnels.
Aujourd'hui encore, le christianisme romain demeure convaincu
que l'espèce humaine est incapable par nature de se porter à la
hauteur des responsabilités morales sans cesse plus pesantes auxquelles
ses découvertes scientifiques la condamneraient si elles étaient
ouvertement reconnues et proclamées par l'Église : le singe-homme
préfère se plonger dans l'ignorance et la cécité plutôt que de
consommer les fruits de " l'arbre de la connaissance ".
4 - Les premiers pas
de l'anthropologie scientifique 
C'est dire que, dès ses premiers pas et sans le savoir, le combat
proprement cérébral qui définissait la vocation de la laïcité
républicaine lui faisait porter un regard d'anthropologue sur
l'espèce humaine. L'école publique exprimait l'espoir ardent de
la France post napoléonienne qu'un singe devenu évolutif depuis
1859, donc depuis onze ans seulement, appartenait désormais à
une espèce perfectible. Premièrement, le progrès scientifique
deviendrait le moteur d'une espèce en marche, secondement, le
dressage d'un animal sauvage par la terreur religieuse appartenait
au passé, troisièmement les promesses solennelles que la Liberté,
l'Égalité et la Fraternité avaient
faites aux évadés de la zoologie ouvraient un avenir radieux à
l'intelligence. La sotériologie transformiste prendrait appui
sur une trinité verbale dont l'avènement n'était pas moins écrit
dans le livre de la nature que celui de la rédemption vaticane
dans les évangiles.
Sur
l'autre bord, l'histoire du salut avait été mise en branle par
la volonté d'une divinité que le génocide du Déluge avait quelque
peu adoucie, mais dont la repentance était demeurée tellement
méfiante qu'elle avait pris la précaution de s'armer du bâton
des châtiments éternels : il fallait rien moins que la perpétuité
des peines pour dompter une espèce née tellement rebelle à l'obéissance
que les marmites du diable ne parvenaient à la mâter qu'à l'ébouillanter
ou à la faire rôtir à titre posthume. Aussi deux théologies rivales
dans leur équipement cérébral avaient-elles été mises en état
de marche : l'une se fondait sur l'autorité punitive d'une divinité
armée à la fois des brasiers d'un enfer rageur et des récompenses
béatifiques des ressuscités; l'autre s'était si bien convaincue
à l'école de Rousseau, de Bernardin de Saint-Pierre et du Christ
de bergerie de Renan de ce que l'homme naît bon et qu'il le demeurerait
sur cette terre si l'inégalité sociale ne venait malencontreusement
le corrompre qu'elle se résignait à laisser proliférer au cœur
de la République le fruit blet d'une population carcérale de plus
en plus abondante, mais dont il ne fallait pas désespérer de la
conversion miraculeuse aux idéaux de la démocratie.
Les deux anthropologies se révélaient antinomiques en raison du
pessimisme viscéral qui inspirait la première et qui allait jusqu'à
faire appel aux armes de l'ignorance et de la sottise à seule
fin d'assurer l'ordre social, l'autre était devenue la proie d'un
évangélisme de l'utopie. Mais l'expérience de l'histoire, qui
n'est autre que celle de la politique, allait démontrer à la face
du monde que les idéalités se changent bientôt en croyances à
leur tour et que les croisades dans le rêve faisaient autant de
victimes que le fanatisme des trois autels entre lesquels l' espèce
humaine a fini par diviser territorialement ses suffrages.
5 - Les deux lobes cérébraux
de l'espèce bicéphale 
Comment une problématique qui convie toutes les sciences humaines
à se placer sinon sous le sceptre, du moins sous la bannière d'une
anthropologie critique permet-elle d'analyser la métamorphose
de la nature et du contenu psycho politique de la laïcité consécutive
à l'affrontement entre deux " théologies " ? On sait que le théâtre
de cette rivalité est celui de la guerre des masques entre l'Europe
et un empire américain lancé à la conquête de la rive africaine
de la Méditerranée. Pour tenter une analyse anthropologique de
cet affrontement, observons d'abord les réactions du cerveau biphasé
de l'humanité à l'occasion de la prise d'otages, en août 2004,
de deux journalistes menacés de mort si le gouvernement français
n'abrogeait dans les quarante huit heures la loi qui interdisait
aux filles et aux garçons le port ostentatoire dans les écoles
de la République de signes de leur appartenance à une communauté
religieuse.
On
se souvient du soulèvement de l'Islam tout entier, tant national
qu'arabe, qui, à la stupéfaction générale, était tout soudainement
monté sur la scène du monde pour prononcer une apologie de la
laïcité française. Cet événement spectaculaire a illustré une
métamorphose subite de la définition politique de cette notion.
Il importe donc d'en analyser la signification scientifique, culturelle
et diplomatique, tellement la redistribution des cartes de la
raison à laquelle on allait assister à l'échelle internationale
éclairait d'avance les mutations pédagogiques de l'éducation des
citoyens qui se préparaient à l'échelle de la planète. Car il
a fallu trancher d'urgence, et même en catastrophe, entre un combat
religieux de type doctrinal, donc centré sur la définition de
la foi dans le ciel de la théologie, d'une part, et le combat
de cette même religion sur cette terre pour la libération du peuple
irakien, donc pour chasser de son territoire les armées d'une
puissance étrangère d'autre part. Laquelle de ces deux légitimités
religieuses allait-elle l'emporter ? Une cosmologie mythique se
définit-elle dans les nues ou à l'école de l'histoire ?
