1
- 1 - Les galériens de l'écriture
2
- Les trois dieux uniques du simianthrope et leurs Olympes
respectifs
3
- Deux docteurs et un couffin
4
- Le premier discours de Jahvé
5
- Suite et fin du discours de Jahvé
6
- Le premier discours d'Allah
7
- Ils nous regardent de dos
8
- Suite du discours d'Allah dans ma tête
9
- Le dieu taré
10
- Le va-et-vient des scribes du ciel
11
- La plume des hommes et des dieux
12
- Allah et la dialectique
13
- " Les Voix du silence " (André Malraux)
1 -Les
galériens de l'écriture
Le 19 janviers 2013, j'avais titré ma réflexion hebdomadaire:
L'Etat catéchisé par la démocratie. J'aurais
pu tout aussi bien écrire: La République et le clergé
de la Liberté, ou La France et l'Eglise des
idéalités, tellement, depuis 1789, le monde moderne
cherche son salut dans des concepts salvifiques, des abstractions
vaporeuses et des mots élevés au rang de rédempteurs. Mais
il se trouve que la République, la Liberté, la Démocratie
ne sont pas de mots miraculés et qui parleraient tout seuls
de l'universalité dont ils se revêtent: si un scribe ne mettait
pas la plume à la main de l'orateur, ces belles entités demeureraient
désespérément muettes. Quant à l'éloquence dont s'habillent
quelquefois les personnages publics et les dieux, croyez-en
Cicéron, qui disait que seul le calame sert de pédagogue à
l'orateur.
Mais si le Droit, la Justice, la France ont besoin des galériens
de l'encrier. Comment Jahvé, Allah et le dieu des suppliciés
se passeraient-ils davantage de l'écritoire que la République,
la Liberté ou la Démocratie?
Mieux encore: si les acteurs les plus puissants du cosmos
ne parlent jamais que dans le micro d'une bouche humaine,
pourquoi ne ferions-nous pas débarquer le ciel et ses discours
dans la politique et dans l'histoire du monde? Après tout,
la France n'est ni dans les uniformes de ses gendarmes, ni
dans les galons de ses généraux, ni dans la pierre de ses
édifices publics, ni dans la chair et les os de sa population
- on cherche en vain le microscope dont la lentille verrait
paraître une patrie embusquée dans les plis d'un drapeau.
Faisons
donc débarquer sur les planches, les protagonistes symboliques
que l'homme met en action sur le théâtre du monde et auxquels
il prête sa plume depuis des millénaires : car si les acteurs
de Chronos ne se cachaient pas dans les coulisses de leur
vocabulaire et s'ils n'étaient pas les vrais maîtres du jeu,
on ne voit pas sur quels supports la voix et le langage de
la raison prendraient appui.
2
- Les trois dieux uniques du simianthrope et leurs Olympes
respectifs
En
1905, Einstein découvrait le quatrième paramètre d'un univers
réduit aux coordonnées d'une seule équation. Pour la première
fois, la lumière jouait avec la matière et la durée avec des
atomes. Le mariage forcé de l'espace et du temps des ancêtres
changeait les particules élémentaires en progéniture d'une
horloge originelle. Un siècle plus tard, la charge explosive
d'un cosmos construit sur ce modèle compte plusieurs dizaines
de dimensions. Il est donc bien naturel que Jahvé, Allah et
le dieu des crucifiés soient placés sous le sceptre d'une
foudre inaugurale. Pourquoi se sont-ils rencontrés? Sans doute
entendaient-ils débattre de la pulvérisation prochaine de
leur créature, mais également de la fragilité de leurs succès
dans le cosmos et surtout du projet axial qui avait inspiré
son universalité à leur sainte entreprise.
