La
semaine dernière (Renan,
l'islam et la France , 19
octobre 2013), je me demandais si l'expérience de la
politique et de l'histoire qu'acquiert de siècle en siècle
une religion monothéiste exige en retour et nécessairement
le surgissement de la croyance en l'incarnation de Dieu sur
la terre et s'il ne manquerait pas à l'apôtre Jean, qui refusait
ce prodige, le regard d'aigle que seuls les chefs d'Etat portent
sur le cerveau d'un animal encore en attente d'un bon fonctionnement
de sa tête politique. On sait que le récit chrétien du "salut"
de l'humanité réclame un Zeus confusible à la charpente d'un
mortel, ce qui reconduit tout droit la religion de la Croix
aux dieux en chair et en os du paganisme. Aussi , le Catéchisme
romain de 1992 en est-il réduit à préciser que Jésus possède
la rate , les poumons et le foie du créateur de l'univers:
"En même temps l'Eglise a toujours reconnu que, dans le
corps de Jésus, "Dieu, qui est par nature invisible,
est devenu visible à nos yeux". En effet, les particularités
individuelles du corps du Christ expriment la personne divine
du Fils de Dieu. Celui-ci a fait siens les traits de son corps
humain." (n° 477)
Le prophète Mahomet présente, en revanche, l'immense supériorité
intellectuelle et morale d'éviter la rechute des croyants
du septième siècle dans la puérilité des dieux de l'humanité
primitive, qui gesticulaient dans leur ossature et dont on
adorait la gigantesque carcasse en marche sur la terre. Mais
au concile de Chalcédoine en 450, l'Eglise semble avoir reconnu
qu'une théologie en état de fonctionnement dans le temps de
l'histoire doit nécessairement se brancher sur la faiblesse
cérébrale de l'animal politique. Cette infirmité révèlerait-elle
cependant des potentialités transmusculaires liées à la bancalité
originelle de la bête et à sa claudication native, de sorte
que cet animal serait invité à descendre dans les souterrains
psychobiologiques de son ascension future à une vie épanouie
dans le "surnaturel"? Au premier abord, Renan semble n'avoir
compris ni en simianthropologue l'immortalité dont rêvent
les évadés de la zoologie ni en visionnaire l'enracinement
viscéral d'Adam dans une simiennité cérébralisée, ni la signification
secrète que symbolise un mythe, certes idolâtre, mais politiquement
indispensable, tel celui qui a rendu visibles "les particularités
individuelles du corps de Dieu."
2
- L'enracinement de la théologie dans le besoin de justice
Qu'est-ce
à dire? Voyons de plus près comment Renan résume l'itinéraire
du cerveau du bimane que son évolution a rendu semi cogitant
et qui s'est aussitôt empêtré dans une pénible auto-transfiguration.
"
L'évènement capital de l'histoire du monde est la
révolution par laquelle les plus nobles portions de l'humanité
ont passé des anciennes religions, comprises sous le nom de
paganisme à une religion fondée sur l'unité divine, la Trinité,
l'incarnation du Fils de Dieu. Cette conversion a eu besoin
de près de mille ans pour se faire. La religion nouvelle avait
mis elle-même au moins trois cents ans à se former."
Renan valide d'emblée un Dieu réputé se diviser aussi naturellement
que nécessairement en trois "personnes" distinctes que l'Eglise
déclarera expressément non confusibles entre elles et pourtant
censées réunies en une divinité fermement unifiée par la voix
de la même autorité doctrinale. Dans la prose encore en apprentissage
de Renan - nous sommes loin du styliste des Souvenirs
d'enfance et de jeunesse - le mythe contradictoire
de l'incarnation de Zeus va tellement de soi que la substantification
magique d'une divinité invisible hier encore fait maintenant
partie intégrante de ce type de construction biphasée. Mais
si le mythe de l'incarnation de l'esprit divin se présente
sous les vêtements théologiques d'une conquête indépassable
de la vie ascensionnelle et intériorisée du genre simiohumain,
on ne voit ni quelle logique supposée immanente à la politique
des Etats exigerait la présence dans le cosmos d'un dieu doté
d'un organisme triphasé, dont un tiers serait moléculaire
, ni pourquoi Socrate, Isaïe ou Jérémie se ruent dans la mort
en suicidaires épaulés, certes, par leur divinité impérieuse,
mais non consubstantiels à une triple hypostase de Jupiter.
" Mais l'origine de la révolution dont il s'agit est un
fait qui eut lieu sous les règnes d'Auguste et de Tibère.