Cette
fois-ci, ce vieux conflit se rendait caricatural jusqu'au grotesque
: des fanatiques enragés préféraient assassiner leurs seuls amis
influents et puissants sur cette terre et présenter au monde entier
une image barbare et hideuse d'un milliard de musulmans plutôt
que de chasser l'envahisseur par le fer et le feu. D'un côté,
l'occupant tentait de noyer la résistance irakienne dans le sang
aux côtés d'un Quisling " exfiltré " des services secrets américains,
de l'autre, l'intérêt suprême d'Allah était censé se réduire à
cacher sous un voile les chevelures des musulmanes françaises
dans les écoles de Strasbourg, de Lille, de Paris ou de Marseille.
Jamais l'histoire n'avait présenté sous un jour plus ridicule
l'affrontement multimillénaire entre le cerveau théologique et
le cerveau branché sur le réel de l'espèce bicéphale.
Mais
puisque le sacré se révèle connaturel au cerveau d'une espèce
encore semi onirique à titre viscéral dans une proportion de 98%
et qui ne saurait donc s'amputer tout entière de la croyance folle
en l'existence d'un souverain mythique installé dans le vide de
l'immensité , il fut décidé qu'on laisserait du moins un créateur
du cosmos tour à tour patelin et furieux garder suffisamment les
pieds sur terre pour bien servir les intérêts politiques des nations
et des peuples . Il fut donc décidé par tous les gouvernements
du Moyen Orient qu'un Allah devenu raisonnable les aiderait à
combattre l'envahisseur et que l'évolution de notre espèce était
suffisamment avancée pour qu'il fût possible d'accueillir à bras
ouverts les vrais amis d'Allah, et d'abord ceux d'une France,
qui, depuis le début de cette tragédie, aidait l'Islam de toutes
ses forces à chasser un occupant barbare et tortionnaire, même
si l'étrange évangile des Gaulois leur faisait promulguer et appliquer
sur leur territoire des lois contraires, mais seulement sur des
broutilles, à celles qui règnent sur les terres du prophète. Puisque
la laïcité de la France d'Averroès n'édictait que des interdits
mineurs, et exclusivement dans l'enceinte des écoles, les décisions
de ce peuple de philosophes ne portaient que sur des signes extérieurs
et tardifs des croyances consignées dans le Coran. Pourquoi tirer
contre son propre camp à sacraliser des colifichets ?
6 - Raisonnons 
Mais si l'aiguille de la balance à peser le cerveau de l'espèce
bicéphale se décidait à afficher un poids excessif du lobe cérébral
branché sur le monde réel, quel serait le statut du lobe dont
le plateau du rêve mesurait la lourdeur ? Jusqu'où la notion française
de laïcité faisait-elle pencher la balance de la raison du côté
du sens commun cartésien? Autrement dit, cette balance était-elle
capable de peser le second cerveau de l'humanité, celui qui se
trouve encore tout entier livré aux mondes imaginaires et fantastiques
qui pilotent des théologies ? Qu'allait-il se passer si la République
feignait de changer le contenu intellectuel et éthique de la laïcité
républicaine, qui se fondait sur les enseignements anthropologiques,
donc critiques, de deux mille ans d'histoire du christianisme
et si elle recourait à un gigantesque simulacre à seule fin de
changer la raison en une arme théologique nouvelle ? Les subterfuges
de cette théologie seraient-ils en mesure de légitimer une collaboration
politique étroite entre Allah et l'Europe, afin de mettre un terme
définitif à l'expansion de l'empire américain au sein de l'Islam
? Mais dans ce cas, comment conserverait-on une laïcité suffisamment
armée dans l'ordre philosophique et scientifique pour qu'elle
pût paraître collaborer un instant et sans trop de dommages avec
une mythologie religieuse ?
D'un côté, s'opposer par la force des armes à la conquête américaine
du monde arabe était une nécessité politique absolue, de l'autre,
laisser l'utilité ronger la vérité, c'était courir le péril le
plus mortel, celui de priver la civilisation occidentale de son
avenir intellectuel. Certes, on avait arraché à l'Amérique et
à son Quisling l'arme théologique dont ils se léchaient les babines
et qui lui permettait de prétendre que les fidèles d'Allah étaient
tous des assassins ; certes encore, on avait réfuté l'effronterie
de l'envahisseur, qui demandait aux Irakiens vaincus de tuer leurs
meilleurs amis afin de prouver au monde entier que les musulmans
sont des sauvages et des fous. Mais comment demander à la laïcité
française de s'armer d'une sorte de mythologie républicaine à
seule fin d'aider plus efficacement les descendants de Saladin
à se relever de leur défaite sur le champ de bataille ? La laïcité
avait le choix, soit de renoncer au combat de l'intelligence,
soit de renoncer au combat politique .
D'aucuns
suggéraient que cette guerre pourrait être menée sur deux fronts.
La laïcité pensante à la française avait cheminé jusqu'au terme
naturel de son itinéraire dans l'enceinte des écoles. Les crucifix
avaient été retirés des salles de classe bien avant la promulgation
de la loi votée le 3 décembre 1905 et parue au journal officiel
le 6. Mais il avait fallu attendre les premières années de la
Ve République pour que les écoles catholiques fussent intégrées
à l'enseignement laïc, pour que les manuels scolaires fussent
les mêmes dans les deux enseignements et pour que les professeurs
des deux obédiences fussent nantis des mêmes diplômes d'État.
Il y avait danger, de surcroît, que l'engagement confessionnel
des pédagogues qui choisissaient librement de servir l'école religieuse
plutôt que la République de la raison continuât de peser lourd
sur la vocation d'une démocratie ambitieuse de servir de modèle
à la raison du monde. Aussi les enseignants catholiques n'étaient-ils
pas autorisés à corriger les copies du baccalauréat. Qu'attendre
de plus d'une guerre pour les droits de l'intelligence qui pouvait
passer pour terminée et qui avait duré plus de quatre vingt-dix
ans ?
