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Danièle Sallenave et l'avenir de la laïcité
Une réflexion sur Dieu.com , (
Gallimard, février 2004)

 

Ou bien l'Occident reprendra la guerre de l' intelligence et la situera au cœur d'une laïcité devenue pensante, ou bien les léthargies intellectuelles des démocraties modernes conduiront la civilisation mondiale au naufrage dans les déclins de la raison. Dieu.com de Danièle Sallenave ose enfin poser la question cruciale de l'irréflexion qui menace la géopolitique menacée de rechute dans l'âge théologique. Est-il possible de sortir d'une gigantesque panne du "Connais-toi" et de poser quelques jalons pour une résurrection de l'Europe de la connaissance ?

1 - Une amazone dans le paysage
2 - Qu'est-ce que l'athéisme ?
3 - La grande panne de la raison
4 - Qu'est-ce que cela veut dire ?
5 - Les ordres monastiques
6 - Jean de la Croix

1 - Une amazone dans le paysage

Le talent de romancière et d'essayiste de Danièle Sallenave est de ceux qui forcent l'attention du philosophe des mondes imaginaires, parce que son œuvre se situe à l'articulation de nos nervures avec les insurrections de la pensée, aux entrecroisements du rêve avec la raison , à la frontière des ententes entre les forces confuses de la vie et les voix de l'intelligence . Mais Dieu.com fera date parce que, pour la première fois depuis un siècle, une laïcité devenue manchote et décérébrée se voit sommée de reprendre sa place dans la guerre que notre espèce livre pour apprendre à se connaître. Il était grand temps qu'elle se réveillât. Les démocraties occidentales sont au bord du gouffre. Leur chute dans l'obscurantisme des modernes est-elle pour autant conjurée?

Alors que les combats héroïques de la lucidité avaient été retrouvés au XVIe siècle avec Érasme et Montaigne, au XVIIe avec Descartes et Galilée, au XVIIIe avec les encyclopédistes, la guerre de la lucidité avait été suspendue au dix-neuvième . Napoléon , Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III pouvaient bien autoriser les progrès des sciences du bout des lèvres, mais non les sacrilèges du "Connais-toi" . Après un sursaut qui avait rendu semi laïc l'enseignement d'un déisme républicain, le XXe siècle français n'a pas pris la relève de l'humanisme bifide et boiteux hérité de la Révolution. Sera-t-il possible de combler le gigantesque retard accumulé dans toute l'Europe par l'absence de la France sur le front où Darwin et Freud attendent la fécondation de leur postérité ? Pour tirer les conséquences de la découverte de l'évolutionnisme et du continent de l'inconscient , il faut une tournure d'esprit tournée vers l'aventure de l'universalité de la connaissance. Ces terres demeurent largement l'apanage et la chasse gardée de la civilisation française.

2 - Qu'est-ce que l'athéisme ?

Danièle Sallenave insiste sur trois points fondamentaux d'un Discours de la méthode dont l'oubli signifie rien moins que le naufrage de toute philosophie cartésienne dans les subterfuges de l'irréflexion fétide de bas empires: primo, l'allégation selon laquelle le plus grand prodige des croyances serait de rendre respectables toutes les sottises du monde, secundo, le postulat que les religions modérées seraient vraies pour avoir perdu leur musculature, parce que leur faiblesse politique ferait surgir un Dieu réel dans le cosmos, et tertio, l'axiome suprême de l'absurdité selon laquelle l'athéisme serait une " croyance parmi d'autres ". A ma connaissance, Dieu.com est le premier essai français à rappeler que l'athéisme est la condition logique de l'existence même de toute science véritable et de toute philosophie sérieuse des mythologies. L'auteur cite la lettre du 31 octobre 1938 dans laquelle Freud rappelle à Singer que tout " examen scientifique d'une croyance religieuse présuppose l'incroyance " (p. 192), et cela tout simplement parce que la logique d'une connaissance rationnelle du monde et de nous-mêmes exclut que la notion de vérité puisse légitimer une proposition et son contraire dans le même temps et sous le même rapport.