Alors vécut une personne supérieure qui, par son initiative
hardie et par l'amour qu'elle sut inspirer, créa l'objet et
posa le point de départ de la foi future de l'humanité."
(p. 1-2) (C'est moi qui souligne)
Encore une fois, comment ce passage confus du Jésus
de Renan témoignerait-il d'une connaissance anthropologique
et politique cohérente de "l'initiative hardie" de
"créer l'objet"? De quel "objet" s'agit-il?
On ne voit ni de quels apanages une "personne supérieure"
serait dotée pour se lancer dans une "initiative" tellement
"hardie" qu'elle enfanterait hardiment dans l'esprit
des plus "nobles portions de l'humanité" un monothéisme
d'une hardiesse nouvelle et inconnue de Jahvé et d'Allah,
ni comment un édifice mental aussi branlant se rendrait peu
à peu tellement crédible qu'il conquerrait l'âme et l'encéphale
d'une humanité d'alpinistes du ciel. Décidément le "point
de départ" de la "foi future de l'humanité" n'est
autre que l'énigme même dont Renan énumère avec une assurance
feinte les matériaux langagiers, mais
sans entrer le moins du monde dans une construction verbale
qu'il nous faut tenter de déchiffrer. Et pourtant, cette mythologie
répond à une aporie morale ancrée dans l'histoire universelle,
celle des relations qu'un créateur du cosmos réputé bienveillant
entretient avec l'injustice la plus immorale dont il frappe
sans relâche ses malheureux adorateurs. Cette contradiction
rend l'Ancien Testament tout retentissant des plaintes de
l'Ecclésiaste, de Jérémie, du Psalmiste, de Malachie, de Job:
"Pourquoi le sort des méchants est-il prospère ? Pourquoi
sont-ils en paix, les fauteurs de trahison? Tu les plantes
et ils s'enracinent, ils grandissent et portent du fruit."
(Jr 12, 1-2)
A l'époque de Jésus, la croyance en l'immortalité de l'âme
et en la résurrection des corps était encore récente, mais
elle était déjà censée apporter la solution théologique, donc
définitive à l'énigme de la " souffrance des justes et du
triomphe des méchants ". Du coup, comment le sceptre d'un
Dieu plus trompeur que jamais persévérait-il à le décharger
discrètement de ses responsabilités morales? Un souverain
réputé omnipotent et omniscient depuis longtemps et maintenant
cellulaire se rend nécessairement coupable des malheurs qui
frappent ses fidèles et dont il berne délibérément la bonne
foi - pour ne rien dire de l'atrocité des tortures qu'il leur
inflige désormais sous la terre.
3 - La théologie comparative du Dieu incarné
et du Dieu désincarné 
Ce
sont donc les espérances et les souffrances mêlées que charrient
les croyances religieuses les plus simplistes qu'une anthropologie
digne de ce nom est appelée à décoder en leur animalité spécifique.
Il y faut une généalogie précise de la vie politique de l'humanité
semi pensante, donc une discipline scientifique dont les méthodes
de réflexion soient en mesure de calibrer les athlètes de
leur ascension transzoologique et de prendre la mesure des
virtualités "spirituelles" du bimane détoisonné. Pourquoi
les prophètes des évadés des forêts connaissent-ils le sort
des mouches écrasées contre une vitre? Ainsi posée, la question
de la nature de ces malheureux embryons de leur ciel entrebâille
la porte d'un déchiffrage du mythe: un petit porte-parole
du gibet "sauveur" sur lequel il se trouvera saintement cloué
ne saurait prendre à son compte et sous sa seule responsabilité
le travail d'Hercule d'assumer le destin tragique d'une victime
qualifiée de rédemptrice, alors que sa foi d'insecte la plonge
jusqu'au cou dans la boue de l'histoire des Etats. Le monothéisme
chrétien est né d'une tentative de réponse d'un animalcule
éphémère à la cruauté calculée du destin qui l'attend sur
la terre. La noblesse de ce puceron défie la dramaturgie implacable
d'un Zeus titanesque.