Jahvé avait décidé de se priver de la gloire et de la pompe
de ses sacrifices de boucher d'un ciel sanglant - du moins
si nous en croyons l'un des porte-parole de ses autels, un
certain Isaïe. De son côté, Allah s'était mis en tête de faire
passer à la trappe les prêtres et les offertoires de ses prédécesseurs
et de contraindre leurs créatures à officier toutes seules
devant sa face. Quant au dieu des suppliciés sur le gibet
du monde, on sait que deux millénaires avant son dernier prophète,
un certain Frédéric Nietzsche, d'autres de ses scribes lui
avaient fait endosser deux vêtements opposés, ceux d'un mortel
et ceux d'un immortel afin, disaient-ils, qu'un squelette
et une chair transitoires prissent place au cœur de l'éternité
d'un Dieu unique. Le dialogue entre les trois géants de la
lumière censés se réduire à un seul astre de leur immortalité
commune dans le cosmos allait-il tourner à la confrontation
entre leurs soleils respectifs ou à une pesée réfléchie de
leur potence partagée, qu'on appelle l'Histoire et même à
une conciliation entre leurs syllogismes, leurs dialectiques
et leurs démiurgies dans le vide et le silence de l'immensité?
3 - Deux docteurs
et un couffin
Jahvé
revendiquait le titre et la dignité d'inventeur du gibet de
la pensée, Allah l'invisible la tenue du dernier-né des géniteurs
du cosmos et, entre ces jumeaux de l'absolu, le dieu torturé
à mort grisonnait parmi ses insectes; mais tous trois demeuraient
les fabricants de leur potence à chacun, tous trois rivalisaient
en ambiguïté parmi leurs docteurs à double ou à triple face,
tous trois se voulaient à la fois énigmatiques et déchiffrables
à leurs théologies. Celui du trio qui entendait métamorphoser
ses minuscules tortionnaires en héros de son éternité rencontrait
les obstacles psychiques et biologiques les plus gullivériens
à Lilliput. Comment changeait-il en géniteur du ciel et de
la terre un fœtus en transit dans les entrailles de sa mère,
comment le créateur du cosmos braillait-il dans ses langes,
comment le fabricant de l'univers se proclamait-il à la fois
un homme des pieds à la tête et un dieu né d'une vierge fécondée
par le ciel, comment le fruit d'une grossesse miraculée par
un prodige verbal le condamnait-il à trotter dans des sandales
usées? Mais surtout, Jahvé et Allah se promettaient de demander
des comptes à l'impudent Nazaréen: comment s'expliquait-il
le titanesque ratage de ses microscopiques créatures? Car
leur minusculité était censée en course vers l'immortalité
de leur Zeus, alors que ces microbes n'étaient pas devenus
des Zeus pour un sou. Pis encore: le quadrumane devenu un
bimane déiphage, s'était révélé une bête plus féroce que tous
les autres chevelus réunis, bien qu'il se fût collé de siècle
en siècle des ailes d'ange dans le dos.
4 - Le premier
discours de Jahvé
Dès
le début de la rencontre entre nos trois forgerons du vide
et du plein, Jahvé a fait valoir l'ancienneté de sa présence
dans le néant. Il était évident qu'il entendait prendre le
pas sur ses tardifs imitateurs; mais il faut reconnaître qu'il
n'a pas abusé d'emblée des prérogatives indiscutablement liées
à son antériorité pour tenter d'imposer sans coup férir sa
prééminence au couple des traînards qu'il avait pourtant invités
à s'asseoir dans les marges de son immortalité. Simplement,
disait-il était impossible de mener à bien le débat sur leurs
prérogatives partagées dans le cosmos et de résoudre les difficultés
anthropologiques que posaient les prétentions à l'autarcie
d'un seul homme-dieu si l'on ne rappelait fermement, mais
le plus brièvement possible, l'état dans lequel tous trois
avaient épousé leur ambition autonome et l'avaient conduite
à son apothéose exclusive sur les trois trônes différents
où ils avaient installé leurs privilèges tour à tour séparés
et confondus.
Voici en quels termes Jahvé a décrit l'état originel de son
chantier cosmologique. "Je ne sais en quels termes le passé
de ma créature a été raconté à votre lenteur à tous deux.
