Le 19 mai s'ouvrira
à Versailles le 6è congrès d'une science médicale d'avant-garde,
la maternologie, que le Dr Jean-Marie Delassus a fondée il y a
une dizaine d'années et dont la portée philosophique est considérable,
parce qu'elle vise à cerner la spécificité psychique de l'espèce
humaine. La méthodologie de cette jeune science, qui féconde déjà
les psychanalyses freudienne et lacanienne, soulève des problèmes
parallèles à ceux de l'anthropologie critique .
C'est pourquoi, il
me paraît décisif de diagnostiquer les infirmités dont souffre
la philosophie européenne d'aujourd'hui. La meilleure occasion
d'approfondir le débat est de radiographier les relations que
Benoît XVI entretient avec la philosophie, ce que j'avais entrepris
dès le 28 décembre 1999 dans Le Monde .
1 - Le blocage de la pensée occidentale
2
- Comment tomber sur le vrai Dieu ?
3
- L'Eglise et la philosophie
4
- Pourquoi les " habitudes de la nature " (Ockham)
sont-elles censées " rationnelles " ?
5
- La société libérale et la philosophie
6
- Le nez de Dieu et le nez de la philosophie
7
- Le congrès de Versailles et le problème de la normalité
humaine
8
- Le problème du génie
9
- Vers une anthropologie transcendantale
10
- La philosophie du regard sur les idoles
Réponse au Cardinal Ratzinger,
in Le Monde, 28 décembre 1999
1
- Le blocage de la pensée occidentale
Le 19 mai 2005 s'ouvrira à Versailles , au Palais des Congrès,
la sixième rencontre des maternologues, ces spécialistes de la
médecine française dont les travaux portent depuis plusieurs années
sur les recherches révolutionnaires que le Dr Jean-Marie Delassus
a inaugurées depuis plus de dix ans sur la spécificité de notre
espèce à partir de l'étude de son embryogenèse. Le caractère métazoologique
du genre humain est-il décelable chez le fœtus et au cours des
premiers mois après l'accouchement ou bien sommes-nous seulement
des singes devenus intelligents et hyperperformants? Les lecteurs
de ce site savent que telle est également l'interrogation d'une
anthropologie transcendantale attentive à la postérité de Darwin
et de Freud, à cette différence près que la postérité de Nietzsche
nous contraint à introduire dans la philosophie contemporaine
la question de savoir si l'homme achevé est encore à naître ou
si les descendants actuels d'un quadrumane à fourrure ne sont
qu'une préfiguration diversement réussie et inégalement accomplie
du futur homo sapiens. Comment pouvons-nous prendre la
décision risquée que nous serions déjà devenus des animaux réellement
pensants ou des mutants virtuels encore en attente de leur cerveau
si nous savons que nous nous trouvons en route entre deux espèces
et si seule notre arrivée à bon port nous permettra de répondre
avec pertinence à une question aussi difficile ?
Je saisis une occasion aussi inespérée de signaler aux lecteurs
de ce site l'approfondissement, de congrès en congrès, de ces
débats médicaux à Versailles. Peut-être les travaux des grands
précurseurs de l'embryologie de demain sont-ils aux avant-postes
de la philosophie du XXIe siècle ; peut-être s'agit-il non seulement
de débattre des découvertes de plus en plus décisives d'une psychanalyse
de la condition humaine proprement dite et de leur synergie avec
les intuitions fondatrices de toute la pensée européenne, mais
de surcroît d'un tournant décisif dans l'histoire des civilisations,
parce que la vocation de la philosophie de méditer sur l'avenir
de l'éthique remonte à Platon et se confond de plus en plus avec
la mission que la médecine moderne a prise en charge de réfléchir
à l'évolution de l'encéphale de l'humanité. Il convient donc de
dresser un état des lieux provisoire et de préciser le diagnostic
qu'émet l'anthropologie critique actuelle sur l'état du malade.
Afin d'illustrer la pathologie dont souffre une pensée européenne
à la fois superficielle et semi rationnelle, l'élévation du cardinal
Ratzinger à la papauté m'a paru une circonstance instructive,
tellement les entretiens orageux ou angoissés de ce théologien
soucieux de l'éthique de la politique internationale avec les
philosophes Paolo Flores Arcais en 2001 et Jürgen Habermas en
2004 éclairent les apories d'une épistémologie mondiale à la fois
décérébrée et de plus en plus tragiquement à la recherche des
fondements d'une morale universelle des démocraties. La " loi
naturelle " du siècle des Lumières est naufragée et les révélations
religieuses ont fait leur temps. L'aurore d'un nouveau "Connais-toi"
brille-t-elle à l'horizon ? Puisqu'il y faudra un approfondissement
décisif de la connaissance du genre humain, l'on ne peut que se
féliciter de ce que la science médicale du XXIe siècle se situera
dans la postérité des grands cliniciens des noblesses et des misères
de la folie que furent Swift et Cervantès.
2 - Comment
tomber sur le vrai Dieu ?
On sait que le Cardinal Ratzinger avait condamné comme fausses
ab ovo non seulement toutes les théologies autres que la
sienne, mais également les chrétiennes coupables de se trouver
en désaccord avec les dogmes romains. Faut-il, pour autant, lui
préférer les cohortes de pseudo philosophes ou de pseudo théologiens
tellement sensibles à l'air du temps qu'ils recourent à un désordre
cérébral encore plus effronté ? On sait que les ruses des théologies
vont jusqu'à couper en tranches des propositions incompatibles
entre elles, parce qu'elles espèrent tirer quelques avantages
politiques d'une cécité soigneusement apprêtée . Mais l'esprit
de compromission ressortit à la gestion locale des affaires de
ce bas monde, tandis que la loyauté de l'intelligence est le Saint
Esprit de la pensée. Reste à expliquer le prodige insulaire d'être
tombé par chance sur le " vrai Dieu " et d'avoir raison
tout seul parmi cent théologies habiles à se réclamer de ce miracle.
