1
- Introduction à une philosophie de la sottise
2
- La philosophie
et la radiographie anthropologique de la sottise
3
- Le crayon rouge de René Pommier
4
- Le grand prêtre du voilement de face à Gaza
5
- Les Ponce Pilate du christianisme
6
- Le " désir mimétique "
7
- De la " rivalité mimétique " au sacrifice
8
- L'expérimentateur du panurgisme
9
- Les moutons de la peur
10
- Le récitatif théologique
11
- Le génie de Chateaubriand
12
- Anselme et la simiohumanité de Dieu
13
- L'immolation de Gaza et l'avenir des sciences humaines
14
- La sauvagerie de l'idole
15
- Quelques prouesses de la rivalité mimétique
16
- Comment on devient chrétien
17
- Qu'est-ce que croire en René Girard ?
18
- René Pommier le précurseur
*
1 - Introduction
à une philosophie de la sottise
Dans un essai d'un type inédit, mais dont le riche avenir ne manquera
pas de débarquer prochainement dans le champ de la pensée critique
française, M. René Pommier étudie, la loupe à l'œil et à l'écoute
du bon sens cartésien, la théorie de la "rivalité mimétique"
de M. René Girard, de l'Académie française. René Pommier a appris
l'analyse universitaire des textes littéraires à l'école Normale
supérieure de la rue d'Ulm. On doit à ce spécialiste du siècle
de Louis XIV des analyses fouillées des plus grands auteurs de
l'époque classique et notamment des Etudes sur le dix-septième
siècle, Etudes sur le Dom Juan de Molière, Etudes sur Britannicus,
Etudes sur le Tartuffe, Etudes sur la Princesse de Clèves.
Dans le plus brillant de ses essais, qui vient de paraître, cet
agrégé de Lettres et docteur d'Etat s'étonne plus que jamais de
ce que l'éducation nationale ait radicalement séparé l'initiation
à la lecture de nos grands écrivains de celle des grands philosophes.
Cette méthode a détourné l'attention des lecteurs de Racine ou
de Flaubert du spectacle des apories de la condition humaine,
alors que le génie littéraire a toujours enfanté une vision philosophique
et prophétique du monde. La métaphysique des Kafka, des Shakespeare,
des Swift ou des Cervantès demeure à décrypter. Quant à la postérité
anthropologique de Balzac ou du Tartuffe de Molière, elle en est
à ses premiers pas.
René
Pommier a si bien compris les carences dont souffre un humanisme
européen amputé de la lecture précoce de Platon qu'il nous explique
depuis longtemps les tenants et les aboutissants de sa pédagogie
et le sens qu'il entend donner à ses méthodes de décorticage de
l'incohérence mentale de l'humanité en général - celle que les
philosophes observent depuis tant de siècles et notamment un disciple
de Descartes qui naquit en 1638, comme Louis XIV et mourut, comme
lui, en 1715 - un certain Malebranche. On n'a retenu de ce malheureux
que les raisons, logiciennes seulement à demi, pour lesquelles
un Dieu stupide arrose les chemins en même temps que les champs
: c'est que la sagesse infinie du nouveau Jupiter procèderait
par vues globales - le ciel chrétien a été modelé à l'école du
droit romain, qui enseignait que de minimis non curat praetor.
Aussi est-il fort instructif de découvrir que ce philosophe, si
sottement qu'il fût demeuré accoudé à la piété de son siècle,
ne s'en révèle pas moins un analyste perspicace du désordre cérébral
dont souffre René Girard: "Pour devenir célèbre, les inventeurs
de nouveaux systèmes veulent être des novateurs, (…) des inventeurs
de quelque opinion nouvelle, afin d'acquérir par là quelque réputation
dans le monde ; et ils s'assurent qu'en disant quelque chose qui
n'ait point encore été dite , ils ne manqueront pas d'admirateurs.
(Malebranche, De la recherche de la vérité, La Pléiade,
Gallimard 1979, p. 230)
Comment vont-ils s'y prendre? "Dès qu'ils croient avoir enfin
découvert une théorie que leur paraît de nature à leur permettre
de parvenir à leur but, ils s'y attachent aveuglément (…). Ils
privilégient tout ce qui leur semble pouvoir, si peu que ce soit,
la conforter et ignorent superbement tout ce qui la contredit
de la façon la plus évidente et pourrait la ruiner dans l'œuf.
"Mais encore? "Lorsqu'ils ont une fois imaginé un système qui
ait quelque vraisemblance, on ne peut plus les en détromper. Il
retiennent et conservent très clairement toutes choses qui peuvent
servir en quelque manière à les confirmer; et ils n'aperçoivent
presque pas toutes les objections qui lui sont opposées, ou bien
ils s'en défont par quelque distinction frivole." Comment
vont-ils gérer le trésor d'une gloire empruntée à ce point? "Ils
se plaisent intérieurement dans la vue de leur ouvrage et de l'estime
qu'ils espèrent en recevoir." Comment cela? "Ils ne s'appliquent
qu'à considérer l'image de la vérité que portent leurs opinions
vraisemblables. Ils arrêtent cette image fixe devant leurs yeux
, mais ils ne regardent jamais d'une vue arrêtée les autres faces
de leurs sentiments, lesquelles leur en découvriraient la fausseté."
(p. 120-121)
De ce psychanalyste avant la lettre de l'esprit de système, René
Pommier va tirer une philosophie générale de la sottise: "Les
erreurs sont très fécondes, écrit-il, parce qu'elles sont d'ordinaires
grosses de beaucoup d'autres. L'erreur engendre, hélas, beaucoup
plus facilement d'autres erreurs que la vérité ne fait découvrir
d'autres vérités. Les idées fausses sont comment les mauvaises
herbes : elles prolifèrent rapidement. Les sottises n'aiment pas
la solitude." (p. 121)
2 - La philosophie
et la radiographie anthropologique de la sottise
Même dans la presse quotidienne, la critique littéraire a cessé
de ridiculiser les mauvais auteurs - elle ne prend plus la peine
d' "éreinter" un ouvrage, comme on disait autrefois. En
revanche, Kierkegaard et Schopenhauer consacrent des centaines
de pages à ridiculiser la mythologie du concept dont Hegel a fait
le Paraclet de l'idéalisme christianisé, Nietzsche s'attarde à
tourner le rationalisme au petit pied de David Strauss en dérision
et Platon a rendu immortelles ses réfutations dialoguées de la
dialectique artificieuse des plus illustres sophistes de son temps.
C'est que l'enjeu de la réfutation des Hippias, des Prodicos ou
des Protagoras était universel et il l'est demeuré. En l'espèce,
l'ouvrage de René Pommier pose rien de moins que la question de
savoir ce que sont devenues les croyances chrétiennes d'usage
courant et l'athéisme ripoliné des nouveaux sophistes sortis de
terre soixante-dix ans après le décès de Freud, un siècle et demi
après celui de Darwin, deux siècles et demi après celui de Voltaire
et de Diderot, pour ne pas remonter à Lucrèce ou à Epicure.