Et puis, je connais les subterfuges des historiens tentés
de combler leur retard dans les ténèbres et de vous narrer
le passé d'Adam sur un mode précipité, alors qu' ils n'en
ont connu les péripéties que par procuration. Je crains également
que la naïveté qui s'attache à votre jeune âge vous ait égarés
sur le sens véritable du passé de ma créature et sur l'interprétation
qu'il appartient à votre candeur de donner aux aventures qui
ont jalonné le parcours de ses multitudes. Quand vous êtes
arrivés sur la pointe des pieds et seulement pour m'emboîter
le pas, il y avait une éternité que je gérais le cosmos en
solitaire dûment averti de vos frasques à venir. Voici donc
ce qui est arrivé avant les évènements qui vous ont fait jaillir
du néant par accident: vous êtes appelés à me
suivre à la trace de mes pas et à féconder à mes côtés
les sillons que j'ai creusés pour vous.
"Sachez donc qu'à peine la bête était-elle devenue bimane
et parlante qu'elle s'est révélée plus vociférante que je
ne l'avais programmée et qu'elle a expédié dans l'atmosphère
des acteurs aussi loquaces qu'elle-même, mais peints en hâte
à sa propre effigie. C'est qu'il lui fallait bien, disait-elle,
se résigner à confier à des criards gigantesque le commandement
du silence, du vide et de la nuit qui s'étendaient au-dessus
de sa tête - et seuls des personnages puissants et fabuleux
pouvaient remplir une fonction officielle de ce calibre. Mais
ce n'était encore, à mes yeux, qu'une victoire hâtive et fort
insuffisante que d'avoir réduit au désespoir des régiments
de démons que leur vocation naturelle appelait de toute éternité
à ensorceler l'univers. La bête au cerveau scindé entre le
ciel et la terre que j'ai pétrie de mes mains et que j'ai
cru judicieux de baptiser Adam n'était pas quitte du vertige
originel dont je l'avais alourdie. Aussi n'ai-je mis qu'un
frein provisoire et insuffisant à l'ambition inlassable et
démesurée des démons dont la malignité allait jusqu'à se cacher
sous l'écorce des arbres."
5 - Suite et fin
du discours de Jahvé
Puis d'évoquer brièvement les embarras de Zeus, son prédécesseur
immédiat: "Songez, dit Jahvé, que le peuple grec avait hissé
sur ses arpents un premier monarque du cosmos. Souvenez-vous
également de ce que les Romains ont importé sur leurs lopins
le roi de l'univers de l'Hellade et qu'ils l'ont dénommé Jupiter.
Sa statue et celle de son épouse ont respecté les mœurs, les
coutumes et l'esprit de leurs hôtes au point que leur Héra
est demeurée bien davantage dans l'ombre de son époux de pierre
qu'à Athènes. Autour de l'airain de leur empereur de l'infini
gravitaient déjà de nombreux ministres des deux sexes dont
la pléthore était censée non moins soustraite au trépas que
leur employeur bien sculpté. Mes deux prédécesseurs de bois,
de marbre ou de fer avaient chargé les bras de leurs exécutants
des affaires les plus importants des Etats.
"Bien
avant votre arrivée, il y avait belle lurette qu'Hermès s'occupait
du commerce et de l'industrie, belle lurette qu'Arès s'affairait
à fourbir les armes de guerre du bimane et à présider avec
zèle à ses combats sur tous vos champs de bataille, belle
lurette que Poséidon administrait l'empire des mers aux côtés
de Tètys, belle lurette que Cérès faisait mûrir les blés sur
une terre que vous n'aviez pas encore visitée. Lorsque les
responsables des peuples, des nations et des Etats grecs eurent
trouvé leur réplique chez leurs voisins du Latium sous les
noms de Mercure, de Mars, de Neptune et de Proserpine, une
déesse éminente s'installa au cœur de leurs récits, Athéna
dans leur Odyssée et Minerve dans leur Enéide. Elle était
née d'un coup de hache de Poséidon sur le crâne du roi de
leurs dieux; et bientôt cette vierge casquée a tenu entre
ses mains la lance et l'olivier, la guerre et la paix, les
corps et les esprits. Pendant ce temps, mon animal au double
habitat mettait une ardeur sans pareille à engager son squelette
au service de ses Etats, mais également aux premiers exploits
de son intelligence en herbe et des conquêtes encore maladroites
de ses savoirs.
