Savez-vous
quelle surprise attendait le psychanalyste et ethnologue Géza
Roheim lorsqu'il arriva dans le désert d'Australie centrale ?
Il y rencontre des mères trop tendres, qui nourrissent leurs enfants
au sein jusqu'à l'âge de quatre ans et plus : les Pitjentara sont
des gens pleins de gaîté, d'un commerce agréable et, comme dit
cet observateur, "aussi peu anxieux qu'un être humain
peut l'être ".
Cependant,
ces gens vous tuent froidement un enfant sur deux, le font rôtir
au feu de bois et le mangent bien cuit, afin que le suivant en
devienne deux fois plus fort. Les Trobriandais, eux, s'écartent
résolument de la sainte coutume de cuire les enfants : en revanche,
tout mâle conquiert son rang et ses prérogatives d'adulte par
le meurtre vertueux d'un homme.
Qui
ordonne la pédophagie dévote aux Pitjentara et l'assassinat rédempteur
aux Trobriandais ? La foi en leurs dieux. Quel sera le remède
à la barbarie de leur ciel ? Comme vous le savez, l'homme politique
et le prophète recourent tous deux à un seul et même procédé :
depuis le fond des âges, ils font subitement dire au ciel tout
autre chose que ce qu'il proférait jusqu'alors. Modifier radicalement
le discours des Célestes fut le moyen unique et universel des
réformateurs religieux, des moralistes et des philosophes. Abraham
déclare tout soudainement que Jahvé ne demandera plus l'immolation
sanglante des premiers nés, Isaïe que le créateur a horreur du
sang des autels, Jésus que le ciel lèvera, en échange de son propre
sacrifice, la sanction éternelle dont il avait frappé le genre
humain en le chassant définitivement du paradis originel, Mahomet
que Dieu s'appellera Allah, désormais, qu'il s'exprimera en arabe,
qu'il rejettera toute Église officielle, hiérarchisée, organisée
et tous les autels anciens, parce que l'Histoire enseigne que
les religions se corrompent par les privilèges exorbitants que
s'accordent leurs clergés. Quant à Voltaire, il dit que Dieu est
si bon qu'il accueille toutes les autres religions à bras ouverts.
Mais
la vraie question qui nous est posée ce soir est-elle bien de
savoir comment on civilise les dieux ? Car il est relativement
facile à la raison politique d'infléchir la pensée des Immortels,
ne serait-ce que pour le motif qu'au cours des siècles, ils ont
nécessairement tout dit, et cela parce que le destin des nations
les fait osciller entre le recours à la force et l'usage de la
douceur. Il sera donc toujours possible aux éducateurs les plus
avertis des Immortels de privilégier celles de leurs paroles qui
les adouciront et qui les civiliseront. Le dieu chrétien vous
promet des tortures éternelles dans les flammes, ce qui n'est
pas le signe d'un extrême laxisme de son code pénal, mais il prononce
également des paroles d'amour et de paix, ce qui permettra à Voltaire
de mettre en évidence les vertus d'un Dieu proche de celui de
Fénelon ou de Madame Guyon.
En
revanche, si nous avons à nous demander, non pas comment il faut
nous y prendre pour améliorer nos propres dieux ou ceux des Pitjentara,
mais comment l'Occident demeurera un continent de la pensée critique,
donc de l'audace intellectuelle née en Grèce il y a vingt-cinq
siècles, et comment la raison peut encore se donner un avenir,
et quel serait cet avenir s'il devait en exister un tel, et enfin
s'il est encore permis de philosopher vraiment dans une civilisation
où la tolérance s'est changée en une interdiction de raisonner,
de crainte d'offenser des centaines de croyances religieuses rebaptisées
des "cultures", alors, nous devons prendre
nos distances à l'égard des habiletés et des astuces d'une raison
habile seulement à bien apprêter les dieux à la politique pour
nous interroger enfin avec rigueur sur la nature même des croyances.
Mais
ce point de vue, en apparence spéculatif, rejoint aussitôt la
logique proprement politique. Car si nous décidons de nous forger
des dieux nouveaux, que nous rendrons très gentils et que leur
bon cur sera censé faire exister davantage que les dieux
méchants, de quels arguments invincibles nous servirons-nous pour
convaincre les croyants de leur légitimité si leurs fidèles nous
apportent, eux, les textes que leurs dieux anciens sont réputés
avoir dictés et s'ils nous demandent fermement au nom de quelle
autorité usurpée nous changeons de notre propre autorité le contenu
de leurs écrits ?
C'est
ce qui est arrivé à Taslima Nasreen : elle voulait défendre une
femme battue par son mari, un obsédé sexuel. Pour y parvenir,
elle a fait valoir avec autorité qu'Allah ne le permettait pas.