Danièle Sallenave rappelle que " respecter les croyances ", c'est légitimer " le mythe qui veut que Bacchus ait arrêté les soleil et la lune ", et défendre les cultes modérés, c'est gratifier un Dieu de l'existence s'il veut bien se montrer gentil, alors qu'une religion ne dépose jamais les armes que sous la contrainte de la loi - ce qui exige un examen approfondi de sa véritable nature. Quant à prétendre que l'athéisme serait une croyance, c'est oublier que les rêves ne se mettent pas a quia les uns les autres. Allah ne réfute pas Osiris, Jahvé ne réfute pas Zeus, la croix ne réfute pas Athéna. Si l'athéisme était une croyance, on se demande bien pourquoi jamais aucune religion n'est parvenue à le terrasser, faute de disposer d'une raison armée pour un tel exploit.

3 - La grande panne de la raison

Mais ces évidences illustrent également à quel point la pensée française est devenue asthénique, anachronique et stérile. En vérité, elle est tombée en panne depuis le sacre de Napoléon en 1804. Ce Waterloo s'inscrit dans la logique d'un athéisme bloqué. Quel désastre qu'une stratégie qui a conduit la raison européenne et la France loin du gigantesque renversement de toute la problématique de la question qu'appelait la postérité vivante de Darwin et de Freud ! Alors que l'évidente inexistence de tous les dieux aurait dû permettre d'approfondir jusqu'au vertige la connaissance des secrets du genre humain, tellement les dieux morts se révèlent une mine inépuisable de renseignements sur l'encéphale de leurs inventeurs, on a préféré enterrer en hâte les dieux en promenade dans le cosmos et les oublier dans nos écoles sans les avoir autopsiés à leur domicile : la boîte osseuse des sociétés.

On sait qu'une psychologie et une psychanalyse égarées par l'irréflexion sur la véritable nature du problème ont pris le chemin tout opposé à celui qu'imposait la logique de la question : puisque c'était " Dieu " et ses théologies qu'il fallait psychanalyser en premier lieu afin de tenter de comprendre pourquoi le genre humain se réfléchit dans les gigantesques miroirs du sacré qu'il dresse vers les nues, pourquoi avoir refusé de descendre dans les identités collectives d'une espèce cérébralisée ? Pourquoi ne pas s'attacher à découvrir pour quelles raisons notre éthique et notre politique se mettent irrésistiblement à l'écoute des médiums glorieux et des titanesques fondés de pouvoirs qu'élabore siècle après siècle l'histoire des évadés de la zoologie?

C'est se tromper de portail de chercher " Dieu " dans l'individu, alors que c'est le décryptage de " Dieu " qui permet de décoder l'individu en retour. D'où de sottes biographies de Jésus, de Mahomet ou de Moïse , comme si leur véritable biographie n'était pas celle de l'encéphale du mythe auquel ils s'identifient. Tous les écrivains savent cela: " C'est mon œuvre qui m'a enfanté ", dit Michelet. La vraie biographie de Socrate est celle de la philosophie occidentale et de son histoire. Mais pourquoi les sciences humaines n'ont-elles jamais seulement tenté d'observer les grands réflecteurs des rêves de l'humanité que sont ses porte-emblèmes? Parce qu'une raison engagée sur cette via appia de la connaissance revivifierait aussitôt des sacrilèges endormis ! Quel courage il faudrait pour se brancher sur une véritable science critique de l'évolution de l'encéphale des évadés partiels de la nuit animale, et quels risques on courrait à fonder une anthropologie dont la sonde fouaillerait les entrailles des théologies, tellement seule une connaissance des dogmes et des doctrines religieuses éclairerait une psychogénétique de notre espèce et rendrait compte de sa dichotomie entre le rêve et le réel .

Du coup, il faudrait avouer - toujours la logique- que les fuyards de la nuit ne sauraient à la fois se trouver en évolution et soutenir qu'ils seraient déjà arrivés à bon port. Mais si nous nous trouvons encore en route, comment ne pas nous initier à une pesée parallèle de l'encéphale simiohumain de notre " Dieu " en voyage et de celui de nos société simiohumaines, alors que nous décalquons notre modèle et l'accompagnons tout au long de notre histoire et de la sienne? Comment ces deux cerveaux dialoguent-ils entre eux, comment se renvoient-ils la balle, comment s'enfantent-ils réciproquement, comment négocient-ils leurs apanages respectifs, comment se défaussent-ils l'un sur l'autre, comment échangent-ils leurs recettes, comment se déchargent-ils de leurs responsabilités, comment troquent-ils leurs masques et s'empruntent-ils leurs armures ?

