Monsieur
le Ministre,
Votre
initiative de faire enseigner le " fait religieux
" à l'école répond partiellement à mes propositions concernant
l'avenir intellectuel de l'Europe. Je me félicite donc de votre
initiative ; elle témoigne non seulement de votre courage au sens
révolutionnaire de ce terme, mais également en ce que vous ouvrez
l'Europe à un avenir de la raison, donc de l'esprit critique qui
donnera à la France toutes ses chances de guider notre continent
vers une renaissance intellectuelle armée de vaillance. Je voudrais,
sur un site consacré à la synergie nécessaire entre le destin
de la réflexion et le destin de la puissance, esquisser une analyse
des promesses, donc des virtualités de votre action - en un mot,
de la dimension proprement créatrice de votre décision d'ouvrir
la laïcité à l'intelligence du monde et de l'homme. Car une laïcité
dont tout l'artifice revient à fermer les yeux sur l'humanité
réelle et sur son histoire n'est qu'une forme nouvelle de l'obscurantisme.
Vous connaissez mon combat pour une République pensante. (
Le 11 septembre et le statut de la laïcité
en France et Pour une laïcité pensante)
.
1 - L'institut européen en sciences des religions 
Montons
ensemble au sommet de votre de votre édifice et pour ainsi dire,
sur le Capitole qui couronnera votre réforme , j'ai nommé "
l'Institut européen en sciences des religions ",
dont vous écrivez qu'il " devra faire la preuve de la
validité du modèle laïque français " à l'échelle de
la civilisation européenne. Quel magnifique défi que de redonner
à la France de l'intelligence l'instrument institutionnel qui
lui permettra de féconder la postérité de Montaigne, de Descartes,
de Voltaire, de Renan, d'Anatole France !
Mais
le premier sceau de votre réforme est de convier la République
à faire pénitence pour son oubli de Darwin et de Freud. Le futur
" Institut européen en sciences des religions "
est mis au piquet : l'Angleterre lui adresse déjà un sourire ironique
parce que l'auteur de L'évolution des espèces et l'auteur de L'avenir
d'une illusion brillent par leur absence dans le jardin de notre
cogito national.
2 - Qu'est-ce que le "fait religieux"
? 
Ce
qui me comble, dès l'abord, dans votre réforme, ce sont les virtualité
qui en font la richesse ; car elle contraindra un Institut européen
peut-être encore timide à assurer d'emblée une revanche de taille
au " Discours de la méthode "
de Monsieur Descartes, dont nous avons commémoré craintivement
le quatrième centenaire de la naissance en 1996. L'Institut se
demandera donc en premier lieu et tout logiquement quels sont
les fondements et la méthode d'une science des religions rigoureuse,
donc digne de ce nom, tellement il est rationnel, donc impératif,
de commencer par définir la nature et l'objet d'une discipline
de la connaissance si l'on entend savoir de quoi il sera question.
Du
coup, l'Institut sera condamné à prendre acte du vide méthodologique,
épistémologique et psychologique d'une " science des
religions " qui usurperait son titre si elle ne se demandait
pas de toute urgence comment il se fait que des centaines de millions
d'êtres humains sont convaincus de l'existence réelle, donc hors
de leur tête, de gigantesques personnages imaginaires qu'ils chargent
de piloter l'univers , de guider l'âme et l'esprit des peuples
et d'éduquer les nations.
Voici
donc qu'après avoir contraint la France laïque à se repentir de
sa paresse intellectuelle et de sa léthargie depuis un siècle,
vous allez obliger la prétendue science des religions concoctée
par ces pauvresses qu'on appelle les " sciences humaines
" à s'interroger sur le sens du mot " science "
appliquée à l'étude de la complexion de Zeus, de Mithra, d'Osiris,
de Jahvé , d'Allah et du Dieu trinitaire. Autant dire que vous
avez déjà remporté la victoire qui fondera une Europe de la pensée
logique - celle qui aura découvert que seul le cerveau de l'homme
est le siège réel des dieux qu'il situe ensuite dans l'étendue
"en longueur, largeur et profondeur" de Descartes
et que, par conséquent, il appartiendra à une véritable anthropologie
historique de donner son assise à une science de ce genre. Comme
il se trouve que le regard rieur de l'Allemagne de Freud et de
l'Angleterre de Darwin nous rappellera que le cerveau humain est
un évadé ou un rescapé de la zoologie , toute " science
des religions " qui se voudra sérieuse sera vouée à
approfondir la connaissance d'un organe divisé de naissance entre
deux mondes, l'un bien réel, l'autre égaré dans le vaporeux.
