Le 18 avril, j'ai exposé,
entre autres, les apories anthropologiques sur lesquelles le mythe
de la Trinité s'est construit depuis saint Anselme.
La
rédemption par l'assassinat, A propos de René Girard: Un allumé
qui se prend pour un phare, par René Pommier ,
Ed. Kimé, 2010, 18 avril 2010
Le texte qui suit est
plus terrestre; mais, par bonheur, la querelle sur la burqa nous
conduit au cœur d'une autre trinité, celle dont la Révolution
a fait la devise de la République. Je n'ai fait que transcrire
ce qu'un député de 1797 qui aurait lu Nietzsche, Darwin, Freud
et Einstein dans le royaume des morts dirait à ses collègues,
s'il revenait rappeler ses racines à la France. Les orateurs de
la Convention et du Directoire prendront-ils la parole dans l'enceinte
de l'Assemblée Nationale afin de faire débarquer l'islam véritable
dans le débat politique d'aujourd'hui?
1
- L'islam et la résurrection des orateurs de la Liberté
2
- Quelle est la dignité de la femme française?
3
- La vocation spirituelle de la République de la raison
4
- La voix des Sirènes
5
- De l'évolution du contenu des lois
6
- Le retard scientifique de la laïcité française
7
- Le retard philosophique de l'éducation nationale
8
- L'islam et la France
9
- Le nouveau échiquier de la raison
10
- L'âme de la raison
11
- La France et Allah
12
- Les richesses spirituelles de l'Islam français
13
- La cruauté du scalpel de la raison et l'autel de " Sainte
Guillotine "
14
- Le Dieu des assassins
*
1
- L'islam et la résurrection des orateurs de la Liberté
J'entends un doux murmure monter des bancs de cette Assemblée,
j'entends la brise des retrouvailles de la nation avec son âme
et son souffle, je vois renaître dans vos rangs l'espérance d'une
écoute longtemps oubliée, celle de la Justice et du Droit, je
vois monter comme un soleil l'audace retrouvée de la Convention
et du Directoire. Représentants du peuple de France, il n'est
pas de République mieux enracinée dans la souveraineté de ses
citoyens que celle dans laquelle l'éloquence parlementaire se
veut le fleuron de la Démocratie, tellement, depuis vingt-cinq
siècles, la Liberté a toujours emprunté la voix de ses orateurs.
Souvenez-vous du 26 Messidor de l'an V: ce jour-là Royer-Collard
achevait son discours sur la police des cultes par un rappel à
double tranchant, celui de l'apostrophe de Danton, l'illustre
décapité sous la Terreur. Ecoutez-le saluer votre esprit de justice
avec des mots à demi effacés de la mémoire de la France, écoutez
l'âme qui l'inspirait ; car c'est à vos oreilles que ses paroles
d'hier s'adressent aujourd'hui : "Représentants du peuple,
disait-il, aux cris féroces de la démagogie qui invoquait l'audace,
et puis l'audace et encore l'audace, vous répondrez par le cri
consolateur et victorieux qui retentira dans toute la France :
la justice, et puis la justice et encore la justice".
Votre
tour est venu de faire entendre l'audace de la France de la justice,
celle d'un esprit des lois rénové et d'un culte régénéré du droit
public auxquels ce siècle appelle la nation. En vérité, la question
à laquelle vous aurez à répondre est la plus difficile de la science
politique, celle de savoir s'il est légitime de fonder les Etats
sur l'esprit de justice de l'humanité. Car telle est la portée
du débat sur la liberté religieuse qu'a soulevé devant le peuple
souverain un gouvernement désireux d'interdire désormais au sexe
faible de tout âge et de toute origine de se cacher le visage
et le corps sous un vêtement noir. Cette prescription n'est pas
dictée à la France par la liberté de séduire que le don Juan de
Molière exigerait d'une République de charmeurs, mais au détriment
du culte musulman, qui autorise les femmes désireuses de se mettre
hors de portée des libertins à s'affubler d'une tenue repoussante
et de nature à glacer le sang des audacieux. Cet épouvantail,
la langue arabe l'appelle le niqab ou la burqa.
2
- Quelle est la dignité de la femme française?
Pourquoi
êtes-vous appelés à décourager galanterie française? Parce que
la question posée sur tout le territoire national est rien de
moins que de préciser la nature théologique ou civile de la dignité
de la femme de chez nous. Quel est l'objet sur lequel l' honneur
féminin doit porter? Faut-il lui loger une divinité dans la tête?
Faut-il la contraindre à afficher des signes extérieurs soit de
sa chasteté, soit de la disponibilité de ses appas, ou bien faut-il
éduquer l'Eve moderne à l'école des sciences et de la philosophie,
au risque de nous voir damer le pion dans nos assemblées et jusque
dans nos académies? Laisserons-nous Aphrodite rivaliser avec nos
écrivains, nos physiciens, nos chimistes, nos astronomes ? Décidément,
il n'est pas à craindre que vos délibérations étalent aux yeux
de tout l'univers la médiocrité et même l'insignifiance dans lesquelles
la République est tombée sous ce gouvernement, et cela deux siècles
seulement après le discours fameux de Royer-Collard du 26 thermidor
1797 et celui du 29 prairial de l'an V de Camille Jordan.
Ce
dernier était monté à cette tribune afin de vous rendre compte
des conclusions de la commission sur la liberté des cultes qu'il
avait présidée et dont il avait dirigé les travaux tantôt avec
douceur, tantôt d'une main de fer selon que les questions posées
à la République étaient graves ou futiles. A votre tour, vous
élèverez le débat au-dessus de la raison politique en bas âge
dont s'inspire la République acéphale que beaucoup d'entre vous
combattent avec tant de courage; et vous vous demanderez en tout
premier lieu ce qu'il est advenu du cerveau de la religion catholique
deux cent treize ans seulement après Camille Jordan et Pierre-Paul
Royer-Collard. A-t-elle perdu la tête ou gagné en esprit pour
avoir égaré la soutane en chemin? Pense-t-on mieux le corps à
l'air ou encapuchonné des pieds à la tête? A quelles difficultés
et à quelles fécondités nouvelles de l'âme et de l'esprit de la
France la République est-elle appelée à faire face en raison de
l'ascension de l'islam à l'air libre ou enturbanné sur le territoire
de notre nation et dans toute l'Europe du début du IIIe millénaire?