Le mari lui demande alors de la rencontrer ; et il lui apporte,
en présence de sa femme toute repentante, les textes du Coran
qui autorisent expressément les maris à battre leur femme comme
plâtre si elles se refusent au devoir conjugal. De même, si nous
nions que jésus soit présent en sa chair, son sang et ses os dans
l'hostie, ou si nous rejetons l'idée que Dieu aurait besoin, non
point de la mort d'un enfant sur deux, mais de se faire payer
une solide rançon en la personne de son fils assassiné, que ferons-nous
si les croyants viennent nous dire, indignés : "Voyez,
c'est écrit noir sur blanc dans nos textes sacrés "
?
De
plus, l'Histoire a prouvé que le traitement seulement politique
des mythes religieux est voué à l'échec. L'histoire de la France
nous en fournit la meilleure preuve : quand Henri IV signe l'édit
de Nantes, il ne s'occupe en rien de ce qui se passe dans la tête
des fidèles. La moitié de la population continuera de croire en
la virginité de Marie, tandis que l'autre se détournera de la
messe. Résultat: les catholiques se rassemblent, se fortifient
et disposent bientôt d'une majorité écrasante ; alors ils sont
en mesure de faire révoquer l'édit de Nantes et la persécution
des protestants reprend de plus belle.
Pourquoi
la guerre entre les protestants et les catholiques en Irlande
dure-t-elle depuis si longtemps, sinon parce qu'on n'y trouve
aucune véritable éducation de la raison critique ni dans un camp,
ni dans l'autre ? Pourquoi la tolérance superficielle entre des
religions à demi oubliées en Bosnie et en Croatie est-elle en
train de faire place, à nouveau, au fanatisme, au point qu'on
y voit déjà une majorité de la population admettre qu'il faut
interdire l'horrible sacrilège des mariages mixtes, parce que
les différences psychologiques sont décidément trop grandes entre
les chrétiens et les musulmans pour que les enfants de ces couples
de malheureux ne deviennent pas des handicapés sociaux ?
Les
vrais esprits pratiques, donc les vraies têtes politiques, seraient-elles
celles des philosophes, qui disaient, depuis Épicure et Lucrèce,
que l'on ne fait pas progresser l'humanité si l'on ne lui apprend
pas à penser ?
Aussi,
la France a-t-elle lancé, il y a deux siècles, une idée qui sera
concrétisée par le Directoire et sans cesse améliorée jusqu'à
la loi de 1905 et à la Constitution de 1946 : à savoir que, par
définition, les démocraties sont fondées sur l'usage de la raison,
parce qu'il serait ridicule et surtout contradictoire de maintenir
dans l'ignorance des hommes qui ont conquis la liberté, donc également
celle de penser. L'idée la plus moderne de la Révolution de 1789,
c'est que l'instruction ne suffit pas ; il faut y ajouter
une éducation de l'esprit critique, afin que le suffrage
universel ait des chances, comme le disait Condorcet, de faire
prévaloir les solutions rationnelles sur les irrationnelles :
sinon, les majorités de la sottise, devenues souveraines en toute
légitimité, l'emporteraient fatalement sur les minorités du savoir
et la démocratie ne serait plus que le fourrier de la tyrannie.
Mais
si l'idée d'apprendre aux peuples à se servir de leur raison s'est
révélée féconde, elle a fini, elle aussi, par se révéler difficilement
compatible avec l'enseignement de l'Histoire dans les écoles de
la République et, par conséquent, avec les exigences les plus
élémentaires de la méthode scientifique, qui se doit de fournir
une compréhension véritable du passé de la France et de sa culture.
Car si, à la vieille méthode de perpétuer l'obscurantisme sur
le fond en se contentant de faire changer de discours aux dieux,
on substitue la méthode nouvelle de les ignorer purement et simplement,
comme si le silence à leur égard pouvait les faire disparaître,
on amputera presque autant la culture laïque des droits de la
pensée critique que le faisait autrefois la théologie.
