Introduction
Dans son essai:
Des progrès de l'esprit humain dans la Grèce antique, Condorcet
décrit "l'hypocrisie effrayée" des devins.
"Les prêtres voyaient avec douleur des hommes qui, cherchant
à perfectionner leur raison, à remonter aux causes premières,
connaissaient toute l'absurdité de leurs dogmes, toute l'extravagance
de leurs cérémonies, toute la fourberie de leurs oracles et de
leurs prodiges". Près de trois siècles plus tard, il n'est
pas de paysage de la pensée philosophique qui ait davantage changé
que celui dont les religions font l'objet. Premièrement, les Etats
laïcs ont pris discrètement la relève de la guerre de la peur
à la science : sous l'autorité de "comités d'éthique" chargés
de prendre la relève du sacré, ils s'opposent vertueusement aux
progrès d'une psychogénétique et d'une anthropologie critique
qui ébranleraient, disent-ils, les fondements politiques et moraux
des Etats que protégeaient autrefois les Eglises. Secondement,
il est apparu que la tyrannie ne découle ni exclusivement, ni
même au premier chef, des dogmes et des doctrines des clergés.
Troisièmement, il a été démontré que
l'esprit théologique messianique et rédempteur peut faire irruption
dans le temporel et enfanter des champignons mythologiques empruntés
au fanatisme et à l'inquisition des orthodoxies révélées : alors
les rêves de salut et l'esprit eschatologique passent aux mains
des prêtres d'une classe ouvrière désemparée.
Le questionnement
entièrement nouveau du sacré qui en est résulté est bien plus
radical que celui des déistes du siècle des Lumières: il s'agit
désormais de conquérir une connaissance anthropologique des raisons
qui font naître des dieux d'une longévité variable dans l'encéphale
du singe schizoïde, de comprendre l'évolution politique et morale
des idoles cérébralisées et harnachées de doctrines, de mettre
en pleine lumière les fondements psychobiologiques des notions
d'explication, de compréhensibilité et d'intelligibilité dont
use jusque dans ses sciences expérimentales une espèce vocalisée,
de percer les secrets d'une connaissance "existentielle"
de l'inconnaissable et de l'infini, de radiographier les signes
et les signalétiques anthropomorphiques qui conduisent à la confusion
mentale entre les faits et les signifiants au cœur même du concept
de "vérité".
Dans un contexte
désormais béant sur l'angoisse et le tragique de la condition
dite humaine, le retour précipité de la Russie officielle à la
foi des Tolstoï et des Dostoïevski pose la question du sens d'une
religion orthodoxe dont l'anthropocentrisme ne s'est pas focalisé
sur la glorification d'un père et d'un fils mythique, mais sur
le mystère de l'esprit qu'illustre le récit de la Pentecôte.
Si la Russie devenait
le foyer mondial de la connaissance anthropologique d'un "esprit"
religieux désincarné et ouvert sur la déréliction d'une créature
que son langage a séparée de son corps, ce serait une postérité
féconde de l'athéisme rudimentaire des philosophes de la raison
occidentale de passer de Marx au message encore à décoder de l'Eglise
d'Antioche. L'anthropologie critique s'interroge sur le destin
cérébral de la "Sainte Russie".
1
- Le scannage de
"Dieu"
2
- La postérité anthropologique de Freud
3
- Les théologies du sanglant
4
- Où l'éloge de la stupidité (Stultitiae laus) d'Erasme
entre en scène
5
- De la nature des idoles et de la guerre au trépas
6
- A la recherche des hérétiques dignes de ce nom
7
- A la recherche des sacrilèges
8
- Les dieux sont éducables à l'école de leurs pédagogues
9
- Où "l'absence" commence de faire entendre sa
voix
10
- Les religions et la torture
11
- La scissiparité de " Dieu "
12-
L'ère post-marxiste des religions
13
- Le nouvel observatoire de l'humanité
14
- L'avenir de la dichotomie simiohumaine
15
- L'immoralité de "Dieu"
*
1 - Le
scannage de " Dieu "
De 1917 à 1989, et pour la première fois depuis son évasion partielle
du règne animal l'humanité a assisté à l'ascension et à la chute
d'un empire privé de la majestueuse effigie des peuples hissés
dans le ciel de gloire du sacré. Le bref intermède d'une Révolution
française encore viscéralement attachée à son image dans les nues
fait bien pâle figure auprès de la gigantesque interruption du
parcours des dynasties célestes que fut le marxisme. L'histoire
d'un "être suprême" de type schizoïde dont notre espèce
salue les trônes successifs allait-elle prendre fin ou se poursuivre
un instant dans le culte d'un "petit père des peuples"
moustachu ? Comment interpréter une césure aussi énigmatique dans
le défilé des millénaires du dédoublement théâtral du cerveau
de l'humanité?
Le 3 mars dernier, le musée du Louvres consacrait une exposition
aux trésors de l'art religieux de la Sainte Russie. Comment se
fait-il qu'elle ait été inaugurée en présence de M. Medvedev?
Le 4 avril, le métro de Moscou demeurait ouvert toute la nuit
afin de faciliter le retour à leur domicile de deux millions de
Moscovites qui allaient assister à la messe de Pâques dans toutes
les églises de la capitale. M. Poutine et M. Merdvedev ont prié
côte à côte dans l'Eglise sainte Sophie. M. Schröder, ex-Chancelier
d'Allemagne, raconte dans ses Mémoires que le Président Poutine
est fort pieux - il fait ses dévotions dans le jardin de sa datcha,
où il a fait bâtir une église. Non seulement la religion orthodoxe
de Russie est sortie de terre comme par enchantement sitôt que
le mur de Berlin fût tombé, mais son clergé est en passe de redevenir
le plus riche propriétaire terrien de l'ex-empire de Tsars, ce
qui n'est pas près de se reproduire en Europe et encore moins
en France.