3 - La vocation spirituelle
de la République de la raison
Mais il y a plus sérieux encore. Vous devez vous demander ce qu'il
adviendra des relations que l'esprit de justice de la nation entretiendra
avec la liberté de la pensée rationnelle née du XVIIIe siècle
et dont la Révolution entendait féconder l'héritage. Y a-t-elle
échoué ou réussi à demi? Pour l'apprendre, demandez-vous quels
sont les droits de la recherche anthropologique de demain, demandez-vous
ce qu'il adviendra de la réflexion révolutionnaire sur la condition
simiohumaine qui s'amorce au sein de nos sciences dites "de
l'homme", mais qui sont demeurées si timides et sur lesquelles
l'éducation nationale a pris tant de retard. En un mot, quelle
est votre politique de la raison du monde et qu'adviendra-t-il
du destin cérébral de notre espèce dans une civilisation qui ne
saurait ni retourner aux balivernes des cosmologies mythiques
de nos ancêtres, ni conjurer le nihilisme si la France devait
échouer à nourrir l'ascension spirituelle et le souffle des grandes
âmes. Car le génie de la France fécondait le pacte pascalien de
l'angoisse avec la foi, de l'épouvante sacrée avec le silence
de l'immensité, de l'alliance de l'espérance avec la connaissance
rationnelle de l'univers, du traité que la science de l'époque
croyait avoir conclue avec les moissons futures de l'intelligence.
Loin de vous la tentation de cacher à la République de la raison
le tragique de la question de civilisation qui vous est posée
; loin de vous la tentation de soustraire aux regards d'une démocratie
de la pensée le spectacle qui s'offre à la raison et à l'esprit
de justice qui vous inspirent. Vous refuserez d'abaisser le débat
auquel l'intelligence de la France vous appelle, vous ne convierez
pas les Bridoison et les Diafoirus à débiter les rengaines d'une
scolastique de la démocratie. A l'instar des orateurs de la Révolution,
qui se sont bien davantage colletés avec le roi du ciel qu'avec
le roi de France, vous voici appelés à en découdre dans l'arène
de la République avec le ciel de demain. Si la tragédie politique
qui s'annonce devait affaiblir la vaillance et l'intelligence
de quelques-uns d'entre vous, nous savons tous que la France de
la lucidité demeurera majoritaire dans cette assemblée et que
vous ne quitterez pas les planches où l'histoire s'apprête à jouer
les Eschyle et les Shakespeare de votre siècle.
4 - La voix des Sirènes
Certes,
elles se pressent en grand nombre aux portes du temple de la Liberté,
les voix tentées par les dérobades que la peur peut inspirer au
législateur. Mais notre siècle n'est pas encore tombé dans une
ignorance ou une méconnaissance telles de la nature même des religions
et des critères qui en cernent la définition que nous aurions
oublié de nous mettre à l'écoute des corps de doctrine que l'ambition
de leurs docteurs expose aux regards du public et qui fonde leur
prétention multiséculaire à des connaissance qu'elles veulent
avoir reçues du ciel. Nous gardons tous en mémoire que les cosmologies
mythiques fondent leurs faux savoirs sur des dogmes reçus tout
d'une pièce des mains d'une divinité. Mais, à ce titre, l'étoffe
de la burqa n'est pas davantage liée à la profession de foi des
docteurs de l'islam que les ex-votos des chrétiens ou leurs prie-Dieu
ne sont des objets sacrés par nature et ne font l'objet d'un culte
en tant que tels. Aucune matière n'est sainte, serait-elle de
l'or pur - la burqa et la croix, le niqab et les ciboires, les
barbes et les cierges ne sont que des signes extérieurs d'une
croyance dont les manières d'en user et de les manifester demeurent
multiples et non contraignantes.
Mais,
dira-t-on pour autant que les agenouillements et les prosternations
ne sont pas l'expression de la foi chrétienne sous prétexte qu'il
n'en est question ni dans les évangiles, ni dans les manuels de
droit canon les plus sévères, ni dans les plus graves traités
de théologie, ni dans les raisonnements les plus serrés et les
mieux cadencés de l'éloquence de la chaire? Délaissez ces broutilles
sacrées; elles n'ont que faire avec la réflexion de fond sur les
cloches qui sonnent dans les têtes. Elles ne visent qu'à substituer
des billevesées cléricales à la question de la solidité et de
la fragilité de la boîte osseuse des fuyards de la nuit animale.
N'escamotez pas la question de l'âme et de l'esprit de la France,
ne brandissez pas les frivolités des juristes d'Allah ou des docteurs
d'une scolastique de la République.
5
- De l'évolution du contenu des lois
Représentants
de la nation, il vous appartient de peser le sens exact des mots
dont les premiers législateurs du peuple souverain ont usé, de
préciser ce que les siècles ultérieurs font dire aux lois promulguées
dans les temps anciens, de mesurer l'évolution que les temps nouveaux
ont imposée à l'interprétation du contenu moral et scientifique
des corps juridiques hérités du passé et de comprendre les causes
et les conséquences des métamorphoses récentes de leur sens et
de leur portée, afin de faire débarquer parmi les Cujas et les
Bartole d'aujourd'hui les progrès continus des savoirs et les
mutations de l'esprit public.
En
1797, la Constitution disait en son article 354: "Nul ne peut
être empêché d'exercer, en se conformant aux lois, le culte qu'il
a choisi . - Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses
d'un culte. La République n'en reconnaît et n'en salarie aucun."