C'est dire que l'élection au pontificat d'un cardinal-philosophe
invite la réflexion anthropologique à peser les relations de la
pensée d'école d'aujourd'hui avec des croyances religieuses rendues
chaotiques par leurs contradictions internes, tellement le double
naufrage de la raison et de la foi exige la construction d'une
balance nouvelle des intelligences.
Car
tout créateur fait sien cet adage du Dr Jean-Marie Delassus :
" Il n'y qu'une voix, celle qui nous manque, pour parler de
l'homme. " C'est donc qu'une musique se fait entendre à l'école
de nos mises en scène d'un certain " ordre des choses ".
Platon enfante la voix qui nous manquait pour parler d'une humanité
pensante - mais qui sont-ils, les Mozart, les Beethoven ou les
Jean de la Croix, sinon des voix demeurées inaudibles ou absentes
avant leur orchestration? Psychanalyser l'inconscient des problématiques,
c'est descendre en spéléologues dans les secrets du génie. Si
les sciences de la nature entendent substituer un discours de
la matière à celui des idoles, quelles sont les idoles du langage
qui élèvent la matière au rang de grammairienne de la parole qui
lui est attribuée et quel est le style d'un discours des atomes
que la science est censée arracher à leur mutisme ? En vérité,
les voix du ciel et de la terre s'entendent comme larrons en foire
pour sceller dans le dos de Socrate des alliances éloquentes,
mais trompeuses ; et ceux qui en ont plein la bouche croient parler
de l'homme. Mais les dieux et les atomes sont muets. Comment leur
donnons-nous notre voix et comment jugeons-nous de la qualité
de nos mises en musique d'un univers que nous " habitons en
poètes ", comme dit Heidegger ?
Le
débat paru dans Esprit entre le futur Benoît XVI
et Jürgen Habermas a illustré la débâcle d'une pensée contemporaine
terrorisée par le vide et le silence d'un monde désenchanté. La
foi et la raison se défaussent sur une controverse aussi superficielle
que de bonne compagnie concernant leurs magistères respectifs.
Une scolastique d'Eglise et une scolastique philosophique entendent
exercer côte à côte une pédagogie des " valeurs collectives
" fatiguées dont notre civilisation marchande se réclame.
Si l'on congédie avec légèreté la question centrale du statut
de la " vérité " considérée dans sa loquacité spécifique,
qui n'est ni celle du cosmos, ni celle des dieux, mais celle dont
" la voix nous manque ", on en sera réduit à substituer
des débats sur une éthique acéphale à l'urgence de la recherche
de la voix manquante qui donnerait à la philosophie la problématique
d'une nouvelle maïeutique de l'homme. Mais comme notre espèce
excelle dans les exploits de la cécité volontaire, elle ne cesse
d'anéantir la définition même de la philosophie, celle qui se
veut une anthropologie abyssale du verbe comprendre ; et
l'on déclare que les " valeurs universelles " du libéralisme
brandiront le sceptre d'une connaissance du vrai et du faux devenue
d'une pauvreté pastorale.
3
- L'Eglise et la philosophie
Cette situation achève de démontrer que le postulat selon lequel
une divinité quelconque aurait existé, existerait ou existera
à l'état volatil dans l'étendue est mythologique par définition.
Tout philosophe qui admettrait une telle hypothèse serait forclos
d'office de sa discipline du seul fait que, dans ce cas, la pensée
humaine se verrait expulsée de son arène et contrainte de céder
le pas à un personnage autorisé à y toréer à sa place. C'est ce
qui est arrivé à Jürgen Habermas face à Benoît XVI, parce que
les hommes de l'autel sont demeurés les représentants des relations
institutionnelles que les Etats et les cités entretiennent avec
l'imagination religieuse des peuples d'autrefois et de la plupart
de ceux d'aujourd'hui.
La
curie romaine croit encore disposer du pouvoir de faire irruption
dans l'enceinte de la philosophie et d'accorder ou de refuser
le feu vert à la pensée rationnelle ; à défaut, le Saint Siège
pense conserver du moins le privilège de tracer la ligne jaune
qu'il sera interdit à Socrate de franchir. Aussi Platon a-t-il
pris soin d' interdire aux dieux d'empiéter sur les compétences
des hommes et vice versa : dans l'entretien du maïeuticien athénien
avec le devin Euthyphron, les deux raisonneurs ne jouissent ni
d'une légitimité intellectuelle égale, ni d'une autorité et d'une
dignité comparables . Platon est un logicien : dans le cas où
Socrate partagerait son sceptre avec celui des dieux grecs, il
faudrait jouer à pile ou face la question de savoir à qui il appartiendrait
de tracer la ligne de démarcation entre les pouvoirs des personnages
de l'Olympe et ceux du philosophe . Si c'était aux Célestes de
trancher, la pensée rationnelle ne saurait légitimer sa subordination
à ces intrus ; et si c'était à Socrate de reconnaître les droits
des dieux, de quelle autorité leur concéderait-il leur pitance
?
J'ai
publié dans Le Monde du 28 décembre 1999 un article
sur le futur Benoît XVI que je reproduis ci-dessous. Il était
prévisible, à l'époque, que l'évolution parathéologique de la
politique internationale confirmerait mon modeste diagnostic anthropologique
; mais il n'était prévisible ni que le 11 septembre 2001 accélérerait
la conversion de l'Amérique à une intériorisation tragique de
sa sotériologie démocratique, ni que le Cardinal Ratzinger serait
élevé à la papauté. Par bonheur l'histoire court si vite qu'elle
a illustré les implications anthropologiques de cet article d'une
manière qui aurait paru inintelligible en l'an 2000. L'accélération
foudroyante de l'histoire rend désormais inutile de la précéder
même d'un lustre. Quel bonheur que Clio rattrape maintenant ses
pronostiqueurs à si vive allure qu'il devient possible de lui
donner des rendez-vous assurés !