2 - La postérité anthropologique
de Freud
Comment la postérité anthropologique de Freud va-t-elle débarquer
dans la radiographie psychanalytique de l'inconscient religieux
qui régit l'entendement de l'animal politique dans le monde entier?
On sait que le spéléologue de l'Avenir d'une illusion a
passé au large de la spectrographie des sacrifices, donc de la
science des ressorts psychobiologiques d'une espèce dont la chute
dans l'histoire a dichotomisé l'encéphale entre des mondes du
rêve et la terre. Aussi la nature biphasée de la boîte osseuse
simiohumaine appelle-telle une réflexion de fond sur l'avenir
d'une anthropologie critique que l'Occident rationnel avait prématurément
qualifiée de science, alors qu'une discipline privée de connaissance
philosophique de la vie onirique du singe cérébralisé, d'une spéléologie
de l'inconscient de la parole sacrée, d'un décryptage du code
génétique de Dieu et d'une spectrographie des exploits vocaux
des Célestes en général n'est pas encore une anthropologie au
plein sens de ce terme, mais seulement un document révélateur
de l'art avec lequel les sciences humaines actuelles se dérobent
aux appels d'une anthropologie qui répondrait aux critères de
la scientificité que notre époque leur adresse.
L'étude de la généalogie d'un animal que son évolution a rendu
cérébralement bifide sera-t-elle progressivement réservée à une
classe ou à une caste restreinte de psycho-biologistes aussi séparés
de l'intelligentsia moyenne de leur temps que la minuscule phalange
des physiciens de l'atome ou bien tout progrès de la connaissance
anthropologique du sacré va-t-il se trouver définitivement interdit
à la suite d'un retour définitif des foules et de la majorité
de leurs dirigeants à des pratiques cultuelles devenues indéracinables,
parce qu'elles se seraient inscrites dans les neurones de notre
espèce depuis le paléolithique? Mais dans ce cas, comment serait-il
possible de les observer de l'extérieur ou de trouver les colorants
chimiques qui les isoleraient en laboratoire?
3
- Les théologies du sanglant
Une
étape des travaux des anthropologues et des philosophes traditionnels
du sacré s'achève sous nos yeux : quatre siècles après Pascal
et sa fameuse île déserte, nous commençons de radiographier les
végétations cérébrales que sécrète un vivant condamné à se colleter
avec l'immensité dans laquelle il se trouve malencontreusement
enchâssé.
Si
l'on devient homme primo à se forger des dieux dans la
géhenne de l'histoire, secundo à les faire parler d'abondance
sur la terre et dans les cieux, tertio à s'écouter dans
le haut-parleur le plus glorieux et le plus retentissant qu'on
aura réussi à mettre entre les mains des idoles à telle époque
et en tels lieux, il faudra bien donner un sens à l'éloquence
politique et morale qu'on prêtera à ces effigies en miroir. Pourquoi
demeurent-elles locales, alors que le cerveau de notre espèce
se trouve livré de naissance à une magie universelle, celle que
le mythe de l'incarnation de la parole frappe sur l'enclume du
temps?
Voir - M.
Barack Obama est-il un homme d'Etat? (3) Le mythe de l'incarnation
et l'Histoire,
28 mars 2010
Sommes-nous condamnés à faire retentir à jamais nos clochetons
de l'éternité dans le vide ou bien pouvons-nous exposer notre
encéphale sous vitrine et convier les visiteurs à se promener
dans un musée des théologies qui nous ont mis en scène au cours
des millénaires? Dans ce cas, il nous faudra examiner à la loupe
le couteau du " boucher obscur " qu'évoquent les théologiens de
nos sacrifices de sang, à commencer par Pascal.
4 - Où l'éloge de
la stupidité (Stultitiae laus) d'Erasme entre en scène
De même qu'on ne prend plus la peine de réfuter les maléfices
des sorcières, parce que seule une science des raisons qui avaient
placé leurs balais sous l'os frontal de notre espèce nous paraîtra
profitable, de même, l'heure a sonné de nous demander pourquoi
l'humanité se calfeutre de génération en génération dans des constructions
cérébrales tour à tour pastorales et meurtrières. Certes, les
univers doctrinaux des religions punitives servent d'armature
cérébrale au désir atavique des fils d'Adam de conquérir une immortalité
achetable. Mais pourquoi cette espèce croit-elle y accéder par
l'oblation à un ogre cosmique d'un congénère assassiné ou d'une
victime animale égorgée sur les autels? On sait que le "singe
nu" est taraudé par une scission irréparable entre son corps
et sa tête. Mais pourquoi ses représentations trucidatoires de
l'univers sont-elles si changeantes et se révèlent-elles des moteurs
de la mort dont les décors se modifient d'un siècle à l'autre?
Telle
est la première fécondité anthropologique du retour à fond de
train du peuple russe à la foi commune à Dostoïevski et aux patriarches
d'aspect paisible de l'Eglise d'Antioche. En Occident, on se frotte
encore les yeux, on se pince, on n'en croit pas ses oreilles.
Que signifie une démonstration aussi spectaculaire de l'échec
de soixante-dix ans d'un rêve prolétarien qui devait précipiter
du haut des nues les trônes de tous les dieux ? Comment se fait-il
que le sacrifice des animaux de boucherie ait ressuscité comme
le Phénix de ses cendres, puisque la classe ouvrière a été égorgée
à titre symbolique sur l'autel du salut capitaliste? Le désastre
politique auquel un messianisme marxiste pourtant d'inspiration
évangélique, donc sacrificiel sans le savoir, n'a pas terrassé
l'âme et l'esprit d'une nation de la délivrance que la mystique
orthodoxe avait initiée à l'extase. Aurions-nous oublié que le
titre ironique de L'Eloge de la folie d'Erasme est:
L'éloge de la stupidité (Stultitiae laus)?
La
stultitia est le terme le plus vigoureux dont dispose la
langue latine pour désigner la sottise pure et simple. Un homme
stultiloquus débite des âneries, alors que la dementia
ou l'insania renvoient le plus souvent à la maladie mentale.