C'est dire qu'aucun débat ne se situe davantage au cœur de l'histoire
de la pensée mondiale - donc du devenir désespérant ou réjouissant
de l'embryon d'encéphale dont dispose notre espèce - qu'une "critique
des textes" métamorphosée, de discipline scolaire et convenue
qu'elle était en un instrument de pesée ironique de l'intelligence
du genre humain. Mieux encore : à l'heure où les mythes religieux
reviennent en force dans la géopolitique, ils mettent plus que
jamais en évidence l'abîme qui sépare la réflexion de fond sur
les mythes sacrés de la description myope des pratiques cultuelles
dont les peuples et les nations accumulent les témoignages depuis
des millénaires. Il est précieux que des observateurs stratosphériques
de l'évolution de l'encéphale schizoïde de notre espèce apprennent
à diagnostiquer à l'aide de méthodes iconoclastes les maladies
ataviques ou récentes dont la boîte osseuse des hommes et celle
de leurs dieux souffrent de conserve.
Sur
quels chemins encore à débroussailler de la connaissance rationnelle
l'anthropologie critique entend-elle interpréter les efforts titanesques
aussi bien de l'autel romain que des propitiatoires des démocraties
auto-idéalisées pour tenter de protéger les théologies sacrificielles
de la profanation de leur véritable contenu doctrinal, c'est-à-dire
de la mise en évidence du rôle central que jouent les immolations
sanglantes dans l'histoire tout court comme dans l'histoire cultuelle
de l'humanité? Car elles se révèlent parallèles au point qu'elles
se donnent fidèlement la réplique.
3
- Le crayon rouge de René Pommier
Il se trouve que, depuis plus de trente ans, M. René Girard n'a
d'autre objectif que de tenter de guérir le christianisme du meurtre
de la messe, donc de retirer au Golgotha son rôle d'offertoire
sanglant de la foi, donc de priver le mythe de la "rédemption"
de son immersion dans l'assassinat payant, donc de métamorphoser
le "boucher obscur" de Pascal en un gentil marchand de
sucreries, donc de nier la rechute de la religion de l'incarnation
dans la trucidation récompensée d'Isaac et d'Iphigénie, donc de
retirer de l'autel de Jahvé ou du Dieu de la Croix la victime
ensanglantée et revendiquée depuis les origines, donc confirmée
par le Concile de Trente, donc réitérée par le Catéchisme
de l'Eglise romaine de 1992, donc épaulée par l'Eglise
orthodoxe et par tous les protestantismes eux-mêmes, dont aucun
ne va tellement loin dans l'audace de ses sacrilèges qu'il irait
jusqu'à nier le rôle de victime sacrée que joue Jésus-Christ au
sein d'une religion fondée à la fois sur notre retour retardé
au Paradis et sur le paiement rubis sur l'ongle et de siècle en
siècle à un créancier insatiable du prix expiatoire de notre expulsion
de l'Eden.
Le
crayon rouge du professeur de Lettres à la main, René Pommier
corrige minutieusement les copies en forme de dérobade du théoricien
de la "rivalité mimétique". Mais, dans le même temps, cet
ancien élève des Pères demande à la philosophie des Turgot et
des Condorcet de forcer la porte des sciences humaines; et il
supplie la raison d'aujourd'hui de souligner sans relâche les
trucages de textes, les faux sens délibérément introduits dans
l'interprétation édulcorante et ad usum delphini de Flaubert et
d'Homère, de Saint Marc et de Racine, de Proust et de Molière.
Quelle dissection que de soumettre une théologie à la critique
de l'escamotage girardien du sang des hommes et des dieux, quel
exercice chirurgical de la logique que d'introduire le scalpel
de la dialectique dans les jardinets de Clio, quelle autopsie
d'un culte inca dont le Dieu tueur se prétend innocent!
4 - Le grand prêtre
du voilement de face à Gaza
Naturellement, une humanité suffisamment auguste par s'attacher
tout entière à détourner sa face du crime rédempteur qu'on lui
impute et qu'on lui réclame tout ensemble de là-haut, une telle
humanité, dis-je, refuse farouchement de regarder en face les
chromosomes du tartuffisme logés dans ses gènes et qui pilotent
sa politique et son histoire depuis des millénaires. Et comme
il se trouve que l'idole et les étals de la mort qui lui servent
de réflecteurs donnent désormais leur "hypocrisie effrayée",
comme dit Condorcet, en spectacle à Gaza, on comprend que René
Girard soit appelé à jouer sur notre astéroïde le rôle du grand
prêtre du voilement de face de la raison universelle et de la
pensée politique mondiale. Car la mappemonde ne saurait s'atteler
au devoir, par trop cruel, d'approfondir son "Connais-toi". Songez
donc que cette tâche-là appellerait notre espèce à descendre,
la torche d'Isaïe à la main, dans l'antre de la bête qu'on appelle
l'Histoire!
5
- Les Ponce Pilate du christianisme
Je n'entrerai pas dans le détail des montages auxquels s'exercent
les Ponce Pilate du meurtre sacré et qui permettent aux officiants
de l'offertoire chrétien d'"expliquer" un sacrifice de
sang afin d'en dédouaner le commanditaire divin. Je préfère tourner
le regard du lecteur en direction du miroir dans lequel le Narcisse
sacerdotal se regarde. Qu'en est-il de la sacralité auto angélisée
du clergé des idéalités de la démocratie mondiale? Car si la civilisation
des catéchètes de la "liberté" distille un humanisme pour
enfants de chœur, la civilisation de la Justice aura besoin de
se réfléchir dans le miroir truqué d'un culte faussement délivré
du meurtre qui l'habite. Alors le nouvel évangile des "droits
de l'homme" de 1789 sera censé se laver de la souillure
du rachat de notre espèce par la mise à mort d'un innocent.
Si je passe sans m'attarder - qu'on lise René Pommier - sur le
recensement des falsifications titanesques auxquelles il faudra
recourir pour s'exercer à ce lustrage , c'est donc afin de tenter
d'encadrer d'une modeste réflexion préalable l'originalité de
la démarche de notre iconoclaste, puisqu'il s'agit, comme il est
suggéré plus haut, de la révolution de la critique française de
textes qu'entraîne l'irruption dans les écoles de la République
des sacrilèges de la pensée logique. Il apparaît alors que l'incohérence
mentale dont témoigne la croyance en la vertu thérapeutique du
meurtre sacré débouche toujours sur une cécité de nature inconsciemment
politique, et précisément sur l'aveuglement à l'égard des relations
que l'histoire entretient avec ses potences.
Certes,
il peut arriver à notre blasphémateur de s'indigner d'une mauvaise
foi dont la pieuse friponnerie lui paraît trop criante pour qu'il
ne se frotte pas les yeux de surprise et qu'il puisse se retenir
de s'exclamer que les bras lui en tombent ; mais le plus souvent
il s'interroge tranquillement sur les secrets universels de la
trucidation dévote de l'autel dont on sait, depuis Freud et Sartre,
que la mauvaise foi demeure largement cachée aux yeux des dévots
tapis sous l'offertoire et qui en usent la main sur le coeur.