Mais comment se fait-il qu'il aura suffi de quatre ans pour que
la géopolitique donnât un sens nouveau aux contradictions dont
souffrait l'ambition philosophique et théologique de l'Eglise
en 1999 - celle de défendre à la fois l'orgueil des dogmes figés
dans leur immutabilité et les droits de la pensée critique ? Qu'est-il
arrivé à l'autorité d'une raison fondée depuis la Renaissance
sur les progrès d'une intelligence si lente et si prudente que
sa faiblesse la faisait ahaner de siècle en siècle et pourquoi
une théologie messianisée par la sotériologie démocratique américaine
a-t-elle pris pied dans la géopolitique?
4 - Pourquoi
les " habitudes de la nature " (Ockham) sont-elles censées
"rationnelles" ?
Il
y avait longtemps que la dogmatique de la croyance donnait, elle
aussi, la parole à l'observation politique et sociologique, de
sorte que la candeur doctrinale ne cessait de céder du terrain
à l'autorité d'en face, celle qu'elle accordait à l'expérience
scientifique banalisée par ses postulats inaperçus. Depuis Erasme,
le temps était révolu où l'Eglise mettait hardiment les savoirs
dûment vérifiés dans l'arène de l'expérience sur le compte d'un
souverain omnipotent et omniscient du cosmos. La question se ramène
donc aujourd'hui à examiner au microscope les lacs et les entrelacs
des orthodoxies dont les ingénieux subterfuges permettent à un
sacré retranché dans sa forteresse de paraître consolider ses
remparts, alors que les autels de tous les dieux battent en retraite
sur les cinq continents. Mais s'il est dans la nature d'une orthodoxie
religieuse de rêver du merveilleux attelage d'une législation
éternelle avec les sciences de la nature d'une époque, le statut
de la naïveté philosophique devient plus difficile à préciser
que celui d'une volonté divine réduite depuis longtemps à une
peau de chagrin .
Il
faut donc se demander quel est le contenu psychique inconscient
des critères sur lesquels la raison occidentale se fonde pour
rendre les faits intelligibles par le truchement de l'expérience
répétée. Nos signifiants se trouvent nécessairement mis en place
d'avance dans notre entendement pour que l'intelligibilité des
faits nous paraisse ensuite confirmée par le constat de leur redite.
Mais d'où le cerveau des évadés de la zoologie tire-t-il le pouvoir
de faire "parler raison" à ses observations constamment
vérifiées? Quel est l'inconscient de la problématique qui rend
"rationnelles" les routines du cosmos? Deux siècles après
Kant, la philosophie contemporaine n'a pas de psychanalyse des
théories qui s'imaginent rendre "parlante" la nature. Et
pourtant, depuis qu'il existe des savoirs systématisés par leur
logique interne, c'est par leur problématique qu'ils nous apostrophent.
Pourquoi
cela, sinon parce que la plongée du regard de Socrate le tragique
dans l'art qu'exercent les physiciens de faire parler l'univers
conduit à une science des encéphales dédoublés entre le mutisme
du réel et les bavardages du rêve. La double cécité du "sujet
de conscience" à l'égard des lobes cérébraux biphasés qui
le pilotent depuis le paléolithique conduit la philosophie spectrographique
à poser la question de savoir ce qu'exprime le statut scindé de
la science dite "expérimentale". Autrement dit, quel "manque"
la théorie physique exprime-t-elle à faire parler haut et fort
un univers muet ? Mais pour peser le sens de la "parole théorique"
payante que profère l'encéphale du singe bipolaire dans les tempêtes
et les ivresses de son histoire, il faut observer que le cerveau
dichotomisé de cet animal ne sécrète jamais qu'une intelligibilité
forgée par des exorcismes élémentaires et biphasés à leur tour.
De quoi parle inconsciemment l'expérience censée fournir à la
nature la pitance de sa volubilité? Qu'est-ce qu'une raison dont
la rentabilité se change en la parole du monde ?
Le jeu de dupes auquel se livre le verbe comprendre mérite un
examen radicalement inédit, tellement le "rationalisme"
en apparence ouvert de Benoît XVI est demeuré fidèle à la mythologie
gastrale dans laquelle toute théologie monothéiste est condamnée
à se raidir sans qu'il lui soit permis d'observer les fluctuations
intéressées de son éthique politique au cours des siècles - sinon,
elle ne conjurerait pas le péril de voir s'ouvrir la boite de
Pandore de la foi et l'espérance seule y rester. Mais il se trouve
que, de son côté, une "philosophe rationaliste" incapable
d'observer l'inconscient qui la nourrit interroge aussi peu l'histoire
et les fondements de sa raison alimentaire que l'Eglise les sources
de son credo secrètement négocié.
5 - La société
libérale et la philosophie
Du
coup, la discussion entre deux "professionnels" chevronnés,
le théologien de l'Eglise et le philosophe de la "communication",
sera réputée s'ouvrir le plus sérieusement du monde, alors qu'elle
est radicalement faussée d'avance et condamnée à passer au large
d'un débat inaccessible par nature aux problématiques de l'un
et de l'autre de nos deux protagonistes. Le cardinal Ratzinger
soutient qu'il existerait une vérité "prépolitique" dont
la religion chrétienne détiendrait le monopole à la suite d'une
révélation particulière, ce qui répond au rôle d'un prince de
l'Eglise et M. Habermas joue le sien à se réclamer de la légitimité
qu'il attache à la notion non spectrographiée de "raison occidentale",
alors qu'il ne lui pose pas les questions qu'elle appelle depuis
deux siècles et demi - plus exactement , depuis la Critique
de la raison pure de Kant. Mais si la demi philosophie
à laquelle l'Europe se trouve réduite se révèle impuissante à
soumettre à la critique les fondements psychobiologiques de la
notion de "raison" en tant qu'elle est vivement sollicitée
d'enfanter une intelligibilité du monde subrepticement finaliste
et intéressée et si son impuissance va jusqu'à ignorer les sources
psychiques de la notion non moins téléologique de "vérité révélée"
, quels sont les ingrédients du "compréhensible" semi animal
que sécrètent l'une et l'autre problématique dans l'inconscient
de ce que l'Occident appelle la pensée?