3 - L'avenir de l'humanisme européen

Quelle
percée vertigineuse de la science que de connaître la généalogie
des transfuges du monde animal, quelle aventure nouvelle d'Ulysse
que de voyager dans la conque osseuse qui nous fait osciller entre
le ciel et la terre, , quel retour fécond à une angoisse et à
un tragique multimillénaire de voir paraître un humanisme réellement
informé de la condition humaine, quel souffle créateur pour la
culture européenne de se brancher sur des apories, comme toutes
les grandes époques. La littérature et la philosophie grecques
écoutaient ensemble la voix de Platon, Goethe et Schiller lisaient
ensemble la " Critique de la raison pure ".
Monsieur le Ministre, l'Europe de la raison vous remercie d'avoir
rouvert la boîte de Pandore de l'intelligence.
Et
maintenant, descendons avec lenteur les marches du Capitole et
observons de conserve comment le Continent que vous avez remis
sur les chemins de la pensée va s'acquitter de sa mission en aval,
comment il bousculera les tabous, comment il mettra de l'ordre
dans des problèmes mal posés, comment il exercera la souveraineté
de la raison que vous avez débâillonnée . En premier lieu, vous
avez bien voulu reprendre l'expression " philosophie
de la laïcité " que j'ai proposée dans ce site (
Pour une laïcité pensante ). Si la connaissance
de l'encéphale d'une espèce onirique exige de la philosophie qu'elle
radiographie le cogito, de Kant, de Descartes ou de Platon, l'analyse
anthropologique de la laïcité passera au scanner le cerveau de
la République, ce qui lui permettra d'approfondir les thèmes bergsoniens
de " l'ouvert " et du " fermé
". Alors, nous saurons à quel type d'auto enfermement renvoie
une laïcité enclose dans son refus de regarder et de connaître
le genre humain, celle qui écrit : " La laïcité ne consiste-t-elle
pas purement simplement à ne faire rigoureusement aucune référence,
dans le cadre de l'enseignement public, et de quelque façon que
ce soit, aux questions religieuses qui relèvent du domaine privé
? "
4 - L'imaginaire dans l'Histoire 
Vous
avez dit " privé " ? Privés, les attentats du 11 septembre
2001, privé le conflit israélo-palestinien, privés les soixante
dix ans du messianisme marxiste, privées les Croisades, l'Inquisition
, la saint Barthélemy, les guerres de religion, privée, la croisade
de Georges W. Bush contre " l'axe du mal "
, privées les bombinettes atomiques qui éradiqueront le péché
sur toute la surface de la terre ? Faute d'avoir appris à penser
l'homme et son Histoire, la laïcité est-elle devenue un petit
enfant condamné à regarder passer les trains ?
C'est
ici que votre réforme rencontre le problème d'un enseignement
public du fait religieux ; car si le fait religieux n'est autre
que le phénomène même de la croyance et si celle-ci se révèle
une sécrétion propre à l'encéphale qui a fait de nous une espèce
biphasée et si, au sortir du monde animal, un verdict de la nature
nous a fait tomber dans le délire, ce niveau de la connaissance
psychophysiologique d'un animal magique demeurera nécessairement
réservé aux chercheurs de l'Institut européen en sciences des
religions pour autant que leurs méthodes deviendront réellement
scientifiques. Il faudra donc soumettre les enseignants du premier
et du second degré à une formation plus superficielle. Comment
le " Conseil national des programmes " sera-t-il
appelé à " mener une réflexion sur la façon d'intégrer
de façon cohérente le fait religieux aux programmes "
? Qu'entendra-t-on par " modules d'enseignement
" si la connaissance du fait religieux en tant que tel devra
se trouver apprêtée afin de s'inscrire dans le cadre de l'école
laïque, alors que l' imaginaire apostolique, lui aussi, de la
République demeurera soustrait à l'analyse anthropologique ou
réduit à la réaffirmation platonique des valeurs " universelles"
?