7 - Continuons de raisonner
La France compte plus de six millions de citoyens musulmans. Impossible
de les convertir à Voltaire, à Renan, à Anatole France et à la
postérité philosophique de Descartes, de Kant, de Nietzsche ,
de Darwin et de Freud, alors qu'un siècle après la séparation
de l'Église et de l'État , 78% des Français de souche croient
toujours à l'existence d'un créateur du monde, dont 30% pratiquent
en outre l'astrologie, ce qui suffit à démontrer que la République
ne dispose pas encore d'une science de l'évolution de l'encéphale
simiohumain et du grippage de ses métamorphoses en mesure d'expliquer
le fait même de la persistance tenace des croyances.
Une laïcité demeurée étroitement anticléricale ne pouvait pas
s'armer d'une anthropologie critique. N'était-il pas grand temps
de lui donner une plus haute vocation intellectuelle, donc un
autre contenu politique ? Au reste, fallait-il la féliciter d'avoir
achevé sa tâche dans l'enceinte des collèges et des lycées, alors
qu'elle n'avait jamais assumé la vocation de représenter la France
de la pensée? Était-il rationnel de combattre désormais une autre
religion que celle demeurée majoritaire dans le pays, alors qu'on
ne disposait que des armes rouillées du XVIIIe siècle pour peser
le christianisme? N'était-il pas autrement plus habile de concevoir
une sorte de culte de la Liberté , de l'Égalité
et de la Fraternité afin de faire face à la tragédie
politique dans laquelle la France et l'Europe se trouvaient plongées
en raison de la montée en puissance du messianisme démocratique,
d'origine calviniste, qui servait au césarisme américain de masque
religieux à l'échelle de la planète?
Mais une laïcité devenue plus politique que pensante se verrait
contrainte de faire semblant de se convertir au polythéisme au
nom de la pluralité des cultures dont elle se ferait une cuirasse
pseudo doctrinale d'un genre fort inattendu. Car l'alliance de
la France laïque avec un Islam devenu républicain sur son sol
en deux générations ne faisait que masquer une révolution politique
bien plus considérable, celle d'un retour subreptice et inavoué
de l'Europe entière au paganisme, pour le simple motif qu'il n'était
pas imaginable que l'oubli complet du contenu doctrinal du monothéisme
fût tel que personne ne s'apercevrait de l'impossibilité de soutenir
mordicus qu'il n'existerait qu'un seul Dieu, alors que trois candidats
spectaculaires à la direction suprême de l'univers revendiquaient
bruyamment ce poste sur les mêmes territoires. Une divinité censée
avoir fécondé une jeune fille dans un village , laquelle serait
demeurée intacte à la suite d'une grossesse et d'un accouchement
naturels, ne pouvait se présenter obstinément à ses suffrageants
sous les mêmes couleurs qu'Allah et Jahvé : comment se proclamer
durablement confusible avec deux célibataires à jamais privés
de progéniture dans le cosmos ? Aussi les trois monothéismes renonçaient-ils
prudemment à informer sérieusement leurs fidèles du véritable
contenu de leurs théologies respectives .
Du coup, pourquoi une laïcité politiquement bien servie par le
retour souterrain du monde entier au polythéisme perdait-il son
temps à poursuivre un combat intellectuel qui n'en demandait pas
tant ? Inutile de consulter les services secrets qui pilotaient
l'évolution de l'espèce et dont ni Darwin, ni Freud n'avaient
eu le temps de bien observer les méthodes : dès lors que la recherche
du renseignement dont la nature s'était dotée avait réussi la
performance d'établir que l'Église catholique avait perdu plus
de 90% de son pouvoir de fascination sur l'encéphale de l'humanité
depuis qu'elle ne parvenait plus à enchaîner les sciences à ses
dogmes, l'Islam intelligent n'avait aucun intérêt à reprendre
tout seul le combat en faveur du créationnisme ou du géocentrisme.
Le danger d'un nouvel obscurantisme était seulement la cohabitation,
dans l'école publique, de la physique d'Einstein avec les coutumes
vestimentaires des tribus nomades dont Mahomet s'était contenté
de sacraliser les usages multiséculaires. En revanche, le culte
de la Liberté, de l'Égalité et de la Fraternité pouvait servir
d'assise anthropologique à un polythéisme encore inavoué, mais
qui ne manquerait pas de réduire bientôt les trois dieux uniques
à la subjectivité de simples produits culturels.
8 - Les deux anthropologies
Si tous les dieux sont des sécrétions identitaires du cerveau
simiohumain, il convient d'analyser les mutations internes de
la politique de la raison dont la notion de laïcité illustre les
métamorphoses. Celles-ci s'inscrivent désormais dans une interprétation
anthropologique de la politique mondiale. Le gigantesque attentat
du 11 septembre 2001 à New-York avait seulement précipité cette
révolution, parce qu'il fallait bien tenter d'expliquer le débarquement
subit du fanatisme religieux dans la géopolitique contemporaine
. Observons ce phénomène à la lumière des deux anthropologies
dont j'ai esquissé ci-dessus les contours.