Voltaire n'aurait qu'à bien se tenir si la raison mondiale retrouvait son baluchon au bord du chemin et redevenait le pèlerin des profanations créatrices. Qu'adviendrait-il des démocraties appuyées sur le bâton de la " tolérance " depuis l'affaire Calas si les trois points vigoureusement soulignés par Danièle Sallenave redevenaient des explosifs tellement puissants que non seulement Darwin et Freud se remettraient en marche, mais verraient les balbutiements d'une raison critique timidement retrouvée dans le panier des philologues de la Renaissance prenaient leur véritable sens dans une histoire enfin cohérente des feux et des léthargies de l'intelligence européenne? Quelle serait alors l'armure de la pensée de demain?

4 - Qu'est-ce que cela veut dire ?

Sitôt toute la problématique de la question remise à l'endroit, on cesse de s'imaginer qu'on emportera la forteresse à l'économie et par une prise à revers peu coûteuse. Il faudra donc damer le pion aux docteurs de Sorbonne du Moyen Âge et devenir plus savant en théologie que nos théologiens. On sait que la laïcité invertébrée que dénonce Danièle Sallenave est devenue plus illettrée que les Janotus de Bragmardo dont se moquait Rabelais. Il faudra qu'un laïc passe dix ans de sa vie à étudier les théologies s'il entend maîtriser une documentation religieuse que les théologiens ne sauraient décrypter - on ne lit pas l'univers de Copernic avec les lunettes de Ptolémée. Mais cet immense matériau anthropologique est indispensable à la raison de demain.

Prenez le dogme de la Trinité des chrétiens. Pour mémoire, je rappelle que le démiurge qu'invoquent les croyants de cette religion est censé composé de trois personnes bien distinctes , " le Père, le Fils et Saint Esprit " et que ces trois acteurs du cosmos sont réputés égaux au " Père " sans qu'ils brisent en rien l'unité psychique du créateur de l'univers.

Voyons un peu ce que cela veut dire. Si toute divinité simiohumaine est nécessairement un acteur et un metteur en scène averti du cerveau de ses adorateurs et si je tente de comprendre l'identité spécifique qui lui appartient nécessairement - et nullement celle du croyant lambda couché sur le divan du psychanalyste et qui n'y comprend goutte - je remarquerai que tout État et toute politique sont construits sur ce modèle . La France est un personnage principiel dont la Constitution énumère les saints commandements; mais elle est incarnée par le peuple, qui est consubstantiel au souverain et égal à lui, comme le Christ est l'égal et le co-souverain de son père mythique .

Mais ces deux acolytes ne seraient pas vivants et respirants dans l'histoire et dans la politique si l'esprit démocratique ne leur servait de Saint Esprit. Quand ce dernier s'essouffle, rien ne va plus. Nos trois personnages sont donc égaux entre eux, mais non confusibles ; et ils font une seule personne, qui s'appelle la France. Les théoriciens de cette nation idéale privilégient tantôt l'un, tantôt l'autre personnage de cette trinité de héros à mi chemin de la terre et des nues. Les théologiens du christianisme font de même avec leur ciel, puisque les orthodoxes grecs privilégient le Saint Esprit et Rome le Père, tandis que les luthériens font pratiquement du Fils leur seule bouée de sauvetage.

Question : que vaut une science historique qui ignore tout de l'inconscient théologique des idéalités qui pilotent les nations démocratiques et leur politique ? Comment Clio dirait-elle aujourd'hui à la France : " En quoi le cerveau qui te donne ta place actuelle sur l'échelle de l'évolution cérébrale de notre espèce est-il encore simiohumain ? "

Prenez le dogme de la magie eucharistique, selon lequel le pain et le vin de la messe se métamorphoseraient sur l'autel en chair et en sang de Jésus-Christ par l'effet instantané des paroles de la consécration que prononce le prêtre de ce rituel. Par leur intelligence des métaphores, les écrivains comprennent sans effort que la chair et le sang des poètes assassinés se transforme depuis des siècles en pain et en vin de l'esprit et que la France de la littérature et de la pensée se nourrit de ce pain et de ce vin. Quel est le niveau cérébral d'une simiohumanité qui n'a pas la clé de la vie poétique de la raison? Mais que signifie l'inversion de ce prodige, puisque l'Église confesse depuis saint Ambroise que le pain et le vin de la foi se changent en chair et en sang bien réels sur tous les autels du monde? Cela signifie que si le pain et le vin du ciel ne se donnaient pas à immoler sur l'autel des grâces de la mort, ils ne descendraient pas dans la chair et le sang de l'histoire. Comment la France assurerait-elle sa survie sur le champ de bataille du sacrifice si les nations simiohumaines renonçaient à se perpétuer sur l'étal ou l'autel de leurs carnages ?