Le critère de la "vérité" qui servira d'emblème à une "école
des valeurs" bicéphale sera seulement celle de l'éthique inscrite
au fronton d'un Etat dont les fondements économiques libéraux
seront proclamés "prépolitiques", c'est-à-dire théologiques
par le Pontife romain et " rationalistes " par Habermas.
Le cardinal allèguera que la "raison" du siècle déraille
dangereusement quand elle n'est pas maternée par la pertinence
d'une doctrine dont l'Eglise romaine possèderait la propriété
exclusive; et Habermas se gardera bien de lui rappeler que la
foi déraille non moins dangereusement dans l'interdiction de "penser
par soi-même", comme disait Voltaire, quand elle impose trois
siècles durant aux astronomes une cosmologie démentie par les
observations des coperniciens.
Mais,
dans les deux cas, tout débat de fond sur les critères du vrai
et du faux dont se réclamerait une éthique véritable
- celle dont l'écoute nous manque, mais dont la voix est dans
son manque même - tout débat de fond, dis-je, se trouve si bien
soustrait à l'analyse critique que Habermas en viendra à admettre
la légitimité a priori des remontrances que le ciel des
bûchers adressera à la "raison" quand celle-ci s'égarera
dans la production des armes de destruction massive, dans les
manipulations génétiques, dans les camps de la mort de Staline
et d'Hitler, dans les procès en hérésie des marxistes, dans la
sotériologie américaine du "Bien" et du "Mal" ou
dans les tortures que l'orthodoxie démocratique pratique à pleines
mains à Abou Graib ou à Guantanamo ; mais ni la théologie du cardinal
Ratzinger, ni la "raison occidentale" ne citent les coupables
à comparaître devant leur tribunal, parce qu'il leur faudrait
également apprendre à peser les tortures du génocidaire divin
dont les châtiments infernaux présentent l'avantage, sur les génocides
humains, de condamner des torturés immortels à rôtir dans l'éternité,
ce qui assure la perpétuité des vengeances du ciel sur les corps
des morts-vivants que l'Eglise parque par milliards dans le camp
de concentration souterrain que la sainteté de Dieu s'est aménagé
.
Mais si Dieu et le diable ont des narines pour humer de conserve
l'encens d'un Guantanamo de l'éternité, je soupçonne l'humanité
de se révéler le maître parfumeur des deux personnages et je souhaite
à la philosophie de se donner un nez sensible à leur odeur partagée.
6 - Le nez de
Dieu et le nez de la philosophie
Ce double nez était déjà apparu à l'occasion du dialogue entre
le cardinal Ratzinger et le philosophe Paolo Flores Darcais ,
qui eut lieu le 21 sept. 2000 à Rome. D'un côté le philosophe
rationaliste rejetait avec indignation une éthique dont l'ambition
serait de fonder sa légitimité sur l'autorité de la notion de
"loi naturelle". "Tout au long de son histoire, l'homme
a jugé valables et parfois qualifié de suprêmes, les lois morales
les plus variées, presque toujours de nature religieuse. Même
[l'interdiction] du meurtre n'a pas été considérée comme une loi
naturelle. J'aimerais citer Pascal, qui a dit que l'homme a considéré
digne de vénération toute loi et son contraire. Il dresse une
liste d'atrocités (parricide, inceste, etc.) en rappelant que
certaines hommes les ont considérées comme des valeurs - ils ne
les ont pas seulement tolérées, ils les ont aussi considérées
comme de véritables valeurs."
A cela, le Cardinal Ratzinger répondait : Nous Allemands, (…)
avons décidé qu'il existait des êtres qui n'avaient pas le droit
de vivre . Nous avons revendiqué un prétendu droit de " purifier
" le monde de ces vies indignes afin de créer la race pure et
l'homme supérieur du futur. Or, le tribunal de Nuremberg a justement
dit qu'il y a des droits qui ne peuvent être remis en question
par aucun gouvernement. Et quand bien même un peuple tout entier
souhaiterait le faire , il resterait injuste de le faire."
La
surréalité de ce dialogue démontre bien la profondeur du drame
dans lequel la philosophie occidentale se noie, puisque tout le
débat porte seulement sur les fondements respectifs d'une éthique
dont les deux interlocuteurs partagent les valeurs sans s'apercevoir
que le monde moderne a perdu à la fois la croyance en l'autorité
divine d'une morale universelle et la souveraineté de la "loi
naturelle" ; car celle-ci a fait naufrage bien avant Pascal
et même avant Montaigne, avec la découverte de la rotondité de
la terre . Et pourtant, ce que " a voix qui nous manque pour
parler de l'homme" continue de chercher , c'est bel et bien
le fondement d'une éthique universelle dont les échafaudages se
sont effondrés . Quelles sont les relations que ces échafaudages
entretiennent avec les voix qu'ils étaient censés soutenir ?
Le cardinal Ratzinger ne sait pas de quel Dieu il soutient la
bâtisse quand il proclame que l'inviolabilité de la dignité humaine
est d'origine divine, puisque son Dieu s'est acoquiné avec les
marmites du diable depuis belle lurette. Mais le philosophe peut-il
fonder une éthique mondiale sur " les valeurs que l'on choisit
au cours de cette existence finie et incertaine " ? La vérité
est-elle exposée à l'étalage et peut-elle faire l'objet d'un libre
choix ? C'est que ni l'Eglise, ni le rationaliste d'aujourd'hui
n'ont assimilé les deux découvertes fondamentales du monde moderne,
le règne de l'évolutionnisme sur le vivant et celui de l'inconscient
sur le conscient . Ce double refus s'exprime en ces termes chez
Paolo Flores Darcais : "Dans nombre de sociétés primitives
- et c'étaient des hommes, eux aussi ! - , le cannibalisme rituel
était considéré comme un devoir éthique et religieux. Nous pourrions
donner bien d'autres exemples. Si, par le terme de nature, nous
entendons (…) tous les êtres appartenant à l'espèce Homo sapiens,
il n'existe pas une seule loi qui ait été partagée en tout temps
et par tous les hommes.(…)"
Quelle
voix le philosophe invoque-t-il pour qualifier de "liste d'atrocités"
l'énumération de Pascal et quelle voix le Cardinal écoute-t-il
pour légitimer le génocidaire du Deluge et l'administrateur de
son camp de concentration souterrain ? Si notre orthodoxie panculturaliste
nous interdit de hiérarchiser nos sociétés et de condamner le
cannibalisme pour le motif que tous les hommes étant égaux et,
par conséquent toutes les cultures respectables par nature et
de naissance, la démocratie sera autorisée à exterminer la pensée
iconoclaste avec autant de vigueur que feu le saint Office maniait
le sceptre de son orthodoxie contre les blasphémateurs. Mais si
l'homme est un animal dont l'éthique demeure en devenir, comment
le philosophe ne serait-il pas sacrilège s'il entend civiliser
les trois divinités barbares devant lesquelles la planète se prosterne?