Le pari romain sur la cécité innée dont notre espèce témoigne
depuis des millénaires et qui se manifeste par la recherche désespérée
d'un dompteur dans le ciel, se trouve fort mal en point pour avoir
été partiellement réfuté par un islamisme moyen oriental et français
devenu suffisamment rationnel pour privilégier la guerre d'Allah
sur le champ de bataille. Le Dieu de Mahomet sera censé descendre
des nues pour prêter main forte à ses fidèles les plus capables
de reconquérir la souveraineté de l'Irak par le fer et le feu
; et les guerriers d'un occupant brutal et aveugle seront vaincus
parce qu'Allah est grand dans la bataille. Quant à l'optimisme
édénique des idéaux de 1789, il battait de l'aile, puisque le
programme électoral du président Bush se réduisait à brandir l'oriflamme
du Beau, du Juste et du Bien sur tout le globe terrestre, alors
que, dans le même temps, la sotériologie démocratique américaine
avait autant besoin qu'Allah du secours fort peu séraphique des
bombes et de la torture .
Comment se fait-il qu'une théologie du terrorisme divisée à son
tour entre son ciel et son enfer ait pu mettre sa machinerie en
place sur les cinq continents en si peu de temps? Puisque le statut
anthropologique de cette mythologie manifeste à son tour sa scission
entre l'angélisme délirant des démocraties et le pessimisme d'une
religion du gibet à laquelle la damnation originelle de notre
espèce sert de fondement ; puisque tout ennemi de l'empire américain
sur cette terre est tenu pour un pestiféré de naissance ; puisque
les suppôts de Satan sont censés ne songer, disaient M. Allaoui
et ses maîtres, qu'à éradiquer toute civilisation en ce bas monde
; puisqu'il est devenu dévot de vouer aux gémonies une planète
surpeuplée d'hérétiques ; puisque dans ce gigantesque bourbier,
l'armée américaine aligne ses régiments serrés de saints en marche
vers le royaume du Juste et du Bien, la politique internationale
n'offre-t-elle pas un spectacle aussi théologique qu'au Moyen
Âge ? Du coup, la pesée anthropologique de la notion de " laïcité
à la française ", se place au cœur de la réflexion sur le
statut de l'espèce humaine . De quel œil une République de la
pensée observera-t-elle les nettoyeurs américains du cosmos quand
elle connaîtra le statut anthropologique de la raison qui la guidera
demain ?
Pour
l'instant, la métamorphose subite du contenu cérébral de la laïcité
qu'impose un dialogue théopolitique fécond avec l'Islam pose plus
de problèmes qu'elle n'en résout, parce qu'il manque encore à
la France de la raison les moyens d'une pesée psychogénétique
du cerveau d'une espèce rendue schizoïde par son basculement brutal
dans les apories d'une espèce transzoologique. Aussi, la question
centrale qui a débarqué dans l'espace public , donc dans la politique,
est-elle désormais celle de connaître la fonction sociale que
remplit une boîte osseuse livrée pour moitié à des mondes imaginaires.
9
- Le statut anthropologique du surnaturel 
Une
jeune musulmane faisait valoir que les signes vestimentaires de
son appartenance religieuse exprimaient la volonté d'Allah et
que les décisions des États ne jouissaient d'aucune autorité théologique.
On sait que cette argumentation fonde toutes les religions sur
un surnaturel proclamé inaccessible au commun des mortels et qui
place au-dessus des humains ordinaires des sorciers, des devins
et des prêtres armés du pouvoir exclusif d'en connaître . Mais
puisque, dans toutes les sociétés connues, ces prérogatives sont
accordées à certains mâles privilégiés, il serait superficiel
de ne pas se demander quels besoins collectifs du singe-homme
elles expriment nécessairement et quelle anthropologie dont le
statut serait enfin réellement scientifique permettrait de les
décoder . Déclarons donc que, faute de décrypter le cerveau onirique
de l'humanité, il n'est pas d'anthropologie qui mérite de se prévaloir
du statut d'un vrai savoir.
Or, le règne du " surnaturel " illustre précisément la
nature spectaculairement dichotomique d'une espèce scindée entre
deux lobes cérébraux à la fois résolument séparés et branchés
l'un sur l'autre par des estafettes appelées des signes
ou des symboles. Quelles sont les relations entre
nos deux têtes? Comment, au stade actuel de notre évolution, chacune
négocie-t-elle ses prérogatives propres face aux avocats et aux
représentants de la seconde? Quels sont les critères qui président
aux jugements que prononcent leurs délégués et dont elles revendiquent
l'autorité pour elles seules, comment définissent-elles la pertinence
de celles qu'elles consentent à partager et jusqu'où cèdent-elles
parfois du terrain à leur confrère et rival?
On comprend que l'examen critique du cerveau dédoublé du singe-homme
rencontre les plus farouches résistances au sein des croyances
de toutes les sociétés; mais il suffit de transporter dans une
autre civilisation le champ d'observation de leur dialogue ou
de leur affrontement pour que toute résistance subjective aux
pouvoirs qu'exerce l'esprit d'examen et dont la science expérimentale
s'est armée depuis plus de trois siècles pour que cette résistance,
dis-je, paraisse d'une inanité confondante ; car il faudra bien
se décider à prendre acte des arguments théologiques de Xénophon,
de Cicéron et même de Platon, puis constater leur parallélisme
ou leur identité avec ceux de saint Thomas ou de Bossuet pour
dresser des constats irréfutables concernant les relations qu'entretiennent
entre eux les deux cerveaux dont notre espèce use tour à tour.
Mais
pour que l'anthropologie s'ouvre à une connaissance rationnelle
de l'espèce au cerveau bipolaire, il faut qu'elle se demande pourquoi
les identités collectives sont toutes biphasées et pourquoi il
est impossible au singe-homme de communiquer avec ses congénères,
donc avec lui-même , sans se référer aux relais mythiques qui
fondent le social sur des emblèmes vocaux seuls en mesure d'assurer
l'émergence du symbolique depuis le naufrage des totems.