Que signifie le "choix" d'un culte, que signifie
"reconnaître", que signifiait le verbe salarier
sous la plume du législateur bourgeois de 1797?
Vous
savez que Napoléon 1er, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe
et Napoléon III ont tenté de modifier le sens des termes de cet
article, mais que sa première rédaction a néanmoins été intégralement
reprise par la Constitution de 1871. Et pourtant, combien ce texte
de loi se révèle flou aujourd'hui! En 1797, l'expression "se
conformer aux lois", signifiait que la foi catholique était
dominante et que, par conséquent, il était bien impossible au
législateur de ne pas accorder un monopole à l'alliance que la
politique conclut avec les religions depuis le paléolithique,
puisque les croyances sacrées expriment l'essentiel du politique,
celle de savoir qui est le maître, quels ordres il nous donne
et comment lui obéir.
Ecoutez Royer-Collard: "C'est de la législation américaine
que nous avons emprunté la plupart de nos maximes, sans prévoir
peut-être assez la prodigieuse différence de l'application qu'elles
subissent parmi nous. Là, une multitude de sectes éparses sur
un vaste territoire s'entremêle en quelque sorte dans chaque cité
et jusque dans le sein des familles. Ici, trois religions à peine
se partagent une population de vingt-six millions d'hommes ; et,
dans ce partage excessivement inégal, la religion catholique rallie
sous ses antiques bannières les sept huitièmes des Français."
Dans
cet esprit, Royer-Collard alliait encore la lucidité politique
la plus réaliste à la foi révolutionnaire la plus ardente: "Représentants
du peuple, entre tous les moyens d'action et de salut que vous
a confié sa volonté souveraine [celle du peuple], c'est
à la justice que vous accorderez sa préférence. Gardiens de l'ordre
social, c'est la justice que vous placerez entre les intérêts
discords [discordants] et les passions rivales; hommes
d'Etat, vous vous emparerez encore de la justice, comme du
plus profond des artifices et de la plus savante des combinaisons
politiques." [C'est moi qui souligne]
Que
dit encore le Machiavel républicain de l'esprit de justice de
la France? "La
destruction du catholicisme ne pourrait s'opérer que de deux manières
: ou par l'anéantissement de tout principe religieux, ou par l'établissement
d'une nouvelle religion, qui deviendrait aussi la religion
de la majorité. [C'est
moi qui souligne]
Or, ce n'est pas trois ans après le 9 thermidor, c'est-à-dire
trois ans après l'affranchissement de la raison humaine
[C'est
moi qui souligne],
qu'il est besoin de prouver que l'anéantissement de tout principe
religieux serait l'anéantissement de l'ordre social. "
En
1797, la notion de "conformité aux lois" exprimait encore
l'intérêt politique bien compris et sur le long terme d'une République
immergée dans la foi catholique. Mais quelle modernité, déjà,
dans le rappel des besoins anciens et pérennes des peuples auxquels
la religion était chargée de répondre: "Ce n'est pas à des
législateurs éclairés qu'il est besoin de redire que jamais, non
jamais, ils [les philosophes] ne donneront le change au
plus impérieux besoin de la multitude, le besoin de croire
[C'est moi qui souligne], le besoin de s'élancer dans
l'avenir, le besoin d'étendre ses espérances et ses craintes au-delà
des bornes du monde physique et de la vie humaine".
6
- Le retard scientifique de la laïcité française
Qu'en
est-il aujourd'hui des besoins religieux de l'humanité? Quelles
modifications les nouveaux rapports des forces entre la foi et
les progrès de la science et de la pensée ont-ils imposé aux Etats
modernes? Deux siècles seulement ont passé; et pourtant ce court
laps de temps a suffi à changer la nature même des religions,
tant aux yeux des sciences dites "humaines" que du législateur
d'aujourd'hui, tellement il est devenu irrationnel de soutenir
que les religions seraient "choisies" par leurs fidèles,
comme il est dit avec une candeur désarmante dans l'art. 354 de
la Constitution de 1792. Car depuis les encyclopédistes, toute
l'intelligentsia européenne d'avant-garde savait que les croyances
sont un phénomène collectif par nature et qu'à ce titre elles
sont nécessairement inculquées aux enfants par leurs aînés, lesquels
les ont toujours reçues du groupe à leur tour, et cela non seulement
de génération en génération, mais de siècle en siècle.
Mais si aucune religion n'est réfléchie par l'individu, si toutes
sont vigoureusement ou doucement implantées par le pouvoir parental
dans les consciences en bas âge, ce sera toujours et nécessairement
par la force des choses qu'elles deviendront constitutives de
l'identité intellectuelle et morale de l'adulte et de son groupe
d'appartenance ; et si un enfant protestant reçoit d'autorité
la vérité religieuse de la bouche des pasteurs de Luther et de
Calvin et un enfant catholique de la bouche des prêtres romains,
l'éducation nationale aura introduit dans le monde la révolution
la plus extraordinaire, celle de laisser à chaque génération devenue
adulte le soin, si elle n'en a pas perdu la capacité, de gérer
à son propre compte le capital catéchétique enraciné dans des
têtes sans défense par les premiers éducateurs de l'âge tendre.
La pesée ultérieure des dogmes et des doctrines religieuses souverainement
enracinés par des tiers médiateurs et trompeurs se trouvera donc
strictement conditionnée par le degré de rigueur et de pénétration
de l'esprit critique que l'enseignement des Etats laïcs aura tardivement
dispensé aux générations nouvelles. Mais l'éducation nationale
européenne ne reçoit jamais que des sujets préfaçonnés sept ans
durant et à leur corps défendant par les officiants parentaux
d'un culte.