"Et
vous n'étiez toujours pas arrivés! Qu'avez-vous à traîner
en route? Où donc vous cachiez-vous ? Seriez-vous sortis de
mes mains, vous aussi? Toi, l'homme-dieu, je te vois sous
les traits de mon second Adam, et toi, Allah, comment ton
effigie largement répandue ne serait-elle pas celle de ma
descendance plus tardive? Il existe des liens de parenté indissolubles
entre nous, mais lesquels ? Pourquoi nous disputons-nous maintenant
? Pourquoi le trouble et la discorde se sont-ils répandus
dans notre triple progéniture ? Pourquoi nous livrons-nous
à des querelles de génération entre nous?"
6
- Le premier discours d'Allah
Ce résumé des premiers âges a rencontré l'approbation d'Allah.
Voici très exactement les termes dans lesquels il s'est exprimé:
"Si je t'ai bien compris, Jahvé, tu reconnais qu'à peine notre
simianthrope s'était-il à demi cérébralisé dans l'enceinte
des bêtes les plus bruyantes que ses littératures ont bénéficié
de sa politique et que les arts ont grandi à l'école de la
guerre. Puis sa faculté encore embryonnaire de raisonner s'est
rapidement accrue à l'école du renforcement continu des murailles
de ses cités. Mais comment se fait-il, Jahvé, que les Célestes
au corps de géants des Grecs et des Romains faisaient de moins
en moins les affaires de ton assiégé de l'immensité?
Au
début, tu avais des cuisses, tu parlais, tu écoutais, tu voyais,
tu reniflais, tu riais, tu souffrais du diaphragme, au début,
tu disposais des organes nécessaires à l'exercice musculaire
de tes hautes fonctions, au début, tu avais des yeux, des
mains, des bras, des oreilles, au début, tu mettais le pied
sur le marchepied de ton trône, au début tu chevauchais les
nuées, tu descendais du ciel pour inspecter les recoins et
les cachettes de la tour de Babel et tu en détruisais les
constructions de tes propres battoirs, au début tu fermais
les portes de l'arche de Noé, tu descendais du ciel pour chercher
Adam et Eve que tu avais logés au paradis à titre provisoire,
au début tu te faisais vendangeur pour écraser le raisin du
pressoir. Comment se fait-il que tu étais fabriqué sur le
même modèle que Zeus et Hercule, Mars et Neptune, Apollon
et Mercure?
Et pourtant, ton bimane rêveur s'est progressivement résigné
à se pourvoir d'un chef du cosmos plus décorporé que toi et
de mieux en mieux armé d'un encéphale à l'écoute du silence
de l'éternité que le tien. Du coup, l'espace et le temps sont
devenus illimités et insaisissables aux yeux mi-clos de ta
pauvre créature. Sais-tu qu'elle est parvenue à franchir un
premier pas en direction de notre solitude ? Mais si heureux
que cet exploit ait paru aux premiers biphasés que tu avais
provisoirement équarris, ils se sont trouvés livrés pieds
et poings liés à des embarras plus insurmontables que les
précédents, parce que leur isolement dans l'univers leur a
fait chercher un premier soutien dans leur espèce de logique
et qu'il leur a fallu recourir à des artifices nouveaux afin
de se soutenir dans le vide et la nuit. Mais alors, ta corpulence
s'est élevée à deux, puis à trois musculatures, parce que
nous nous sommes ingéniés à égarer ces malheureux à l'école
de leurs syllogismes diversifiés et multipliés à plaisir.
7 - Ils nous regardent
de dos
"Comment t'y prendras-tu maintenant, Jahvé, pour réduire de
nouveau à une seule nos théologies séparées et devenues incompatibles
entre elles depuis si longtemps, comment vas-tu unifier nos
commandements à nouveaux frais, alors que leur Chronos têtu
et insubmersible a distingué nos commandements et les a rangés
dans des cartons? Sur quels rayons vas-tu disposer nos siècles
et nos théologies? Nous respectons ton grand âge, Jahvé, mais
vois comme les exercices de leurs dialecticiens les ont empêtrés
dans leur géographie, vois comme ils se sont dispersés sur
leurs cinq continents de leur astéroïde, vois ce qu'il est
advenu de la simplicité d'esprit que tu leur avais enseignée.