Pour désensauvager le tueur fou qui chapeaute le cosmos de
la tiare de sa sainteté ensanglantée, pour aiguiser le couteau
du sacrificateur géant en lequel Adam rechigne encore à reconnaître
son propre portrait en pied, il faudra apprendre à porter
un regard d'aigle sur le monstre cruel et stupide qui appâte
une créature microscopique à force de gâteries, mais qui,
en cas de rébellion de sa victime, abandonne soudainement
toute la confiserie de son Eden pour soumettre la charpente
de ses créatures aux tourments les plus atroces, celles d'une
"justice" mijotante dans les souterrains de sa grâce. Jésus
est de son siècle: jamais il ne reconquerra le regard blasphématoire
et surplombant de l'Ecclésiaste sur le Dieu féroce dont le
glaive le clouera sur la potence de son "salut".
4 - Les ironistes du sang sacrificiel
Mais
s'il convient d'armer la politique des ressources d'une rédemption
par le supplice, vaut-il mieux recourir à un porte-paroles
dûment informé des tromperies d'un ciel aux dentelles empoisonnées,
vaut-il mieux faire appel à une victime en prise directe
avec la sauvagerie de l'idole, ou bien est-il préférable,
pour un Etat, d'armer seulement l' animal parlant d'une potence
gentiment placée sous la herse de la mort? Renan se raconte
une histoire artificiellement édulcorée de la théologie des
accoucheurs du sacrifice; le bucolisme évangélisateur a la
vie dure. Et pourtant, c'est le Jésus à l'eau de rose de Renan
qui a mis le scalpel de l'anthropologie scientifique entre
les mains des chirurgiens d'une interprétation de plus en
plus rationnelle du meurtre sacré et qui a aiguisé le glaive
de la raison sur la meule d'une généalogie des sanctificateurs
ironiques de leur sang sacrificiel.
Car
voici que le Nazaréen censé en attente du bistouri de la rédemption
par le gibet et réputé se trouver livré à un supplice miraculé
par son "père céleste" refuse tout subitement de plier l'
échine du crucifié salvifique. Le fou de là-haut est pourtant
réputé bon payeur des immolations sauvages qu'on lui doit
et dont on acquitte saintement le tribut à son égard. Quel
est cet égorgeur enrubanné d'une bonté aux senteurs de mort?
Pourquoi veut-il qu'on laisse la bride sur le cou à son eschatologie
de tueur? Le monstre était sur le point de réussir un coup
politique dont le toupet laisse pantois: il allait loger ses
carnages parfumés sous l'auréole de son amour éperdu pour
sa créature. Comment secouer un joug peinturluré d'anges et
de séraphins, sinon avec le secours du subterfuge de génie
qui donne son fumet au mythe de l'incarnation de Jupiter dans
l'inconscient du croyant? Car ce sera le sanglant même de
cette sotériologie pour attrape-nigauds que verra clairement
le christologue post-renanien dont la haute lucidité éclairera
la tragédie sans issue qu'on appelle l'histoire.
Mais
alors, quel sera l'enseignement ascensionnel des prophètes
en guerre avec la barbarie d'une idole alléchante? Le Dieu
désincarné de l'islam - donc libéré des chaînes de la zoologie
qui entravent le Dieu des chrétiens - sera-t-il mieux armé
face aux immolations sacrées que Clio réclame de la bête?
Mahomet ne se collète pas avec l'essence même d'Allah; mais,
du coup, il lui fait résolument respirer à lui aussi
l'odeur de ses rôtissoires bouillonnantes jour et nuit sous
la terre. Si l'islam d'aujourd'hui manque de Titans du ciel
prêts à se moquer de la pestilence d'une divinité avide du
sang des peuples et des nations, serait-il inutile de précipiter
dans la guerre du "salut" des croisés inefficaces, parce qu'ils
se trouveraient réduits d'avance à des insectes agenouillés
et tremblants? Le prophète réduit à un mortel n'est plus qu'une
larve sans voix face à un ciel auto-glorifié à l'école de
ses crimes. Jésus, lui, est tué par le boucher du ciel de
son temps, Jésus, lui, ouvre à son corps défendant les yeux
des fidèles sur la stratégie et la politique du roi des carnages
que l'humanité est demeurée à elle-même depuis les origines
et dont elle enrubanne son sacrificateur céleste en retour.
5
- Le regard sur les idoles 
Renan,
né en 1823, est demeuré étranger à la réflexion anthropologique
naissante du XIXe siècle sur l'évolution de la bête et de
ses représentants sanctifiés, donc idéalisés dans les nues.
Il lui manque un regard du dehors sur un totem immergé dans
le sang de l'histoire universelle. Sans un globe oculaire
extérieur au spectacle, l'observateur substantifie ardemment
un Zeus censé à l'abri du blasphème; et il glorifie aveuglément
la prise en charge de son Olympe par une espèce immanente
à sa culpabilité meurtrière et pourtant repentante.