C'est pourquoi la Première République n'était pas en mesure de
répondre au vœu de Voltaire, qui demandait que l'on apprît à "penser
par soi-même". Le résultat vous le connaissez tous : un siècle
et demi après la parution de L'Evolution des espèces
de Darwin et quatre-vingt trois ans après celle de L'Avenir
de l'illusion de Freud, la loi de 1797, reprise par la
IIIe République après quatre retours précipités aux trônes et
aux autels, se trouve désormais aussi éloignée de l'anthropologie
scientifique du XXIe siècle et de la physique à quatre dimensions
que l'Eglise du XVIe siècle se voulait l'ennemie de l'astronomie
de Copernic et celle du XVIIe siècle des découvertes de Galilée.
7 - Le retard philosophique
de l'éducation nationale
Mais
si le législateur du XXIe siècle ne peut plus prétendre que les
cultes seraient librement "choisis" par leurs fidèles -
et cela au nom d'une autonomie illusoire des consciences et des
volontés qui leur aurait été accordée par un décret de la providence
ou par une loi de la République - faut-il donc que vous en reveniez
aux philosophes du XVIIIe siècle, les d'Holbach ou les Helvetius?
Vous savez que, pour le premier, la distinction entre la justice
et la bonté du souverain ressortissait à l'analyse politique de
l'intérêt général des Etats. Un roi juste était celui qui appliquait
la peine de mort à bon escient et non celui qui, par bonté d'âme,
"détachait un criminel de ses fers" et provoquait "la
mort de cinquante hommes".
Quant au baron d'Holbach, écoutez ce passage de son Système
de la nature: "En un mot, les hommes, soit par
paresse, soit par crainte ayant renoncé au témoignage de leurs
sens, n'ont plus été guidés dans toutes leurs actions et leurs
entreprises que par l'imagination, l'enthousiasme, l'habitude,
le préjugé et surtout par l'autorité, qui sut profiter de leur
ignorance pour les tromper. Des systèmes imaginaires prirent la
place de l'expérience, de la réflexion, de la raison : des âmes
ébranlées par la terreur et enivrées du merveilleux ou engourdies
par la paresse et guidées par la crédulité que produit l'inexpérience
se créèrent des opinions ridicules ou adoptèrent sans examen toutes
les chimères dont on voulut les repaître."
Représentants du peuple, voyez comme la question de la liberté
des cultes a changé de nature ! Le peuple français n'est plus
jeté en pâture aux croyances, mais, en contrepartie, le voici
privé de connaissances réconfortantes sur l'origine et la finalité
de l'univers, le voici jeté dans le vide et le silence de l'immensité,
le voici privé de la connaissance scientifique de l'espace et
du temps eux-mêmes dont bénéficiait l'ignorance de ses ancêtres.
Quelles sont aujourd'hui votre responsabilité et votre impuissance
de législateurs, d'éducateurs et de guides de la France? Voyez
à nouveau combien votre siècle s'est éloigné de l'an V de la République.
En ce temps-là, des hypothèses puériles faisaient trembler le
pays. On s'était accoutumé, comme le lui disait déjà Royer-Collard,
à regarder comme sacrées des absurdités qu'il n'était pas permis
de contester ou d'en douter un seul instant. L'ignorance n'était
pas seulement la mère des chimères les plus folles, l'ignorance
n'était pas seulement le refuge de la crédulité, de la fainéantise
et de la peur : l'ignorance faisait le ciment même de la société.
Ecoutez d'Holbach fustiger la puissance des rites, des règles
et des coutumes : "C'est l'habitude qui engendre le respect
scrupuleux pour l'antiquité et pour les interprétations les plus
insensées de leurs pères". De là, "les craintes qui les
saisissent quand on leur propose les changements les plus avantageux
ou les tentatives les plus probables. Voilà pourquoi nous voyons
les nations languir dans une honteuse léthargie, gémir sous des
abus transmis de siècle en siècle et frémir de l'idée même de
ce qui pourrait remédier à leurs maux."
8 - L'islam et la
France
Mais
quel abîme entre l'islam d'aujourd'hui et le christianisme de
l'époque! La religion de Mohammad est parmi les moins obscurantistes
de toutes, ne serait-ce que parce qu'elle est la plus tardive
et qu'elle savait déjà qu'Allah n'est en rien appelé à se mêler
d'astronomie ou de physique. Vous n'y trouverez aucune des grandes
constructions de la scolastique du Moyen Age, aucune règlementation
pointilleuse du royaume du ciel et de celui des empires infernaux.
Le musulman est soumis à des Etats eux-mêmes ritualisés par une
religion fondée sur l'obéissance aux pouvoirs établis et empreints
d'un culte de la fatalité divine qui leur interdit à leur tour
d'enseigner l'insurrection et la révolte à leur population. La
fatalité, c'est la loi, la fatalité est à l'écoute d'Allah , l'histoire
tout entière n'est que l'écho du destin du monde.
Royer-Collard n'était pas le seul orateur de la Révolution à insister
sur l'évidence que l'esprit de soumission est commun à toutes
les religions : la catholique, s'écriait-il, a beau se montrer
"ennemie des raisonnements humains, elle appuie l'obéissance
non sur des doctrines contestées, mais sur des décrets de la Providence
qui préside à la destinée des empires." Vous n'avez donc rien
à craindre d'un esprit de rébellion et d'insurrection dont l'islam
serait gros, puisque tous les dieux, même ceux qui banquetaient
sur l'Olympe, s'accordent à légitimer leur propre volonté, tellement
ils obéissent en retour aux Etats qui ont bien voulu adopter leur
cosmologie.
Mais voyez combien vous n'êtes pas à la fête pour autant: Royer-Collard
pouvait encore se permettre d'insister sur les services que l'Etat
et la religion se rendent l'un à l'autre . "Vous reconnaîtrez
la nécessité, disait-il, de consolider la liberté religieuse ,
afin qu'elle consolide à son tour le gouvernement qui l'aura protégée.