Comment porterons-nous remède à leurs topographies branlantes,
à leurs théorèmes en vadrouille, à leurs géométries éphémères
et en combat entre elles sous leurs yeux horrifiés? Ils ont
commencé de juger notre politique mal affûtée, notre éthique
flottante, notre législation changeante, nos biographies bancales
; ils ont même prétendu que nos facultés les plus célestes
s'entre-égorgeraient d'un côté et de l'autre de leurs frontières
et de leurs palissades. Et depuis des siècles, ils se disent
les uns aux autres: "Vérité en deçà, erreur au-delà des Pyrénées".
"Songe,
Jahvé, au spectacle que nous leur donnons de nous! Ils ont
commencé de nous regarder de dos; et ce sont eux, ma parole,
qui nous observent de haut et de loin, ce sont eux qui nous
examinent en retour comme des singes vocalisés à leur image
et ressemblance, ce sont eux qui nous mettent leurs sottises
sur les bras. Quel théâtre leur offrons-nous de nos exploits
dans les nues si notre folie à nous rend seulement ces animaux
sans cesse plus loquaces et plus délirants ? Comment orchestrerions-nous
à nos propres dépens les verdicts chaotiques et sanglants
de ces raisonneurs des nues, comment mettrions-nous leur zoologie
en harmonie avec les rôtissoires souterraines qu'ils nous
ont fait forger? Rien n'y fera, Jahvé, les caissons cérébraux
de leurs idoles demeureront en guerre entre elles sur toute
la mappemonde. Que réponds-tu, Jahvé, aux embarras dans lesquels
ta créature nous a plongés tous les trois?"
8
- Suite du discours d'Allah dans ma tête
Enfin, le vrai débat commençait de se nouer, enfin, la question
de fond faisait mine de paraître au grand jour; et il semblait
que le cœur de la stratégie des trois dieux en dissonance
dans le cosmos n'était autre que de préciser les droits, la
stature et le devenir de la boîte osseuse dont Jahvé avait
eu l'imprudence d'armer la bête. Si l'usage de la "raison"
lui demeurait interdit, comment cet animal quitterait-il jamais
la zoologie? Mais si on le lançait sur le chemin de la connaissance,
il tomberait sans cesse dans le fossé. La route serait-elle
si longue qu'il périrait en chemin? Fallait-il courir le risque
qu'il se ruât dans le suicide ou l'abêtir résolument et à
titre de précaution, afin de le laisser du moins respirant,
mais stupide? Dans ce cas, le trio des démiurges se précipitait
à son tour dans des contradictions mortelles. Etait-ce donc
par sottise qu'ils n'avaient pas prévu ce qui devait logiquement
arriver ? Etaient-ils ignorants des lois de la fatalité? Leur
aveuglement leur interdisait-il à tous trois de connaître
la nécessité que la bête courût les risques mortels de l'intelligence
ou qu'elle demeurât pelotonnée dans son animalité?
Pendant
des siècles, leurs connaisseurs les plus avertis des stratagèmes
cousus de fil blanc de leurs idoles, pendant des siècles leurs
spécialistes les plus chevronnés des chausse-trapes et des
forfanteries de leur ciel, pendant des siècles, les spécialistes
les plus renommés des tromperies de leurs Olympes allaient
tenter de concilier les vertus de leurs trois dieux uniques
avec leur sauvagerie pateline. Allah et Jahvé faisaient valoir
l'inutilité de conduire la bête dans le royaume de la pensée.
Sitôt qu'elle prétendrait raisonner, disaient-ils, elle ne
manquerait pas de dénoncer la jurisprudence de ses tortionnaires,
leur cosmologie ridicule, leurs châtiments sanctifiés par
leur férocité, leur traitement tour à tour rigide et instable
des usages et des mœurs de leur espèce et surtout la servilité
des prières qu'ils s'imposaient. Et ceux, parmi ces malheureux,
qui faisaient honte à leurs congénères de la minusculité de
leur cervelle et qui se montraient de moins en moins enclins
à se prosterner le front dans la poussière, ils leur coupaient
la langue, puis les brûlaient tout vifs. Quant à l'arrogance
de leurs régiments de porte-voix, ils étaient peu convaincus
de la longévité de leurs idoles; et les pouvoirs exorbitants
qu'ils accordaient à l'étalage public de leur propre sainteté
mettaient sur les bras de leurs Etats leurs clergés gros et
gras - et leurs gouvernements tombaient sous la tutelle de
leurs autels ensanglantés.