L'auteur
attendri des Souvenirs d'enfance et de jeunesse
rédigerait-il de nos jours la biographie d'une idole abreuvée
de l'hémoglobine de l'histoire et construite sur le modèle
d'un animal en attente d'une cérébralisation transcendante
au crime de lèse-majesté à l'égard des idoles? Nous montrerait-il
la bête prosternée devant un gigantesque assassinat sacré,
nous raconterait-il la pavane d'une espèce placée sous les
auréoles de ses idéalités assassines? Les dieux sont carnassiers.
Mais Nietzsche lui-même n'osera porter sur les trois monothéismes
un regard d'anthropologue du sacré. Et pourtant le Dieu des
chrétiens manifeste précisément la spécificité de son animalité
religieuse par la sacralisation pseudo irénique et griffue
de son mythe de l'incarnation, puisque ce justicier suprême
du cosmos substantifie sans rire l'empereur des châtiments
qu'il est à lui-même et puisque le prophète des trucidations
censées libératrices se trouve immolé par un Dieu gransguignolesque.
On attend un Molière du Tartuffe du ciel. La lucidité serait-elle
un vaccin sotériologique fabriqué à partir du venin, comme
tous les antidotes? Voyons, dans cet esprit, comment Renan
angélise le spectacle de la mort d'un prophète atrocement
martyrisé par son "père" putatif, voyons de plus près comment
la générosité d'un christianisme pour jardin d'enfant sanctifie
en retour un gibet d'assassins pieux et de tortionnaires dévots.
6 - La théologie du bébé 
En
accord avec toute l'Eglise, le grand hébraïste va métamorphoser
la torture du crucifié en nectar et en ambroisie de la politique
mondiale du nourrisson. Le confiseur du ciel de la torture
des berceaux portera l'agonie du prophète sur la scène internationale:
"Jésus n'avait devant lui que le spectacle de la bassesse
humaine ou de sa stupidité." ( p. 423)
Mais
comment un prophète de haut vol verrait-il la "bassesse"
et la "stupidité" des Etats du monde avec les yeux
des petits humanistes de la seconde moitié du XIXe siècle?
Pour apprendre à peser la chair et le sang de l'idole devant
laquelle la bête se jette le front dans la poussière - donc
pour démasquer un animal sanctifié par son idole - il faudra
attendre la documentation du siècle suivant, celle des anthropologues
et des examinateurs du singe semi cérébralisé: Lévy-Bruhl
(1857- 1939) et Freud (1856- 1939) permettront d'observer
le bistouri émoussé du chirurgien renanien:
"Le ciel était sombre ; la terre, comme tous les environs
de Jérusalem sèche et morne. Un moment, selon certains récits,
le cœur lui défaillit ; un nuage lui cacha la face de son
Père ; il eut une agonie de désespoir, plus cuisante mille
fois que tous les tourments. Il ne vit que l'ingratitude des
hommes ; il se repentit peut-être de souffrir pour une race
vile et il s'écria : " Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu
abandonné ? " Mais son instinct divin l'emporta encore. A
mesure que la vie du corps s'éteignait, son âme se rassérénait
et revenait peu à peu à sa céleste origine. Il retrouva le
sentiment de sa mission ; il vit dans sa mort le salut du
monde ; il perdit de vue le spectacle hideux qui se déroulait
à ses pieds et, profondément uni à son Père, il commença sur
le gibet la vie divine qu'il allait mener dans le cœur de
l'humanité pour des siècles infinis." (424- 425)
"L'instinct
divin" en question n'est autre que celui de Renan lui-même.
Pas un mot sur la trousse du "père" assassin, pas une allusion
à l'artificier des sacrifices de sang dont les champs de bataille
regorgent depuis la nuit des temps. Le regard benoît que les
interprètes du ciel portent sur l'histoire religieuse du monde
se révèle la clé de leur candeur théologique. Renan ne voit
pas l'histoire remplir sans relâche la panse d'un maître imaginaire
du cosmos, il ne sait pas que cette panse est rémunérée par
un Olympe insatiable et bénisseur. Erasme avait porté plus
loin le regard de la raison de son temps sur le bloc opératoire
de Clio: il rappelle que, pendant des siècles, les nouveau-nés
trop hâtivement trépassés et qu'on n'avait pas eu le temps
d'immerger dans l'eau baptismale du salut se trouvaient dévotement
précipités dans les flammes de l'enfer et y rôtissaient pour
l'éternité. L'heure n'avait pas encore sonné d'écrire la biographie
de Dieu dans le temps chirurgical qui lui appartient en propre,
celui des empiffrements sacrés.