Qu'est-ce
donc que le symbolique en tant que fruit mental capable de construire
un " sujet de conscience " bicéphale, dès lors que la "
conscience " n'est jamais celle d'un individu censé constitué
en un personnage autonome, mais toujours celle d'un acteur rendu
dichotomique d'avance et rendu fonctionnel par le relais des emblèmes
sociaux qui le branchent sur le groupe? Les langages connecteurs
mis en place par les théologies élèvent au symbolique, donc à
un monde imaginaire, une autolégitimation toujours, globalement
confirmative des hiérarchies régnantes et des pouvoirs établis
au sein d'une société déterminée. Mais dans les crises politiques
aiguës , les codes bifides chargés de légitimer la vie sacralisée
de l'espèce subissent des hypertrophies spectaculairement délirantes,
tandis que les périodes apaisées connaissent des exténuations
de leurs référents mythiques non moins dangereuses et qui mettent
les sociétés simiohumaines au-dessous du degré minimal de tension
entre leurs deux encéphales.
10
- Un exemple actuel 
Exemple d'actualité : le retour précipité de l'Amérique politique,
militaire, juridique, journalistique et même intellectuelle à
la glorification d'un combat mythique entre un " Bien
" et un " Mal " élevés au rang, jugé enviable, d'entités
métaphysiques autonomes. Ce gigantesque événement illustre la
rechute spectaculaire du cerveau simiohumain américain dans une
symbolique babylonienne selon laquelle deux géants seraient aux
prises dans le cosmos et s'en disputeraient la possession. Le
débarquement de cette théologie dans le monde moderne nous rappelle
que toutes les grandes convulsions politiques de l'histoire ont
mis en scène des variantes de la guerre entre la lumière et les
ténèbres. Les cosmologies simiohumaines reposent sur des interprétations
fantasmées de l'alternance de la nuit et du jour, donc sur des
représentations de la politique transportées dans le fantastique
et dictées par la rotation de la terre sur son axe. L'origine
du sacré est toujours tellurique ; mais les baisses de tension
entre les deux cerveaux de l'espèce sont illustrées par des accommodements
avec le délire originel qui scinde le cosmos entre le " pur
" et l' " impur ". Le plus politique des ordres religieux,
celui des Jésuites, est aussi l'inventeur de la casuistique.
Mais pourquoi le monde entier assiste-t-il dans un état de passivité
cérébrale qui exclut la stupéfaction intellectuelle au retour
subit de l'Amérique hyperindustrialisée à l'âge manichéen d'Ormuz
et d'Ahriman ? C'est que la variante de la vie onirique de notre
espèce qu'illustre l'âge démocratique de l'humanité met en scène
le même cerveau schizoïde qu'au cours des siècles précédents.
La nouvelle dichotomie se révèle aussi puissante que celle du
Moyen Âge, mais le déclic qui a alerté les précurseurs d'un regard
nouveau sur l'humanité remonte à 1989, quand le Nouveau Monde
s'est vu reconnaître, comme par un coup de baguette magique, les
prérogatives de l'omnipotence en raison de la chute du mur de
Berlin, alors que cet événement majeur aurait dû, tout au contraire,
ruiner entièrement la puissance américaine, puisque le monde n'avait
plus besoin d'un protecteur, faute d'ennemi à combattre.
Le seul philosophe qui avait effleuré la question était l'auteur
de L'Essai sur la servitude volontaire. Mais La
Boétie ne disposait évidemment d'aucune psychanalyse politique
de Dieu, d'aucune généalogie psychobiologique du social, d'aucune
réflexion sur l'autorité " céleste " que l'homme est condamné
à exercer sur lui-même afin de donner, par le relais du sacré,
un statut onirique à son identité collective. Et pourtant, la
réflexion de La Boétie sur la tyrannie dépasse l'enceinte des
apologies traditionnelles des régimes démocratiques de l'antiquité
pour déboucher sur un étonnement pré-anthropologique : à savoir
que le pouvoir des despotes ne repose pas sur des hallebardes,
mais sur l'imagination de leurs sujets : " Soyez résolus de ne
servir plus [le tyran] , et vous voilà libres ! Je ne veux pas
que vous le poussiez ou l'ébranliez, mais seulement [que] vous
ne le souteniez plus , et vous le verrez, comme un grand colosse
à qui on a dérobé sa base, de son poids même fondre en bas et
se rompre. " (Flammarion GF, p. 139) Mais le XVIe
siècle n'était pas encore en mesure de découvrir que l'imagination
collective principale est celle qu'expriment les formes mythologiques
du politique.
11 - L'anthropologie
critique et la télévision 
Au reste, une anthropologie capable de radiographier les théologies
ne pouvait conquérir le statut d'une science que si elle se trouvait
portée sur les fonts baptismaux de la politique mondiale, ce qui
n'est devenu possible qu'avec l'apparition d' une civilisation
de l'ubiquité de l'image. Cette loi de l'histoire n'est pas nouvelle
: il y avait des siècles que les Vikings avaient découvert l'Amérique,
mais leur découverte était condamnée à demeurer inutile, faute
d'une Europe dotée d'une infrastructure qui lui aurait permis
de donner une fécondité industrielle, économique, intellectuelle
et politique à un exploit d'explorateurs isolés. De même, seule
la civilisation télévisuelle rendait stupéfiant le spectacle d'une
Amérique transportée dans un monde surréel, celui de l'imaginaire
mental des démocraties. Pourquoi des peuples entiers se prosternaient-ils
devant une nation mythologisée?