9 - Le dieu taré
Le
dieu supplicié par la bête angélique qui lui dévorait les
entrailles gardait un silence énigmatique. Jahvé et Allah
le contemplaient sans mot dire. Allait-il ouvrir la bouche
à son tour, confesserait-il ses péchés à son prédécesseur
et à son puîné, lui qui avait prétendu que les dieux se font
hommes afin qu'en retour les dieux, dûment réduits au rang
des bêtes séraphiques pussent s'élever au rang des dieux,
leurs tortionnaires ailés.
Les Grecs disent : Theos anthrôpos egeneto et
les Romains, Deus homo factus est. Mais les deux langues
disent "afin que l'homme devînt Dieu": Ut homo deus
fieret - Hina anthrôpos theos genesètè.
Tous les saints chrétiens ont péri sur les créneaux
de ce glorieux blasphème.
Pas
de doute, le supplice du dieu coupé en deux était devenu
le laboratoire universel où la bête qu'on appelle l'Histoire
offrait ses offrandes de sang à ses bouchers du ciel. Mais
ce boucher-là n'était autre que la bête tronçonnée elle-même,
celle qu'il fallait terrasser en soi-même. Le dieu schizoïde
avait grande honte de son infinité: c'était donc à la bête,
se disait-il, qu'il appartenait maintenant de plaider la cause
du dieu absent qu'elle aurait tellement voulu devenir à elle-même,
mais qui ne rencontrait ni sa parole, ni sa voix sur la croix
de la zoologie!
Puis, le Dieu supplicié par le vautour dont il était habité
dit d'une voix raffermie: "Nous autres, les chrétiens, nous
périssons sur les créneaux du plus glorieux de nos blasphèmes,
nous autres, les chrétiens, nous sommes les premiers évadés
de la zoologie qui aient jamais décidé de s'occuper eux-mêmes
de l'infirmité de leur pauvre cervelle et de mettre toutes
les ressources de leur embryon de raison au service de leur
guérison. Mais nous n'avons même pas réussi à mettre la main
sur nos médecins les plus instruits. Voyez à quel prix nous
avons cherché longtemps et en vain les spécimens de notre
espèce dont il nous aurait fallu recevoir notre propre lumière.
Mais pour découvrir dans nos rangs et à coup sûr les congénères
qui se chargeraient de trier les spécimens les plus éclairés
d'entre nous, donc les plus rares, nous avons manqué d'éveilleurs,
et nous n'avons pas trouvé dans notre masse des sélectionneurs
éclairés par notre phosphorescence future. C'est pourquoi
les pires régimes politiques ne cessent de menacer nos cités.
Comment éviterions-nous le péril de dresser sans cesse un
autel de plus à notre faiblesse d'esprit et à notre démence,
comment les estropiés en folie que nous sommes demeurés ne
se voudraient-ils jamais rien de plus que les bénéficiaires
nouveaux de leurs tares sous le soleil?"
10
- Le va-et-vient des scribes du ciel
Je
disais que si nous plongeons la plume dans l'encrier de la
République, de la Démocratie, de la Justice ou de la France,
nous ne pouvions nous interdire de la plonger dans l'encrier
de Zeus, d'Osiris, de Jahvé, d'Allah et du fou qui s'est demandé
comment la bête chevelue accouche de la bête chevelue qu'elle
hisse dans le ciel et comment elle s'échine ensuite à se retirer
de la zoologie dans laquelle elle s'est enfermée afin que
les deux animaux à tignasse en viennent à s'épauler l'un l'autre
et à se tirer eux-mêmes hors du marécage. Si nous suivons
les péripéties de ce scénario d'un regard attentif, nous remarquerons
que, faute d'avoir trouvé des guides plus sages que les dieux
contrefaits de ses ancêtres, Adam a seulement découvert sa
misérable impuissance à jamais arracher son espèce tout entière
et d'un seul élan au limon originel. Car les chrétiens ont
capitulé en rase campagne devant la plus hideuse et la plus
puissante de leurs idoles, qui n'est autre, hélas, que leur
propre masse.