Exemple: "Les sottises éveillent généralement chez ceux qui
les profèrent une sourde et lancinante inquiétude, très perceptible
chez René Girard. Comme nous avons pu le noter, il lui arrive
assez souvent de s'interrompre et de s'interroger sur la validité
de ses thèses et de ses analyses. Mais il surmonte vite ces moments
de doute pour se lancer à corps perdu dans de nouvelles divagations.
Et plus il accumule les élucubration, plus il se rassure en se
disant qu'il est impossible qu'il ait pu se tromper à ce point-là.
Hé bien si, c'est tout à fait possible et c'est même comme cela
que se construisent beaucoup de systèmes." (p. 121)
6 - Le " désir mimétique
"
En
réalité, la civilisation moderne a abouti à un degré tellement
irréversible de la spécialisation des têtes que des esprits éduqués
à l'école d'une discipline aux méthodes bien balisées se montrent
ensuite aussi étrangers à d'autres savoirs que les scarabées à
la démonstration du théorème de Pythagore. Naturellement, ce phénomène
extraordinaire se trouvera encore accentué quand une idée fixe
servira d'axe central à un fanatisme cérébralisé et devenu doctrinal.
Voici quelques exemples d'encéphales miraculés par la candeur
doctorale - M. René Pommier les appelle "le peuple des jobards"
- qui suffiront à éclairer la question focale que posera à l'anthropologie
critique le miracle du refus intellectuel d'une civilisation entière
de décrypter les secrets anthropologiques qu'illustrent les sacrificateurs
aux mains jointes. On sait que la doctrine centrale de René Girard
est celle du "désir mimétique" dont le dogme premier raconte
que tout être humain normalement constitué, donc, hélas, anormal
par nature et de naissance, ne désire jamais quoi que ce soit
spontanément et pour s'être mis à l'écoute de sa propre volonté,
mais seulement parce qu'un autre, que René Girard appelle "le
médiateur", désire le même objet. "Le vrai Dom Juan n'est
pas autonome; il est incapable de se passer des Autres…Cette
vérité est aujourd'hui dissimulée. Mais c'est la vérité de certains
séducteurs shakespeariens ; c'est la vérité du Dom Juan de Molière."
(p. 56)
Si vous entendez mettre la main sur la preuve la plus irréfutable
de ce que seul le mimétologue girardien échappera à une fatalité
aussi universelle que celle de la dépendance du désir de chacun
du désir allumé par un autre, il vous suffira de lire la scène
2 de l'acte II où Don Juan se prépare à enlever une jeune fiancée:
"Le hasard me fait voir ce couple d'amants trois ou quatre
jours avant leur voyage. Jamais je ne vis deux personnes être
si contentes l'une de l'autre et faire éclater plus d'amour. La
tendresse visible de leurs mutuelles ardeurs me donna de l'émotion;
j'en fus frappé au cœur et mon amour commença par la jalousie.
Oui, je ne pus souffrir de les voir si bien ensemble; le dépit
alarma mes désirs et je me figurais un plaisir extrême à pouvoir
troubler leur intelligence et rompre cet engagement dont la délicatesse
de mon cœur se tenait offensée." p. 24-25
René
Pommier commente la scène en ces termes: "Ce texte lui
[à René Girard] paraît manifestement tout à fait concluant.
Il ne semble pas douter un instant qu'il suffise à prouver que
Dom Juan ne saurait jamais désirer que des femmes déjà désirées
par un autre. Mais Dom Juan, lui, n'en est manifestement pas conscient.
Loin d'avoir le sentiment que ce qui vient de lui arriver corresponde
à sa "vérité", il y voit une bizarrerie qu'il a du mal
à s'expliquer et en souligne le caractère paradoxal: "Mon amour
commença par la jalousie". N'ayant pas lu René Girard, Dom Juan
pense, en effet, que la jalousie est beaucoup plus volontiers
la conséquence que la cause de l'amour. C'est apparemment la première
fois que pareille chose lui arrive. D'ordinaire il lui suffit
de voir une jolie femme pour la désirer." (p.25)
Du
reste, s'il avait fallu démontrer aux spectateurs du XVIIe siècle
que Dom Juan était coureur en diable, il suffirait de lire la
suite dans Molière: "Je
ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable; et dès
qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les
donnerais tous", a-t-il confié un instant auparavant à
Sganarelle à qui cet aveu n'a certainement rien appris. Et apparemment,
il en est toujours ainsi, comme on peut le constater à la scène
2 de l'acte II où, apercevant Charlotte, il dit à Sganarelle:
"Ah ah, d'où sort cette autre paysanne, Sganarelle ? As-tu rien
vu de plus joli, et ne trouves-tu pas, dis-moi, que celle-ci vaut
bien l'autre ? " Notons que Dom Juan ne sait alors encore rien
sur Charlotte, et qu'il ignore notamment qu'elle est fiancée à
Pierrot. Le désir qu'elle lui inspire est évidemment immédiat
dans tous les sens du mot. Et il en est de même de tous les amoureux
de Molière." (p. 25)
7 - De la " rivalité
mimétique " au sacrifice
La
relative longueur de cette citation remplace toutes les autres
dans la démonstration de ce que la raison ordinaire du genre humaine
peut se révéler un hurluberlu et que rien ne l'arrête alors dans
le saugrenu, le rocambolesque et le farfelu.
Mais
pourquoi René Girard a-t-il besoin de nier toute autonomie du
désir? Fort simplement parce que ce postulat est indispensable
à l'"explication" de la "rivalité mimétique":
il faut bien que toute l'humanité soit censée désirer les mêmes
objets pour qu'elle se trouve plongée dans une marmite en ébullition.
Alors seulement notre espèce montera comme le lait sur le feu,
ce qui fera fatalement déborder tout le contenu du récipient.
Mais où René Girard veut-il en venir avec son pot-au-feu? Au sacrifice
religieux : afin d'éviter l'explosion perpétuelle des désirs en
rivalité entre eux, les sociétés humaines vont se choisir un gentil
"bouc émissaire", dont elles fleuriront les cornes au besoin,
tellement elles se montreront reconnaissantes à la bête saintement
égorgée de servir d'exutoire passif à leur violence mal contenue.