Quelle était la nature de la fascination prodigieuse que les nouveaux
Atlantes exerçaient désormais sur les esprits? La puissance proprement
religieuse que les victoires militaires avaient toujours exercée
sur les vaincus éclairait rétrospectivement l'histoire entière
du monde parce que les agenouillements réels des nations n'étaient
plus ceux que des prie-dieu rendaient visibles dans les églises:
la télévision rendait spectaculaires des dévotions politiques,
des piétés cérébrales , des confessions de foi en forme d'allégeance,
des credos dont on voyait sur l'écran les maîtres en chair et
en os qui en tiraient les ficelles . Il n'y avait plus de doctrine
que l'on ne vît incarnée par des personnages de théâtre sur la
scène du monde.
Alors,
l'âge des croisades a commencé d'apparaître, avec le recul, comme
le gigantesque simulacre d'une folie qui se serait emparée de
millions de marionnettes dont Rome tirait les ficelles. Comment
l'humanité chrétienne tout entière avait-elle pu se précipiter
vers Jérusalem afin d'y " délivrer " le tombeau mythique
d'un dieu " fait homme "? Et voici que le début du IIIe
millénaire reproduisait ce spectacle avec une fidélité hallucinante,
à cette différence près que l'empire américain avait accouché
d'un Satan qu'il prétendait suivre à la trace sur la terre et
qu'il s'ingéniait à rendre de plus en plus redoutable à le pourchasser
les armes à la main. Ce démon grossissait à vue d'œil au fur et
à mesure que ses chasseurs l'enfantaient. Ils disaient qu'ils
allaient le capturer mort ou vif - mais ils savaient bien que
le monstre gonflait à chacun de leurs pas et qu'il deviendrait
insaisissable à souhait dans l'imagination subjuguée de l'humanité,
puisqu'il s'agissait d'alimenter le rêve que l'empire américain
faisait gober à toutes les nations de la terre. On sait que cette
proie ensorcelée s'appelait le terrorisme.
Aussi le vrai spectacle anthropologique était-il celui de la ruée
d'une humanité lancée tout entière à la poursuite du Satan des
modernes pour le compte d'un empire devenu le deus ex machina
de la planète. Qu'un aussi titanesque simulacre théologique pût
écrire l'histoire réelle du monde exigeait qu'apparût dans l'arène
de la pensée une anthropologie politique capable de rendre compte
du fonctionnement onirique du cerveau simiohumain ; et il y fallait
des armes entièrement nouvelles de l'intelligence . Certes, la
télévision schématisait le scénario confessionnel, mais elle remplissait
une fonction cathartique, à la manière donc un dessin animé ou
une caricature éclairent le fond des choses à révéler d'un coup
de crayon une vérité habilement masquée : le génie de Rabelais,
de Swift ou de Cervantès peinait à mettre en scène un spectacle
que les petites lucarnes élevaient à la satire à seulement dévider
la pellicule.
12
- Une révolution anthropologique 
Le jour où l'empire américain s'est dressé en géant du Beau, du
Juste et du Bien sur la scène de l'univers a marqué un tournant
de la science anthropologique . Celle-ci était en marche depuis
des décennies. Le 11 septembre 2001 en avait seulement hâté la
maturation. Souvenons-nous de la scène : Colin Powell tenait à
la main une fiole censée contenir tous les poisons de Lucifer.
Cette imagerie biblique avait permis que le droit international
fût violé aux yeux de la terre entière. Certes, les applaudissements
du parterre avaient été mesurés . Mais quelques semaines plus
tard, on avait vu non seulement huit pays de l'Union européenne
se rallier au drapeau souillé de sang d'un Titan de la " Justice
" , de la " Liberté " et du " Droit ", mais trente démocraties
absoudre, bénir ou sanctifier les yeux fermés une guerre de conquête
et une occupation militaire.
Alors
qu'un grain de bon sens aurait suffi à tous les prosternés de
la terre pour constater de visu qu'il n'existait pas d'empire
américain réel en ce bas monde, pour le simple motif que sa prétendue
superpuissance n'avait ni bras ni jambes et ne trônait que dans
l'encéphale de l'humanité, seuls quelques anthropologues avertis
observaient les masques cérébraux d'une espèce dont le créateur
se contentait, lui aussi, de montrer ses crosses et ses ciboires.
Il
était démontré à une anthropologie enfin en mesure de mettre ses
pas dans les pas de Shakespeare et de Cervantès que le genre humain
est un croisé de sa propre cécité et qu'il peut retomber en quelques
instants dans la folie d'un aveuglement lié au fonctionnement
natif de son cerveau biphasé. Ce n'étaient plus, comme la laïcité
se l'était longtemps imaginé, les méfaits du discours proprement
théologique de notre espèce qui avaient précipité pour des millénaires,
mais à titre accidentel, le genre humain dans une nuit sans remède,
mais la nature même d'un animal affligé d'une scission cérébrale
qui le condamne à se propulser dans l'histoire au bruit d'une
mythologie sanglante. La bête meurtrière combat avec ses muscles,
le gentilhomme affronte ses pairs sur le pré , le singe-homme
fait parler des dieux afin de cacher ses triomphes sous les tintamarres
de sa sainteté.