Fort
de ce constat le scribe fera dire à Jahvé: "Je vois bien,
malheureux, que vous avez seulement substitué les verdicts
de l'ignorance et de la sottise de vos majorités aux avis
des idoles plus dévergondées encore et plus mal embouchées
que celles de vos ancêtres." Puis, le scribe du silence retournera
à son écritoire et il observera qu'hier encore, il nourrissait
l'espoir que la sagesse du ciel dévalerait des hauteurs du
cosmos et se communiquerait mystérieusement et sans intermédiaires
aux foules ballottées par leur propre masse en folie. Mais
la République avait bien vite dû renoncer aux conseils de
la dernière et de la plus stupide de ses Pythies; et, depuis
lors, elle écoute avec le plus grand respect les verdicts
du hasard que vomissent ses propres calculs politiques. Mais
si nous remplaçons simplement nos dogmes branlants et nos
vaines liturgies par les sentences de nos majorités, de quelle
mécanique universelle la République n'est-elle pas devenue
l'otage!
11
- La plume des hommes et des dieux
Alors, le scribe des ténèbres retourne dare-dare sur l'Olympe
de son choix et prête derechef l'oreille à la voix retrouvée
de Zeus, de Jahvé ou d'Allah: "Savez-vous, écrit-il, pourquoi
le malheur de tomber sans cesse de Charybde en Scylla s'attache
à vos chausses? Parce qu'aux yeux des enfants en bas âge que
vous êtes demeurés, il n'est pas de sort plus misérable que
de vous trouver seuls et sans secours sur un astéroïde à jamais
privé de gouvernail et de boussole."
Ce va-et-vient de la plume convient aux forçats de l'écriture
romantique, qui remontent à saint Augustin et qui se disent
qu'en effet, il serait monstrueux, aux yeux de la science
politique dont une bête infirme s'est dotée, d'enfanter une
progéniture de handicapés à vie, monstrueux de réduire à jamais
ses propres descendants au rang d'orphelins de naissance,
monstrueux de les précipiter sans autre forme de procès dans
le néant.
Mais
les scribes réalistes écrivent que les démocraties nées des
majorités de la pitié ne sont pas peu fiers de se ranger aveuglément
du côté du plus grand nombre. Comment creuseraient-ils d'entrée
de jeu un fossé infranchissable entre les espérances de leur
raison menacée de sécher sur pied et la nécessité, non moins
impérieuse qui leur est imposée, de laisser l'ignorance des
foules distribuer à tout le monde les fruits empoisonnés des
savoirs les plus succulents? Jamais la puérilité inguérissable
qui ronge si délicieusement notre cervelle ne mettra un terme
à nos souffrances de rescapés partiels et inachevables de
la zoologie.
Tel
est le va-et-vient des écrits que l'homme et ses Olympe se
partagent ou se jettent à la figure. A qui le scribe fera-t-il
écrire : "Vous vous êtes résignés à faire croître dans les
parcs d'attraction de votre foi des arbres aux pommes venimeuses,
mais combien fondantes dans vos bouches! "A qui l'homme de
plume fera-t-il dire: "Vous avez commencé de moissonner les
récoltes de votre langage et à cultiver vos analgésiques cérébralisés".
12
- Allah et la dialectique
A mon avis, il serait judicieux de mettre dans la bouche du
dieu Zarathoustra : "Autant vos dieux morts vous avaient arrachés
à votre glèbe et élevés aux senteurs de leur Olympe, autant
le parfum de vos vocables bien aimés a pris en vain le relais
de vos entretiens avec vos dieux trépassés; et toutes choses
saisissables se sont éloignées des pattes griffues et des
crocs acérés que vous avez conservés."