Vous reconnaîtrez la nécessité de l'appuyer sur des bases inébranlables,
afin qu'elle rende à vous-mêmes l'appui que vous lui aurez
prêté." [C'est moi qui souligne] En ce temps-là,
les décrets de la providence étaient encore tenus pour si évidents
et s'étalaient si bien à tous les regards que l'orateur pouvait
s'écrier: "Législateurs de la France et non de l'univers, vous
détournerez vos regards des hauteurs de la spéculation et vous
les abaisserez sur ce qui vous environne. Législateurs positifs
de la police des cultes qui existent, et non de la police abstraite
des cultes qui n'existent pas, vous ne dédaignerez pas de vous
informer de ce qui est et de recueillir les faits qui peuvent
éclairer vos délibérations. [C'est moi qui souligne]"
Les
"faits" parlaient encore si haut et si fort qu'on pouvait
vous dire: "Représentants du peuple, dans la nécessité de l'alternance
que j'ai présentée, si c'est la plus insensée comme la plus coupable
des espérances que celle de détruire une religion généralement
et depuis longtemps adoptée par le peuple, il est évident que
le gouvernement qui s'obstinerait à la proscrire courrait le risque
d'en être lui-même détruit, sinon par la violence insurrectionnelle,
au moins par l'effet plus lent, mais plus sûr, des mécontentements
populaires." Mais que sont devenues les "bases inébranlables"
qui fondaient la vie politique sur la religion et réciproquement?
9
- Le nouvel échiquier de la raison
Voyez,
vous n'avez plus à combattre ni le catholicisme, ni l'islam sur
le front de la foi et de la doctrine de ces deux religions, mais
seulement parce que le danger nouveau qui vous menace est devenu
plus redoutable que celui d'hier. Quel est l'échiquier sur lequel
vous avez désormais à répondre d'une situation sans exemple et
que vous n'apprendrez à regarder en face que si vous élevez votre
courage à la considération des derniers fondements de l'Etat et
de la politique? Car dites-vous bien que nous ne sommes plus régis
ni par la loi de 1797, ni par celle de 1871, mais par celle de
1905 , qui, certes, n'a porté atteinte en rien, dit-elle, à la
liberté des cultes, mais qui a entraîné des conséquences politiques
et sociales infinies pour avoir séparé l'Eglise de l'Etat sans
qu'en contrepartie la France de la pensée se fût engagée dans
une réflexion rationnelle en profondeur sur les religions dont
la postérité des Diderot et des Voltaire attendait précisément
d'une République de la raison qu'elle en récoltât les moissons.
Car, à partir de 1958, vous avez contraint l'Eglise catholique
non seulement à confier son enseignement à des pédagogues formés
dans les écoles de la raison et de la lucidité, mais à ne faire
usage que de manuels scolaires rédigés par des esprits pénétrés
des convictions de l'esprit de raison que la République et la
démocratie véhiculaient depuis le XVIIIe siècle.
Mais
pourquoi, encore une fois, avez-vous immolé toute réflexion anthropologique
sur la notion même de raison dans vos prétendues "écoles de
la raison", pourquoi avez-vous privé la raison de sa vocation
naturelle de faire progresser sans fin la raison, pourquoi avez-vous
pris autant de retard sur la raison et la science de demain que
la religion catholique d'autrefois sur Copernic ou Darwin?
Prenez
garde: si vous renonciez à la fois à l'enseignement des religions
et à celui de la raison scientifique de demain, vous ne ferez
qu'ajouter l'obscurantisme républicain à l'obscurantisme théologique
d'autrefois. Savez-vous que, depuis plus de deux siècles - au
moins depuis Hume et Kant - la raison du monde court vers le tragique
? Allez-vous enfanter une raison aussi catéchétique que celle
des Eglises ou bien profiterez-vous de l'affaiblissement politique
des religions dont votre siècle fait bénéficier la pensée sur
la planète pour redonner à la République sa vocation originelle
d'éducatrice et de formatrice de l'intelligence de la France?
10 - L'âme de la
raison
Si
vous pensez que l'heure n'est plus de folâtrer, si vous pensez
que l'heure a sonné de guider les peuples vers l'âge adulte, si
vous croyez que l'heure de vos horloges vous demande de dire aux
Français que la raison est la route de la solitude, si vous êtes
convaincus que les cadrans de Clio ne distribuent pas de sucreries,
si vous avez quitté l'âge folichon pour une humanité mûrie, vous
devez savoir que notre espèce se trouve larguée dans un cosmos
sans limites où seuls le silence et la nuit lui servent d'interlocuteurs
et que ces interlocuteurs-là sont plus muets encore que les aiguilles
de vos breloques. Mais si vous voulez changer le tic tac de votre
semi raison en un nouvel évangile pour les ignorants et les sots,
alors prenez conscience de ce que vous vous trouvez à la croisée
des chemins du tragique de l'Histoire du monde où l'avenir dépendra
de votre science de l'âme même de la raison et de la pensée dont
vous aurez été les premiers accoucheurs.
Car
seule une intelligence plus profonde que la vôtre vous conduira
à la connaissance des relations toujours meurtrières que les mythes
sacrés entretiennent avec la politique. Mais vous n'avez pas encore
appris à connaître les secrets de l'assassin divin dont Robespierre
vous a fourni les clés. Et pourtant, c'est à ce tueur évangélique
que vous devez la découverte de ce que les relations étroites
que son Etre Suprême entretenait avec la guillotine étaient construites
sur le même modèle que le Dieu des chrétiens dont les tortures
infernales alourdissent les mains du sceptre de ses châtiments
éternels.
J'y reviendrai. Mais pour l'instant, voyez combien la vocation
spirituelle de la République naît de la plongée du scalpel de
la raison de demain dans les entrailles de la politique et de
l'histoire conjointes de Dieu et de sa "créature", voyez
combien la vocation de la Liberté née des échafauds vous contraindra
à armer la France de demain du message spirituel de la laïcité
que les Eglises ont clouée sur leurs potences.