C'était cela que l'auteur du Discours de la servitude volontaire
avait observé le premier, mais sans disposer des moyens de le
penser : " Quoi ? Si pour avoir liberté, il ne faut que la désirer,
s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il nation
au monde qui l'estime encore trop chère, la pouvant gagner d'un
seul souhait. (…) Certes, comme le feu d'une petite étincelle
devient grand et toujours se renforce, et plus il trouve de bois,
plus il est prêt d'en brûler, et, sans qu'on y mette de l'eau
pour l'éteindre , (…) pareillement les tyrans, plus ils pillent,
plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, plus on leur
baille [donne], plus on les sert, de tant plus ils se fortifient
et deviennent toujours plus forts et plus frais pour anéantir
et détruire tout ; et si on ne leur baille rien , si on ne leur
obéit point, sans combattre, sans frapper , ils demeurent nus
et défaits et ne sont plus rien , sinon que comme la racine, n'ayant
plus d'humeur ou aliment, la branche devient sèche et morte. "
(Ibid, p. 137)
13
- Le nouveau réveil de la raison française 
L'anthropologie
politique observe les formes démocratiques qu'emprunte la vie
onirique de l'histoire. On ne trouvera rien de plus évangélique
que les idéalités fondatrices de la théologie républicaine : la
Liberté démocratique est une instance dont l'autorité politique
se trouve étroitement limitée par l'inégalité des conditions sociales.
Quant aux appels des orants de la Fraternité, ils se révèlent
non moins éloquents et non moins impuissants que les prières des
fidèles de l'autel.
Mais
ce n'est pas le lieu de comparer entre elles les armes verbales
des deux saintetés collectives dont les doctrines respectives
structurent la vie de l'espèce bicéphale dans le fantastique:
il s'agit de comparer les chances cérébrales des deux types de
connections entre le réel et le fabuleux - le religieux et le
démocratique - puisque leurs constructions mentales renvoient
à une anthropologie scientifique désireuse de peser le degré d'efficacité
politique d'une vie onirique tantôt figée dans des rites cultuels
immuables, tantôt livrée à une vie fantasmatique et mouvante ,
mais susceptible de pactiser avec la raison scientifique ou même
de prendre appui sur elle.
Dans
le champ ainsi ouvert à un approfondissement de la réflexion sur
l'intelligence simiohumaine, il devient possible de peser les
avantages des renforcements ou des affaiblissements du lien social
consécutifs tour à tour à un durcissement et à une extinction
des doctrines théopolitiques dont se nourrit le double encéphale
de notre espèce. Quand le croyant devenu relativement pensant
renonce à prêter foi au prodige ahurissant de la messe - je rappelle
que du pain et du vin sont censés se métamorphoser sur l'autel
en la chair et le sang réels d'un homme exécuté il y a deux mille
ans - il est démontré par quatre siècles de l'histoire de la Réforme
qu'un mythe amputé du miracle qui le rend fascinatoire s'exténue
bientôt et entraîne dans sa chute une Église qui avait cru pouvoir
miser sur les progrès naturels de l'entendement simiohumain ;
mais si la République laisse périr le culte d'une Liberté, d'une
Égalité et d'une Fraternité qui constituent son assise mythique,
l'épuisement de la vie onirique propre aux démocraties conduira-t-il
sur le même modèle au naufrage politique de la France?
Quel
est l'avenir de l'autel sur lequel les démocraties accomplissent
leurs prodiges verbaux si les victimes immolées sur l'offertoire
du sacrifice des citoyens aux idéalités de la République ne peuvent
que vérifier l'inanité des promesses du mythe , alors que le code
religieux se donne du moins l'avantage de repousser dans l'au-delà
le constat de la délivrance ou de la damnation? Le héros du gibet
voit agoniser la divinité à laquelle il s'est en lui-même élevé
, et il lui dit : " Pourquoi m'as-tu abandonné ? " Socrate compte
les boules blanches et noires qui le condamnent à boire la ciguë
et il dit au dieu de Delphes : " Tu n'y es pour rien ". Le citoyen
peut-il dire à la République qui le trahit : " Tu n'y es pour
rien " ?
En
vérité, la France laïque est au rouet : si l'enseignement public
étendait le champ pédagogique de l'éducation nationale jusqu'à
dispenser à la jeunesse de demain une connaissance anthropologique
du cerveau dédoublé de l'espèce simiohumaine d'aujourd'hui, nul
ne sait si l'empire terrifiant de l'ignorance et de la peur de
penser est demeuré le garant de la survie d'un singe que les millénaires
ne sont pas parvenus à guérir d'un traumatisme originel - celui
de sa chute dans un monde sans réponse. Mais si l'éducation nationale
française entend initier les générations futures à une connaissance
de l'encéphale simiohumain qui lui permettrait de fonder une civilisation
intellectuellement et moralement responsable des convulsions sanglantes
dans lesquelles le 11 septembre 2001 a replongé la planète, le
salut des fuyards de la nuit animale ne passe-t-il pas par la
conquête d'une science capable de peser la boîte osseuse qui nous
sert tantôt de catafalque et tantôt de couronne ? Tel est l'enjeu
qui confère le sacre du tragique à la connaissance de l'homme
que réclame une vraie pesée du statut cérébral de la laïcité.
14
- Une plongée dans les profondeurs psychogénétiques du singe-homme
Tel est aussi le contexte politique entièrement nouveau dans lequel
le gouvernement français a cru faire preuve d'une intelligence
politique utilitaire et provisoirement défendable à ce titre :
on changera momentanément le contenu même de la laïcité, afin
d'en faire secrètement l'arme de combat d'un polythéisme français
qu'on mettrait discrètement au service des idéaux de la République.
La notion de laïcité n'aurait d'autre fondement, désormais, que
de permettre à toute la jeunesse française de se soustraire pendant
les années les plus décisives de la vie, celles de son éducation,
à des endoctrinements parentaux demeurés confessionnels .
Certes,
à n'enseigner qu'une " tolérance " privée d'arguments,
donc acéphale à son tour, on n'allait pas faciliter la vraie tâche
des nouvelles générations, celle d'apprendre à penser par elles-mêmes
. Comment y parviendraient-elles par leurs propres forces? Mais
l'école laïque ne s'était pas non plus attachée à cette mission.