Mais à quelle divinité faut-il faire constater que les mots
ne capturent jamais tel objet en particulier et que les grammaires
rendent l'univers à jamais flottant et vaporeux? Nous ferons
donc dire à Allah: "Malheureux chrétiens, comment vous tirerez-vous
jamais de la misère dans laquelle vous vous êtes précipités
! Je vous ai interdit la métaphysique, la dialectique, la
gesticulation oratoire. Je vous ai interdit de pétrir mes
mystères dans le cosmos. Je vous ai protégé des confiseries
de la scolastique et des plats cuisinés de votre raison. En
revanche, je vous ai ouvert tout grand le champ de la science,
je vous ai laissé calculer dans l'immensité, parce que ma
parole n'a que faire de la place du soleil et de la lune dans
le silence de mon éternité."
Mais
alors, comment se fait-il que Platon ait dit tout cela un
millénaire avant Muhammad et comment se fait-il, que la plume
de Jahvé ne soit jamais allée jusque là? Et le dieu des chrétiens,
peut-on le pousser par les épaules jusqu'à lui faire dire:
"Vos immortels de pacotille avaient fait à vos ancêtres la
grâce ridicule de venir habiter toute la matière du monde;
et maintenant les funérailles de vos idoles n'illustrent que
votre impuissance à jamais enfourner vos grammaires et vos
syntaxes dans les pierres, les plantes, les fleurs et les
fruits. Non seulement tous les objets de la terre, mais vos
propres corps échappent à vos prises, tellement votre propre
voix vous met en suspension dans le vide et la nuit, tellement
les sons articulés et que vous avez si patiemment appris à
réciter vous précipitent dans le désert, tellement vous survivez
à demi suffoqués en tous lieux et nulle part, tellement vous
vous arrimez en vain aux sonorités de votre vocabulaire, tellement
vous vous résignez de jour en jour davantage à errer sur une
terre dont les mots vous ficellent à leur absence et vous
larguent dans le silence."
13 - " Les Voix
du silence " (André Malraux)
Si, en ses aller et retour entre le ciel et la terre, le scribe
besogneux revient à son établi et époussète son écritoire,
il commencera d'apercevra l'aporie originelle qui gouverne
ses propres gènes et il se dira que l'animal serré dans l'étau
de l'abstrait a mis sous clé l'histoire de ses démocraties
pseudo-rationnelles et que son anthropologie pseudo scientifique
se trouve livrée aux venins des idées trompées par des concepts
et privées ab ovo de tout contact avec le singulier.
Alors
le baron de Münchhausen qu'on appelle l'humanité prend son
courage à deux mains et se lance tête baissée dans le monde;
puis en désespoir de cause, il supplie ses majorités étêtées
de conduire bon pied bon œil les peuples et les nations dans
l'arène des millénaires. Certes, dit-il, il nous est bien
impossible de jamais trouver un réconfort ni dans les arguments
pseudo célestes que nos ancêtres avaient cru alléguer à bon
escient pour la défense des droits et des pouvoirs de leur
Jupiter, ni dans les raisonnements tirés au cordeau de nos
logiciens les plus syllogistiques; certes, encore, il nous
demeure non moins difficile de faire débarquer à nouveau sur
la terre les promesses de nos Olympes d'autrefois que de nous
fier à notre vocabulaire frelaté."
Mais peut-être ferons-nous dire à Allah: "Je vois une porte
s'ouvrir devant vous. Qu'avez-vous appris à vos dieux peints
et à leur solitude de carton? Ne leur avez-vous pas enseigné
leur solitude dans l'univers? N'êtes-vous pas, vous aussi,
en marche vers votre dernier secret quand vous devenez à vous-même
les dieux de votre silence dans l'infini et la nuit? Je salue
en vous les futurs prophètes de leur propre solitude, je salue
en vous les dieux auxquels Allah a dit: "Voyez par quel détour
je vous ai conduits à connaître la dernière finitude des hommes,
celle de la bête du désert qui vous a élevés au rang des dieux."
La
semaine prochaine, nous trottinerons à plus petits pas encore
sur le chemin de la simianthropologie historico-critique.