Erasme a traduit stultitia en grec par môria, ce
qui signifie également la bêtise au sens de faiblesse naturelle
de l'entendement et non de délire. La stupidité selon Erasme serait-elle
néanmoins la rançon du renoncement à une autre "folie",
celle qui transcenderait le sens pathologique de ce terme? On
sait que la "folie chrétienne" au sens paulinien renvoie
à l'inspiration religieuse de haut vol et à la vision prophétique.
Qu'y a-t-il de divin dans la démence si la stupidité n'est pas
une maladie, mais la cécité à la parole de Dieu? Erasme ferait-il
partie du corps médical qu'on appelle les philosophes et dont
la vocation thérapeutique s'attache à soigner la raison banalisée
par la coutume et à la guérir d'une maladie dont elle ignore toujours
qu'elle en est atteinte?
5
- De la nature des idoles et de la guerre au trépas
La pathologie dont souffre le sens commun ordinaire lui fait soutenir
que l'homme serait devenu un animal religieux parce que le développement
naturel de son minuscule encéphale l'aurait contraint à entrer
sottement dans une guerre perdue d'avance contre sa propre mort.
La bêtise maladive du monde antique était pieuse comme on respire,
mais les imbéciles en bonne santé mentale de l'époque ne câlinaient
leurs dieux que pour obtenir de leur avarice les faveurs les plus
tangibles. La substitution tardive d'un seul médicastre à la pléthore
des Immortels comblés de gâteries sur l'Olylmpe n'a pas modifié
la donne originelle: le sacré simiohumain est à l'origine de la
corruption dévote. On ne montait pas encore dans les airs afin
d'y camper aux côtés de Zeus, à la manière des saints chrétiens,
mais afin de se ménager sur la terre et à prix d'or le concours
du grand sorcier de l'univers; et il fallait y mettre le prix,
parce que le roi du ciel tenait entre ses mains une bourse dont
les cordons étaient plus difficiles à desserrer qu'autrefois.
La guerre frénétique au trépas ne s'est massifiée qu'à la suite
de la chute de l'empire romain: quand la cassette du politique
est vide, on prend la revanche des alpinistes de l'éternité et
l'on se décide à faire le siège d'une idole autrement plus généreuse,
mais aussi plus près de ses sous que les Célestes au coffre éventré
des Anciens.
Il
y a moins d'un quart de siècle, Staline était devenu l'idole la
plus adorée non seulement d'un prolétariat mondial agenouillé
à ses pieds, mais d'une intelligentsia européenne majoritairement
prosternée devant sa statue; et voici que le bronze de ses effigies
a roulé partout dans la poussière. Qu'était-ce donc qui différenciait
ce sot totem de l'emblème bêtement vaporisé dans les nues depuis
des millénaires et qui s'est tout à coup réinstallé dans l'esprit
du peuple russe après un siècle de villégiature loin du regard
de sa créature? L'avenir de l'anthropologie scientifique mondiale
serait-il dans le débarquement de la réflexion sur la stultitia
dans des sciences humaines demeurées coupables de légèreté dans
la pesée de l'intelligence et de la sottise? Pouvons-nous demeurer
ignorants de la nature de la stultitia focale de l'humanité?
Rendons
grâces à la générosité et à la bêtise de l'eschatologie marxiste:
le naufrage de la rédemption prolétarienne contraindra les arrière
petits-fils du XVIIIe siècle à poser à un humanisme mondial qu'Erasme
voulait arracher à la superficialité la question centrale de découvrir
ce qu'il en est de la guerre à outrance que la faiblesse de l'esprit
humain livre à la mort et pourquoi les trois dieux du monothéisme
ne répandent plus leur fumet que dans le vide de l'immensité,
alors que leur infirmité se confondait étroitement à la terre,
à la mer et aux fleuves. Sous Tibère encore, le Sénat avait refusé
d'endiguer le Tibre, parce qu'il était préférable, pensait-il,
de subir les inondations de ce dieu que de lui passer un corset
qui risquait de le fâcher.
Mais comment l'humanité d'hier séparait-elle le personnage en
chair et en os de Neptune de la masse des océans? Pour l'apprendre,
il vous suffira de demander aux savants d'aujourd'hui s'ils distinguent
clairement la camisole de force du cosmos que la théorie scientifique
figure à leurs yeux, d'un côté, des comportements observables
de l'univers physique, de l'autre ; et vous découvrirez que, depuis
Tibère, le cerveau simiohumain n'a pas tellement progressé dans
la spectrographie des acteurs mentaux, puisque l'alliance serrée
que la matière a conclue avec une raison dont les habitudes de
la nature suffisent à sécréter la judicature est demeurée un pacte
aussi mythologique, à sa manière, entre le réel et le signifiant
que celui de Neptune avec l'intelligibilité des étendues liquides.
Décidément,
Erasme est un Hippocrate qui donne bien du fil à retordre au verbe
comprendre: la distinction entre la raison expliquante
et la sottise en bonne santé est plus d'actualité que jamais.
Trouverons-nous l'artisan qui nous vendra à prix d'or la balance
à peser l'encéphale coutumier du singe parlant?
6 - A la recherche
des hérétiques dignes de ce nom
L'interrogation
des anthropologues de demain sur la nature des idoles cérébralisées,
vocalisées et d'usage courant se révèle décidément riche en surprises,
mais également plus fécondes en sacrilèges que le simple blasphème
des Anciens, qui refusaient quelquefois aux dieux de leur prêter
attention, parce que, disaient-ils, ils ne méritaient pas de tant
de fatigue. Certes, il demeurait impie de s'interroger sur l'alliance
de l'ubiquité des idoles avec leur localisation forcée dans leurs
statues. Isis, Osiris, Zeus, Jahvé ou le Dieu incarné des chrétiens
gardaient un pied sur la terre. En quels lieux était-il le plus
sot de les installer? Pourquoi les idéalités de la démocratie
sont-elles aussi difficile à domicilier que la théorie scientifique?