Pour
comprendre en anthropologue l'erreur dans laquelle René Girard
s'est laissé entraîner et qui l'a conduit à confondre l'esprit
d'imitation, qu'il appelle le mimétisme, avec le grégarisme
viscéral dont l'humanité se trouve affligée - cette tare se
manifeste déjà chez les chimpanzés - il faut rappeler que la vassalité
cérébrale d'Adam s'exprime sous trois formes principales du panurgisme
atavique , mais non universel dont souffre notre espèce. La première
a été démontrée il y a plus d'un demi-siècle par Stanley Milgram
: cet anthropologue a imaginé d'expérimenter sur le vif la puissance
de persuasion automatique, mais relativement riche en exceptions,
qu'exerce le respect inné de l'autorité sociale et du pouvoir
hiérarchique. Je rappelle la méthode de démonstration ingénieuse
que ce Swift des sciences humaines a imaginée à Lilliput. Sous
couvert de tester en laboratoire l'ampleur et les limites de notre
faculté de nous mettre en apprentissage, ce Gulliver a mis en
scène des acteurs censés recevoir des décharges électriques d'intensité
croissante de la part de laborantins chargés de châtier à distance
leurs erreurs d'élèves doués ou de cancres invétérés. Les vrais
cobayes n'étaient donc en rien les faux apprentis, tous de mèche,
mais les honnêtes salariés chargés d'appuyer sur les boutons et
qui croyaient déclencher des cris de douleur d'intensité proportionnée
au voltage qu'ils administraient aux victimes - et cela jusqu'au
trépas simulé de ces derniers. Le chef du laboratoire n'était
autre que Stanley Milgram, dont la blouse de médecin et la barbe
doctorale impressionnaient suffisamment les smicards de la torture
pour qu'ils accomplissent leur travail sans état d'âme et avec
autant de conscience professionnelle et de minutie que le prisonnier
du goulag que Soljenitsyne a mis en scène dans Une journée
d'Yvan Denissovitch ou Kafka dans La Colonie pénitentiaire.
L'expérience
vient d'être reprise dans un jeu télévisé, mais non plus afin
de démontrer le mécanisme fondateur des sociétés humaines, mais
seulement pour illustrer la vanité télévisuelle, ce qui, à l'instar
du sacré, préserve le public de tout regard sur l'essentiel.
8 - L'expérimentateur
du panurgisme
La
seconde source du panurgisme humain s'inscrit dans la continuation
logique de la première: si vous lisez la Correspondance
entre Erasme, alors réfugié à Fribourg la catholique et Amerbach,
grand juriste demeuré à Bâle la protestante, vous découvrirez
que la municipalité de la ville laissait plusieurs mois à la libre
réflexion des fidèles du culte romain pour qu'ils reviennent à
la raison et au plus simple bon sens par le chemin de leur entendement
naturel, notamment au chapitre crucial de la doctrine de la transsubstantiation
eucharistique. Amerbach est terrifié : comment serait-il possible
de soumettre à une pesée personnelle la doctrine du Saint Siège,
écrit-il au grand humaniste, selon laquelle le pain et le vin
de la messe se changent effectivement en molécules de chair et
de sang sur l'autel par l'effet miraculeux des paroles de la consécration
que prononce l'officiant, puisque Jésus-Christ a expressément
déclaré à ses disciples: "Ceci est mon corps, ceci est
mon sang". Si la parole d'un homme hissé au rang et à l'autorité
du "fils de Dieu" est nécessairement infaillible par nature et
par définition, comment celle de son supérieur hiérarchique, une
divinité omnisciente et dont les écrits se trouvent dûment consignés
dans ses saintes écritures ne le seraient-elles pas encore davantage,
tant par nature que par définition?
Erasme ne saurait suggérer à Amerbach que le pain et le vin seraient
des offrandes végétales parce que particulières aux civilisations
demeurées bucoliques, donc étrangères aux conflits armés des civilisations
plus développées, de sorte qu'il a fallu demander à des prémices
agricoles de se métamorphoser symboliquement en chair et en sang
d'une histoire désormais armée jusqu'aux dents. Au contraire,
l'auteur de la Ratio verae theologiae oublie subitement
toute sa théologie des métaphores et des signes pour encourager
vivement Amerbach à tenir bon et à défendre la lettre des textes,
parce que, écrit-il maintenant, si l'on cède seulement d'un pouce
sur la doctrine catholique, l'hérétique poussera son avantage
au profit de son raisonnement et ne tardera pas à vous entraîner
plus loin dans sa logique de l'impiété, de sorte que, de fil en
aiguille, vous ne saurez plus où vous arrêter sur ce chemin ;
et bientôt il sera trop tard pour organiser une résistance efficace
aux schismatiques.
René
Girard semble ignorer que plus une société est close sur ses rituels
et ses dogmes, comme disait Bergson, plus elle hait l'individu
différencié et singularisé à l'école de sa raison. Toute société
religieuse est un corps spongieux. A ce titre, elle est dirigée
par une caste armée d'une excellente mémoire et suffisamment décérébrée
non seulement pour répéter impeccablement et de génération en
génération un savoir traditionnel devenu héréditaire, mais douée
pour l'expression rhétorique du psittacisme catéchétique, ce qui
lui permet d'en présenter de siècle en siècle la doctrine comme
le ciment cérébral et psychique des brebis d'un propriétaire mythique.
9
- Les moutons de la peur
La
troisième voie du grégarisme et du panurgisme congénitaux à l'espèce
humaine n'est autre qu'une capacité de convaincre nécessairement
liée à la force politique, donc à la peur qui lui demeure fatalement
attachée. Il suffit de lire les Lettres de Cicéron à Atticus pour
observer à la loupe et quasiment jour après jour les basculements
successifs des Romains, et d'abord de Cicéron lui-même du côté
de César ou de Pompée depuis le franchissement du Rubicon de l'un
jusqu'à la bataille de Pharsale qui allait conduire à l'assassinat
du second en Egypte. Ce n'est évidemment pas la "rivalité mimétique"
qui a dicté ce va-et-vient, sinon la clé de l'agglutinement constant
des Etats européens à l'empire américain depuis 1945 serait cachée
dans le coffret de la politologie girardienne. Face à une puissance
qui fait l'histoire, la tentation des faibles est grande de ne
pas s'isoler sur la planète, donc de participer activement à une
attraction vassalisatrice générale. L'assujettissement des peuples
ne découle nullement de leur besoin congénital de se mimer inconsciemment
les uns les autres, mais de la crainte qu'à s'en aller camper
sur l'île déserte d'une souveraineté isolée, on y mangera le pain
amer de la solitude. L'érémitisme souverain est l'héroïsme des
hommes de génie, non de la politique.
On
voit que la fonction girardissime du mythe girardien est d'insérer
dans l'histoire un mécanisme mimétique qui sera censé fonctionner
tout seul, donc innocemment, de sorte que son automatisme permettra
aux Etats de jouer au Ponce Pilate de leur destin face à une prétendue
fatalité de leur cécité. Ce ne sera pas délibérément, donc en
coupable, que l'humanité arborera le masque sacré qui l'absoudra
de se rendre aveugle à son propre sort, mais en application d'un
verdict du dieu nouveau du pardon, la "rivalité mimétique".
10 - Le récitatif
théologique
On sait que Gabriel Tarde (1843-1904) a observé le premier l'inégalité
de la "faculté d'imiter" dont font preuve les peuples et
les nations, et notamment les Gaulois, qui s'étaient rapidement
initiés aux méthodes de guerre des légions de César. Du dernier
sociologue pensant - il a été remis à l'honneur par Gilles Deleuze
et par d'autres philosophes - il faut retenir La Criminalité
comparée (1890), La Philosophie pénale (1890),
Les Lois de l'imitation (1890), Les Transformations
du droit. Étude sociologique (1891), Monadologie
et sociologie (1893), La Logique sociale (1895),
Fragment d'histoire future (1896), L'Opposition
universelle. Essai d'une théorie des contraires (1897),
Écrits de psychologie sociale (1898), Les Lois sociales.