Au cardinal qui lui dit : "Nous savons, après ce siècle d'horreurs,
qu'il existe une sacralité absolue de la vie humaine, que les
lois qui s'opposent à l'inviolabilité de sa dignité et des droits
qui en résultent sont injustes, même si elles ont été formellement
promulguées", Paolo Flores d'Arcais aurait pu expliquer pourquoi
le pape Pie V, apprenant, le 6 septembre 1572, la nouvelle du
massacre d'une Saint-Barthélemy hautement purificatrice, annonce
l'heureuse nouvelle à l'assemblée des cardinaux, en rend grâces
au Dieu Sauveur, fait tirer le canon au château Saint-Ange et
commande à Vasari des peintures pieuses, toujours visibles au
Vatican pour célébrer un événement aussi providentiel. A l'église
Saint Marc, il remercie le Rédempteur du péché du monde "d'avoir
non seulement délivré le roi de France, mais aussi le Saint-Siège",
publie un jubilé universel pour célébrer l'extermination des ennemis
de la vérité , fait organiser une sainte procession à Saint Louis
des Français et célébrer une messe par le dévot cardinal de Lorraine,
fait chanter un Te Deum et frapper une médaille apostolique. Je
rappelle que le Vatican a figuré parmi les derniers Etats à légitimer
l'abolition de la peine de mort.
Pourquoi
une Eglise désembrumée ne reconnaîtrait-elle pas que les dieux
ne sont jamais que les représentants de l'éthique provisoire de
leur fidèles et que le ciel chrétien du XVIe siècle était seulement
un peu plus barbare que celui d'aujourd'hui, dont on sait que
ses empires infernaux lui collent encore aux chausses et que l'Eglise
n'est pas près de les jeter par-dessus bord ; car si elle amputait
la théologie de l'attirail de ses chambres des tortures , la lente
évolution morale de l'humanité ne serait pas rendue intelligible
de siècle en siècle à l'école d'une science de l'inconscient de
notre politique et de notre histoire : et cette science-là enseigne
depuis les origines que tout Dieu est un malheureux condamné à
venger sa souveraineté politique bafouée ; sinon il ne servirait
plus de décalque fiable à une humanité contrainte de sanctifier
l'immoralité de ses châtiments infernaux afin de survivre aux
carnages que sa sauvagerie déchaîne sans relâche et d'âge en âge
contre elle-même .
7 - Le congrès
de Versailles et le problème de la normalité humaine
C'est
ici que la question de l'avenir de la philosophie européenne rejoint
les travaux du Dr Jean-Marie Delassus sur la "nativité"
de l'espèce humaine en sa spécificité au cours des premiers mois
de la vie. Car les travaux du sixième congrès demeureront centrés
sur la problématique de l'homme considéré en son plein accomplissement
. Sera donc considérée comme pleinement achevée l'espèce qui consultait
les entrailles des bœufs immolés au roi des dieux dans l'Anabase
de Xénophon, comme pleinement achevée l'espèce qui, de
nos jours encore, croit manger la chair et boire le sang d'un
dieu exécuté sur ses autels ; comme pleinement achevée l'espèce
qui livre à coups de canon le peuple irakien à une déesse Liberté
enveloppée dans les langes de la démocratie. Mais précisément,
le médecin des théologies pointe l'oreille au cœur de la problématique
de la notion de "naissance" appliquée par le Dr Jean-Marie
Delassus au genre humain ; car cette notion se situe à la charnière
entre la connaissance des maladies du corps qui définit la science
médicale et la connaissance des maladies de la raison qui définit
la philosophie , et il se trouve que le Dr Jean-Marie Delassus
jette un pont entre ces deux problématiques à la manière dont
use la philosophie , qui recourt à des révolutions des fondements
de la connaissance, donc à des mutations des critères qui pilotent
les jugements rationnels dans les sciences .
De
même que la philosophie ne réfute pas une théologie à l'aide d'arguments
théologiques, mais à partir d'un bouleversement radical du champ
d'expérimentation du vrai et du faux mis en place par la pensée
de type religieux - donc par la pulvérisation d'une problématique
naïve - le Dr Jean-Marie Delassus ne part pas du territoire stratifié
depuis la Renaissance par une science médicale articulée a priori
avec le corps animal, mais d'une observation clinique fondée sur
l'analyse de données biologiques de type transzoologique. Non
seulement ces données ne ressortissent pas à l'approche médicale
fondée sur le présupposé selon lequel l'homme serait seulement
un animal perfectionné, mais elles ne se rendent observables qu'à
partir de la problématique transanimale qui en éclaire la singularité.