Mais
Erasme lui-même ne se demande pas encore par quels chemins
la divinité avait modifié sa première théologie de la torture
des nourrissons. Malaxe-t-elle les encéphales d'un siècle
à l'autre ou ne cesse-t-elle de prendre du retard sur ses
interprètes? Et pourtant, l'humaniste de Rotterdam a pris
quatre siècles d'avance sur la "personne supérieure"
dont "l'initiative hardie" créa "l'objet de son
amour".
7
- Le prophète et le sang de l'intelligence 
A
quelle profondeur de sa réflexion l'auteur de L'Eloge
de la folie savait-il que les théologies sont des
animaux sauvages, mais en évolution dans les esprits et qu'elles
ne sont jamais que des miroirs partiels et datés de la férocité
de l'imagination religieuse de la bête, savait-il pourquoi
celle-ci s'abreuve du sang de sa propre histoire ? L'humanité
du XVIe siècle ignorait encore que le bimane évadé des forêts
se reconnaît à la cruauté des documents que son encéphale
sécrète à son corps défendant et qui l'arrachent peu à peu
au règne du cyclope du cosmos dont il partage d'un siècle
à l'autre la férocité et les fureurs.
Et
pourtant dans sa Disputatiuncula de taedio et pavore
Christi de 1499, Erasme rejette avec énergie le portrait
du Christ que le théologien Colet, prédicateur de la cathédrale
Saint Paul de Londres et athlétique guerrier anglais avait
traité de pleutre effrayé comme une femmelette par les saintes
tortures qui l'attendaient pour le salut de l'humanité. Cinq
siècles plus tard, observons de plus haut le bourreau salvifique
qui torturera à mort son propre fils, regardons de plus loin
comment il remplira son gousset de banquier dépité par la
perte de la créance mirifique du péché originel. A l'époque,
on ne se demandait pas encore pourquoi il fallait qu'il se
remboursât de la dette contractée par la créature à son égard.
La question était seulement de savoir si le Christ était un
couard du ciel, mais non à quelle nature ressortissait le
courage propre aux prophètes. Simplement, les tremblements
du Nazaréen contrastaient avec la sublime intrépidité des
martyrs, qui avaient couru au supplice bien rémunéré avec
des "bondissements de joie". On s'étonnait seulement qu'une
victime aux prérogatives fabuleuses fît preuve d'une sotte
lâcheté, alors qu'à elle seule, elle indemnisait le caissier
du salut au grand avantage de tout le monde. On ne saurait
pousser la dureté de cœur jusqu'à refuser de délivrer tout
le genre humain des affres de la damnation alors que le ciel
vous accorde si charitablement le privilège d'éponger à vous
tout seul une dette d'un montant incalculable. Mais pourquoi
le péché originel fonde-t-il toute la stratégie de la théologie
chrétienne sur un "rachat" politiquement avantageux?
On voit également que si le prophète immolé à l'idole machiavélienne
des chrétiens n'était pas une victime censée fournir une charpente
de vil prix au "boucher obscur" dont Pascal évoquera la fourberie
en plein XVIIe siècle, aucun regard ne portera jamais sur
le capital et les intérêts bien calculés d'un usurier des
prébendes de sa propre grâce. De son côté Mahomet n'affuble
pas Allah d'une enveloppe corporelle que l'histoire prendra
en otage. Le Créateur aurait spontanément aboli les meurtres
rituels sans demander de contrepartie à un débiteur gratuitement
libéré de sa dette. Mais cet assainissement du marché public
de la viande des sacrifices n'adoucit que les mœurs, non le
contenu doctrinal d'un mythe carnassier par nature - le Pharaon
Kekrops demeure l'inaugurateur d'une réforme du culte de sang
qui a seul délivré les premiers habitants de l'Attique de
la sauvagerie du massacre rituel de leurs concitoyens.