La légitimation planétaire du mythe de la matérialisation de la
vérité et de son assignation à résidence serait-il la magie la
plus originelle au piquet de laquelle notre espèce se trouve ficelée?
Voir
- M.
Barack Obama est-il un homme d'Etat? (3) Le mythe de l'incarnation
et l'Histoire,
28 mars 2010
Décidément,
il est plus périlleux que jamais de se demander pourquoi l'humanité
actuelle demeure ligotée à des sorciers et à des démiurges encastrés
dans l'insaisissable et le vaporeux et pourquoi la chosification
des signifiants se trouve gravée dans les gènes des nations. Le
besoin de se camper sur des lopins bien tracés serait-il taraudant,
parce que fécond à sa manière, s'il est permis aux esprits pragmatiques
de qualifier de féconde l'erreur qu'ils jugent utile ou nécessaire
à la survie de l'espèce ? Mais si l'humanité demeure errante parmi
les vapeurs impérieuses ou anesthésiantes que répand son cerveau
d'immolateur-né, on risquera bien davantage de monter bien bâillonné
sur le bûcher si l'on s'engage corps et âme dans un questionnement
cruel - et marginal seulement en apparence - celui de contester,
le prodige de la transsubstantiation des offrandes végétales des
chrétiens en chair et en sang d'un homme-dieu.
C'est
qu'en ce début du IIIe millénaire, les travaux des radiologues
du meurtre sacrificiel de la Croix commencent de découvrir la
faiblesse des méthodes d'observation et d'analyse dont usaient
les sciences dites humaines du passé. Car, faute de méthodes d'interprétation
des documents sanglants qu'elles mettaient au jour, elles ne s'étonnaient
en rien que les croyances religieuses fussent répandues sur toute
la terre habitée. Plus de vingt siècles après la dernière en date
des mutations de Jahvé - on lui avait fourni un fils en chair
et en os à assassiner pour le salut du monde - notre espèce a
commencé de s'étonner de sa titanesque méconnaissance des raisons
psychogénétiques qui lui ont commandé de croire qu'il existerait
des Célestes tantôt charpentés, tantôt privés de corps, mais toujours
avides de trucidations cruelles sur leurs saints offertoires.
Encore une fois, pourquoi toutes les religions réclament-elles
des cadavres palpitants à offrir aux dieux, pourquoi, depuis Abraham,
nous sommes-nous battus comme des chiens pour leur jeter des os
d'animaux domestiques à ronger là haut en lieu et place des nôtres
sur la terre? La musculature et les viscères de nos offrandes
sont-ils jugés indispensables non seulement à l'efficacité des
activités de nos idoles ici bas et dans les nues, mais à la rentabilité
des exécutions capitales qu'elles réclament sur les étals de notre
piété ? Eux et nous serions-nous d'abord des guerriers éprouvés
et aurions-nous intérêt à partager notre butin avec eux?
7
- A la recherche des sacrilèges
Les grands esprits des temps anciens font encore, et à juste titre,
l'objet de l'admiration de nos écrivains et de nos philosophes,
alors que tous ont cru dur comme fer en la rentabilité de leurs
comptes à demi avec les propitiatoires aspergés de sang de leur
époque. Une anthropologie qui ne se demanderait pas pourquoi,
sitôt qu'elles basculent dans la guerre, les civilisations proclament
que seuls les sacrifices bien saignants sont dignes de ce nom
demeurerait une discipline muette; car si les sacrifices conséquents
d'autrefois étaient toujours meurtriers, comment se cacher que
celui des chrétiens ne l'est pas moins, puisqu'il est censé immoler
un homme vivant? La cérémonie de la messe est fondée sur un rituel
de la consommation d'une victime tuée afin de se trouver offerte
au dieu. Elle serait bien coupable, si elle se révélait têtue,
l'ignorance d'un animal qui se mettrait à l'écoute de son dernier
soupir et qui ne cesserait de se clouer sur la potence de sa propre
agonie sous la forme de l'hostie qu'il est devenu à lui-même!
Décidons-nous donc à faire monter le pain des nouveaux sacrilèges
dans le four d'une philosophie de profanateurs. Puisque
nous avons retrouvé sur la pente d'un certain Golgotha l'allégresse
du sacrifice d'Iphigénie, quels Achéens sommes-nous redevenus
sans nous en douter?
Cette
question se confond à une autre: avons-nous eu raison de livrer
à la crémation publique un Bérenger dont l'hérésie bénigne se
réduisait à traiter de "troupe de sots" les croyants en
la métamorphose des molécules du pain et du vin de nos offrandes
végétales en une victime que nous proclamons égorgée sous le couteau
de Dieu? Car c'était encore fort peu de chose de brûler vif le
mécréant qui se contentait de nous démontrer qu'il n'existe nul
empereur éthéré du cosmos à rassasier avec nos prises de guerre;
en revanche, le blasphémateur-né qui nous démontrera que nous
sommes devenus à nous mêmes nos propres sacrificateurs et notre
propre butin mérite bien davantage qu'on lui passe la camisole
de force.
Car le levain de cet hérétique-là nous suggèrera l'audace de nous
demander ce qu'il en est de l'encéphale auto-sanctificateur d'une
espèce tellement déhanchée qu'elle s'acharne depuis la nuit des
temps à se donner des ailes d'ange ; et pour cela, voyons comment
elle s'arme du corps, du psychisme et du cerveau de ses divinités
les plus meurtrières, voyons comme elle s'habille de vêtements
de plus en plus trompeusement pastoraux, voyons comme elle affine,
si possible, les offrandes suintantes de sang qu'elle présente
sans relâche et joliment masquées à sa propre effigie de sacrificateur
pseudo séraphique . Pourquoi notre propre image de justiciers
aux mains jointes nous interdit-elle d'emprunter les chemins nouveaux
du "Connais-toi" socratique? Décidément, comme le pensait Erasme,
il est mortellement dangereux de tracer la frontière entre la
sainteté ensanglantée de notre folie religieuse d'un côté et notre
stultitia terre à terre de l'autre.