C'est cela qui rend fondamentalement philosophique l'approche
du Dr Jean-Marie Delassus ; et c'est cela qui force le passage
de la médecine à l'anthropologie philosophique. Mais cette méthode
contraint de surcroît Hippocrate et Socrate à inaugurer un dialogue
entièrement inédit; car de même que le philosophe fait entrer
les théologies dans une problématique de l'inconscient politique
de l'humanité afin d'accéder à une documentation hors de portée
de la pensée religieuse , le médecin de la santé psychique fait
entrer l'observation de la formation du cerveau proprement humain
du fœtus dans une problématique de l'éthique constitutive du genre
humain, ce qui lui permet d'inaugurer une étape entièrement nouvelle
de la pensée occidentale, puisque la science médicale demeure
expérimentale , mais change d'hypothèse interprétative. En fondant
une nosologie et une thérapeutique de la nativité propre à l'humanité
dont la méthodologie confirme et féconde la maïeutique philosophique
née avec la dialectique au IVe siècle avant notre ère, l'accoucheur
de l'inconscient originel de l'homme élève ensemble la science
médicale d'avant-garde et la psychanalyse philosophique de demain
au rang de collaboratrices étroites du "Connais-toi" .
8 - Le problème
du génie
Mais
il manquera encore aux congressistes une réflexion suivie sur
la nature de l'intelligence proprement humaine et sur le moteur
principal de l'évolution cérébrale et éthique de notre espèce,
que nous appelons, faute de mieux, le génie. Les démocraties demeurent
viscéralement réticentes à reconnaître l'évidence que le progrès
des civilisations a toujours passé par l'émergence de différences
crâniennes considérables entre les individus, alors que plusieurs
siècles peuvent séparer les encéphales des spécimens d'une même
génération. Rappelons seulement que, depuis Platon , la vocation
du philosophe est de faire progresser la boîte osseuse de ses
congénères et que toute autre définition de la discipline éducatrice
de la faculté de penser n'est jamais qu'un masque de notre peur
d'apprendre à peser les capacités de notre encéphale.
C'est pourquoi le sixième congrès de Versailles étudiera , comme
les précédents, la naissance d'une humanité tenue pour normale,
parce que le premier souci des congressistes demeurera d'éviter
l'apparition, chez le nouveau-né, des nosologies liées à un ratage
psychique - dont la mère porte la responsabilité - du processus
d'intégration du nouveau-né à la civilisation de son temps. A
ce compte, l'enfant normal à l'époque de la guerre de Troie était
celui qui s'épanouissait dans une société où il était fort naturel
de sacrifier Iphigénie au dieu Eole afin qu'il consentit à donner
bon vent à la flotte des Grecs ; à ce compte, l'enfant européen
normal est celui qui s'épanouit depuis deux mille ans dans une
civilisation où une voix clouée sur une potence illustre le sacrifice
idéal et de bonne odeur de la créature à son créateur. La majorité
des congressistes de Versailles ne sont pas encore conscients
des promesses philosophiques, donc anthropologiques , dont leur
spécialité est porteuse, alors que le Dr Jean-Marie Delassus fait
d'ores et déjà entrer les notions philosophiques de vide
et de néant dans la connaissance de la spécificité
du genre humain. ( Psychanalyse de la naissance, Dunod
2005)
Certes,
les maternologues non encore convertis à une réflexion
philosophique sur la prétendue normalité du genre humain sont
déjà des civilisateurs ; mais aussi longtemps qu'ils cultiveront
une conception close de la nature humaine, comment situeraient-ils
la politique et l'histoire contemporaines dans la postérité anthropologique
de Darwin et de Freud ? Que se passera-t-il dans leurs rangs quand
le Dr Jean-Marie Delassus étudiera comment la "normalité"
paternelle prend la relève de la "normalité" maternelle
? Le génie de ce précurseur ne pourra que mettre l'accent sur
le rôle de modèle dominant - ou de mâle dominant - qu'incarne
à chaque époque la notion de "paternité". Du coup, toute
la problématique qui commande la science de la nativité évolutive
du genre humain épousera celle qui pilote une anthropologie critique
attentive à la pesée du devenir de l'éthique du genre humain,
parce que le père se présente le plus souvent et à chaque époque
en parangon du statisme intellectuel et social de notre espèce.
C'est de lui que l'enfant reçoit l'image archétypique de la normalité
sociale de son temps, mais c'est également le conflit entre le
fils et le père qui se révèle la clé de la génialité. Toute l'histoire
de la théologie catholique est celle de la revanche sanglante
du père sacrificiel sur le génie du fils rebelle (Aux
sources du meurtre sacrificiel chrétien , 1er
mars 2005) ; et toute la mystique occidentale est fondée
sur une christologie inversée en ce qu'elle tente d'arracher le
crucifié à son tueur de père, celui qui , depuis le III e siècle,
demande que la "vera caro", la "vraie chair" du
fils soit présente sur l'autel .
9
- Vers une anthropologie transcendantale
Ni
le théologien, ni le philosophe libéral ne disposent encore de
l'œil de l'anthropologue de la vie mystique décidé à observer
siècle par siècle l'évolution du cerveau simiohumain et de son
inconscient politique. Ici encore, la problématique précède la
découverte : si l'on ne sait pas interpréter le fait que saint
Ambroise, est un ancien préteur romain et qu'il a réintroduit
le sacrifice humain dans la théologie chrétienne, parce qu'il
faut de la viande sur les autels , on n'a pas la clé de la découverte
anthropologique, comme le Dr Delassus n'a pu interpréter la notion
de "naissance" appliquée au genre humain qu'à partir d'une
problématique qui met sur la piste de la recherche. C'est pourquoi
une "raison" banalisée depuis Voltaire seulement et une
théologie clouée au pilori du passé barbare d'un dieu des singes
rivalisent seulement de bancalité à refuser de scruter à la loupe
notre évolution cérébrale au cours des quelques millénaires qui
nous séparent de l'invention de l'écriture. Que vaut notre humanisme
minimal, alors que la recherche des arcanes psychobiologiques
qui président à la notion de vérité parmi nous ne vise pas à modeler
un "Dieu" capitaliste ou socialiste , atlantiste ou européen,
démocrate ou nazi, mais de savoir en quel sens ce personnage passe
pour exister et comment il se fraie un chemin au
plus secret d'une conscience humaine en devenir, ce qui exige
que l'accouchement philosophique de notre espèce inachevée s'élève
à l'observation de la "sainte absence" à laquelle le verbe
exister en appelle aussi bien dans les profondeurs de l'entendement
du rationaliste que dans celles des théologiens du "manque"
et du "vide" des mystiques.