Certes, Mahomet n'ignore pas que la substitution profitable
d'un mouton au prophète trucidé sur les étals des chrétiens
n'illustre jamais qu'une victoire partielle, provisoire et
toute terrestre sur le ciel sanglant des hommes et de leurs
idoles. Mais il faudra attendre trois millénaires pour que
paraissent des anthropologues décidés à porter le regard acéré
des premiers simiologues sur la victime dont Erasme s'était
contenté de se demander, à l'école du Lachès de Platon, si
le courage véritable est celui de l'intelligence de Nicias
l'escrimeur ou celui des baroudeurs en rivalité avec les bêtes
féroces. Et pourtant, bien avant la répudiation par l'islam
du ciel sanglant des sacrificateurs chrétiens, Isaïe exprimait
sa fureur et son mépris au spectacle des offertoires dégoulinants
d'hémoglobine de son temps; et son Jahvé s'écriait, comme
il est rappelé plus haut: "Vos sacrifices me dégoûtent
. Sachez que le sang que vous faites couler sur mes parvis,
je l'ai en abomination".
8
- La théologie et le sang de l'histoire 
Revenons un instant sur nos pas. Quand les évangiles se furent
mis à pulluler à la faveur de la sentimentalité religieuse
pré-byzantine de l'époque, il a fallu sélectionner les textes
les mieux rédigés et les moins romanesques. Une littérature
et une théologie dédoublées entre le tragique et le sentimentalisme
populaire ont découlé du choix des grands lettrés de l'époque
entre le religieux et le macabre, entre la crudité et la mièvrerie
des dévots, entre la sauvagerie sacrificielle et la vulgarisation
à outrance, entre la vente d'un supplice appelé à tomber entre
les mains d'un clergé avide et les romantiques d'une foi privée
de cervelle. Les uns s'appliquaient à démontrer, textes en
mains, que Dieu avait exigé avec une dureté toute sacerdotale
à son fils vacillant de se résigner à son immolation. Au Moyen
Age, on dira qu'il était hautement profitable à une humanité
terrassée sur le champ de bataille du péché par la faute du
diable de s'emparer du trésor inestimable de la rédemption,
puisque la contrepartie promise par le Père se révélait d'un
montant incalculable.
Les
embarras de la foi militarisée étaient d'autant plus grands
que Dieu lui-même avait été battu à plate couture par Lucifer,
son rival, sur le champ de bataille du péché, et que, conformément
aux lois de la guerre, il devait payer une rançon considérable
à son vainqueur. Mais la créature était seule responsable
de la faiblesse stratégique du général en chef du cosmos.
Cependant, d'autres théologiens se sont avancés sur les parvis
du temple: à les entendre, la sauvagerie de la bête se cachait
sous la figure d'un Dieu tout subitement résigné, lui aussi,
à jouer la brebis agonisante sur ses propres autels. D'un
côté, Urs von Balthazar (1905-1988) démontrera sans se lasser,
que le Jésus bien saignant se trouve physiquement déposé en
tribut de bonne odeur aux pieds du dieu de la guerre, de l'autre
le Père Montchanin (1895-1957) et le Père Henri de Lubac (1896-1991)
, métamorphoseront cette viande - la vera caro de l'Eglise
du Moyen Age et du Concile de Trente - en symbole de la rédemption
ascensionnelle du chrétien.
Mais
si Urs von Bathazar et Henri de Lubac, les deux théologiens
les plus en vue de leur temps et que liait une étroite amitié
ont tous deux reçu la pourpre cardinalice, c'est parce que
seul le Dieu sauvagement égorgé sur l'autel des plus célèbres
épéistes du ciel a permis, en plein XXe siècle, à la Curie
romaine de revivifier le culte originel du genre humain -
on exigeait de nouveau la livraison effective d'un cadavre
palpitant au Dieu rançonneur dont ni Luther, ni Calvin n'avaient
réussi à civiliser le sacrifice de sang.
9
- La théologie civilisatrice 
Pourquoi les théologiens officiels du concile de Trente réclamaient-ils
la perpétuation du "vrai et réel sacrifice" de l'Eglise,
celui que la Lettre aux Hébreux avait défini une fois pour
toutes? Parce qu'il n'y avait plus de sacrifice du tout si
l'autel n'était pas dûment aspergé du sang bien frais de la
victime, de sorte que, de leur côté, les protestants se trouvaient
purement et simplement privés de religion. A eux de priver
en retour leurs adversaires rapaces du seul culte censé de
taille à mériter à un Golgotha sacrificateur, le pardon définitif
de la divinité. Mais puisque dans les deux confessions,
il fallait arracher les croyants aux griffes du Diable, lequel
avait fait manger à Eve la pomme du savoir rationnel, il était
impossible de départager les deux confessions sans recourir
à une anthropologie qui se mettrait en mesure de porter le
regard sur une divinité ratée.