Esquisse d'une sociologie (1898), Psychologie économique,
(1902), L'Opinion et la foule (1901)(réédité
en 2006).
Mais
René Girard obéit à une ambition tout autre et qui rend hallucinante
la "rivalité mimétique", celle de métamorphoser l'histoire
profane de la planète entière en une succession de sacrifices
masqués et tous supposés de type proprement religieux, alors que
le terme de "sacrifice" compénètre le langage courant dans
un sens banalisé et nullement cultuel : on parlera d'un sacrifice
d'argent, par exemple ou du patriotisme comme l'expression de
"l'esprit de sacrifice" des citoyens.
Le
sacrifice à la patrie sur les champs de bataille n'est pas une
immolation dûment encadrée par une Eglise; mais chez René Girard,
le besoin doublement impérieux de soustraire non seulement le
christianisme à son statut naturel de religion immolatoire classique,
mais de l'absoudre du retour subreptice au sacrifice humain dans
son sein, ce double besoin, dis-je, métamorphose en un sacrifice
prétendument religieux et secrètement sacerdotal le meurtre de
Jean-Baptiste, le vilain tour joué au cyclope dans Homère ou la
ruse d'Esaü.
Naturellement, à ce compte, impossible de ne pas mettre systématiquement
les massacres de septembre, l'exécution de Louis XVI ou la Grande
guerre sur la liste des sacrifices cultuels proprement dits. Mais
l'anthropologie critique entend observer les sacrifices dans leurs
ramifications politiques "naturelles", et cela jusqu'au cœur du
temporel désacralisé des Etats modernes. Le sacrifice de Gaza,
par exemple, n'est pas balisé par un clergé endoctriné de sacrificateurs
professionnels, l'Eglise des démocraties n'est pas enclose dans
l'enceinte d'une prêtrise affichée . Et pourtant, Gaza illustre
la dimension immolatoire de l'histoire universelle et de la politique
simiohumaines, et cela précisément parce que le rite s'est inconsciemment
immergé dans les pratiques congénitales à la guerre.
A ce titre, le sacrifice endémique renvoie à son origine psychobiologique,
donc antérieure à sa mise en scène sur l'autel. C'est que les
offertoires sont nés des carnages purs et simples, non de la religion,
qui leur servira seulement d'habillage cosmologique tardif et
de parure mythologique.
Quand
la pensée théologique entre en scène, cette couturière de haut
vol théâtralise les exploits du glaive. Iphigénie se trouve immolée
par anticipation, si je puis dire. Elle sera chargée de payer
d'avance un tribut de sang à "la guerre" en cours, et cela
bien avant que les conflits armés se fussent incarnés en un personnage
mythologique sous les traits du Dieu Mars. Les Célestes n'apparaissent
dans leur rôle d'acteurs effectifs de l'histoire que longtemps
après le lever du rideau qui changera l'histoire en un théâtre,
donc en un spectacle intéressant à regarder. C'est à titre préjudiciel
qu'on commence par fournir aux épées une portion du sang qu'elles
vont faire couler. On rassasiera a posteriori l'acteur divin censé
être monté sur les planches. On nourrira l'idole qu'on aura mise
en scène sur le théâtre du sacré devenu événementiel, donc racontable
on cérébralisera les prélèvements de la mort dans un cosmos enfin
devenu lisible à l'école du récit épique.
11
- Le génie de Chateaubriand
Chateaubriand a compris ce point décisif avant tout le monde.
Dans Le Génie du christianisme, il a pris deux siècles
d'avance sur l'anthropologie encore en gésine de notre temps.
Les religions, écrit-il noir sur blanc, sont nées du sacrifice
et non les sacrifices des religions. C'est pourquoi, ajoute-t-il,
il ne s'occupe que de "théologie poétique".
Au
Moyen Age, la théologie chrétienne fondait la doctrine du "rachat"
- donc du salut et de la rédemption par l'assassinat sacré - sur
le paiement d'une gigantesque rançon que Dieu aurait versée au
diable à la suite de la défaite militaire de l'humanité tout entière
sur le champ de bataille du péché. Le droit international de l'époque
édictait que le vaincu acquitterait un lourd tribut à son ennemi
victorieux afin que la déconfiture de ses armes entraîne un châtiment.
Le montant en demeurait à débattre entre les adversaires ; et
c'était en toute légalité que le Créateur du cosmos, ayant dû
capituler sur le terrain s'était vu contraint de déposer une réparation
titanesque entre les mains de Lucifer - celle de son fils unique.
Afin
de réfuter des conditions de paix aussi draconiennes qu'inévitables,
saint Anselme, archevêque de Cantorbéry (1033-1101) avait fait
valoir que les deux combattants n'étaient pas également légitimes
et que la souveraineté du guerrier céleste se trouvait injustement
abaissée par des tractations militaires aussi triviales. Dieu
ne pouvait se voir soumis à des négociations humiliantes avec
un tiers qui lui imposerait une capitulation honteuse et sans
conditions.
Il était impérieux de changer l'interprétation officielle de la
chute de l'humanité tout entière dans la géhenne du péché mortel.
Aux yeux de l'anthropologie critique, la réponse de l'Eglise à
ces difficultés théologiques est aussi révélatrice que les apories
intellectuelles antérieures: on sait que l'énormité du tribut
imposé à titre coercitif au nouveau Jupiter en vertu de la logique
interne du mythe n'a pas permis de changer la méthode même de
calcul du capital et des intérêts de la rédemption rançonneuse,
ce qui a conduit à la construction cosmologique selon laquelle
la gravité des offenses serait désormais proportionnelle à la
majesté et à l'omnipotence de l'offensé, de sorte qu'il fallait
livrer le "Fils" à la potence du Golgotha et non au Diable,
en raison du caractère irréparable par nature du sacrilège commis
par Adam.
12
- Anselme et la simiohumanité de Dieu
On voit à quel point la méconnaissance du sens et de la portée
de l'ordre chronologique qui préside à la généalogie
du sacré interdit encore aujourd'hui aux historiens des religions
de comprendre le sens anthropologique inaugural des mutations
internes auxquelles la théologie chrétienne de la mise à mort
de la victime de l'autel a servi de théâtre au cours des siècles.
Car le refus girardien de toute analyse psychogénétique du sens
politique et historique de l'évolution théologique du mythe chrétien
a conduit à une cécité de nature à rendre Clio muette sur le fond.
C'est
pourquoi saint Anselme occupe un carrefour stratégique qu'il convient
de mettre en évidence dans l'interprétation du devenir de la simiohumanité
de Dieu lui-même: car à partir de ce théologien-clé, c'est l'infini
même dont l'idole se trouve investie qui s'échine à nourrir le
calcul du montant de la dette: Anselme est l'inventeur de la preuve
de l'existence de Dieu par l'impossibilité de l'affliger de la
tare qui rendrait acceptable l'hypothèse de son inexistence. On
lui doit d'avoir forgé "l'inconcevable" sur le modèle des
mathématiques, qui rejettent l'axiome selon lequel deux plus deux
pourraient faire cinq, ce qui permettra à Descartes de proclamer
que le concept pur de montagne ne saurait se passer de celui non
moins pur de vallée.