Au contraire, elle avait pensé qu'il suffirait de laisser la jeunesse
dans l'ignorance la plus complète au chapitre du fonctionnement
du cerveau onirique de notre espèce pour que la superstition s'éteignît
d'elle-même sur toute la surface de la terre. Comme il est rappelé
ci-dessus, la République était née rousseauiste, donc biblique,
sans le savoir : elle s'imaginait que l'homme était tellement
bon par nature qu'il débarquait sur la terre dans un état d'innocence
édénique, puis qu'il se laissait pervertir par les terribles maléfices
que l'inégalité sociale exerçait sur sa pureté native. Un prodige
complémentaire en faisant, de surcroît, un être doué de raison
avant que l'enseignement religieux corrompît l'excellence native
de sa santé mentale.
Mais
que valait le culte rendu à la tolérance religieuse dans les écoles
de la République si la Liberté, l'Égalité
et la Fraternité françaises n'étaient jamais qu'un
goupillon laïc chargé de répandre l'encens des idéalités de la
démocratie au mépris des droits de la pensée critique ? Comment
s'interroger sur le vrai et le faux si une raison bénédictionnelle
légitimait des absurdités au nom du saint Chrême des droits de
l'homme ? Comment la France de la raison ne serait-elle pas empêchée
de penser droit si les verdicts d'un tribunal de la Liberté
substituaient seulement une orthodoxie culturaliste à
celle des théologies ? Dès lors que toutes les religions sont
proclamées légitimes, comment observait-on celle qui substitue
un homme crucifié à Iphigénie assassinée et comment descendrait-on
dans les profondeurs psychogénétiques du singe-homme afin d'y
observer la divinité semi animale qui non seulement n'arrache
plus Isaac au bûcher d'Abraham, mais qui hume avec délices le
fumet d'une agonie de bonne odeur ? Que signifie le tribut du
sang qui nourrit l'esprit du Dieu des singes ?
15
- L'avenir de la France et de l'Islam 
Peut-être ferons-nous bâtir pour la gloire de la République un
tombeau plus superbement trompeur que celui du roi Mausole ; mais
puisse la nation de la pensée lancer un regard de mépris à son
mausolée, parce que la Liberté, l'Égalité et la Fraternité n'ont
pas de catafalque. Mais alors, il faut se demander quel est le
dieu de la France qui se cache sous ces trois idéalités et quelle
théologie de la démocratie sera capable d'approfondir le "Connais-toi"
dans la postérité de Darwin .
Et
si la Liberté, l'Égalité et la Fraternité
étaient les trois visages de la Justice ? Le dieu
de la République s'appellerait-il donc la Justice ?
Dans ce cas, les États de l'Europe qui sont allés servir de valets
d'arme à un empire prédateur en Irak ne seraient pas seulement
inaptes à participer à la construction du Vieux Continent pour
le motif qu'on ne saurait fonder une puissance politique souveraine
sur des nations occupées à titre perpétuel par des forces armées
étrangères - et du seul fait de leur consentement à leur " servitude
volontaire " ; car il faudrait ajouter à ce rejet des vassaux
qui se présenteraient en demandeurs de leur intégration à une
Europe souveraine, l'argument de l'éthique dont la Liberté,
l'Égalité et la Fraternité se réclament
et qui exclut l'asservissement des États à un souverain étranger
par le moyen des garnisons qu'il a installées sur le territoire
de ses servants.
C'est ce point fondamental de l'éthique internationale que rappelle
Dominique de Villepin : " Les néoconservateurs américains, écrit-il,
ont rétabli la raison du plus fort qui, transformée en raison
d'État, a pris le pas sur la règle de droit. " Hobbes contre Kant
. Il s'agit, souligne-t-il, d'un " renversement sans égal dans
l'histoire contemporaine " que la France a tenté d'enrayer, "
convaincue que l'ouverture d'un nouveau front militaire faciliterait
le travail des forces du chaos. " (Le Requin et la mouette,
Plon-Albin Michel , 2004) Dominique de Villepin insiste sur l'évidence
que l'invasion de l'Irak par l'empire américain est du même modèle
que l'invasion de l'Espagne par Napoléon. On ne saurait construire
l'Europe politique sur un rassemblement de nations soumises à
une allégeance .
Mais du coup, combien l'Europe a pour vrai fondement politique
une réflexion sur l'alliance de la Liberté avec la souveraineté
! La vraie liberté est celle de l'homme réellement pensant, la
vraie égalité, celle des têtes armées de raison, la vraie fraternité
celle des conjurés de l'intelligence. Alors l'alliance politique
de la France avec l'Islam passerait par la postérité d'Averroès,
qui fut condamné par la Sorbonne et par le Saint Siège ; alors
un Descartes de l'Islam viendrait rappeler à l'Europe de l'intelligence
qu'elle est née d'un philosophe de Cordoue décédé en 1198; alors
cette alliance se mettrait à l'école des plus nobles incendiaires,
ceux qui allument les feux de l'esprit; alors la pensée se révélerait
le Saint Esprit de la France ; alors, le joug sous lequel l'Islam
d'aujourd'hui se trouve placé avec la complicité des États vassalisés
de l'Europe serait celui de l'iniquité; alors l'avenir de l'alliance
de l'Occident avec le monde arabe serait celui d'un seul et même
combat , parce que ce serait sur l'autel de la lucidité politique
qu'Allah et l'Occident réconcilieraient le rêve avec la vérité.
le 13 septembre 2004