Retour
Sommaire
Section Laïcité-Religions
Contact

 


L'Institut européen en science des religions
Jack Lang et l'Europe de la pensée

 

Il faut rendre hommage à Jack Lang pour l'initiative féconde qu'il a prise de lever l'interdit, autrefois nécessaire, qui frappait la transmission, dans les écoles publiques, des récits mythiques sur lesquels reposent toutes les religions du monde. Ce n'est pas une grève du renseignement devenue anachronique qui fera progresser la connaissance scientifique du cerveau d'une espèce qui sécrète des croyances et des dieux depuis son évasion de la zoologie. On sait que des modalités changeantes et toujours dépendantes de la géographie scindent cet organe entre le monde réel et des univers imaginaires. Pourquoi la loi de séparation de l'Église et de l'État n'a-t-elle pas aidé le pays de Descartes à féconder les recherches de Darwin et de Freud ? La France de la pensée n'a rien à craindre des progrès de l'intelligence scientifique et notamment des conquêtes à venir du "Connais-toi". Les générations du nouveau millénaire disposent d'un droit à l'information concernant les dires du ciel des siècles passés et de ceux de notre temps. Si la réforme de Jack Lang remettait la France sur les chemins du " Qui suis-je ? ", la République apporterait à l'Europe le levain d'une réflexion critique ressuscitée avec Montaigne mais qui remonte à Platon. Peut-être la civilisation européenne éviterait-elle alors le danger de s'endormir dans un affadissement intellectuel de bas-empire. Il vaut mieux civiliser les idoles que de les oublier avant d'avoir réussi à percer leurs secrets - sinon gare au retour du refoulé .


1 - L'institut européen en sciences des religions
2 - Qu'est-ce que le fait religieux ?
3 - L'avenir de l'humanisme européen
4 - L'imaginaire dans l'Histoire
5 - La victoire sur l'anticléricalisme et sur l'inculture
6 - L'avenir iconoclaste de la pensée européenne

Monsieur le Ministre,

Votre initiative de faire enseigner le " fait religieux " à l'école répond partiellement à mes propositions concernant l'avenir intellectuel de l'Europe. Je me félicite donc de votre initiative ; elle témoigne non seulement de votre courage au sens révolutionnaire de ce terme, mais également en ce que vous ouvrez l'Europe à un avenir de la raison, donc de l'esprit critique qui donnera à la France toutes ses chances de guider notre continent vers une renaissance intellectuelle armée de vaillance. Je voudrais, sur un site consacré à la synergie nécessaire entre le destin de la réflexion et le destin de la puissance, esquisser une analyse des promesses, donc des virtualités de votre action - en un mot, de la dimension proprement créatrice de votre décision d'ouvrir la laïcité à l'intelligence du monde et de l'homme. Car une laïcité dont tout l'artifice revient à fermer les yeux sur l'humanité réelle et sur son histoire n'est qu'une forme nouvelle de l'obscurantisme. Vous connaissez mon combat pour une République pensante. ( Le 11 septembre et le statut de la laïcité en France et Pour une laïcité pensante) .

1 - L'institut européen en sciences des religions

Montons ensemble au sommet de votre de votre édifice et pour ainsi dire, sur le Capitole qui couronnera votre réforme , j'ai nommé " l'Institut européen en sciences des religions ", dont vous écrivez qu'il " devra faire la preuve de la validité du modèle laïque français " à l'échelle de la civilisation européenne. Quel magnifique défi que de redonner à la France de l'intelligence l'instrument institutionnel qui lui permettra de féconder la postérité de Montaigne, de Descartes, de Voltaire, de Renan, d'Anatole France !

Mais le premier sceau de votre réforme est de convier la République à faire pénitence pour son oubli de Darwin et de Freud. Le futur " Institut européen en sciences des religions " est mis au piquet : l'Angleterre lui adresse déjà un sourire ironique parce que l'auteur de L'évolution des espèces et l'auteur de L'avenir d'une illusion brillent par leur absence dans le jardin de notre cogito national.

2 - Qu'est-ce que le "fait religieux" ?

Ce qui me comble, dès l'abord, dans votre réforme, ce sont les virtualité qui en font la richesse ; car elle contraindra un Institut européen peut-être encore timide à assurer d'emblée une revanche de taille au " Discours de la méthode " de Monsieur Descartes, dont nous avons commémoré craintivement le quatrième centenaire de la naissance en 1996. L'Institut se demandera donc en premier lieu et tout logiquement quels sont les fondements et la méthode d'une science des religions rigoureuse, donc digne de ce nom, tellement il est rationnel, donc impératif, de commencer par définir la nature et l'objet d'une discipline de la connaissance si l'on entend savoir de quoi il sera question.