Et
pourtant, ce théoricien du type de projection mentale dans le
néant que réclame toute prédéfinition cohérente d'une divinité
transcendante au monde est également le logicien du filioque,
c'est-à-dire le théologien de la rationalité interne du mythe
de l'incarnation, lequel exige que le Christ soit déclaré l'égal
de son Père jusque dans l'ordre de "l'esprit", donc du
"souffle divin" qui inspire la Trinité tout entière. On
assiste à l'explosion cérébrale dans le vide du mythe tricéphale
de la Trinité, explosion parallèle à sa course vers l'infini -
mais ce va-et-vient ne parvient pas à prendre la relève de l'anthropomorphisme
précédent; on n'aboutit qu'à rendre plus tentaculaire qu'auparavant
la pieuvre d'un sacrifice de sang qui échoue à se colleter avec
l'immensité et avec l'éternité.
On
voit que la théologie du fondement guerrier du sacré ne fait jamais
que changer de forme et de figure au cours des siècles et que
le girardisme est le gardien du temple qui entend interdire aux
sciences humaines de demain de descendre dans l'abîme anthropologique
du sacrifice.
13- L'immolation
de Gaza et l'avenir des sciences humaines
Si le sacrifice est né de la guerre, donc du meurtre, on comprendra
"l'immolation de Gaza", tellement cette ville se trouve
réellement placée sous le couteau pourtant symbolique des démocraties
sacrificatrices; car c'est effectivement, donc en actrices
ou en complices que ces dernières assistent à la mise à
mort d'une Iphigénie métaphorique.
Bien
plus: quelle est la véritable portée anthropologique du rinçage
et du lustrage d'un christianisme que son voilement de face sacerdotal
soustrait artificiellement au spectacle du meurtre sacré que ritualise
le sacrifice de la messe? Il s'agit d'enfouir dans les profondeurs
de l'inconscient de l'histoire l'offertoire de la mort que l'humanité
est à elle-même. Pourquoi cela? Parce qu'il s'agit non seulement
de tenter d'effacer du champ de la lucidité politique le spectacle
de l'autel intérieur qu'on appelle Gaza, mais de le dissoudre,
comme il est dit plus haut, dans une indistinction faussement
innocente, afin de permettre aux fleuristes de la "conscience
universelle" de continuer de joindre les mains pour la prière
et de lever les yeux au ciel des cierges et des ex-votos. L'ultime
triomphe du tartuffisme simiohumain arrache la potence plantée
au cœur de l'histoire du monde, afin que les dévots se rassurent
à conserver le trésor de leur séraphisme au milieu des ruines
du christianisme réel, celui qui met en évidence un gibet aussi
hypocritement qu'obstinément angélisé.
Le
sacrifié réel sur l'autel girardien sera donc la science politique
elle-même en tant que discipline autrefois relativement réflexive
et maintenant livrée aux ressources d'une cécité démocratique
pieusement volontaire; car il faudra recourir à un sacrificium
intellectus de forte taille - celui d'une falsification délibérée
du christianisme théorisé, intellectualisé et calqué sur l'histoire
réelle - pour qu'une discipline vieille comme le monde, la politique,
se trouve purement et simplement effacée du champ des savoirs
rationnels, et cela à seule fin, redisons-le, de permettre au
christianisme officiel, donc meurtrier à titre doctrinal, de renoncer
à se présenter pour une religion dont la profession de foi ecclésiale
qui la définit depuis deux millénaires se croit salvifique, précisément
parce que sacrificielle.
Mais
comment nier qu'aux yeux du Saint Siège il s'agisse nécessairement
d'un culte dans lequel le croyant présente à son idole
une offrande pieuse parce que sanglante à son idole, comment nier
que tout cela se trouve consigné noir sur blanc au cœur de la
dogmatique d'une Eglise dont toute l'éloquence de la chaire se
fonde sur un "rachat" pathétique de l'humanité sous le
couteau d'un sacrificateur-rédempteur. Pour fonder la doctrine
sur la vengeance du ciel, il faudra qu'il ait été offensé le plus
cruellement possible - sinon on ne serait pas en mesure de s'accorder
toutes ses grâces en retour. On voit comment l'inconscient du
mythe du meurtre sacré nourrit la politique anselmienne de l'infini
et comment elle échoue à y loger les empires infernaux.
14
- La sauvagerie de l'idole
Nous
voici donc brutalement renvoyés à l'examen du ressort central
de la politique. Qu'est-ce que le "péché originel", sinon
le sacrilège de la désobéissance? Qu'est-ce que le crime de lèse-majesté
le plus irrémissible, sinon un outrage mortel à un souverain omnipotent
et au couteau entre les dents? Y a-t-il rien de plus politique
que le défi à une autorité terrorisante et dont l'enfer n'entend
pas se laisser bafouer? Même Henri Bergson écrit que "le sacrifice
est une offrande destinée à acheter la faveur de Dieu ou à
détourner sa colère" (C'es moi qui souligne).
On cachera soigneusement aux regards de la candeur pieuse que
le prix d'achat est proportionnel à la sauvagerie de l'idole.
Roger Caillois expliquait trop gentiment la nature de l'offrande
dévote - il s'agit de rendre faussement irénique l'oblation sanglante
à une divinité sanglante à souhait. "L'individu désire réussir
dans ses entreprises, écrivait-il, ou acquérir des vertus
qui lui permettront la réussite, prévenir les malheurs qui le
guettent ou le châtiment que sa faute a mérité." Mais
toute l'histoire des relations de la théologie avec la guerre
contredit cette bénignité banalisante. "L'ensemble de
la société, cité ou tribu se trouve dans le même cas: fait-elle
la guerre, elle appelle la victoire et craint la défaite. Jouit-elle
de la prospérité, elle souhaite la conserver. Ce sont autant de
grâces que l'individu ou l'Etat ont à obtenir des dieux, donc
des puissances personnelles ou impersonnelles dont l'ordre du
monde est censé dépendre. Le demandeur n'imagine alors, pour contraindre
(c'est moi qui souligne) celles-ci à les lui accorder ,
rien de mieux que de prendre les devants en leur faisant lui-même
un don , un sacrifice, c'est-à-dire en consacrant (idem), donc
en introduisant à ses dépens dans le domaine du sacré quelque
chose qui lui appartient et qu'il abandonne , ou dont il avait
la libre disposition et sur quoi il renonce à tout droit."
Mais
comment contraindre les dieux "inter sacrum et porrecta",
"entre le couteau et l'offrande", comme disaient les Romains?
"Ainsi les puissances sacrées qui ne peuvent refuser ce cadeau
usuraire deviennent débitrices du donateur. Liées par ce qu'elles
ont reçu et, pour ne pas demeurer en reste, elles doivent accorder
ce qu'on leur demande." (note 10 p. 129-130) Tout cela sent
son jardinet des idéalités de la démocratie. Voici l'idole devenue
complaisamment débitrice de ses gentils usuriers.