Mais
aussi longtemps qu'Isaïe ou Jésus ne seront pas étudiés en leur
génialité, nos sciences humaines et notre philosophie manqueront
de la lanterne de Diogène. C'est dire combien l'extension de la
maternologie à la paternologie au sein d'une espèce normative
fera entrer la science de la spécificité psychique du genre humain
dans une philosophie de l'évolution. Celle-ci sera guidée par
une connaissance anthropologique de l'inconscient simio-politique
de notre espèce. Ce sera encore à ce titre qu'il sera répondu
à la question de savoir à quel manque le génie apporte
ses réponses : car l'homme de génie est un interrogateur-né du
néant , et le néant est le lieu de l'anéantissement du père idiot
, donc du symbole de la normalité sacrificatrice. Tous les créateurs
ont fécondé leur sacrificateur de père, tantôt en développant
ses potentialités, tantôt en le détruisant, mais toujours en lui
enseignant leur éthique. La paternologie sera l'aile marchante
d'une anthropologie de la nativité du genre humain. Un destin
duel s'ouvre à une philosophie et à une médecine toutes deux héritières
du génie rabelaisien, cervantesque, swiftien, shakespearien, dont
les intuitions sont à la fois anthropologiques et médicales .
C'est
pourquoi la philosophie en route vers une anthropologie transcendantale
jugera aussi ridicule de débattre du statut de trois acteurs mythologiques
du cosmos que de demander à Euthyphron de nous expliquer le Zeus
de son siècle . Mais ni la théologie, ni la philosophie d'aujourd'hui
ne cherchent encore la voix d'une philosophie dont la voix perdue
ressuscite de manquer à l'appel. L'une se défausse sur une idole
qu'elle ne sait comment autopsier, l'autre se met sur les yeux
le bandeau d'une Eglise du "libre choix des valeurs" aussi
irrationnelle et privée de boussole que sa rivale, de crainte
que les hommes du sacrifice de l'autel ne fassent pleuvoir à nouveau
sur les Etats les mitres et les chasubles du credo quia absurdum.
Quand la philosophie redressera d'un côté le théologien qui refuse
d'observer comment il tire son Dieu de sa manche et de l'autre
le philosophe terrorisé à l'idée de chercher le dieu absent qu'il
est à lui-même , nous cesserons de piétiner dans l'arène des deux
écoles spécialisées dans la défense de leurs scolastiques .
Penser,
dira la philosophie, c'est comprendre comment des personnages
célestes naissent et se développent dans le cerveau simiohumain
et pourquoi cet organe les sécrète , les modèle, les éduque, les
multiplie, les raréfie, leur obéit ou se fait leur pédagogue de
siècle en siècle sans jamais parvenir à les civiliser au point
de les priver du moins de leur royaume souterrain des tortures.
Quel autoportrait de l'humanité que l'immoralité du Dieu des châtiments
inexpiables!
10
- La philosophie du regard sur les idoles
J'ai
déjà dit que la débâcle de la pensée européenne s'achève dans
le naufrage de la double catéchèse que professe une "raison"
et une "foi" condamnées à s'épauler en public et à se faire
applaudir au nom d'un "bien commun" flottant et privé de
repères : c'est que les deux comparses demeurent aussi étrangers
l'un que l'autre aux leçons de l'évolution des espèces et aux
enseignements du royaume de l'inconscient.
Reste
à nous demander quel nom nous donnerons au naufrageur biblique
dont l'immoralité s'élève à une caricature criante de l'histoire
de ses adorateurs depuis le Déluge . Un tel dieu n'est-il pas
une idole ? Mais s'il n'est pas d'animal plus immoral qu'une idole,
quelle lanterne plus sûre Diogène trouvera-t-il jamais que celle
dont la mèche éclairerait l'homme à la lumière de ses idoles ?
Quel riche avenir, pour une philosophie occidentale fécondée par
son manque que d'emprunter leur personnage aux sacrificateurs
et de se faire de leurs autels les falots tempêtes d'un humanisme
abyssal ! L'homme serait-il porteur de la voix qui lui manque
et ce manque serait-il celui de sa propre lumière ? Pour l'instant,
le théologien et le philosophe ne sont encore que les complices
affûtés ou flasques dont le modèle remonte à la Renaissance ,
quand l'Eglise de la scolastique et la science astronomique de
Ptolémée voulaient ignorer Copernic et Christophe Colomb, le ciel
décentré et l'éparpillement des dieux sur la terre.
Mais
si, depuis vingt-quatre siècles, la conscience socratique de la
philosophie est alertée par une ignorance qui fait de sa cécité
même la preuve de son savoir, alors nous dirons que l'inconscient
de cette ignorance-là fait parler haut et fort une idole et nous
espèrerons que nos deux infirmes , l'Eglise et une philosophie
sans boussole prendront secrètement rendez-vous avec une intelligence
qui leur demandera : "Quelle est la bête dont l'œil est capable
d'observer le cerveau de ses idoles ? Quel est l'animal qui consulte
les entrailles et dissèque les cadavres des dieux des singes ?
Quel est le vivant énigmatique qui s'est longtemps cloué et glorifié
sur ses autels, mais qui se tourne maintenant vers ses sacrificateurs
pour leur dire: Plus je te regarde, animal, plus je deviens
homme " (Valéry) ?
le 11 mai 2005
Réponse
au Cardinal Joseph Ratzinger 
Le Monde, 28
décembre 1999
Le christianisme
et l'avenir de la raison européenne
Le
christianisme semble être devenu le théâtre d'un phénomène psychique
pour le moins singulier: des fidèles parfaitement informés des
fondements de leur religion en présentent un contenu qu'ils savent
pertinemment n'être pas le sien. C'est ainsi que le cardinal Ratzinger
(Le Monde du 3 décembre) fonde la croyance sur une
raison qu'il voudrait rendre théologique en la déclarant consolante
et compatissante, alors que la foi revendique le bénéfice d'une
révélation et que la raison ne console ni ne compatit: depuis
Eschyle, elle dit le tragique de la vérité.