Comment votre raison conquerrait-elle un jour le rang d'éducatrice
de la France et de l'humanité si elle n'enseignait ni la Justice,
ni le droit, ni la morale ? Représentants du peuple, votre raison
n'a pas de catéchèse de la Fraternité, votre raison n'est pas
ascensionnelle, votre raison ruine l'enseignement des élévations
de la raison, votre raison ne conduit les nouvelles générations
qu'au nihilisme.
Quand
je vois cent mille désespérés de la fraternité républicaine s'assembler
à seule fin de s'enivrer en commun, quand je vois une génération
entière remplacer la drogue de l'obscurantisme par celle des stupéfiants,
quand je vois la jeunesse formée dans les écoles de la République
des léthargies de la raison se prosterner devant des chanteurs
hurlants dont elle fait ses idoles, je me dis que vous êtes coupables
de la plus grave des trahisons, celle d'avoir ignoré la vocation
spirituelle de l'intelligence et le message apostolique de la
raison elle-même.
Mais
croyez-vous vraiment que vous ferez le poids devant l'islam, même
si cette religion n' est pas théologisée au sens occidental du
terme , même si elle n'est pas cérébralisée à outrance par des
siècles de scolastique, même si elle n'est pas doctorale et catéchétique
comme le catholicisme, croyez-vous que vous ferez le poids devant
Allah si, privés à la fois du Coran et des Evangiles, vous interdisiez
à l'héroïsme de la raison de se colleter avec le néant? Quelle
est votre éthique de l'intelligence, quelle est votre pédagogie
des cœurs si le courage adulte, celui de vous colleter avec le
silence et le vide ne faisaient pas de vous les libérateurs et
les saints de demain?
11
- La France et Allah
Comme nous sommes loin des babioles de la piété, comme nous sommes
proches de poser à la France la question de la vie spirituelle
de la raison républicaine! Représentants du peuple souverain,
je vous conjure de quitter en toute hâte l'établi de vos soucis
quotidiens, de déserter à toute allure vos tracas électoraux,
de délaisser sans plus attendre les petits potagers de la République
et d'élever vos cœurs et vos têtes à la question la plus urgente,
celle de l'enseignement du ciel de la raison dont la devise de
la République n'a que trop tardé à accoucher. La liberté ne serait-elle
pas un sérieux sujet de réflexion, ne ferait-elle pas l'objet
d'un enseignement "spirituel", l'égalité assècherait-elle
vos cœurs, la fraternité n'aurait-elle pas un mot à dire à la
démocratie de l'indifférence aux semailles de la raison?
Ce
n'est pas l'islam qui vous menace, mais vos fausses dévotions,
ce n'est pas Allah que vous avez à combattre avec les pauvres
armes que vous avez trouvées dans le berceau de la laïcité de
1797. Votre véritable ennemi n'est autre que votre mépris du genre
humain. Comme vous le cachez bien sous les vêtures de vos idéalités!
Mais la décérébration de la laïcité, c'est le naufrage du véritable
esprit républicain. Vous avez abandonné la tâche des premiers
instituteurs de la IIIe République, ces hussards de la foi en
l'homme et en l'avenir de la raison. Ils avaient compris, eux,
que la Révolution est une religion par elle-même, une religion
de l'universalité du genre humain, une religion de l'esprit de
raison, une religion de la vocation ascensionnelle de la pensée,
une religion libérée des clergés, des garrots et des dogmes, une
religion sans théologie de la peur, sans idole de l'épouvante
sacrée, sans couperets de l'orthodoxie, sans bûchers de la terreur,
sans échafaud divin, mais une religion au vrai sens du terme,
une religion de la dignité et de la liberté du genre humain. Non
le Coran ne se présente pas dans l'arène de la culture française
et de la civilisation occidentale comme un adversaire de la liberté
et de la justice républicaine, mais comme une école des cœurs,
non le Coran ne présente pas à Allah le cadavre d'un homme dévotement
consommé sur ses autels, mais une brebis, celle-là même des premiers
chrétiens.
Dans le Dictionnaire critique de la Révolution française,
la tête pensante de François Furet, Mona Ozouf, écrivait: "La
première religion révolutionnaire avait tout bonnement été la
religion chrétienne et singulièrement la religion catholique.
Les fêtes fédératives avaient incarné l'alliance de la ferveur
religieuse et de la ferveur révolutionnaire. Elles avaient mêlé
le Te Deum et le serment civique. Elles avaient porté les nouveau-nés
sur l'autel de la patrie , sous la voûte des épées dressées par
la garde nationale, accroché la cocarde tricolore à leurs langes
et célébré un double baptême, catholique et révolutionnaires.
Elles avaient entendu des curés prononcer des sermons qui étaient
aussi des ordres du jour. L'église gallicane qui tenait dans ces
cérémonies un rôle central, célébrait la parenté de la Révolution
et de l'évangile, ou encore, comme l'écrivait Fauchet, l'accord
de la religion et de la Liberté. " (p.605)
Mais si l'Eglise gallicane concélébrait la "parenté de la religion
et de l'évangile" ou encore "l'accord de la religion et
de la justice", si on évoquait un "Jésus patriote",
si on allait jusqu'à "redéfinir le Royaume de Dieu", voyez
comme l'islam français de demain vous dicte d'ores et déjà l'avenir
de votre "police des cultes", le destin de votre intelligence
des religions, la direction de votre philosophie de l'Etat et
de la République, l'axe de votre pédagogie de l'âme et du cerveau
de la démocratie ! Pourquoi l'Islam vous conduira-t-il à enseigner
une fraternité plus haute et plus pure que celle des Eglises,
pourquoi l'islam vous dit-il que tout votre effort de donner à
la République son élévation et sa vie spirituelle sera un appel
à ne pas laisser la France retomber dans les dogmes et les superstitions
d'une religion du tribut et de la rançon?