Madame, porterons-nous une torche dans cet abîme ? Regarderons-nous en face le tragique de la lucidité et les horreurs de la vérité ? Êtes-vous de taille à fixer des yeux le prêtre dont les paroles de la consécration sont le poignard et qui réitérera chaque jour le meurtre de la croix ? Sachez que l'Église juge indispensable la répétition sans fin de l'immolation sanctifiante ; sachez que le mythe de la résurrection des peuples livrés à l'abattoir de leur salut est régénéré sans relâche sur l'autel du paiement du tribut à l'idole. Mais pourquoi le bourreau sacralisé lève-t-il les yeux au ciel chaque fois que le couteau se plante dans la chair de la victime ? Pourquoi faire l'ange quand la bête répète le rituel qui éternise l'exécution? C'est que le cerveau semi animal est schizoïde ; il se divise entre ses séraphins et le diable tout affairé autour de ses marmites dans les souterrains du monde, c'est-à-dire en nous-mêmes.

Radiographiez maintenant la théologie du meurtre rédempteur chez Calvin et comparez-la avec celle de Rome : le Réformateur fonde tout le christianisme sur l'indignation qu'on puisse recommencer tous les jours l'assassinat du Golgotha. Mais il n'en soutient pas moins qu'une seule fois était bien nécessaire pour nous sauver. C'est dire que, faute de verser la rançon à la divinité, nous ne serions pas " rachetés " . Qui est le racheteur, sinon l'homme et son histoire ? Mais un meurtre isolé ne fait pas le compte . Décidément, le Dieu des Genevois est trop avare du Golgotha pour ne pas s'étioler. Si la France de la pensée devenait le témoin de la simiohumanité du genre humain, comme nous pèserions le singe-homme à l'école des bois de justice de Dieu !

5 - Les ordres monastiques

Continuons un instant à déballer les trésors d'une laïcité plus savante en théologie que tous les pères de l'Église réunis. Les descendants de Descartes fonderont-ils l'anthropologie abyssale qu'attend le IIIe millénaire ? Observeront-ils les formes qu'emprunte la vie mystique selon les moules qu'apprêtent les divers ordres monastiques? Pourquoi l'esprit et la psychophysiologie des Jésuites et des Chartreux sont-ils incompatibles entre eux et comment se trouvent-ils rassemblés sous le sceptre d'un géant simiohumain du cosmos, sinon parce qu'ils obéissent tous à la structure triphasée sur laquelle le pouvoir auto sacrificiel de notre espèce est branché ?

Il se trouve que saint Ignace et Calvin ont tous deux fréquenté le collège Montaigu de Paris et que tous deux ont fondé un ordre militaire. Mais saint Ignace, ce soldat valeureux, mais devenu claudicant pour avoir reçu un obus au siège de Pampelune, met sa " compagnie " sous les ordres d'un Christ promu au rang de général en chef du genre humain, et c'est à ce titre glorieux qu'il demande à ses hommes de lui obéir pour la plus grande gloire de leur stratège du cosmos, tandis que Calvin accorde à son maître dans le ciel une autorité tellement hypertrophiée que le troupier y perd ses modestes moyens de conquérir les faveurs et les grâces de son créateur. Quel est le tyran d'ici bas qui n'octroie ses bienfaits et n'inflige ses châtiments au gré de ses insondables desseins ? Sa réplique d'en haut damne les uns et sauve les autres de toute éternité et selon son bon plaisir.

Que sait de sa discipline l'historien qui ne décrypte pas les hommes et les nations à l'écoute du discours crypté de la théologie ? Une laïcité pensante fonderait une science nouvelle : la théologie expérimentale. Celle-ci démontrerait que le naufrage politique d'un mythe religieux résulte de ce qu'il s'est privé d'un ajustage de ses sacrements aux lois de ce monde. Puisse Genève nous conduire vers les profondeurs les plus cachées des angoissés de la nuit; puisse Genève nous initier à une anthropologie du masochisme paniqué qu'appelle l'approfondissement de la connaissance des derniers secrets de l'homme.