Du coup, l'Institut sera condamné à prendre acte du vide méthodologique, épistémologique et psychologique d'une " science des religions " qui usurperait son titre si elle ne se demandait pas de toute urgence comment il se fait que des centaines de millions d'êtres humains sont convaincus de l'existence réelle, donc hors de leur tête, de gigantesques personnages imaginaires qu'ils chargent de piloter l'univers , de guider l'âme et l'esprit des peuples et d'éduquer les nations.

Voici donc qu'après avoir contraint la France laïque à se repentir de sa paresse intellectuelle et de sa léthargie depuis un siècle, vous allez obliger la prétendue science des religions concoctée par ces pauvresses qu'on appelle les " sciences humaines " à s'interroger sur le sens du mot " science " appliquée à l'étude de la complexion de Zeus, de Mithra, d'Osiris, de Jahvé , d'Allah et du Dieu trinitaire. Autant dire que vous avez déjà remporté la victoire qui fondera une Europe de la pensée logique - celle qui aura découvert que seul le cerveau de l'homme est le siège réel des dieux qu'il situe ensuite dans l'étendue "en longueur, largeur et profondeur" de Descartes et que, par conséquent, il appartiendra à une véritable anthropologie historique de donner son assise à une science de ce genre. Comme il se trouve que le regard rieur de l'Allemagne de Freud et de l'Angleterre de Darwin nous rappellera que le cerveau humain est un évadé ou un rescapé de la zoologie , toute " science des religions " qui se voudra sérieuse sera vouée à approfondir la connaissance d'un organe divisé de naissance entre deux mondes, l'un bien réel, l'autre égaré dans le vaporeux.

3 - L'avenir de l'humanisme européen

Quelle percée vertigineuse de la science que de connaître la généalogie des transfuges du monde animal, quelle aventure nouvelle d'Ulysse que de voyager dans la conque osseuse qui nous fait osciller entre le ciel et la terre, , quel retour fécond à une angoisse et à un tragique multimillénaire de voir paraître un humanisme réellement informé de la condition humaine, quel souffle créateur pour la culture européenne de se brancher sur des apories, comme toutes les grandes époques. La littérature et la philosophie grecques écoutaient ensemble la voix de Platon, Goethe et Schiller lisaient ensemble la " Critique de la raison pure ". Monsieur le Ministre, l'Europe de la raison vous remercie d'avoir rouvert la boîte de Pandore de l'intelligence.

Et maintenant, descendons avec lenteur les marches du Capitole et observons de conserve comment le Continent que vous avez remis sur les chemins de la pensée va s'acquitter de sa mission en aval, comment il bousculera les tabous, comment il mettra de l'ordre dans des problèmes mal posés, comment il exercera la souveraineté de la raison que vous avez débâillonnée . En premier lieu, vous avez bien voulu reprendre l'expression " philosophie de la laïcité " que j'ai proposée dans ce site ( Pour une laïcité pensante ). Si la connaissance de l'encéphale d'une espèce onirique exige de la philosophie qu'elle radiographie le cogito, de Kant, de Descartes ou de Platon, l'analyse anthropologique de la laïcité passera au scanner le cerveau de la République, ce qui lui permettra d'approfondir les thèmes bergsoniens de " l'ouvert " et du " fermé ". Alors, nous saurons à quel type d'auto enfermement renvoie une laïcité enclose dans son refus de regarder et de connaître le genre humain, celle qui écrit : " La laïcité ne consiste-t-elle pas purement simplement à ne faire rigoureusement aucune référence, dans le cadre de l'enseignement public, et de quelque façon que ce soit, aux questions religieuses qui relèvent du domaine privé ? "

4 - L'imaginaire dans l'Histoire

Vous avez dit " privé " ? Privés, les attentats du 11 septembre 2001, privé le conflit israélo-palestinien, privés les soixante dix ans du messianisme marxiste, privées les Croisades, l'Inquisition , la saint Barthélemy, les guerres de religion, privée, la croisade de Georges W. Bush contre " l'axe du mal " , privées les bombinettes atomiques qui éradiqueront le péché sur toute la surface de la terre ? Faute d'avoir appris à penser l'homme et son Histoire, la laïcité est-elle devenue un petit enfant condamné à regarder passer les trains ?

C'est ici que votre réforme rencontre le problème d'un enseignement public du fait religieux ; car si le fait religieux n'est autre que le phénomène même de la croyance et si celle-ci se révèle une sécrétion propre à l'encéphale qui a fait de nous une espèce biphasée et si, au sortir du monde animal, un verdict de la nature nous a fait tomber dans le délire, ce niveau de la connaissance psychophysiologique d'un animal magique demeurera nécessairement réservé aux chercheurs de l'Institut européen en sciences des religions pour autant que leurs méthodes deviendront réellement scientifiques. Il faudra donc soumettre les enseignants du premier et du second degré à une formation plus superficielle. Comment le " Conseil national des programmes " sera-t-il appelé à " mener une réflexion sur la façon d'intégrer de façon cohérente le fait religieux aux programmes " ? Qu'entendra-t-on par " modules d'enseignement " si la connaissance du fait religieux en tant que tel devra se trouver apprêtée afin de s'inscrire dans le cadre de l'école laïque, alors que l' imaginaire apostolique, lui aussi, de la République demeurera soustrait à l'analyse anthropologique ou réduit à la réaffirmation platonique des valeurs " universelles" ?