Un
cardinal n'a évidemment pas oublié que, selon les dires de tous
les docteurs de sa religion depuis deux mille ans, l'humanité
devait acquitter une dette tellement titanesque - celle du péché
originel - qu'elle ne pouvait offrir sur son propre fonds
le tribut d'un sang suffisamment précieux pour apaiser la fureur
de l'idole: la rédemption, ou «rachat», réclamait un péage d'un
montant fabuleux. Quant à René Girard, il fait de l'innocence
de la victime sacrificielle l'assise du christianisme, alors qu'il
n'ignore en rien que les victimes immolées sur l'autel sont innocentes
dans toutes les religions connues, comme il l'a lui-même rappelé
dans ses précédents ouvrages, parce qu'il faut qu'elles soient
pures et qu'elles sont d'un plus grand prix quand elles sont offertes
immaculées sur l'autel.
Comment
expliquer qu'une religion divorce tout subitement d'avec la doctrine
qu'elle enseignait depuis vingt siècles, alors qu'aucun connaisseur
d'Osiris n'oserait présenter ce dieu sous des traits en radicale
contradiction avec son message tel que l'histoire des croyances
l'a enregistré et que ses prêtres en ont explicité la signification
et les rites ?
C'est
que la coulée du temps déconnecte tellement une religion des forces
politiques et culturelles qui régnaient à l'époque de sa naissance
que les croyants tardifs tentent désespérément de la réactualiser
en la rendant intelligible aux contemporains sur des bases plus
civilisées. Cette édulcoration systématique n'est pas nouvelle
: au Ve siècle, Macrobe présentait Athéna comme un personnage
ésotérique, dont le message réel était de permettre un décryptage
définitif des mystères du nombre sept.
La question est alors de savoir si la doctrine sublimée demeure
branchée sur l'Histoire réelle. La chute de la désobéissance pécheresse
dans l'anachronisme présenterait-elle un tout autre danger que
celui dont les dieux du monde antique étaient menacés, et cela
précisément pour le motif que le christianisme résolvait d'un
seul coup l'énigme de l'Histoire, dont la clé était la soumission
à un souverain de l'univers ? C'est pour cette raison que la science
psychologique d'avant-garde rôde autour des secrets de l'imaginaire
religieux de l'humanité, sachant non seulement que le déchiffrage
de ces terres inconnues permettra de progresser dans la connaissance
en profondeur de l'homme, mais encore que tout progrès réel du
«Connais-toi» serait interdit aux sciences humaines si cet empire
immense devait demeurer fermé à la recherche.
Certes,
une dogmatique d'assujettissement se trouve aussi déconnectée
de la culture de notre temps que les dieux grecs et romains de
l'époque de Tertullien juraient avec le ciel d'Homère. Mais, du
coup, la doctrine se montre piégée par la profondeur même de son
décodage des apories d'une Histoire cruelle ; car, de même que
les États et les idéologies font descendre des cintres la musique
de leurs idéalités séraphiques, tandis qu'un enfer bouillonnant
gronde sous leurs pieds, le christianisme se présente la tête
couronnée d'un paradis des félicités éternelles tandis qu'un camp
de concentration inlassable illustre par l'atrocité la sainteté
des vengeances souterraines de la divinité.
Si
la société civile, lourde de la masse famélique de ses damnés,
reproduit symboliquement le schéma du rachat des péchés de la
démocratie par la pureté du sang du malheur angéliquement répandu
sur l'autel de ses principes libérateurs et si, par le moyen du
meurtre rituel de la messe, à la fois déploré et fermement réclamé
par la divinité, la foi se révèle un décalque de la meule sacrificielle
de l'Histoire - et jusqu'à exiger la substantification de la
victime -, on comprend que le «créateur» démasqué soit
désormais subrepticement éliminé du discours théologique.
Les
décrypteurs de l'imaginaire politique du sacré découvrent que
les arbres cachaient la forêt et que les théologies sont des miroirs
tellement parlants qu'ils rendent suspect un souverain du ciel
condamné à rendre des comptes à une créature dont les droits prévalent
maintenant sur les siens. Ou bien Dieu se voit discrètement culpabilisé,
ou bien ses contradictions internes se révèlent aussi insolubles
que celles de l'humanité ; et la créature doit se montrer compatissante
à l'égard d'un si fidèle représentant de ses propres responsabilités.
D'où un déchirement interne de la conscience chrétienne qui rend
prodigieusement significatif que ce soit le défenseur officiel
de l'infaillibilité doctrinale lui-même qui occulte dans Le Monde
la structure fondamentalement sacrificielle de la religion du
Golgotha et de toute Histoire.
Mais les sciences humaines ne sont pas moins embarrassées par
les cruautés du vrai. Un siècle après Freud et un siècle et demi
après Darwin, il leur est impossible, malgré la timidité de leurs
méthodes, de ne pas emprunter la seule voie qui conduise à un
approfondissement dangereux, mais réel de la connaissance de l'homme
et des sociétés, parce que l'agonie du christianisme transforme
cette religion en une bombe politique à retardement : sa structure
concentrationnaire reproduit celle de toutes les sociétés connues,
qu'on voit auréolées d'un imaginaire «consolant» et «compatissant»
tandis qu'une géhenne bouillonne sous les fleurs.
Les
naufrages de l'intelligence empruntent une voie bien connue: on
ne sait plus que le vrai sceptre de l'hégémonie politique est
celui de l'universalité de l'esprit critique. Aussi le blocage
de la recherche rationnelle mettrait-il un terme à la vocation
d'une civilisation de la pensée née à Athènes il y a vingt-cinq
siècles. Peut-être le dernier service que la théologie chrétienne
rendra à l'Occident philosophique sera-t-il de révéler la face
la plus cachée de l'homme et de l'Histoire.