Or,
cette audace demeurera interdite aussi longtemps que les sciences
humaines se priveront de toute dissection de la fonction nécessairement
avortée qu'exerce le monothéisme dans la politique et dans
l'histoire d'une "délivrance", parce que toute divinité revendique
nécessairement et par nature le monopole d'un recul cérébral
insurpassable. Son rôle est précisément de fournir aux sociétés
la garantie sécuritaire que quelqu'un possède la réponse nec
plus ultra à l'énigme du silence du monde. Si vous portez
un regard de l'extérieur sur une divinité, ou bien vous l'anéantissez
dans sa fonction fondatrice de vous regarder de haut, ou bien
elle vous incite à la dépasser et à devenir à vous-même la
source d'un savoir transcendant au totem dénoncé. Voltaire
cherche un Dieu au-delà de celui du Moyen Age; et il le forge
à l'école de la tolérance à l'égard de ses négateurs, ce qui
le coupe de toute théologie politique. Mais nier "l'existence"
de la divinité, c'est seulement avouer que vous avez atteint
la limite de votre auto-dépassement. A ce titre, Dieu est
le symbole d'une espèce à jamais à la recherche de son ultime
secret Pour l'instant, l'iconoclaste moyen demande seulement
au ciel de son temps pourquoi il se montre si ardent à théologiser
les flots de sang que l'histoire fait couler, alors que, depuis
le sacrifice d'Iphigénie, l'humanité civilisée tente de refouler
ce sang dans l'inconscient de la politique. C'est demander
en retour à un Mahomet privé de corps sotériologique pourquoi
il n'a pas trépassé dans l'or et la pourpre des plus somptueuses
liturgies eschatologiques et s'il permettra néanmoins à ses
saints de se dresser en suicidaires d'un Allah à civiliser
de siècle en siècle, lui aussi.
Depuis
des millénaires, les autels de la bête symbolisent l'étal
collectif que l'humanité est demeurée à elle-même; et si l'on
y attend sans relâche l'exposition publique d'une offrande
gorgée d'hématies rédemptrices, alors le mythe de l'incarnation
des chrétiens charrie bien plus efficacement que le Coran,
hélas, la sauvagerie des carnages dont cet animal nourrit
sa sainteté. Isaïe assassiné pour blasphème pèsera moins lourd
sur la balance des immolations rémunérées qu'un Zeus brutalement
changé en bête égorgée - ce que Quinte-Curce raconte tout
au long dans sa Vie d'Alexandre: si ce conquérant
n'avait pas été le premier esprit politique à se faire proclamer
Dieu de son vivant, alors qu'on n'avait droit à ce rang qu'à
titre posthume, la blessure malencontreuse d'une flèche que
sa divinité reçut par hasard à la cuisse n'aurait pas entraîné
la capitulation sans conditions de l'ennemi épouvanté par
un si grand sacrilège.
10
- L'avenir de la mystique 
Mais
comment se fait-il que Renan le bucolique ait pu conduire
à son son corps défendant la christologie titubante de son
temps à la question de la méthodologie et de la rationalité
qu'exige le genre biographique appliqué aux prophètes, alors
que les sciences humaines de son temps étaient encore fort
loin de disséquer les dieux? La réponse est simple: Renan
s'est interrogé vaillamment sur la vie parallèle du prophète
et de lui-même. Le nain qui se met à l'écoute du géant qu'il
admire est plus fécond qu'un croyant sûr de lui. Le biographe
de Mozart peut tout ignorer de la création musicale, le narrateur
qui raconte un prophète ne saurait demeurer étranger à la
planète de la mystique et à la pétrification morale du ciel
des hommes. C'est dans cet esprit que Renan s'avoue un ancien
croyant. "Pour écrire l'histoire d'une religion, il est
nécessaire d'y avoir cru, parce que, sans cela, on ne saurait
comprendre pourquoi elle a charmé et satisfait la conscience
humaine." (LIX) (C'est moi qui souligne)
Or,
les biographes incroyants de Jésus demeuraient tout empêtrés
dans leur réfutation des sots miracles dont les religions
primitives sont peuplées. On savait certes, que Zeus n'avait
pas engrossé Alcmène ou Léda, mais on constatait que les dieux
en activité ont besoin de se soutenir de prodiges laborieux,
parce qu'on ne saurait échapper à la condition simiohumaine
sans s'exercer à terrasser les lois de la nature au passage.