La théologie, elle aussi, est désormais enseignée au titre d'une " école des valeurs " et d'un " fait de civilisation ". Un catéchisme culturel suffira-t-il à dissiper tout malentendu ? Mais vous avez voulu rendre d'avance votre réforme attentive aux difficultés inhérentes à l'agonie des scolastiques. Vous avez prévu un rapport d'étape en juin, puis en décembre, vous avez tenu à dresser un bilan " des réussites et des difficultés " d'un enseignement du " fait religieux " dont la mission sera de répondre à la fois à l'exigence de rationalité de l'éducation nationale et à la nécessité de l'adapter " au cadre européen où nous sommes amenés à vivre".

5 - La victoire sur l'anticléricalisme et sur l'inculture

Malgré les obstacles inévitables que rencontrera votre réforme si elle entend éviter de rendre spectaculairement infranchissable l'abîme entre la connaissance authentiquement scientifique du cerveau schizoïde du genre humain au stade actuel de son évolution d'une part et une formation démocratique des citoyens, d'autre part, le bénéfice de votre réforme demeurera immense et ses résultats deviendront irréversibles. Premièrement, vous aurez délivré la laïcité d'un anticléricalime anachronique dans une France où il n'existe plus un seul romancier, un seul poète, un seul auteur de théâtre, un seul peintre, un seul compositeur, dont les œuvres aient encore pour objet central la défense et l'illustration du credo. Le pire naufrage de la pensée européenne serait de faire la guerre sur un champ de bataille que les armées nationales ont quitté depuis longtemps.

Votre seconde victoire sera celle que vous remporterez sur l'inculture. Je connais un couple de bourgeois catholiques d'une petite ville de province qui n'allaient jamais à la messe. Un jour, en vacances, ils visitent une église avec leur fils de douze ans, lequel, terrifié et saisi d'horreur au spectacle du Christ en croix au-dessus de l'autel, s'écrie : " Qui c'est, celui-là ? " Scandalisés, ses parents l'ont mis dans une école religieuse.

Supposons que les écoliers d'Athènes n'auraient plus été informés du malheur d'Actéon, qui fut changé en sanglier par une Artémis que ce chasseur avait surprise dans sa nudité - la déesse se baignait dans un étang - supposons que, sous Périclès, la légende d'Apollon guidant le char du soleil et celle de la fécondation de Léda par Zeus déguisé en cygne n'auraient plus été connus des descendants d'Achille. Dans ce cas, comment Platon aurait-il sermonné le roi des dieux , comment l'aurait-il adjuré de se montrer plus décent avec son épouse Héra? L'homme se civilise à enseigner la morale à ses dieux.

6 - L'avenir iconoclaste de la pensée européenne

Comment cela ? Pour le comprendre, je retiens cette pensée de Angel Sanchez Rivero : " Seuls le Bouddha, Socrate, Jésus et Nietzsche ont créé une forme nouvelle de personnalité " - c'est-à-dire une vie de la pensée inconnue avant eux ; et tous ont métamorphosé le ciel de leur temps à l'école de leur personnalité. Si votre réforme conduisait les chrétiens à se dire : " Pourquoi 'Dieu' veut-il qu'on lui paie le péage d'un cadavre cloué sur une potence ? Pourquoi devons-nous notre salut à un meurtre hyper récompensé ? Pourquoi voulons-nous manger la chair et boire le sang d'un torturé à mort sur nos autels ? Le pain et le vin de la paix ne feraient-ils pas mieux l'affaire? Qui sommes-nous pour que notre histoire nous ait fabriqués ce Dieu-là ?"

Si l'Europe de demain enfantait une forme nouvelle de l'esprit, ce serait de nouveau en bousculant un Dieu. Peut-être le christianisme est-il ne religion à l'état sauvage, peut-être naîtra-t-il des pédagogues d'un ciel demeuré barbare, peut-être votre réforme réveillera-t-elle le vent de l'esprit dont le souffle métamorphose les idoles. Si l'école laïque faisait lire le prophète Isaïe, qui fait dire à Jahvé : " Vos mains sont pleines de sang sur mes parvis et vos sacrifices, sachez bien que je les ai en abomination ", la France ne deviendrait-elle pas l'Isaïe de l'Europe ?

Il serait beau, pour une République selon l'esprit et qui a converti le Continent à la démocratie au cours du XIXe siècle de poursuivre la mission apostolique de la pensée , celle de fonder notre civilisation sur " une forme nouvelle de la personnalité ".

18 mars 2002