La
théologie, elle aussi, est désormais enseignée au titre d'une
" école des valeurs " et d'un " fait
de civilisation ". Un catéchisme culturel suffira-t-il
à dissiper tout malentendu ? Mais vous avez voulu rendre d'avance
votre réforme attentive aux difficultés inhérentes à l'agonie
des scolastiques. Vous avez prévu un rapport d'étape en juin,
puis en décembre, vous avez tenu à dresser un bilan "
des réussites et des difficultés " d'un enseignement
du " fait religieux " dont la mission sera
de répondre à la fois à l'exigence de rationalité de l'éducation
nationale et à la nécessité de l'adapter " au cadre européen
où nous sommes amenés à vivre".
5 - La victoire
sur l'anticléricalisme et sur l'inculture 
Malgré
les obstacles inévitables que rencontrera votre réforme si elle
entend éviter de rendre spectaculairement infranchissable l'abîme
entre la connaissance authentiquement scientifique du cerveau
schizoïde du genre humain au stade actuel de son évolution d'une
part et une formation démocratique des citoyens, d'autre part,
le bénéfice de votre réforme demeurera immense et ses résultats
deviendront irréversibles. Premièrement, vous aurez délivré la
laïcité d'un anticléricalime anachronique dans une France où il
n'existe plus un seul romancier, un seul poète, un seul auteur
de théâtre, un seul peintre, un seul compositeur, dont les uvres
aient encore pour objet central la défense et l'illustration du
credo. Le pire naufrage de la pensée européenne serait
de faire la guerre sur un champ de bataille que les armées nationales
ont quitté depuis longtemps.
Votre
seconde victoire sera celle que vous remporterez sur l'inculture.
Je connais un couple de bourgeois catholiques d'une petite ville
de province qui n'allaient jamais à la messe. Un jour, en vacances,
ils visitent une église avec leur fils de douze ans, lequel, terrifié
et saisi d'horreur au spectacle du Christ en croix au-dessus de
l'autel, s'écrie : " Qui c'est, celui-là ? "
Scandalisés, ses parents l'ont mis dans une école religieuse.
Supposons
que les écoliers d'Athènes n'auraient plus été informés du malheur
d'Actéon, qui fut changé en sanglier par une Artémis que ce chasseur
avait surprise dans sa nudité - la déesse se baignait dans un
étang - supposons que, sous Périclès, la légende d'Apollon guidant
le char du soleil et celle de la fécondation de Léda par Zeus
déguisé en cygne n'auraient plus été connus des descendants d'Achille.
Dans ce cas, comment Platon aurait-il sermonné le roi des dieux
, comment l'aurait-il adjuré de se montrer plus décent avec son
épouse Héra? L'homme se civilise à enseigner la morale à ses dieux.
6 - L'avenir iconoclaste de la pensée européenne 
Comment
cela ? Pour le comprendre, je retiens cette pensée de Angel Sanchez
Rivero : " Seuls le Bouddha, Socrate, Jésus et Nietzsche
ont créé une forme nouvelle de personnalité " - c'est-à-dire
une vie de la pensée inconnue avant eux ; et tous ont métamorphosé
le ciel de leur temps à l'école de leur personnalité. Si votre
réforme conduisait les chrétiens à se dire : " Pourquoi
'Dieu' veut-il qu'on lui paie le péage d'un cadavre cloué sur
une potence ? Pourquoi devons-nous notre salut à un meurtre hyper
récompensé ? Pourquoi voulons-nous manger la chair et boire le
sang d'un torturé à mort sur nos autels ? Le pain et le vin de
la paix ne feraient-ils pas mieux l'affaire? Qui sommes-nous pour
que notre histoire nous ait fabriqués ce Dieu-là ?"
Si
l'Europe de demain enfantait une forme nouvelle de l'esprit, ce
serait de nouveau en bousculant un Dieu. Peut-être le christianisme
est-il ne religion à l'état sauvage, peut-être naîtra-t-il des
pédagogues d'un ciel demeuré barbare, peut-être votre réforme
réveillera-t-elle le vent de l'esprit dont le souffle métamorphose
les idoles. Si l'école laïque faisait lire le prophète Isaïe,
qui fait dire à Jahvé : " Vos mains sont pleines de sang
sur mes parvis et vos sacrifices, sachez bien que je les ai en
abomination ", la France ne deviendrait-elle pas l'Isaïe
de l'Europe ?
Il
serait beau, pour une République selon l'esprit et qui a converti
le Continent à la démocratie au cours du XIXe siècle de poursuivre
la mission apostolique de la pensée , celle de fonder notre civilisation
sur " une forme nouvelle de la personnalité ".
18
mars 2002