8 - Les dieux sont
éducables à l'école de leurs pédagogues
Pour
tenter de traîner de force l'anthropologie scientifique et critique
de demain sur le champ de mines d'un examen sacrilège de la nature
de notre sang et de celui de nos idoles, il nous sera bien impossible
de nous en tenir aux débats faussement iréniques de nos prédécesseurs,
qui s'entretenaient tout de travers de l'existence "réelle" de
leur Zeus, de leur Athéna ou de leur Jahvé, parce que leur encéphale
emmuré ne savait encore ni ce qu'il fallait qualifier de "réel",
ni quel sens étranger à leurs conventions culturelles ils devaient
attribuer à l'adjectif "irréel " quand ils l'appliquaient à leurs
dieux.
Quand, à bout de ressources, ils se voyaient contraints de se
demander pourquoi le peuple russe retrouvait dans l'euphorie tant
cérébrale que psychique le maître invisible auquel Staline n'avait
pas réussi à substituer son propre despotisme, quand il leur fallait
tenter de comprendre pourquoi leur espèce avait été rendue fort
joyeuse d'avoir fini par dénicher un souverain trop longtemps
caché dans les replis du cosmos, quand il leur fallait expliquer
pourquoi ils s'étaient crus encore plus comblés de grâces d'avoir
affublé un Jahvé à peine sorti de son trou d'une progéniture bien
plus appétissante que les bœufs et les moutons des ancêtres, il
leur était bien inutile d'engrosser des sacrilèges de ce calibre
à la lecture du solennel discours sur la question que saint Ambroise
avait prononcé devant le Sénat romain en 385.
On sait que ce Père de l'Eglise avait farouchement contesté l'existence
des dieux de la République sous le prétexte qu'ils jouaient par
trop à cache-cache sous les offertoires de la Démocratie et qu'ils
étaient allés jusqu'à se dissimuler sottement dans le gosier des
oies du Capitole; car, en ces temps reculés, nos ancêtres ne réfutaient
encore la stultitia de leurs augures que pour le motif
qu'ils s'imaginaient avoir mis la main sur une divinité infiniment
plus intelligente que toutes les précédentes. Vu la grosseur de
l'encéphale de leur dernière idole, aucune autre ne pouvait rivaliser
avec elle dans le cosmos; mais, hélas, son quotient intellectuel
insurpassable la condamnait également, la pauvresse, à traîner
sa solitude dans le vide de l'immensité. On voit que nos sacrilèges
à nous sont d'une autre carrure: nous nous demandons pourquoi
nous avions cherché en vain le vrai Jupiter, pourquoi son successeur
allait enfin faire l'affaire à lui seul, pourquoi il s'était si
longtemps dérobé à nos recherches, pourquoi aucun candidat d'un
plus grand génie encore que le sien ne se laissait débusquer dans
l'univers et surtout, comment nous allions le citer à comparaître
pieds et poings liés, lui aussi, devant le tribunal des juges
de nos idoles d'autrefois, que nous avons toutes livrées aux verdicts
de nos magistrats.
Car
enfin, le temps a coulé sous les ponts; et puisqu'aucun Jupiter
ne saurait se rendre plus dégourdi dans le cosmos que celui-là,
l'histoire de notre judicature se trouvait arrêtée; et, du coup,
comment allions-nous ouvrir un musée de l'histoire de notre encéphale
et y exposer nos crânes successifs, alors que non seulement nous
n'avons cessé de changer de boîte osseuse tant au ciel que sur
la terre, mais que nous avons modelé sans relâche le crâne de
nos idoles afin d'éviter qu'au cours des siècles il ne prît trop
de retard sur le nôtre.
9
- Où l'absence commence de faire entendre sa voix
Qu'allons-nous
conclure de nos plus divins sacrilèges? Car d'ores et déjà l'absence
de tout successeur crédible du Créateur de la Genèse,
nos télescopes l'observent non plus comme une épave condamnée
à l'errance aux frontières de notre système solaire, mais comme
un astre étrange, l'astre de son absence . Nos blasphèmes sont
tels, désormais, qu'il n'est pas de personnage plus parlant à
nos yeux que l'Absence de Zeus. Mais si, faute de fournisseur
patenté de l'Absence, nos offertoires, se chargeaient de victimes
de remplacement, il faudrait nous résoudre à nous demander pourquoi
le ciel de nos ancêtres achetait ses victuailles aux étalages
de leurs théologies, pourquoi ils les plaçaient sous vitrines
doctrinales et pourquoi les marchés qu'ils concluaient avec leurs
confessions de foi étaient toujours fort bien achalandés.
La
voie serait-elle enfin grande ouverte pour que nous descendions
dans les entrailles de la question du non-tarissement de nos boucheries
catéchétiques et pour nous demander, en anthropologues du sang
des cieux, pourquoi le Dieu de la Russie s'est réveillé en sursaut
après soixante-dix ans d'un sommeil artificiel et pourquoi les
oies du Capitole que saint Ambroise tenait en si piètre estime
ont cédé le pas aux saintes icônes qui, depuis des siècles, remplacent
désormais dans nos propres gosiers les voix de Mars, d'Athéna,
de Zeus ou de la Vierge Marie. Car enfin, si la mort de nos dieux
ne leur retire en rien leurs repas, qu'en est-il de nos sacrifices
de sang et comment nos idoles n'en sont-elles jamais que les porte-parole?
10
- Les religions et la torture
Mais
voyez combien, trois siècles seulement après Voltaire, la question
posée à l'anthropologie scientifique en gestation se révèle plus
iconoclaste, donc plus périlleuse que celle des Darwin et des
Freud; car il y a longtemps que ce débat a débarqué dans les tréfonds
de la connaissance rationnelle des secrets de notre géopolitique.