Voici rassemblés les esprits érudits et minutieux des bibliothécaires du ciel. Leur ordre est celui des Bénédictins. Passons ensuite à l'ordre des trappistes. Ceux-là enterrent leurs morts à même la terre. Ils entonnent à gorge déployée des hymnes à leur gloire future dans leur " céleste demeure " ; et ils regardent leurs cadavres descendre dans une fosse de trois mètres de profondeur. Les Franciscains, les Carmes chaussés et déchaussés, les Carmélites, et tous les autres ordres, comment une laïcité pensante ne spectrographierait-elle pas leurs encéphales dans la postérité de L'évolution des espèces de 1859 et de L'avenir d'une illusion de Freud?

6 - Jean de la Croix

Mais si les théologies sont les scanners de l'anthropologie scientifique et si les performances de ces instruments d'optique perfectionnés permettent de radiographier la simiohumanité que Dieu et sa créature se partagent , comment interpréterons-nous le feu d'un Jean de la Croix ou d'une Thérèse d'Avila , dont Danièle Sallenave écrit : " Il y a un grand écart entre cette flamme qui brûle et soudain vous glace, cette présence réelle jusque dans la vision, cette absence qui désespère et les petites pratiques calculatrices de la prière intéressée. " (p.301)

Il est précisément fécond qu'une psychanalyse tétanisée par la peur et qui n'ose spectrographier la condition simiohumaine dans la postérité de Darwin tarde à porter ses feux dans l'histoire et dans la politique ; car du moins manifeste-t-elle, aux yeux de tous, la carence de ses analyses de l'inconscient de la raison occidentale - ce qui ne peut que féconder son réveil. Alors, elle psychanalysera l'inconscient d' une laïcité fondée sur les idéalités censées salvatrices de 1789, et qui ne traduisent que le blocage de la logique interne du mythe de la liberté. Il est providentiel, si je puis ainsi dire, que Danièle Sallenave soit allée droit au cœur du secret qui rappelle à une raison en marche et riche d'un nouvel avenir que la poétique est la clé de l'intelligence et que saint Jean de la Croix - 1542-1591 - est à la fois le dialecticien quasi cartésien de l' " ascension de l'âme " et le saint dont les Espagnols ont fait le prince des poètes en 1952. Comment l'alliance de la vie mystique avec les poètes ouvre-t-elle à la raison le chemin de sa montée au Mont Carmel de la connaissance?

Savez-vous, Danièle Sallenave , que saint Jean de la Croix est si peu orthodoxe que l'Église ne lui pardonnera jamais son sacrilège fondateur selon lequel " Dieu " et le poète ne font qu'un dans l'union mystique - de sorte que l'auteur du Cantique spirituel n'a connu qu'une canonisation fort tardive - il l'a attendue deux cent trente cinq ans ; et il n'a été élevé au rang de docteur de l'Église qu'en 1926. Thérèse de Lisieux a connu une promotion plus rapide pour s'être saintement suicidée. C'est que saint Jean de la Croix enseigne que l'ultime conquête de l'intelligence est la découverte de sa propre incandescence et que la flamme qui la consume n'est autre que la " vive flamme" qui éclaire le monde . L'amour est la clé de la vision intellectuelle, la " lampara de fuego " de la raison. Vous vous êtes approchée de ces secrets dans Les épreuves de l'art et dans L'amazone du grand Dieu.

L'Occident poursuivra-t-il son voyage sans disposer des documents qui seuls lui permettraient d'éclairer l'histoire de son esprit? Quel est le " Dieu " auquel ses poètes ont dicté ses plus beaux écrits ? Pour l'apprendre, il faut lire le poète de l'intelligence qui s'appelait Jean de la Croix . Cet Isaïe des chrétiens leur révèle que leur Dieu est l'idole qui les récompense et les châtie ; cet Isaïe de la croix montre aux chrétiens que leur intelligence est clouée sur la croix de leur histoire. Le sang de cet Isaïe de l'intelligence nous dit que l'attente de la transanimalité des évadés d'un quadrumane à fourrure est une " nuit active ", un cantique spirituel, une llama de amor viva.

15 mars 2004