J'approuve,
évidemment, la circulaire de François Bayrou interdisant le port
du voile islamique dans les lycées et les collèges ; mais j'ai
entendu récemment un professeur de physique issu de la seconde
génération des immigrés algériens, expliquer devant les caméras
qu'il fallait rendre plus conscientes de la réalité du monde moderne
les jeunes filles férues de leur encapuchonnement cérébral, afin
de les préparer à leur future vie professionnelle ; et pour cela,
il convenait de mettre le Contrat social de
Rousseau entre leurs mains. Mais si l'on se contente de faire
lire le Contrat social dans tous nos
lycées sans jamais oser expliquer clairement qu'il s'agit d'un
manifeste antireligieux, parce que Rousseau y expose comment la
légitimité du pouvoir politique ne naît pas de Dieu, mais d'un
libre accord entre des citoyens qui décident seuls et souverainement
de définir l'intérêt général et de transférer une partie de leurs
droits naturels et innés au corps social . Et si, au nom de la
neutralité scolaire, on passe délibérément sous silence tout le
contexte historique qui rend l'ouvrage réellement intelligible,
l'élève sera rendu non pas savant, mais ignorant ; car, à l'époque,
il était terriblement sacrilège de nier que Dieu eût fondé toutes
les sociétés du monde. Dans Bossuet, il dirigeait les batailles
du haut du ciel, comme les dieux dans Homère ; et c'était cela
que l'on enseignait dans toutes les écoles du Royaume à l'époque
de Rousseau.
Aussi,
le paysage le plus désolé est-il aujourd'hui celui dont la raison
elle-même offre le spectacle. Car Jahvé , Allah et le Dieu des
chrétiens n'ont jamais été tolérants quand ils se sont trouvés
en position de force dans l'Histoire : ils ne deviennent bienveillants
qu'à l'agonie, quand leurs partisans ont perdu le pouvoir, tellement
ils ne sont que des représentations fantasmées de la puissance
ou de l'impuissance politique de leurs fidèles. Il nous faut une
raison capable de pénétrer dans l'esprit humain en profondeur.
Une laïcité muette et craintive ne peut que conduire à une civilisation
bancale, dans laquelle la recherche rationnelle se trouvera bloquée
par les mêmes tabous et les mêmes interdis qu'autrefois, que nous
aurons seulement recouverts de vêtements nouveaux. Mais comment
la raison philosophique retrouvera-t-elle son courage et ses forces
créatrices avec les armes du XXIe siècle ?
Si
je devais vous entretenir des conquêtes de la raison moderne telles
que je les conçois, je pense qu'une conférence de deux heures
vous laisserait encore sur votre faim ; en revanche, je vais tenter
de vous exposer en trois minutes quelques principes simples. Car,
il est vrai que la raison a eu longtemps la lourde charge de lutter
pour se voir seulement accorder le droit d'établir les faits dans
leur réalité objective face aux théologiens qui ne voulaient pas
que la Terre tournât autour du Soleil. Mais une fois les faits
dûment constatés en tant que tels, comment allons-nous les interpréter,
c'est-à-dire les rendre "signifiants" de manière
non magique si les signifiants sont nécessairement faits de main
d'homme et s'ils sortent tous de nos ateliers, y compris au cur
de la théorie physique classique ?
Car
nous chargions autrefois les mathématiques de véhiculer nos signifiants
et nos valeurs de juristes, auxquels nous demandions d'élaborer
ce que nous appelions " le rationnel " sur
le modèle d'une " légalité " que nous attribuions
aux comportements des atomes. Si la croyance erronée en une compréhensibilité
en soi de la matière n'est donc jamais engendrée dans nos esprits
par les faits eux-mêmes, qui sont des sourds-muets de naissance,
mais seulement par la médiation de nos codes de référence, à l'aide
desquels nous les métamorphosons en systèmes de signes dont la
psychologie qui les régit est observable, alors nous ferons entrer
la raison critique dans le XXIe siècle, parce que ce sera la notion
même de preuve qu'il nous faudra bouleverser de fond en comble.
Mais pour accepter un si grand changement de nos mentalités de
légistes de la matière - c'est-à-dire pour repenser la notion
même de démonstration, donc de raisonnement convaincant - il nous
faudra nécessairement observer comment la persuasion portant sur
le " sens rationnel " était encore naïvement
élaborée sur un modèle inconsciemment théologique et dûment garanti
dans notre dos par l'Église , c'est-à-dire sur une logique prétendument
innée et cautionnée à la fois par les fameuses évidences du sens
commun et par les " lumières naturelles " à
l'aide desquelles Dieu avait éclairé nos esprits.
Mais
depuis Einstein, nous savons qu'un corps qui se déplace est plus
court qu'un corps arrêté, que le temps se mêle à l'espace et que
l'univers possède quatre dimensions ; et qu'en elles-mêmes, ces
quatre dimensions demeurent évidemment aussi muettes que les trois
précédentes, nos mathématiques se contentant de nous fournir un
décalque équationnel de ce qui se passe . Si nous refusions ces
vérités élémentaires, et si nous nous imaginions que la raison
einsteinienne produirait le miracle de rendre le réel plus intelligible
en soi qu'autrefois, ce serait encore pour des raisons théologiques
demeurées vivaces au plus profond de notre inconscient que nous
tomberions dans la croyance en de si grands prodiges.