Que demande le peuple russe au gosier de son Dieu subitement retrouvé
et comment radiographie-t-il la semi animalité des oies de la
piété? Il demande le plus simplement du monde que le cosmos soit
à nouveau dirigé d'une main ferme et sûre, il voudrait qu'à nouveau
un chef honnête et respectable de l'univers succédât à Ivan le
Terrible, il supplie le vide qu'un maître à la fois moins sanglant
et plus intelligent de l'éternité et de l'immensité que Staline
rende crédible une autorité à nouveau vaporisée dans le silence
de l'infini. Mais alors, comment privera-t-on l'idole des instruments
de torture nécessaires à la grandeur de tous les dieux anciens
et modernes? Qu'est-ce donc que le crime de lèse-majesté d'un
côté, sinon un délit attentatoire à la sacralité des apprêts vestimentaires
du pouvoir temporel et, de l'autre, le sacrilège, sinon une offense
aux sceptres des dieux dont la cruauté flotte sur les mares de
sang que répandent leurs empires infernaux?
Existerait-il
un lien viscéral entre le sang des échafauds que réclame le sacrilège
et le sang dont le crime de lèse-majesté se révèle demandeur ?
Dans ce cas, l'indissolubilité du lien entre les gibets du ciel
et les potences de la monarchie serait démontrée. Car, en latin,
le passif laesus du verbe laedere, porter un dommage,
blesser, donnera en français léser, lésion et lèse-majesté,
ce qui prouve l'étroitesse de la relation entre le sacrilegium
et le "sacri-lèse", si je puis ainsi franciser le latin.
C'est donc que le peuple russe demande instamment un roi de l'univers
à préserver des offenses à sa sacralité; et il se trouve que seule
la royauté dispose des apanages solennels d'une autorité céleste
de ce type. On vénère, on adore, on idolâtre des dieux à la fois
hiératiques et rutilants, impavides et dorés sur tranches, sereins
et souverains.
Quand
Jacques Chirac a tenté de remettre la France dans le giron de
l'Eglise catholique, tout le monde a compris qu'un pape couvert
de pierreries et dont la blancheur arborait la pourpre et les
dorures des rois de la Perse antique incarnait plus sûrement la
puissance politique des religions sacrificielles qu'un clergé
privé de soutanes depuis 1962. C'est pourquoi toute puissance
politique appelée à se rendre intouchable se trouve revêtue de
l'éclat du glaive impérial ou monarchique; c'est pourquoi les
hauts dignitaires du monothéisme orthodoxe de Russie portent un
sceptre serti de diamants; c'est pourquoi cette preuve de leur
infaillibilité est jugée irréfutable dans son ordre; c'est pourquoi
seule une tiare en or massif illustrera la majesté des serviteurs
du sang du ciel; c'est pourquoi seul un trône plus éclatant que
le soleil élèvera au surnaturel la grandeur terrestre de la Russie
des châtiments éternels.
Observons
de plus près encore le retour du peuple russe aux chamarrures
d'une souveraineté absolue et portée sur la sedes gestatoria des
Artaxerxès et des Cyrus: s'il s'agissait seulement du besoin impérieux
de la nation russe de faire succéder une idole de grand prix à
l'idole de pacotille du marxisme, il n'aurait pas suffi de remplacer
une idole terrestre par une autre dont le tribunal se rendra indéboulonnable
dans son ciel.
11
- La scissiparité de "Dieu"
Certes,
les fuyards de la nuit animale travaillent d'arrache-pied à s'armer
d'idoles, mais d'idoles à idéaliser, d'idoles qu'ils perfectionnent
sans cesse et qu'ils voudraient rendre de plus en plus représentatives
d'un pouvoir politique saisi par la sainteté. C'est pourquoi "Dieu"
est un acteur biphasé du politique. Comme souverain réputé juste,
fort et miséricordieux, il faut parer superbement sa magistrature,
afin de lui conférer la majesté harnachée qui seule entraînera
la prosternation de ses fidèles devant ses propitiatoires. Mais
comme dépositaire d'une autorité pénale proportionnée à son omnipotence,
donc inattaquable par nature, comment ne pas lui faire présider
le plus sereinement possible une cour de justiciers impitoyables,
comment ne pas lui donner des coupables à faire mijoter dans les
marmites souterraines de la foi? Voici qu'un préposé général à
l'administration des tortures les plus saintes se met à courir
à toutes jambes derrière le roi prétendument charitable du cosmos.
On voit que les religions ne sont pas près de s'éteindre dans
le grésillement de leurs dévotions. Comment régner dans l'éternité
sans récompenser et châtier? Mais le pouvoir temporel fait tellement
couler le sang que les peuples rêvent de transporter leur pauvre
jurisprudence dans le ciel d'un sang racheteur. Puis leurs anges
et leurs séraphins, si voletants qu'ils demeurent, s'arment des
fourches du diable à leur tour, afin de faire craindre et trembler
la créature apeurée, puisque, sur la terre comme au ciel, l'obéissance
politique s'achète au prix de la terreur et de la cruauté. Quelle
leçon pour les Républiques demeurées croyantes! Si elles entendent
honorer leur devoir de représenter, aux yeux d'un peuple proclamé
souverain, le monarque faussement charitable qu'elles ont installé
dans un ciel faussement irénique, le relâchement de leur sévérité
leur arrachera des mains un sceptre affaibli par les débordements
de sa bonté. Du coup, ce sera sous tous les régimes que la condamnation
du sacrilège se révèlera à la fois le plus précieux et le plus
sanglant des trésors de la politique: car il s'agira de rien de
moins que de protéger de la souillure l'image d'un roi idéal et
d'un moi collectif aussi glorifié et purifié au ciel que sur la
terre, il s'agira de rien de moins que de peindre le tableau de
l'auto-béatification et du lustrage partagés de la politique et
de la religion.
Qu'enseigne
l'anthropologie du sacré ? Que le polythéisme avait vieilli sous
le harnais au point qu'il fallait à la fois décorporer des dieux
devenus asthmatiques et les réarmer d'une rage et d'une fureur
dont le Zeus des Grecs et le Jupiter des Romains était toujours
demeuré tragiquement dépourvu.