Représentants du peuple, croyez-vous vraiment que vous légifèrerez
sur la burqa dans un désert et sans que le dialogue de la France
avec l'islam véritable débarque dans le débat public? L'heure
est venue de vous informer des faits, comme disait Royer-Collard,
l'heure est venue pour vous de compléter votre science politique
d'une connaissance rationnelle de l'islam. Car la France officielle
d'aujourd'hui ne connaît plus le contenu d'aucun religion, ni
même du catholicisme. Mais la République vous dit qu'à vous mettre
sur les yeux le bandeau de l'ignorance laïque, c'est la démocratie
que vous mettez en danger. Par bonheur, Royer-Collard et d'autres
députés de la première République, vous donnent l'exemple d'une
lucidité hautement politique du sacré.
12
- Les richesses spirituelles de l'Islam français
Qu'est-ce
à dire ? Sachez que l'islam est la première religion qui ait compris
le péril politique et spirituel que les clergés hiérarchisés et
tenus d'une main de fer par leur chef font courir aux Etats, la
première qui ait mis chaque fidèle face à face avec un Allah intérieur,
la première qui ait tenté d'enseigner à tout un peuple les germes
de la solitude réservée aux grands mystiques. Les chrétiens de
haut vol, les saint Jean de la Croix, les Me Eckhardt, les Nicolas
de Cues n'ont fait que retrouver la semence des âmes brûlantes
du feu de leur propre incandescence. Savez-vous que saint Thomas
d'Aquin a découvert sur son lit de mort l'inexistence de tout
Dieu extérieur à la conscience? Savez-vous que l'islam présente
les conditions de la floraison des incendiaires de la raison de
demain?
Certes, dans un premier temps, une religion privée de clergé se
trouve condamnée à ritualiser les masses et à les soumettre à
une piété quasi conventuelle. Dans les pays arabes, les fidèles
accourent de tous côtés comme des fourmis à l'appel du muezzin.
Mais en France et en Europe, l'islam ne pourra changer durablement
chaque musulman en moine et en prêtre solitaire d'Allah. Il en
résultera une cléricalisation passagère de cette religion. Mais
cette dérive ne sera que passagère et jamais elle ne se rendra
comparable à la sacerdotalisation viscérale du christianisme antérieur
à la Révolution et à la Constitution civile du clergé. Quand la
grégarisation impérieuse de la foi se sera éteinte dans des proportions
suffisante pour qu'une élite française de l'islam ensemence les
hautes âmes de Muhammad, la France de la raison de demain découvrira
les sources de la spiritualité occidentale qu'attend le IIIe millénaire,
celle qui retournera le couteau de la raison dans la plaie des
religions immolatoires. Depuis les temps les plus primitifs, les
cultes se sont fondés sur l'offrande sanglante d'un homme ou d'une
Iphigénie sur l'étal des sacrifices à une idole. Mais si vous
vous donnez six mois seulement après la promulgation de votre
loi sur la burqa pour éclairer l'entendement embrumé des spectres
ambulants qui ne représentent en rien l'islam de l'esprit, où
sont vos pédagogues? Comment enseignerez-vous autre chose qu'une
laïcité acéphale, sans feu et livrée à des idoles que la raison
elle-même aura sécrétées?
Vous
voyez des ombres funèbres croiser votre chemin et vous n'avez
pas de science de la conscience, vous voyez des sépulcres vivants
promener la faux des Parques dans une France tombale et vous n'avez
pas de vie de l'esprit à leur offrir, vous voyez la mort même
habiller de vêtements funèbres une religion pourtant fondée sur
l'immortalité de l'esprit et vous ne savez que dire à ces spectres,
parce que votre humanisme n'a pas de regard sur les fondements
de la dignité humaine. Vous êtes responsables de la grandeur spirituelle
de la France et vous avez perdu les armes de l'âme qui vous permettraient
de vous porter à la hauteur de votre mission.
L'islam de demain ne vous dira pas seulement que la charité chrétienne
n'était qu'un marché de dupes, que la charité chrétienne conduisait
à un commerce du salut et de l'immortalité, qu'elle vendait aux
guichets des cieux des titres de crédit sur l'éternité. Mais vous
êtes les précurseurs de l'avenir cérébral d'une religion qui se
libèrera rapidement de chaînes d'ores et déjà moins lourdes que
celles du christianisme. Si vous apprenez une laïcité plus haute
et plus pure que celle des hommes d'un gibet, vous guérirez la
République et l'Etat de la désespérance qui les guette - sinon,
craignez de précipiter derechef la civilisation mondiale dans
les ténèbres.
Voyez
comme votre apostolat est à l'école des leçons que vous tirerez
du meurtre sacré des chrétiens, voyez comme votre noblesse spirituelle
s'ouvrira aux intelligences et aux cœurs riches de l'attente de
leur feu. Ce sera du silence et du vide que vous recevez les secours,
ce sera du néant que vous nourrirez la vie spirituelle de la raison.
Mais mon propos n'est pas de vous entretenir davantage de la science
des âmes qu'attend la République. En revanche, si vous entendez
sonner le pas d'un humanisme plus profond, vous comprendrez que
la pensée française doit se mettre à l'avant-garde de la réflexion
de ce siècle sur le dieu tueur. Quelle sera la piété de votre
intelligence?
13 - La cruauté du
scalpel de la raison et l'autel de " Sainte Guillotine "
En
vérité, la première République avait fait de vous bien davantage
que les représentants du peuple souverain: vous étiez les dignitaires
et les prêtres de la Liberté et votre vocation spirituelle répondait
à un appel. La France était votre royaume d'ici-bas et de là-haut.