15
- Quelques prouesses de la "rivalité mimétique"
On
voit quelle est l'actualité politique mondiale de la lénification
girardienne de l'autel et l'on commence de deviner la signification
anthropologique véritable de la dérobade intellectuelle internationalisée
dont une castration doucereuse de l'offertoire chrétien illustre
le modèle le plus universel possible. Car il s'agit de rien de
moins que de séparer les religions de leur source réelle dans
le sang des hommes. J'ai déjà dit que la démocratie auto-idéalisée
d'aujourd'hui commet tant de crimes et d'atrocités au nom même
des valeurs qui la sanctifient à ses propres yeux qu'il lui est
indispensable d'hypertrophier la moitié béatifique de l'encéphale
schizoïde de l'espèce, celle qui sert de masque séraphique à l'autre
moitié.
Le lecteur jugera-t-il désopilantes ou tragiques les élucubrations
auxquelles le renoncement édulcorant à toute pensée et à toute
raison politiques réelles peut conduire une civilisation d'Alice
au pays des merveilles? Car sous les dentelles d'un culturalisme
bon enfant, l'Occident demeure attentif à "se purifier"
au prix de l'immolation de sa pensée critique et de son intelligence
rationnelle. Sur quel autel ? Celui d'une sottise bien apprêtée.
Voulez-vous apprendre pourquoi, dans un premier temps, saint Pierre
est resté un disciple fidèle à Jésus, et pourquoi il l'a renié
trois fois avant que le coq eût chanté? N'allez pas vous imaginer
que le pauvre homme aurait été pris de peur, n'allez pas émettre
l'hypothèse saugrenue selon laquelle l'arrestation de son maître
et les menaces de mort fort précises qui lui étaient brutalement
adressées l'auraient fait trembler comme une feuille - simplement,
le souffle absolutoire de la "rivalité mimétique" a changé
de direction sans que le mystère de la volte face du vent pût
jamais se trouver éclairci. Voulez-vous savoir comment la rivalité
mimétique a conduit Hérodiade au péché mortel de demander à Hérode
la tête de saint Jean Baptiste sur un plat? Voulez-vous savoir
que si Esaü s'est couvert d'une peau de mouton afin de paraître
aussi velu que son frère cadet et de tromper par cet artifice
véniel son père aveugle et mourant, c'est que tout cela renvoie
à la scène de l'Odyssée dans laquelle les compagnons d'Ulysse
se cachent sous le ventre des béliers - que René Girard appelle
des moutons pour les besoins de la cause ? Voulez-vous savoir
comment Ulysse a choisi les plus vaillants de ses compagnons d'infortune
afin de crever l'œil unique du monstre avec un pieu rougi au feu,
ce qui lui a permis d'éviter une bousculade frénétique des candidats
mus par leur "rivalité mimétique" d'offrir un "sacrifice".
Lisez, lisez…
Mais,
encore une fois, il serait ridicule de s'attarder à réfuter des
sottises que René Pommier appelle des divagations ou des élucubrations
; en revanche, rien n'est plus nécessaire que de comprendre pourquoi
le savantisme du Diafoirus de la "rivalité mimétique" se
donne libre cours dans une société devenue rationnelle seulement
en apparence. Par bonheur, on ne saurait tenter d'éclairer un
document historique de cette taille sans une anthropologie dont
le regard portera sur le cerveau bipolaire des évadés de la zoologie.
C'est à ce titre que le girardisme se révèlera un document précieux
aux yeux d'une postérité du XVIIIe siècle devenue attentive à
gratter le vernis de raison dont l'Occident s'était un instant
recouvert. Quelle radiographie du statut de la foi et de celui
de l'athéisme au début du XXIe siècle! Car, pour la première fois
- du moins à ce degré - l'incroyance et la croyance souffrent
d'une décérébration parallèle et qui pose la question de savoir
de quoi René Girard se trouve convaincu par le catholicisme de
son temps. Lui-même s'en explique en ces termes: "Ce sont les
résultats de mon travail que je suis en train de vous exposer
, qui m'ont orienté vers le christianisme et convaincu de sa vérité.
Ce n'est pas parce que je suis chrétien que je pense comme je
le fais ; c'est parce que mes recherches m'ont amené à penser
ce que je pense que je suis devenu chrétien." (p. 83)
16
- Comment on devient chrétien
On
remarquera que, pas un instant il ne vient à l'esprit de René
Girard de se demander si Dieu existe ou n'existe pas. Que signifie
"devenir chrétien" si l'on ne trouve pas l'ombre, chez
les croyants d'aujourd'hui, d'une esquisse de démonstration de
ce que la réduction du sacrifice sanglant de la croix à un exutoire
social de la rivalité mimétique prouverait l'existence d'un créateur
et d'un administrateur du cosmos scindé entre les tortures infernales
censées bien réelles auxquels il livre les récalcitrantes et le
paradis de ses récompenses gangrenées par l'ennui. Le document
anthropologique capital qu'illustre le girardisme n'est autre
que le spectacle ahurissant d'un troupeau immense de prétendues
brebis de l'éternité qui, non seulement ne se demandent jamais
si elles croient sérieusement en l'existence d'un Dieu des tortures,
mais pour lesquelles cette question est devenue non seulement
déplacée et de mauvais goût, mais accessoire, sinon superfétatoire.
René Pommier le relève avec tout le sérieux de son humour théologique:
"Notons d'abord que cette conversion dans laquelle Dieu n'intervient
en rien, se contentant de se laisser dénicher par un chercheur
exceptionnellement perspicace et persévérant, comme une statue
antique enfouie dans le sable se laisse déterrer par un archéologue,
ne devrait pas être tout à fait du goût de l'Eglise, pour qui
la foi est toujours et d'abord un don de Dieu." (83-84)
Mais
que ferait le chrétien s'il se torturait de ne plus croire que
du bout des lèvres et si, par conséquent, il tirait vaillamment
les conséquences logiques, donc tragiques de sa cosmologie délirante?
Car la terre est un atome plus microscopique qu'un grain de sable
perdu dans la totalité de la masse de sable répandue sur tous
les océans de la terre réunis. Cette petitesse défie nécessairement
tout calcul; car si l'étendue de l'univers est infinie, toute
prétendue frontière ne ferait jamais que séparer ridiculement
un espace en deça d'un espace au-delà de son tracé. Un démiurge
quiaurait mis le temps de plusieurs girations de notre astéroïde
sur son axe à fabriquer une goutte de boue n'aurait pas accompli
la milliardième de la milliardième de la milliardième partie de
la tâche, infinie par définition de se colleter avec l'infini.