De plus, les empires infernaux des Anciens s'étaient révélés impuissants
à égayer les morts, alors que si vous ne torturez pas les trépassés,
il vous faudra leur fournir des distractions . Aux champs Elysées,
on traînait son ennui d'asthéniques de l'éternité, on y dissertait
du matin au doit de babioles. Le peuple russe veut retrouver à
la fois une politique florissante et joyeuse sur la terre et resplendissante
dans une vie posthume magnifiée par la résurrection, le peuple
russe veut oublier que Dieu est aussi un Staline souterrain et
que le "petit père des peuples" a simplement déménagé -
il a retrouvé ses pénates dans les empires infernaux de la sainteté
bi-millénaire du Dieu des chrétiens.
12-
L'ère post-marxiste des religions
Quelle
clé de l'interprétation post-freudienne du Dieu tortionnaire des
chrétiens que l'étude des relations concentrationnaires que les
trois monothéismes entretiennent avec les contraintes de la morale
des Etats ! Pendant plus de dix-sept siècles, les monarchies européennes
se sont trouvées encadrées et surveillées au quotidien par une
Eglise devenue omnipotente dans l'ordre de l'éthique politique
et qui contrôlait les devoirs de la charité des rois par l'intermédiaire
d'un clergé armé en principe d'un gardiennage sourcilleux des
trônes. J'ai cité, dans un texte antérieur, la formule vertueusement
catéchétique du sacre des rois de France: "Que le roi réprime
les orgueilleux, qu'il soit un modèle pour les riches et les puissants,
qu'il soit bon envers les humbles et charitable envers les pauvres,
qu'il soit juste à l'égard de tous ses sujets et qu'il travaille
à la paix entre les nations."
Un
tel roi répondait au patronage du ciel qu'il était censé représenter
et incarner ici-bas. C'est pourquoi la fonction sacerdotale du
souverain se voulait liée de surcroît à une thaumaturgie guérisseuse
imitée des empereurs romains, puis de Jésus-Christ: à l'occasion
de son couronnement, puis chaque année, le monarque imposait les
mains à deux mille malades atteints d'écrouelles. Mais Vespasien
ne disait pas à chacun: "L'empereur te touche, Jupiter te guérit"
- l'Eglise avait pris soin de réserver la guérison à Dieu seul
et de reléguer les souverains terrestres au rang de mandataires
dont tout le privilège se réduisait à exécuter un geste rituel
rendu efficace par un tiers.
Qu'en sera-t-il de la thérapeutique post-marxiste des perclus
du christianisme? L'évangélisme soviétique voulait substituer
son missel d'ici bas à celui du mythe salvateur des chrétiens
pris en étau entre leur ciel et leur enfer. La catéchèse prolétarienne
avait pris grand soin d'imiter dans le temporel une religion dont
le culte reposait sur un bondissement surnaturel des fidèles hors
de leur sépulcre. Du coup, Marx avait sécrété un clergé de prêcheurs,
de confesseurs et de rédempteurs confits en dévotions réjouissantes
et spécialisés dans un saut hors du cercueil non moins miraculeux
que le précédent - le saut hors du capitalisme.
Quand
les goulags d'une nouvelle sainteté infernale eurent succédé aux
bûchers de l'inquisition, la foi incandescente du peuple russe
s'est stérilisée au sein d'un sacerdoce de profiteurs des patenôtres
d'un ciel privé à jamais du saint sarcophage hors duquel s'élancer.
Puis la descente au sépulcre des masses laborieuses a laissé le
peuple des travailleurs titubant et sans voix. Alors, l'espérance
doctrinale refoulée s'est à nouveau transportée dans un au-delà
supposé mieux patenté, un ciel où le rêve russe se nourrira derechef
des cierges et de la pompe des dignitaires de l'Eglise. Jamais
l'histoire de la terre et du ciel n'avait illustré sur une période
aussi courte le cycle infernal des écroulements et des résurrections
auquel obéit la piété d'une humanité désespérément oscillante
entre la terre des damnés et le ciel des "félicités éternelles".
13
- Le nouvel observatoire de l'humanité
Demandons-nous maintenant quel sera l'avenir de la rotation désemparée
du sacré entre les malheurs et les répits d'une Histoire tour
à tour souillée et sanctifiée par son sang. Pourquoi la condition
simiohumaine aiguise-t-elle les couteaux du sacré sur la meule
de l'assassinat cultuel? Le peuple des icônes illustrera-t-il
le retour durable des autels mondiaux de la mort sur la scène
d'un théâtre plus giratoire que jamais de l'espérance religieuse
ou bien un essor international des méthodes de l'anthropologie
critique empêchera-t-il la retombée de l'humanité
dans les songes de l'espérance religieuse dont le marxisme aura
achevé d'illustrer la tragédie de leur échec?
Pour
tenter de répondre à cette question, souvenons-nous de ce que
le regard myope du simianthrope sur sa propre surréalité a d'abord
passé par la médiation du globe oculaire des idoles aveugles qu'il
s'était forgées et sur la rétine stupide desquelles il réfléchissait
la stultitia de ses dévotions. C'est par le truchement
d'un Jahvé monoculaire et manchot que le peuple juif s'est fait
raconter les péripéties de son espérance flouée. Mais un christianisme
redevenu beau-parleur depuis la Renaissance avait pris éloquemment
le relais de la narration aux yeux crevés de la Genèse:
Bossuet racontait l'histoire universelle en greffier cicéronien
du Créateur, tandis que Port Royal se voulait le scribe appliqué
de saint Augustin et de Jansénius. Puis Voltaire s'était forgé
un Dieu naïvement tolérant à l'égard de toutes les hérésies qui
le réfutaient âprement, ce qui l'humanisait sur les fonts baptismaux
de la candeur politique . Puis, le XIXe siècle avait tenté de
substituer un prophétisme des pauvres à celui dont Rome avait
perdu le sceptre - Zola et Hugo annonçaient l'évangile du Manifeste
communiste de 1848. Il aura fallu attendre 1989 pour qu'une
humanité désenchantée perdît son gouvernail eschatologique, messianique
et rédempteur. Le marxisme fut le plus désespéré des évangélisateurs
impuissants et sanglants du capitalisme. Quel système de navigation
des songes paradisiaques du genre humain remplacera-t-il un gouvernail
céleste usé par deux millénaires de bons et cruels services?