Aussi la rivalité entre les christologues de l'époque
opposait-elle la symbolique protestante des prodiges au rationalisme
français du XVIIIe siècle. David Strauss avait perdu sa chaire
de théologie luthérienne à l'Université de Zurich pour avoir
retiré à Jésus ses patentes de magicien insurpassable du cosmos,
Renan se verra privé de sa chaire au Collège de France pour
avoir commis, apparemment, le même forfait primaire sous Napoléon
III. Mais la biographie de David Strauss (1808-1874) remontait
à 1835 et regorgeait des prodiges de la phénoménologie de
Hegel. Aussi, dans son Histoire des biographies de Jésus
(Geschichte der Leben-Jesu-Forschung) depuis
Reimarus (1694-1768), Albert Schweitzer (1875-1965), le futur
médecin de Lambaréné reprochait-il à Renan d'avoir pillé David
Strauss avec trente ans de retard sur la science biblique
d'avant-garde de l'Allemagne - et cela bien que Littré eût
traduit son œuvre en français en 1839 (tome I) et 1853 (tome
II).
Mais pourquoi Nietzsche s'est-il moqué du Jésus riche de la
phénoménologie de Hegel dans ses Considérations inactuelles?
Parce que le Nazaréen de David Strauss avait perdu toute vibration
spirituelle pour avoir égaré en chemin son statut de grand
sorcier. Sitôt privé du fantastique indispensable à la crédibilité
des dieux du paganisme, le fils de Marie n'était plus qu'une
plate mécanique eschatologique. De plus, cet automate du salut
était censé servir de véhicule au mythe d'un "esprit du monde"
que Hegel avait substitué à l'épopée sotériologique du Saint
Esprit. Au spectacle de Napoléon sur son cheval à Iéna, le
phénoménologue allemand s'était écrié: "Voici l'esprit du
monde". En revanche, le Jésus bucolique de Renan demeure vivant
et respirant, quoique lavé de toute sorcellerie cosmologique
à l'école dirait-on du Vicaire savoyard de Rousseau.
Et c'est pour cela que, depuis un siècle et demi, sa christologie
champêtre déclenche la question qui taraude l'humanisme occidental
face à la montée de l'islam: "Qu'est-ce qu'un prophète?"
11 - Jésus et Mahomet 
Jusqu'alors les gentils buveurs de la ciguë du prophétisme
se manifestaient sous la forme des "imitations de Jésus-Christ",
dans lesquelles la piété de bon aloi prenait son Dieu pour
l'illustration glorifiante de sa propre candeur évangélique.
Avec Renan, les biographes des prophètes ont cessé d'en prendre
à leur aise avec le tragique de l'histoire et ils ont tenté
de quitter les floralies de la dévotion pour devenir des prospecteurs
secrets de leur propre devenir spirituel, des scrutateurs
de leur propre vie ascensionnelle, des spéléologues informés
de ce que leur propre "divinité" prend un tragique retard
sur les allumeurs de génie du "surhumain" que Nietzsche
a commencé de délivrer des dieux fossilisés dans la zoologie.
Mais
justement, la vision bucolique du Jésus de Renan enseigne
à sa postérité en acier trempé que ce ne sont ni le "charme"
campagnard, ni les coloristes de la "conscience religieuse"
d'une époque qui alimentent la raison suicidaire des prophètes.
L'humanisme de Renan n'entre dans le tragique de l'histoire
que par une porte dérobée. Il porte déjà le regard sur la
cécité native de la bête. Sous sa plume le mythe de la transsubstantiation
eucharistique s'élève à la métaphore spirituelle quand il
fait dire à Jésus: "Je suis votre nourriture"?
Qui
sera le mieux armé sur les routes du "spirituel" de
ce siècle, du musulman ou du chrétien, du glorificateur de
la guerre sainte ou de l'adorateur d'un Allah pacificateur,
du conquérant d'un regard sur le sang de l'histoire ou de
l'adorateur placé sous le joug de la fatalité, du juge qui
fait comparaître le Dieu des tortures à la barre du tribunal
de l'humanité et qui dit, avec Socrate: "Je suis l'abeille
et le dard" ou du croisé qui vous appelle au carnage?
Laissons le dernier mot au poète du ciel et des âmes qui fait
dire à Mahomet: "Je suis un mot dans la bouche Allah"
(Victor Hugo). Et si, à l'inverse, Allah était un mot à approfondir
sans fin dans la bouche de son prophète, peut-être une alliance
nouvelle des incendiaires et des éveilleurs de Jésus et de
Mahomet féconderait-elle le monde.
le 25 octobre 2013