Mais pour dépasser l'idole du tribut à la mort, il vous faudra
recourir à des ressources encore inconnues de la pensée rationnelle
elle-même, il vous faudra apprendre à faire battre le cœur d'un
clergé de l'âme et de l'esprit digne de la République, il vous
faudra mettre la France à l'écoute de sa propre devise. Comment
y parviendriez-vous si vous n'aiguisiez le couteau de la raison
de demain, si vous ne perciez le secret de l'échafaud de Dieu,
si vous n'appreniez à autopsier le sacrifice que les chrétiens
offrent à leur trépas, si vous ne vous éleviez au rang
des chirurgiens de la fureur et de la sauvagerie de leur Dieu?
Qu'était-il au plus secret de vous-même, le Jupiter du gibet et
de la potence, le Dieu de la guillotine qui s'appelle l'Histoire?
Par bonheur, vous serez aidés dans votre exploit chirurgical par
des autopsies de la religion de la Croix dont le culte de l'Etre
Suprême vous aura fourni un paradigme anthropologique presque
parfait. Pourquoi Robespierre a-t-il pu s'écrier devant la Convention:
"Je ne connais que deux partis, celui des bons et celui des
mauvais citoyens".
Pourquoi
a-t-il pu demander à la République d' "écraser toutes les factions
du poids de l'autorité nationale pour élever sur leur ruine la
puissance de la Justice et de la Liberté"? Pourquoi les
accusations devant le Tribunal révolutionnaire portaient-elles
leur arrêt de mort imprimé d'avance à la suite de la formule usitée,
afin qu'il n'y eût plus qu'à y inscrire le nom du condamné ? Pourquoi
les crieurs chrétiens d'une République chrétienne criaient-ils
en riant: "Achetez la liste de ceux qui ont gagné à la loterie
de "sainte guillotine"?
14
- Le Dieu des assassins
Pour l'apprendre vous vous demanderez quelles relations la religion
entretient avec la terreur de l'autel. Je crois que seule Mona
Ozouf a pressenti, il y a plus de deux décennies, la parenté profonde
du culte de l'Etre Suprême avec l'échafaud du sacrifice. Voyez
comme son génie a pressenti, dès 1988, les découvertes ultérieures
de la psychanalyse anthropologique de l'immolation chrétienne
! Citant le rapport de Floréal sur la "religion
révolutionnaire", elle rapporte ce passage: "Asseyez-vous
sur les bases immuables de la justice et ravivez la morale publique(c'est-à-dire
ayez une religion d'Etat). "Tonnez sur la tête des coupables
et lancez la foudre sur vos ennemis" (c'est-à-dire ayez la
guerre et la Terreur). On sent ce qui raccorde les deux séries
d'impératifs. Il n'est pas facile de faire accepter la Terreur
à des hommes qui croiraient qu'une force aveugle frappe au hasard
le crime et la vertu, qu'il n'y a aucune réparation à attendre
de la postérité, bref, qui souscriraient aux "désolantes doctrines
de Chaumette". Il est encore moins facile de signer personnellement
l'œuvre de la Terreur. Pour faire tolérer cette nécessité et en
gommer toute marque personnelle, quelle meilleure caution et quel
meilleur abri que la Providence ? L'Etre Suprême n'est nullement
alors une fantaisie incongrue, mais le moyen adapté d'accoter
la Terreur à une orthodoxie. " (p. 609-610)
Vous avez bien lu: "Accoter la Terreur à une orthodoxie"!
La "marque personnelle" de l'innocence de Dieu serait-elle
le gibet saintement rançonneur, le tribut de la potence, le prix
du sang récompensé par le guichetier de l'immortalité ? Représentants
du peuple, si vous entendez armer la République de la vie spirituelle
dont sa devise est grosse, si vous entendez redonner son élan
ascensionnel à une laïcité que vous avez rendue acéphale, si vous
entendez que l'homo democraticus retrouve le souffle ascensionnel
de l'inexistence de Dieu dont l'ombre prolongée est celle de son
idole, si vous entendez faire monter le pain des sacrilèges dans
le four des incendiaires de leur déréliction, il vous faudra apprendre
à autopsier le saint boucher des sacrifices, le souverain de la
terreur sacrée, le tortionnaire des trépassés dont Robespierre
a retrouvé le sceptre et le tribut, la "caution" et l'"abri",
lui qui a accoté le dieu des enfers au couteau effilé de la sainte
guillotine. Mais pour cela, ce sera l'âme cachée de la dévotion
qu'il vous faudra apprendre à l'écoute de la sainteté de
vos blasphèmes.
Représentants d'un peuple de profanateurs, prenez conscience de
ce que l'intelligentsia mondiale d'aujourd'hui demeure aussi éloignée
de connaître les arcanes de l'univers physique de son temps que
le siècle de saint Augustin avait oublié le principe d'Archimède.
Savez-vous que le mystère est de retour au cœur de la matière,
savez-vous qu'il s'est logé parmi les atomes, savez-vous que la
vitesse de la lumière court comme un furet dans une durée qu'elle
ratatine, savez-vous qu'un corps en mouvement est plus court qu'un
corps à l'arrêt, savez-vous que les particules élémentaires tombent
dans le temps, puis retournent au néant, savez-vous qu'un corps
en mouvement se rend plus court qu'un corps appesanti par son
immobilité, savez-vous que l'univers n'a pas quatre dimensions
seulement, mais des centaines qui nous demeurent inconnues, savez-vous
que la géométrie d'Euclide et la logique d'Aristote ont trépassé
il y a cent six ans de cela, un jour de 1904 et que nous ne leur
avons pas trouvé de tombeau, savez-vous que l'infini fait de vous
des insectes voués à poser des clôtures ridicules autour de leurs
lopins?
Voilà
de quoi donner à l'islam vivant de demain et à la France de la
raison un autre pain du vertige que celui du culte d'une idole
à nourrir de chair et de sang; voilà le nouveau royaume de l'intelligence
qui vous attend par delà les gibets que le dieu des chrétiens
dressait dans vos têtes. Puisse la République apprendre d'un Dieu
absent le regard de sa raison sur le meurtrier d'un innocent et
sur les pieux assassins agenouillés devant ses autels.
Le 9 mai 2010