En
vérité, si le moteur cérébral simiohumain fonctionne sur deux
temps, sa bi-polarité va se perpétuer sous un autre revêtement
doctrinal que celui des théologies biphasées. C'est pourquoi,
depuis le naufrage des orthodoxies schizoïdes, les catéchismes
se masquent sous une laïcité subrepticement finalisée par le récit
d'une mythologie de la liberté et des droits de l'homme
plus bicéphale que jamais. Mais le décryptage anthropologique
de la boîte osseuse simiohumaine ne saurait tomber dans le piège
de ces ultimes substituts des eschatologies du salut et de la
délivrance: pour conquérir le premier recul réellement trans-religieux
de la raison à l' égard de l'espèce bipolarisée par sa boîte osseuse,
il faudra se construire le télescope que rendra compte de la généalogie
des rêves qu'enfante le sacré dichotomique.
Nous
nous trouvons donc à un tournant des notions mêmes de conscience
et d'intelligence, ce qui n'est pas pour déplaire aux mânes
des Gogol, des Tolstoï et des Dostoïevski. Car si la balance à
peser le degré de distanciation de l'intelligence et de la stultitia
attribuées aux idoles nous ramène à l'ironiste de la Stultitiae
laus, nous saurons quelles sont les limites de la lucidité
politique du simianthrope et pourquoi la raison véritable de demain
regardera enfin de l'extérieur l'encéphale infirme du Créateur.
14
- L'avenir de la dichotomie simiohumaine
Il
est maintenant dûment démontré que l'humanité n'est pas près d'accéder
à la maturité transanimale qui lui permettait de se discipliner,
de se responsabiliser et de prendre son élan "évangélique"
en mains - immaturité morale dont le calvinisme a démontré les
racines psychobiologiques depuis plus de cinq siècles et toujours
à son corps défendant, puisque l'empire américain s'est fatalement
inscrit dans la postérité planétaire d'une théologie de la légitimation
sanglante du profit capitaliste.
Mais jamais encore l'histoire universelle ne s'était trouvée à
un carrefour jacassant où les impuissances alternées de deux mythologies
du "salut" et de la "délivrance" livrent le
genre simiohumain à une aporie sans issue; car si, sauf à se trahir
eux-mêmes, les rêves sacrés se rendent irréalisables par nature
et si leur irruption passagère dans l'Histoire des millénaires
ne fait jamais que démontrer la forfanterie de leur piété, que
va-t-il advenir d'un animal cérébralement contrefait et pourtant
condamné par son déhanchement intellectuel à transgresser son
infirmité - donc à conquérir une lucidité qui l'éclairerait sur
la nature des alliances, catastrophiques par définition, qu'il
conclut avec les songes dévotieux qui le conduisent à la déroute
sur la terre et au ciel tour à tour? C'est pourquoi l'interprétation
simianthropologique de la reconversion post-marxiste du peuple
russe à la mythologie religieuse des ancêtres impose aux sciences
humaines un nouveau Discours de la méthode.
15
- L'immoralité du " Dieu " des singes
On
se souvient de ce que le premier philosophe qui arma l'intelligence
d'ironie et qui permit à la raison d'aiguiser ses couteaux à l'école
du sourire ne savait pas encore que l'alliance de la sottise avec
le sang est la clé de l'histoire et que le christianisme rendrait
la justice du nouveau Jupiter plus cruelle que celle de l'ancien.
Erasme a alourdi la plume de l'ironiste raisonneur jusqu'à la
changer en une massue. Mais, du coup, il conduit l'anthropologie
critique à regarder de haut l'encéphale de Zeus. Car si toute
divinité est condamnée à se mettre en apprentissage de la semi
animalité de sa politique et si sa créature est habilitée à lui
enseigner en retour qu'une justice privée du sceptre des châtiments
se rendra étrangère à l'histoire et à la politique, quel pont
allons-nous jeter entre Erasme et Darwin? Nul autre que le pont
d'un "Connais-toi" socratique plus prospectif que jamais. Si observer
le politique, c'est observer l'immoralité de Dieu, quelle fontaine
de jouvence de l'intelligence que de peser la stultitia
du ciel sur les balances du sang !
Que disent les nouveaux peseurs de l'intelligence simiohumaine?
Que le capitalisme brièvement triomphant à la suite de la chute
du mur de Berlin en 1989 n'a fait qu'accélérer la démonstration,
premièrement, de ce que les royaumes de l'autel sont illusoires,
secondement, de ce que le monde réel est apocalyptique par nature,
troisièmement, de ce que le destin du capitalisme est suicidaire.
Mais peut-être faudra-t-il que le nihilisme européen nous ait
fait perdre "infiniment de dignité dans l'univers",
comme Nietzsche l'avait prophétisé. Mais alors, que signifie "perdre
infiniment de dignité dans le cosmos" si cette perte nous
délivre de l'indignité des dieux, si le vide et le silence se
présentent en interlocuteurs nouveaux de l'intelligence , si notre
absence à nous-mêmes nous conduit à la rencontre avec nos vrais
interlocuteurs, l'immensité et l'éternité avec lesquels l'idole
nous interdisait de nous colleter à sa place ? Décidément, il
va falloir protéger " Dieu " de la chosification de son absence
; il va falloir enseigner à Zeus la généalogie de sa livraison
aux oies de capitole.
Alors
une mutation qualitative du cerveau de notre espèce nous engagera
sur les chemins d'une nouvelle espérance - celle de peser la stultitia
sur la balance dont saint Erasme a tenté d'assembler les rouages.
Le 11 avril 2010