Cessons
donc de mettre l'exactitude et nos signifiants dans le même emballage,
à la manière des croyants, qui vous racontent quelquefois des
faits historiques bien réels, mais qui projettent ensuite sur
eux leurs grilles de lecture mythiques et qui n'ont pas de regard
sur le fonctionnement de l'esprit humain. Et apprenons à observer
les médiations oniriques des religions à l'aide de la même raison
critique qui nous aura permis de radiographier la candide subjectivité
de la physique du savant euclidien, lequel se donnait pour interlocuteur
la logique d'Aristote et de Saint-Thomas, qu'il projetait vaillamment
sur un univers à trois dimensions.
Mais
si nous commençons enfin de nous demander ce qui, "faisait
preuve" dans nos preuves anciennes et comment nos médiations
verbales changeaient naïvement les faits tous nus en manifestations
objectives de leur prétendu sens, aurons-nous le courage d'accepter
notre nouveau statut dans l'univers ? Pour cela, il faudra que
nos his-toriens de l'imaginaire conquièrent les instruments nouveaux
de la pensée critique dont leur interprétation du fabuleux mental
de l'humanité aura besoin, car ils ne peuvent enseigner le passé
religieux de la France s'il ne savent encore ni ce qu'est l'imaginaire
religieux, ni com-ment il fonctionne, ni comment il fonde les
identités collectives sur des valeurs, ni comment il se fait que
notre encéphale infirme extériorise, depuis le fond des âges,
des effigies fantastiques, les élevant au rang de personnages
cosmiques et leur conférant une existence hors de la conscience,
ni comment les dieux ainsi engendrés ont long-temps piloté la
vie politique des peuples et la pilotent encore dans l'Islam.
Certes,
nous devons lutter de toutes nos forces contre les dan-gers de
la régression religieuse. Mais le mot d'intégrisme n'est-il
pas un signe à son tour, un signe de notre vocabulaire apeuré,
un signe de notre dérobade philosophique et de notre propre obscurantisme
latent, puisque toute religion qui prend encore au sérieux sa
doctrine et ses dogmes est intégriste par définition ? Nous nous
indignons d'autant plus que nous avons peur de réfuter. Exorciserons-nous
le fanatisme avec des mots tempétueux, afin de nous cacher à nous-mêmes
qu'une raison adulte doit savoir que nous sommes seuls à parler
dans l'immensité et que nous ne serons réellement pensants que
le jour où nous accepterons d'en payer le prix, c'est-à-dire le
jour où nous assumerons avec noblesse et hauteur la condition
tragique d'une humanité à jamais privée, parmi les galaxies, de
tout le vain secours des médiateurs extérieurs à notre propre
conscience. " Quelle solitude " direz-vous. Je
répondrai : " Mais aussi, quelle liberté ".
Quand
en Algérie, on assassine des chanteurs populaires, et qu'on s'en
indigne - mais sans qu'il soit permis de réfuter des songes davantage
que sous Périclès quand Protagoras avait dû s'enfuir pour avoir
douté de l'Olympe des Athéniens - comment voulez-vous que la raison
redevienne socratique, et qu'elle se donne un avenir créateur
? Un philosophe est-il digne de philosopher s'il refuse le danger
extrême d'outrager l'ignorance et la sottise ? Quel spectacle
que celui de nos intellectuels bâillonnés, qui défendent Salman
Rushdie avec tellement de prudence qu'ils n'osent pas évoquer
les droits de la raison, mais seulement ceux de l'esthétique littéraire!
Ne
devenons pas les otages de notre peur, ne demeurons pas moins
libres qu'un Voltaire, qui attaquait, " bille en tête "
la croyance au mythe eucharistique. Gardons-nous d'oublier que
les progrès d'une raison civilisatrice ont toujours été parallèles
à l'approfondissement de la conscience de soi de l'humanité et,
par conséquent, de notre dignité.
Une
lucidité audacieuse est le contraire du nihilisme ; et une République
qui oserait enseigner la condition humaine dans ses écoles porterait
la démocratie à l'âge adulte. Alors il nous faudra refonder la
République ; et pour cela, oser rappeler qu'il n'y a pas de véritable
démocratie sans une éducation rationnelle des citoyens ; que les
dieux ne doivent pas prendre leur revanche à diviniser les majorités
; que le fondement réel de la paix civile n'est pas un droit de
vote rendu aveugle. Si Socrate ressuscitait aujourd'hui, il viendrait
nous expliquer que le suffrage universel n'est ni légitime, ni
infaillible quand il porte Hitler au pouvoir.