C'est
pourquoi saint Augustin reprochait aux théologiens de son temps
d'évoquer seulement une création tardive du monde, alors "qu'au
commencement" il lui a fallu créer l'espace et le temps afin
de précipiter ensuite sa créature dans la durée. Mais que nous
nous trouvions enchâssés dans l'espace tridimensionnel d'autrefois
ou dans celui d'aujourd'hui, qui a réduit Chronos et l'étendue
à des formes incompréhensibles de la matière, toute connaissance
d'un prétendu artisan copernicien du système solaire nous demeure
interdite; car si un personnage aussi absurde à nos yeux "existait"
hors de l'espace et du temps qui servent d'enclume au verbe "exister"
aux yeux de notre espèce et si cet acteur passait ses loisirs
à égrener le temps de nos clepsydres, tout vrai chrétien devrait
consacrer sa vocation de quadriplégique du cosmos à désapprendre
la lettre de sa foi afin d'apprendre à se regarder dans ce miroir.
M. René Pommier le relève en ces termes: "En fait, René Girard
a toujours cru: il a toujours cru en René Girard et la foi en
Dieu n'a été pour lui que le prolongement, l'approfondissement,
l'aboutissement de sa foi en René Girard. " (83)
17
- Qu'est-ce que croire en René Girard ?
Voilà
une question féconde, donc à prolonger: en quoi la croyance en
l'existence de Zeus est-elle indispensable pour vaincre en soi-même
la terreur de se trouver largué dans une immensité privée de sens
et de toute direction? Comment apprendre à connaître les ultimes
secrets psychogénétiques du besoin des paniqués de la zoologie
de croire qu'il existerait un régisseur du cosmos aussi sage que
prudent? Une anthropologie critique qui s'exercerait à peser le
poids de l'épouvante au cœur des ténèbres saurait ce que signifie
la peur d'apprendre à se connaître en logicien de l'absence de
Jupiter.
Mais une enquête a démontré que quatre-vingt dix-neuf pour cent
des catholiques, même relativement cultivés d'aujourd'hui, ignorent
qu'ils sont réputés consommer la vraie chair au sens moléculaire
et boire l'hémoglobine de Jésus-Christ, alors que ce point de
doctrine a encore été fermement rappelé par l'Eglise dans son
Encyclique de 1947 dirigée contre le Père de Lubac. Naturellement,
si l'on ignore les dogmes centraux de l'Eglise à laquelle on prétend
appartenir, on s'interdit d'avance toute intelligence du meurtre
sacrificiel et toute anthropologie critique - autant dire qu'on
roule devant les sciences humaines la pierre de la caverne de
Polyphème.
La
décérébration qui frappe l'athéisme contemporain est plus heuristique
encore que la décérébration de la foi. Car enfin, si l'évidence
s'imposait enfin qu'il n'existe et ne saurait exister un acteur
fatalement anthromorphique de l'infini et si ce personnage vaporisé
se trouvait néanmoins campé à la fois dans le néant et dans toutes
les têtes de l'espèce logophore, quel essor pour la psychologie,
la psychanalyse, l'anthropologie, l'ethnologie, la science historique,
la réflexion politique! Imaginons ce qu'il serait advenu de l'intelligence
des Grecs s'ils avaient su que leurs dieux n'existaient pas! Sans
doute les plus résolus et les plus courageux d'entre eux se seraient-ils
demandé de quel statut les Célestes jouissent dans tous les cerveaux
de l'Hellade et comment ils y ont conquis les apanages et les
prérogatives les plus ahurissants.
Il suffit d'approfondir l'audace de ces premiers questionneurs:
si les trois dieux auto proclamés uniques et prétendument blottis
sous un seul et même sceptre - mais leurs théologies demeurent
désespérément inconciliables entre elles - si ces trois idoles
se trouvaient réfutées à la suite d'un imperceptible accroissement
du cubage cérébral de notre espèce, nous nous efforcerions de
construire les télescopes géants et les microscopes électroniques
capables d'observer de loin l'encéphale de nos malheureux ancêtres,
les singes vocalisés.
18
- René Pommier le précurseur
L'essai
de René Pommier fera date, parce que, depuis un demi-millénaire
la guerre à la sottise s'est révélée la clé d'une civilisation
mondiale ressuscitée à l'école de la Renaissance. J'ai rappelé
dans des textes antérieurs que l'ouvrage pudiquement baptisé L'éloge
de la folie d'un certain ironiste de Rotterdam porte en
réalité le titre moqueur et provoquant de : "Stultitiae
laus", Eloge du crétinisme, Eloge des billevesées,
Eloge de la bêtise, Eloge de la sottise la plus noire."
Mais, de la sottise des théologiens, Erasme n'osait encore écrire
qu'ils étaient fous à lier. "Ces docteurs en rien débitent
de si belles choses sur l'enfer! Ils en connaissent les divers
appartements, la nature et les différents degrés du feu éternel,
les divers emplois des diables; enfin, ils parlent de la république
des damnés comme s'ils en avaient été membres pendant des années."
A
la suite d'une percée mémorable, mais insuffisante de la raison
au XVIIIe siècle, l'histoire de la stupidité est tombée en désuétude,
tellement les premiers pas d'une intelligence subitement arrachée
à quinze siècles de "sommeil dogmatique" ont été empreints
de la naïveté éblouie de l'adolescence. C'est pourquoi nous nous
trouvons à un tournant titubant de la postérité intellectuelle
de nos retrouvailles avec l'Antiquité: l'heure a sonné de constituer
les monuments de la bêtise humaine en documents mentaux décisifs.
Car il se trouve que l'histoire des mythes sacrés que le temps
mémorisé nous a légués est devenue tellement incompréhensible
à notre pauvre science historique et à notre prétendue "anthropologie
religieuse" qu'il ne nous suffira en rien de placer les encéphales
du passé sous vitrine et par ordre chronologique pour apprendre
à décrypter les témoins les plus spectaculaires de la pauvreté
des sécrétions théologiques de nos ancêtres.
Mais, pour cela, il nous faut retirer de nos musées et revivifier
la tradition ancienne de la critique de la pensée dite "rationnelle"
par une pensée rationnelle mieux affutée que la précédente. C'est
un ami de Descartes, le Père Mersenne, jésuite, qui a fait rédiger
des critiques du Discours de la méthode aux têtes
pensantes de son temps et qui a demandé à Renatus Cartesius de
les réfuter - les Réponses aux objections figurent dans
la "Bibliothèque de la Pléiade". Au siècle dernier encore,
on a vu un Julien Benda s'en prendre à Bergson dans La France
byzantine et aux faux intellectuels de l'époque dans La
Trahison des clercs. Qu'est devenue cette trahison sous
la plume paradigmatique de l'auteur de la "rivalité mimétique"?
René
Girard va-t-il tenter de réfuter René Pommier? J'en doute, car
Descartes avait à mettre à quia les théologiens scolastiques de
son temps, tandis que René Pommier, armé du piolet et des crampons
de l'alpiniste de la logique a fait entrer allègrement la critique
de texte dans sa première vie philosophique et anthropologique,
celle qui servira de pierre d'angle au "Connais-toi" de demain.
Au siècle dernier, c'était encore une tradition de combattre une
philosophie avec des arguments philosophiques; et maintenant,
il faut réapprendre les syllogismes, et maintenant ce sont des
règles mêmes de la pensée rationnelle qu'il faut enseigner, et
maintenant, c'est à la cohérence interne de la parole qu'il faut
reconvertir des bribes d'une raison tombée en ruines.
Le 18 avril 2010